Introduction à la psychanalyse/III/21

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Chapitre XXI
DÉVELOPPEMENT DE LA LIBIDO ET ORGANISATIONS SEXUELLES


J’ai l’impression de n’avoir pas réussi à vous convaincre comme je l’aurais voulu de l’importance des perversions pour notre conception de la sexualité. Je vais donc améliorer et compléter, dans la mesure du possible, ce que j’ai dit à ce sujet.

Il ne faut pas croire que ce soit par les seules perversions que nous avons été conduits à cette modification de la notion de la sexualité qui nous a valu une si violente opposition. L’étude de la sexualité infantile y a contribué dans une mesure encore plus grande, et les résultats concordants fournis par l’étude des perversions et par celle de la sexualité infantile ont été pour nous décisifs. Mais les manifestations de la sexualité infantile, quelque évidentes qu’elles soient chez les enfants déjà un peu âgés, semblent cependant au début se perdre dans le vague et l’indéterminé. Ceux qui ne tiennent pas compte du développement et des relations analytiques leur refuserons tout caractère sexuel et leur attribueront plutôt un caractère indifférencié. N’oubliez pas que nous ne sommes pas encore en possession d’un signe universellement reconnu et permettant d’affirmer avec certitude la nature sexuelle d’un processus ; nous ne connaissons sous ce rapport que la fonction de reproduction dont nous avons déjà dit qu’elle offrait une définition trop étroite. Les critères biologiques, dans le genre des périodicités de 23 et de 28 jours établies par W. Fliess, sont encore très discutables ; les particularités chimiques des processus sexuels, particularités que nous soupçonnons, attendent encore qu’on les découvre. Au contraire, les perversions sexuelles des adultes sont quelque chose de palpable et ne prêtent à aucune équivoque. Ainsi que le prouve leur dénomination généralement admise, elles font incontestablement partie de la sexualité. Qu’on les appelle signes de dégénérescence ou autrement, personne n’a encore eu le courage de les ranger ailleurs que parmi les phénomènes de la vie sexuelle. N’y aurait-il que les perversions seules, nous serions déjà largement autorisés à affirmer que la sexualité et la procréation ne coïncident pas, car il est connu que toute perversion constitue une négation des fins assignées à la procréation.

Je vois à ce propos un parallèle qui n’est pas dépourvu d’intérêt. Alors que la plupart confondent le « conscient » avec le « psychique », nous avons été obligés d’élargir la notion de « psychique » et de reconnaître l’existence d’un psychique qui n’est pas conscient. Il en est de même de l’identité que certains établissent entre le « sexuel » et « ce qui se rapporte à la procréation » ou, pour abréger, le « génital », alors que nous ne pouvons faire autrement que d’admettre l’existence d’un « sexuel » qui n’est pas « génital », qui n’a rien à voir avec la procréation. L’identité dont on nous parle n’est que formelle et manque de raisons profondes.

Mais si l’existence des perversions sexuelles apporte à cette question un argument décisif, comment se fait-il que cet argument n’ait pas encore fait sentir sa force et que la question ne soit pas depuis longtemps résolue ? Je ne saurais vous le dire, mais il me semble qu’il faut en voir la cause dans le fait que les perversions sexuelles sont frappées d’une proscription particulière qui se répercute sur la théorie et s’oppose à leur étude scientifique. On dirait que les gens voient dans les perversions une chose non seulement répugnante, mais aussi monstrueuse et dangereuse, qu’ils craignent d’être induits par elles en tentation et qu’au fond ils sont obligés de réprimer en eux-mêmes, à l’égard de ceux qui en sont porteurs, une jalousie secrète dans le genre de celle qu’avoue, dans la célèbre parodie de Tannhäuser, le landgrave justicier :

« À Venusberg, il a oublié honneur et devoir !

— Hélasl ce n’est pas à nous que cette chose-là arriverait ! »

En réalité, les pervers sont plutôt des pauvres diables qui expient très durement la satisfaction qu’ils ont tant de peine à se procurer.

Ce qui, malgré toute l’étrangeté de son objet et de son but, fait de l’activité perverse une activité incontestablement sexuelle, c’est que l’acte de la satisfaction sexuelle comporte le plus souvent un orgasme complet et une émission de sperme. Ceci n’est naturellement que le cas de personnes adultes ; chez l’enfant l’orgasme et l’émission de sperme ne sont pas toujours possibles ; ils sont remplacés par des phénomènes auxquels on ne peut pas toujours attribuer avec certitude un caractère sexuel.

Pour compléter ce que j’ai dit concernant l’importance des perversions sexuelles, je tiens encore à ajouter ceci. Malgré tout le discrédit qui s’attache à elles, malgré l’abîme par lequel on veut les séparer de l’activité sexuelle normale, on n’en est pas moins obligé de s’incliner devant l’observation qui nous montre la vie sexuelle normale entachée de tel ou tel autre trait pervers. Déjà le baiser peut être qualifié d’acte pervers, car il consiste dans l’union de deux zones buccales érogènes, à la place de deux organes sexuels opposés. Et, cependant, personne ne le repousse comme pervers ; on le tolère, au contraire, sur la scène comme une expression voilée de l’acte sexuel. Le baiser notamment, lorsqu’il est tellement intense qu’il est accompagné, ce qui arrive encore assez fréquemment, d’orgasme et d’émission de sperme, se transforme facilement et totalement en un acte pervers. Il est d’ailleurs facile de constater que fouiller des yeux et palper l’objet constitue pour certains une condition indispensable de la jouissance sexuelle, tandis que d’autres, lorsqu’ils sont à l’apogée de l’excitation sexuelle, vont jusqu’à pincer et à mordre leur partenaire et que chez l’amoureux en général l’excitation la plus forte n’est pas toujours provoquée par les organes génitaux, mais par une autre région quelconque du corps de l’objet. Et nous pourrions multiplier ces constatations à l’infini. Il serait absurde d’exclure de la catégorie des normaux et de considérer comme perverses les personnes présentant ces penchants isolés. On reconnaît plutôt avec une netteté de plus en plus grande que le caractère essentiel des perversions consiste, non en ce qu’elles dépassent le but sexuel ou qu’elles remplacent les organes génitaux par d’autres, ou qu’elles comportent une variation de l’objet, mais plutôt dans le caractère exclusif et invariable de ces déviations, caractère qui les rend incompatibles avec l’acte sexuel en tant que condition de la procréation. Dans la mesure où les actions perverses n’interviennent dans l’accomplissement de l’acte sexuel normal qu’à titre de préparation ou de renforcement, il serait injuste de les qualifier de perversions. Il va sans dire que le fossé qui sépare la sexualité normale de la sexualité perverse se trouve en partie comblé par des faits de ce genre. De ces faits, il résulte avec une évidence incontestable que la sexualité normale est le produit de quelque chose qui avait existé avant elle, et qu’elle n’a pu se former qu’après avoir éliminé comme inutilisables certains de ces matériaux préexistants et conservé les autres pour les subordonner au but de la procréation.

Avant d’utiliser les connaissances que nous venons d’acquérir concernant les perversions, pour entreprendre, à leur lumière, une nouvelle étude, plus approfondie, de la sexualité infantile, je tiens à attirer votre attention sur une importante différence qui existe entre celles-là et celle-ci. La sexualité perverse est généralement centralisée d’une façon parfaite, toutes les manifestations de son activité tendent vers le même but, qui est souvent unique ; une de ses tendances partielles ayant généralement pris le dessus se manifeste soit seule, à l’exclusion des autres, soit après avoir subordonné les autres à ses propres intentions. Sous ce rapport, il n’existe, entre la sexualité normale et la sexualité perverse, pas d’autre différence que celle qui correspond à la différence existant cintre leurs tendances partielles dominantes et, par conséquent, entre leurs buts sexuels. On peut dire qu’il existe aussi bien dans l’une que dans l’autre une tyrannie bien organisée, la seule différence portant sur le parti qui a réussi à s’emparer du pouvoir. Au contraire, la sexualité infantile, envisagée dans son ensemble, ne présente ni centralisation, ni organisation, toutes les tendances partielles jouissant des mêmes droits, chacune cherchant la jouissance pour son propre compte. L’absence et l’existence de la centralisation s’accordent naturellement avec le fait que les deux sexualités, la perverse et la normale, sont dérivées de l’infantile. Il existe d’ailleurs des cas de sexualité perverse qui présentent une ressemblance beaucoup plus grande avec la sexualité infantile, en ce sens que de nombreuses tendances partielles y poursuivent leurs buts, chacune indépendamment et sans se soucier de toutes les autres. Ce serait des cas d’infantilisme sexuel, plutôt que de perversions.

Ainsi préparés, nous pouvons aborder la discussion d’une proposition qu’on ne manquera pas de nous faire. On nous dira : « pourquoi vous entêtez-vous à dénommer sexualité ces manifestations de l’enfance que vous considérez vous-même comme indéfinissables et qui ne deviennent sexuelles que plus tard ? Pourquoi, vous contentant de la seule description physiologique, ne diriez-vous pas tout simplement qu’on observe chez le nourrisson des activités qui, telles que l’acte de sucer et la rétention des excréments, montrent seulement que, l’enfant recherche le plaisir qu’il peut éprouver par l’intermédiaire de certains organes ? Ce disant, vous éviteriez de froisser les sentiments de vos auditeurs et lecteurs par l’attribution d’une vie sexuelle aux enfants à peine nés à la vie ». Certes, je n’ai aucune objection à élever contre la possibilité de la recherche de plaisirs par l’intermédiaire de tel ou tel organe ; je sais que le plaisir le plus intense, celui que procure l’accouplement, n’est qu’un plaisir qui accompagne l’activité des organes sexuels. Mais sauriez-vous me dire comment et pourquoi ce plaisir local, indifférent au début, revêt ce caractère sexuel qu’il présente incontestablement aux phases de développement ultérieures ? Sommes-nous plus et mieux renseignés sur « le plaisir local des organes » que sur la sexualité ? Vous me répondriez que le caractère sexuel, apparaît précisément lorsque les organes génitaux commencent à jouer leur rôle, lorsque le sexuel coïncide et se confond avec le génital. Et vous réfuteriez l’objection que je pourrais tirer de l’existence des perversions, en me disant qu’après tout le but de la plupart des perversions consiste à obtenir l’orgasme génital, bien que par un moyen autre que l’accouplement des organes génitaux. Vous améliorez en effet sensiblement votre position par le fait que vous éliminez de la caractéristique du sexuel les rapports que celui-ci présente avec la procréation et qui sont incompatibles avec les perversions. Vous refoulez ainsi la procréation à l’arrière-plan pour accorder la première place à l’activité génitale pure et simple. Mais alors les divergences qui nous séparent sont moins grandes que vous ne le pensez : nous plaçons tout simplement les organes génitaux à côté d’autres organes. Que faites-vous cependant des nombreuses observations qui montrent que les organes génitaux, comme source de plaisir, peuvent être remplacés par d’autres organes, comme dans le baiser normal, comme dans les pratiques perverses des débauchés, comme dans la symptomatologie des hystériques ? Dans l’hystérie, notamment, il arrive souvent que des phénomènes d’excitation, des sensations et des innervations, voire les processus de l’érection, se trouvent déplacés des organes génitaux sur d’autres régions du corps, souvent éloignées de ceux-ci (la tête et le visage, par exemple). Ainsi convaincus qu’il ne vous reste rien que vous puissiez conserver pour la caractéristique de ce que vous appelez sexuel, vous serez bien obligés de suivre mon exemple et d’étendre la dénomination « sexuel » aux activités de la première enfance en quête de jouissances locales que tel ou tel organe est susceptible de procurer.

Et vous trouverez que j’ai tout à fait raison si vous tenez encore compte des deux considérations suivantes. Ainsi que vous le savez, nous qualifions de sexuelles les activités douteuses et indéfinissables de la première enfance ayant le plaisir pour objectif, parce que nous avons été conduits à cette manière de voir par des matériaux de nature incontestablement sexuelle que nous a fournis l’analyse des symptômes. Mais si ces matériaux sont de nature incontestablement sexuelle, me direz-vous, il n’en résulte pas que les activités infantiles orientées vers la recherche du plaisir soient également sexuelles. D’accord. Prenez cependant un cas analogue. Imaginez-vous que nous n’ayons aucun moyen d’observer le développement de deux plantes dicotylédones, telles que le poirier et la fève, à partir de leurs graines respectives, mais que nous puissions dans les deux cas suivre leur développement par la voie inverse, c’est-à-dire en commençant par l’individu végétal complètement formé pour finir par le premier embryon n’ayant que deux cotylédons. Ces derniers paraissent indifférents et sont identiques dans les deux cas. Devons-nous en conclure qu’il s’agit là d’une identité réelle et que la différence spécifique existant entre le poirier et la fève n’apparaît que plus tard au cours de la croissance ? N’est-il pas plus correct, au point de vue biologique, d’admettre que cette différence existe déjà chez les embryons, malgré l’identité apparente des cotylédons ? C’est ce que nous faisons, en dénommant sexuel le plaisir procuré par les activités du nourrisson. Quant à savoir si tous les plaisirs procurés par les organes doivent être qualifiés dé sexuels ou s’il y a, à côté du plaisir sexuel, un plaisir d’une nature différente —, c’est là une question que je ne puis discuter ici. Je sais peu de choses sur le plaisir procuré par les organes et sur ses conditions, et il n’y a rien d’étonnant si notre analyse régressive aboutit en dernier lieu à des facteurs encore indéfinissables.

Encore une remarque ! Tout bien considéré, vous ne gagneriez pas grand-chose en faveur de votre affirmation de la pureté sexuelle de l’enfant, alors même que vous réussiriez à me convaincre qu’il y a de bonnes raisons de ne pas considérer comme sexuelles les activités du nourrisson. C’est que, dès la troisième année, la vie sexuelle de l’enfant ne présente plus le moindre doute. Dès cet âge, les organes génitaux deviennent susceptibles d’érection et on observe alors souvent une période de masturbation infantile, donc de satisfaction sexuelle. Les manifestations psychiques et sociales de la vie sexuelle ne prêtent à aucune équivoque : choix de l’objet, préférence affective accordée à telle ou telle personne, décision même en faveur d’un sexe à l’exclusion de l’autre, jalousie, tels sont les faits qui ont été constatés par des observateurs impartiaux, en dehors de la psychanalyse et avant elle, et qui peuvent être vérifiés par tous ceux qui ont la bonne volonté de voir. Vous me direz que vous n’avez jamais mis en doute l’éveil précoce de la tendresse, mais que vous doutez seulement de son caractère « sexuel ». Certes, à l’âge de 3 à 8 ans les enfants ont déjà appris à dissimuler ce caractère, mais, en observant attentivement, vous découvrirez de nombreux indices des intentions « sensuelles » de cette tendresse, et ce qui vous échappera au cours de vos observations directes ressortira facilement à la suite d’une enquête analytique. Les buts sexuels de cette période de la vie se rattachent étroitement à l’exploration sexuelle qui préoccupe les enfants à la même époque et dont je vous ai cité quelques exemples. Le caractère pervers de quelques-uns de ces buts s’explique naturellement par l’immaturité constitutionnelle de l’enfant qui n’a pas encore découvert la fin à laquelle sert l’acte d’accouplement.

Entre la sixième et la huitième année environ, le développement sexuel subit un temps d’arrêt ou de régression qui, dans les cas socialement les plus favorables, mérite le nom de période de latence. Cette latence petit aussi manquer ; en tout cas, elle n’entraîne pas fatalement une interruption complète de l’activité et des intérêts sexuels. La plupart des événements et tendances psychiques, antérieurs à la période de latence, sont alors frappés d’amnésie infantile, tombent dans cet oubli dont nous avons déjà parlé et qui nous cache et nous rend étrangère notre première jeunesse. La tâche de toute psychanalyse consiste à faire revivre le souvenir de cette période oubliée de la vie, et on ne peut s’empêcher de soupçonner que la raison de cet oubli réside dans les débuts de la vie sexuelle qui coïncident avec cette période, que l’oubli est, par conséquent, l’effet du refoulement.

À partir de la troisième année, la vie sexuelle de l’enfant présente beaucoup d’analogies avec celle de l’adulte, elle ne se distingue de cette dernière que par l’absence d’une solide organisation sous le primat des organes génitaux, par son caractère incontestablement perverti et, naturellement, par la moindre intensité de l’instinct dans son ensemble, Mais les phases les plus intéressantes, au point de vue théorique, du développement sexuel ou, dirons-nous, du développement de la libido, sont celles qui précèdent cette période. Ce développement s’accomplit avec une rapidité telle que l’observation directe n’aurait probablement jamais réussi à fixer ses images fuyantes. C’est seulement grâce à l’étude psychanalytique des névroses qu’on se trouva à même de découvrir des phases encore plus reculées du développement de la libido. Sans doute, ce ne sont là que des constructions, mais l’exercice pratique de la psychanalyse vous montrera que ces constructions sont nécessaires et utiles. Et vous comprendrez bientôt pourquoi la pathologie est à même de découvrir ici des faits qui nous échappent nécessairement dans les conditions normales.

Nous pouvons maintenant nous rendre compte de l’aspect que revêt la vie sexuelle de l’enfant avant que s’affirme le primat des organes génitaux, primat qui se prépare pendant la première époque infantile précédant la période de latence et commence à s’organiser solidement à partir de la puberté. Il existe, pendant toute cette première période, une sorte d’organisation plus lâche que nous appellerons prégénitale. Mais dans cette phase ce ne sont pas les tendances génitales partielles, mais les tendances sadiques et anales qui occupent le premier plan.

L’opposition entre masculin et féminin ne joue encore aucun rôle ; à sa place, nous trouvons l’opposition entre actif et passif, opposition qu’on peut considérer comme annonciatrice de la polarité sexuelle avec laquelle elle se confond d’ailleurs plus tard. Ce qui, dans les activités de cette phase, nous apparaît comme masculin, puisque nous nous plaçons au point de vue de la phase génitale, se révèle comme l’expression d’une tendance à la domination qui dégénère vite en cruauté. Des tendances à but passif se rattachent à la zone érogène de l’anus qui, dans cette phase, joue un rôle important. Le désir de voir et de savoir s’affirme impérieusement ; le facteur génital ne participe à la vie sexuelle qu’en tant qu’organe d’excrétion de l’urine. Ce ne sont pas les objets qui font défaut aux tendances partielles de cette phase, mais ces objets ne se réunissent pas nécessairement de façon à n’en former qu’un seul. L’organisation sadico-anale constitue la dernière phase préliminaire qui précède celle où s’affirme le primat des organes génitaux. Une étude un peu approfondie montre combien d’éléments de cette phase préliminaire entrent dans la constitution de l’aspect définitif ultérieur et par quels moyens les tendances partielles sont amenées à se ranger dans la nouvelle organisation génitale. Au-delà de la phase sadico-anale du développement de la libido, nous apercevons un stade d’organisation encore plus primitif où c’est la zone érogène buccale qui joue le principal rôle. Vous pouvez constater que ce qui caractérise encore ce stade, c’est l’activité sexuelle qui s’exprime par l’action de sucer, et vous admirerez la profondeur et l’esprit d’observation des anciens Égyptiens dont l’art représente l’enfant, entre autres le divin Horus, tenant le doigt dans la bouche. M. Abraham nous a dit combien profondes sont les traces de cette phase primitive orale qu’on retrouve dans toute la vie sexuelle ultérieure.

Je crains fort que tout ce que je viens de vous dire sur les organisations sexuelles ne vous ait fatigués, au lieu de vous instruire. Il est possible que je me sois trop enfoncé dans les détails. Mais prenez patience ; vous aurez l’occasion de vous rendre compte de l’importance de ce que vous venez d’entendre par les applications que nous en ferons ultérieurement. En attendant, tenez pour acquis que la vie sexuelle ou, comme nous le disons, la fonction de la libido, loin de surgir toute faite, loin même de se développer, en restant semblable à elle-même, traverse une série de phases successives entre lesquelles il n’existe aucune ressemblance, qu’elle présente par conséquent un développement qui se répète plusieurs fois, à l’instar de celui qui s’étend de la chrysalide au papillon. Le tournant du développement est constitué par la subordination de toutes les tendances sexuelles partielles au primat des organes génitaux, donc par la soumission de la sexualité à la fonction de la procréation. Nous avons au début une vie sexuelle incohérente, composée d’un grand nombre de tendances partielles exerçant leur activité indépendamment les unes des autres, en vue du plaisir local procuré par les organes. Cette anarchie se trouve tempérée par les prédispositions aux organisations « prégénitales » qui aboutissent à la phase sadico-anale, à travers la phase orale, qui est peut-être la plus primitive. Ajoutez à cela les divers processus, encore insuffisamment connus, qui assurent le passage d’une phase d’organisation à la phase suivante et supérieure. Nous verrons prochainement l’importance que peut avoir, au point de vue de la conception des névroses, ce développement long et graduel de la libido.

Aujourd’hui nous allons envisager encore un autre côté de ce développement, à savoir les rapports existant entre les tendances partielles et l’objet. Ou, plutôt, nous jetterons sur ce développement un rapide coup d’œil, pour nous arrêter plus longuement à un de ses résultats assez tardifs. Donc quelques-uns des éléments constitutifs de l’instinct sexuel ont dès le début un objet qu’ils maintiennent avec force ; tel est le cas de la tendance à dominer (sadisme), du désir de voir et de savoir. D’autres, qui se rattachent plus manifestement à certaines zones érogènes du corps, n’ont un objet qu’au début, tant qu’ils s’appuient encore sur les fonctions non sexuelles, et y renoncent lorsqu’ils se détachent de ces fonctions. C’est ainsi que le premier objet de l’élément buccal de l’instinct sexuel est constitué par le sein maternel qui satisfait le besoin de nourriture de l’enfant. L’élément érotique, qui tirait sa satisfaction du sein maternel, en même temps que l’enfant satisfaisait sa faim, conquiert son indépendance dans l’acte de sucer qui lui permet de se détacher d’un objet étranger et de le remplacer par un organe ou une région du corps même de l’enfant. La tendance buccale devient auto-érotique, comme le sont dès le début les tendances anales et autres tendances érogènes. Le développement ultérieur poursuit, pour nous exprimer aussi brièvement que possible, deux buts : 1º renoncer à l’auto-érotisme, remplacer l’objet faisant partie du corps même de l’individu par un autre qui lui soit étranger et extérieur ; 2º unifier les différents objets des diverses tendances et les remplacer par un seul et unique objet. Ce résultat ne peut être complet, semblable à celui de son propre corps. Il ne peut également être obtenu qu’à la condition qu’un certain nombre de tendances soient éliminées comme inutilisables.

Les processus qui aboutissent au choix de tel ou tel objet sont assez compliqués et n’ont pas encore été décrits d’une façon satisfaisante. Il nous suffira de faire ressortir le fait que lorsque le cycle infantile, qui précède la période de latence, est dans une certaine mesure achevé, l’objet choisi se trouve à peu près identique à celui du plaisir buccal de la période précédente. Cet objet, s’il n’est plus le sein maternel, est cependant toujours la mère. Nous disons donc de celle-ci qu’elle est le premier objet d’amour. Nous parlons notamment d’amour lorsque les tendances psychiques de l’instinct sexuel viennent occuper le premier plan, alors que les exigences corporelles ou « sensuelles », qui forment la base de cet instinct, sont refoulées ou momentanément oubliées. À l’époque où la mère devient un objet d’amour, le travail psychique du refoulement est déjà commencé chez l’enfant, travail à la suite duquel une partie de ses buts sexuels se trouve soustraite à sa conscience. À ce choix, qui fait de la mère un objet d’amour, se rattache tout ce qui, sous le nom de complexe d’Oedipe, a acquis une si grande importance dans l’explication psychanalytique des névroses et a peut-être été une des causes déterminantes de la résistance qui s’est manifestée contre la psychanalyse.

Écoutez ce petit fait divers qui s’est produit pendant la guerre. Un des vaillants partisans de la psychanalyse est mobilisé comme médecin quelque part en Pologne et attire sur lui l’attention de ses collègues par les résultats inattendus qu’il obtient sur un malade. Questionné, il avoue qu’il se sert des méthodes de la psychanalyse et se déclare tout disposé à y initier ses collègues. Tous les soirs, les médecins du corps, collègues et supérieurs,se réunissent pour s’instruire dans les mystérieuses théories de l’analyse. Tout se passe bien pendant un certain temps, jusqu’au jour où notre psychanalyste en arrive à parler à ses auditeurs du complexe d’Oedipe : un supérieur se lève alors et dit qu’il n’en croit rien, qu’il est inadmissible qu’on raconte ces choses à de braves gens, pères de famille, qui combattent pour leur patrie. Et il ajoute qu’il interdit désormais toute conférence sur la psychanalyse. Ce fut tout, et notre analyste fut obligé de demander son déplacement dans un autre secteur. Je crois, quant à moi, que ce serait un grand malheur si, pour vaincre, les Allemands avaient besoin d’une pareille « organisation » de la science, et je suis persuadé que la science allemande ne la supporterait pas longtemps.

Vous êtes sans doute impatients d’apprendre en quoi consiste ce terrible complexe d’Oedipe. Son nom seul vous permet déjà de le deviner. Vous connaissez tous la légende grecque du roi Oedipe qui a été voué par le destin à tuer son père et à épouser sa mère, qui fait tout ce qu’il peut pour échapper à la prédiction de l’oracle et qui, n’y ayant pas réussi, se punit en se, crevant les yeux, dès qu’il a appris qu’il a, sans le savoir, commis les deux crimes qui lui ont été prédits. Je suppose que beaucoup d’entre vous ont été secoués par une violente émotion à la lecture de la tragédie dans laquelle Sophocle a traité ce sujet. L’ouvrage du poète attique nous expose comment le crime commis par Oedipe a été peu à peu dévoilé, à la suite d’une enquête artificiellement retardée et sans cesse ranimée à la faveur de nouveaux indices : sous ce rapport, son exposé présente une certaine ressemblance avec les démarches d’une psychanalyse. Il arrive au cours du dialogue que Jocaste, la mère-épouse aveuglée par l’amour, s’oppose à la poursuite de l’enquête. Elle invoque,pour justifier son opposition, le fait que beaucoup d’hommes ont rêvé qu’ils vivaient avec leur mère, mais que les rêves ne méritent aucune considération. Nous ne méprisons pas les rêves, surtout les rêves typiques, ceux qui arrivent à beaucoup d’hommes, et nous sommes persuadés que le rêve mentionné par Jocaste se rattache intimement au contenu étrange et effrayant de la légende.

Il est étonnant que la tragédie de Sophocle ne provoque pas chez l’auditeur le moindre mouvement d’indignation, alors que les inoffensives théories de notre brave médecin militaire ont soulevé une réprobation qui était beaucoup moins justifiée. Cette tragédie est au fond une pièce immorale, parce qu’elle supprime la responsabilité de l’homme, attribue aux puissances divines l’initiative du crime et révèle l’impuissance des tendances morales de l’homme à résister aux penchants criminels. Entre les mains d’un poète comme Euripide, qui était brouillé avec les dieux, la tragédie d’Oedipe serait devenue facilement un prétexte à récriminations contre les dieux et contre le destin. Mais, chez le croyant Sophocle, il ne pouvait être question de récriminations ; il se tire de la difficulté par une pieuse subtilité, en proclamant que la suprême moralité exige l’obéissance à la volonté des dieux, alors même qu’ils ordonnent le crime. Je ne trouve pas que cette morale constitue une des forces de la tragédie, mais elle n’influe en rien sur l’effet de celle-ci. Ce n’est pas à cette morale que l’auditeur réagit, mais au sens et au contenu mystérieux de la légende. Il réagit comme s’il retrouvait en lui-même, par l’auto-analyse, le complexe d’Oedipe ; comme s’il apercevait, dans la volonté des dieux et dans l’oracle, des travestissements idéalisés de son propre inconscient ; comme s’il se souvenait avec horreur d’avoir éprouvé lui-même le désir d’écarter son père et d’épouser sa mère. La voix du poète semble lui dire : « Tu te raidis en vain contre ta responsabilité, et c’est en vain que tu invoques tout ce que tu as fait pour réprimer ces intentions criminelles. Ta faute n’en persiste pas moins puisque, ces intentions, tu n’as pas su les supprimer : elles restent intactes dans ton inconscient. » Et il y a là une vérité psychologique. Alors même qu’ayant refoulé ses mauvaises tendances dans l’inconscient, l’homme croit pouvoir dire qu’il n’en est pas responsable, il n’en éprouve pas moins cette responsabilité comme un sentiment de péché dont il ignore les motifs.

Il est tout à fait certain qu’on doit voir dans le complexe d’Oedipe une des principales sources de ce sentiment de remords qui tourmente si souvent les névrosés. Mieux que cela. dans une étude sur les commencements de la religion et de la morale humaines que j’ai publiée en 1913 sous le titre : Totem et Tabou, j’avais émis l’hypothèse que c’est le complexe d’Oedipe qui a suggéré à l’humanité dans son ensemble, au début de son histoire, la conscience de sa culpabilité, cette source dernière de la religion et de la moralité. Je pourrais vous dire beaucoup de choses là-dessus, mais je préfère laisser ce sujet. Il est difficile de s’en détacher lorsqu’on a commencé à s’en occuper, et j’ai hâte de retourner à la psychologie individuelle.

Que nous révèle donc du complexe d’Oedipe l’observation directe de l’enfant à l’époque du choix de l’objet, avant la période de latence ? On voit facilement que le petit bonhomme veut avoir la mère pour lui tout seul, que la présence du père le contrarie, qu’il boude lorsque celui-ci manifeste à la mère des marques de tendresse, qu’il ne cache pas sa satisfaction lorsque le père est absent ou parti en voyage. Il exprime souvent de vive voix ses sentiments, promet à la mère de l’épouser. On dira que ce sont des enfantillages en comparaison des exploits d’Œdipe, mais cela suffit en tant que faits et cela représente ces exploits en germe. On se trouve souvent dérouté par le fait que le même enfant fait preuve, dans d’autres occasions, d’une grande tendresse à l’égard du père ; mais ces attitudes sentimentales opposées ou plutôt ambivalentes qui, chez l’adulte, entreraient fatalement en conflit, se concilient fort bien, et pendant longtemps, chez l’enfant, comme elles vivent ensuite côte à côte, et d’une façon durable, dans l’inconscient. On dirait peut-être que l’attitude du petit garçon s’explique par des motifs égoïstes et n’autorise nullement l’hypothèse d’un complexe érotique. C’est la mère qui veille à tous les besoins de l’enfant, lequel a d’ailleurs tout intérêt à ce que nulle autre personne ne s’en occupe. Ceci est certainement vrai, mais on s’aperçoit aussitôt que dans cette situation, comme dans beaucoup d’autres analogues, l’intérêt égoïste ne constitue que le point d’attache de la tendance érotique. Lorsque l’enfant manifeste à l’égard de la mère une curiosité sexuelle peu dissimulée, lorsqu’il insiste pour dormir la nuit à ses côtés, lorsqu’il veut à tout prix assister à sa toilette et use même de moyens de séduction qui n’échappent pas à la mère, laquelle en parle en riant, la nature érotique de l’attachement à la mère paraît hors de doute. Il ne faut pas oublier que la mère entoure des mêmes soins sa petite fille sans provoquer le même effet, et que le père rivalise souvent avec elle d’attentions pour le petit garçon, sans réussir à acquérir aux yeux de celui-ci la même importance. Bref, il n’est pas d’argument critique à l’aide duquel on puisse éliminer de la situation la préférence sexuelle. Au point de vue de l’intérêt égoïste, il ne serait même pas intelligent de la part du petit garçon de ne s’attacher qu’à une seule personne, c’est-à-dire à la mère, alors qu’il pourrait facilement en avoir deux à sa dévotion : la mère et le père.

Vous remarquerez que je n’ai exposé que l’attitude du petit garçon à l’égard du père et de la mère. Celle de la petite fille est, sauf certaines modifications nécessaires, tout à fait identique. La tendre affection pour le père, le besoin d’écarter la mère dont la présence est considérée comme gênante, une coquetterie qui met déjà en œuvre les moyens dont dispose la femme, forment chez la petite fille un charmant tableau qui nous fait oublier le sérieux et les graves conséquences possibles de cette situation infantile. Ajoutons sans tarder que les parents eux-mêmes exercent souvent une influence décisive sur l’acquisition par leurs enfants du complexe d’Oedipe, en cédant de leur côté à l’attraction sexuelle, ce qui fait que, dans les familles où il y a plusieurs enfants, le père préfère manifestement la petite fille, tandis que toute la tendresse de la mère se porte sur le petit garçon. Malgré son importance, ce facteur ne constitue cependant pas un argument contre la nature spontanée du complexe d’Oedipe chez l’enfant. Ce complexe en s’élargissant devient le « complexe familial » lorsque la famille s’accroît par la naissance d’autres enfants. Les premiers venus y voient une menace à leurs situations acquises : aussi les nouveaux frères ou sœurs sont-ils accueillis avec peu d’empressement et avec le désir formel de les voir disparaître. Ces sentiments de haine sont même exprimés verbalement par les enfants beaucoup plus souvent que ceux inspirés par le « complexe parental ». Lorsque le mauvais désir de l’enfant se réalise et que la mort emporte rapidement celui ou celle qu’on avait considérés comme des intrus, on peut constater, à l’aide d’une analyse ultérieure, quel important événement cette mort a été pour l’enfant qui peut cependant fort bien n’en avoir gardé aucun souvenir. Repoussé au second plan par la naissance d’une sœur ou d’un frère, presque délaissé au début, l’enfant oublie difficilement cet abandon ; celui-ci fait naître en lui des sentiments qui, lorsqu’ils existent chez l’adulte, le font qualifier d’aigri, et ces sentiments peuvent devenir le point de départ d’un refroidissement durable à l’égard de la mère. Nous avons déjà dit que les recherches sur la sexualité, avec toutes leurs conséquences, se rattachent précisément à cette expérience de la vie infantile. À mesure que les frères et les sœurs grandissent, l’attitude de l’enfant envers eux subit les changements les plus significatifs. Le garçon peut reporter sur la sœur l’amour qu’il avait éprouvé auparavant pour la mère dont l’infidélité l’a si profondément froissé ; dès la nursery, on voit naître entre plusieurs frères s’empressant autour de la jeune sœur ces situations d’une hostile rivalité qui jouent un si grand rôle dans la vie ultérieure. La petite fille substitue son frère plus âgé à son père qui ne lui témoigne plus la même tendresse que jadis, ou bien elle substitue sa plus jeune sœur à l’enfant qu’elle avait en vain souhaité du père.

Tels sont les faits, et je pourrais en citer beaucoup d’autres analogues, que révèlent l’observation directe des enfants et l’interprétation impartiale de leurs souvenirs qui ressortent avec une grande netteté, sans avoir été en quoi que ce soit influencés par l’analyse. De ces faits, vous tirerez, entre autres, la conclusion que la place occupée par un enfant dans une famille composée de plusieurs enfants a une grande importance pour la conformation de sa vie ultérieure, et il devrait en être tenu compte dans toute biographie. Mais, et ceci est beaucoup plus important, en présence de ces explications qu’on obtient sans peine et sans effort, vous ne pourrez pas vous rappeler sans en rire tous les efforts que la science a faits pour rendre compte de la prohibition de l’inceste. Ne nous a-t-on pas dit que la vie en commun remontant à l’enfance est de nature à détourner l’attraction sexuelle de l’enfant des membres de sa famille du sexe opposé ; ou que la tendance biologique à éviter les croisements consanguins trouve son complément psychique dans l’horreur innée de l’inceste ? En disant cela, on oubliait seulement que si la tentation incestueuse trouvait vraiment dans la nature des barrières sûres et infranchissables, il n’y aurait eu nul besoin de la prohiber par des lois implacables et par les mœurs. C’est le contraire qui est vrai. Le premier objet sur lequel se concentre le désir sexuel de l’homme est de nature incestueuse — la mère ou la sœur —, et c’est seulement à force de prohibitions de la plus grande sévérité qu’on réussit à réprimer ce penchant infantile. Chez les primitifs encore existants, chez les peuples sauvages, les prohibitions d’inceste sont encore plus sévères que chez nous, et Th. Reik a montré, dans un travail brillant, que les rites de la puberté, qui existent chez les sauvages et qui représentent une résurrection, ont pour but de rompre le lien incestueux qui rattache le garçon à la mère et d’opérer sa conciliation avec le père.

La mythologie nous montre que les hommes n’hésitent pas à attribuer aux dieux l’inceste qu’ils ont eux-mêmes en horreur, et l’histoire ancienne vous enseigne que le mariage incestueux avec la sœur était (chez les anciens pharaons, chez les Incas du Pérou) un commandement sacré. Il s’agissait donc d’un privilège interdit au commun des mortels.

L’inceste maternel est un des crimes d’Oedipe, le meurtre du père est son autre crime. Disons en passant que ce sont là les deux grands crimes qui étaient déjà condamnés par la première institution religieuse et sociale des hommes, le totémisme. Passons maintenant de l’observation directe de l’enfant à l’examen analytique de l’adulte névrosé. Quelles sont les contributions de cet examen à une analyse plus approfondie du complexe d’Oedipe ? Elles peuvent être définies très facilement. Il nous présente ce complexe tel que nous l’expose la légende ; il nous montre que chaque névrosé a été lui-même une sorte d’Oedipe ou, ce qui revient au même, est devenu un Hamlet en réagissant contre ce complexe. Il va sans dire que la représentation analytique du complexe d’Oedipe n’est qu’un agrandissement et un grossissement de l’ébauche infantile. La haine pour le père, le souhait de le voir mourir ne sont plus marqués par de timides allusions, la tendresse pour la mère a pour but avoué de la posséder comme épouse. Avons-nous le droit d’attribuer à la tendre enfance ces sentiments crus et extrêmes, ou bien l’analyse nous induit-elle en erreur, par suite de l’intervention d’un nouveau facteur ? Il n’est d’ailleurs pas difficile de découvrir ce nouveau facteur. Toutes les fois qu’un homme parle du passé, cet homme fût-il un historien, nous devons tenir compte de tout ce qu’il introduit, sans intention, du présent ou de l’intervalle qui sépare le passé du présent, dans la période dont il s’occupe et dont il fausse ainsi le tableau. Dans le cas du névrosé, il est même permis de se demander si cette confusion entre le passé et le présent est tout à fait involontaire ; nous apprendrons plus tard les motifs de cette confusion, et nous aurons en général à rendre compte de ce jeu de l’imagination s’exerçant sur les événements et les faits d’un passé reculé. Nous trouvons aussi sans peine que la haine pour le père est renforcée par de nombreux motifs fournis par des époques et des circonstances postérieures, que les désirs sexuels ayant pour objet la mère revêtent des formes qui devaient encore être inconnues et étrangères à l’enfant. Mais ce serait un vain effort que de vouloir expliquer le complexe d’Oedipe dans son ensemble par le jeu de l’imagination rétrospective, introduisant dans le passé des éléments empruntés au présent. Le névrosé adulte garde le noyau infantile avec quelques-uns de ses accessoires, tels que nous les révèle l’observation directe de l’enfant.

Le fait clinique, qui s’offre à nous derrière la forme analytiquement établie du complexe d’Oedipe, présente une très grande importance pratique. Nous apprenons qu’à l’époque de la puberté, lorsque l’instinct sexuel s’affirme dans toute sa force, les anciens objets familiaux et incestueux sont repris et pourvus d’un caractère libidineux. Le choix de l’objet par l’enfant n’était qu’un prélude timide, mais décisif, à l’orientation du choix pendant la puberté. À ce moment s’accomplissent des processus affectifs très intenses, orientés soit vers le complexe d’Oedipe, soit vers une réaction contre ce complexe, mais les prémisses de ces processus n’étant pas avouables doivent pour la plupart être soustraites à la conscience À partir de cette époque, l’individu humain se trouve devant une grande tâche qui consiste à se détacher des parents ; et c’est seulement après avoir rempli cette tâche qu’il pourra cesser d’être un enfant, pour devenir membre de la collectivité sociale. La tâche du fils consiste à détacher de sa mère ses désirs libidineux, pour les reporter sur un objet réel étranger, à se réconcilier avec le père, s’il lui a gardé une certaine hostilité, ou à s’émanciper de sa tyrannie lorsque, par réaction contre sa révolte enfantine, il est devenu son esclave soumis. Ces tâches s’imposent à tous et à chacun ; et il est à remarquer que leur accomplissement réussit rarement d’une façon idéale, c’est-à-dire avec une correction psychologique et sociale parfaite. Les névrosés, eux, échouent totalement dans ces tâches, le fils restant toute sa vie courbé sous l’autorité du père et incapable de reporter sa libido sur un objet sexuel étranger. Tel peut être également, mutatis mutandis, le sort de la fille. C’est en ce sens que le complexe d’Oedipe peut être considéré comme le noyau des névroses.

Vous devinez sans doute que j’écarte rapidement un grand nombre de détails importants, aussi bien pratiques que théoriques, se rattachant au complexe d’Oedipe. Je n’insisterai pas davantage sur ses variations et sur son inversion possible. En ce qui concerne ses rapports plus éloignés, je vous dirai seulement qu’il a été une source abondante de production poétique. Otto Rank a montré, dans un livre méritoire, que les dramaturges de tous les temps ont puisé leurs matériaux principalement dans le complexe d’Oedipe et dans le complexe de l’inceste, ainsi que dans leurs variations plus ou moins voilées. Mentionnons encore que les deux désirs criminels qui font partie de ce complexe ont été reconnus, longtemps avant la psychanalyse, comme étant les désirs représentatifs de la vie instinctive sans frein. Dans le dialogue du célèbre encyclopédiste Diderot intitulé : Le neveu de Rameau, dont Gœthe lui-même a donné une version allemande, vous trouverez le remarquable passage que voici : « Si le petit sauvage était abandonné à lui-même, qu’il conservât toute son imbécillité et qu’il réunît au peu de raison de l’enfant au berceau la violence des passions de l’homme de trente ans, il tordrait-le cou à son père et coucherait avec sa mère. »

Mais il est un détail que je ne dois pas omettre. Ce n’est pas en vain que l’épouse-mère d’Oedipe nous a fait penser au rêve. Vous souvenez-vous encore du résultat de nos analyses de rêves, à savoir que les désirs formateurs de rêves sont souvent de nature perverse, incestueuse ou révèlent une hostilité insoupçonnée à l’égard de personnes très proches et aimées ? Nous n’avons pas alors expliqué l’origine de ces mauvaises tendances. À présent, cette explication s’impose à nous sans que nous nous donnions la peine de la chercher. Il s’agit ni plus ni moins de produits de la libido et de certaines déformations d’objets qui, datant des premières années de l’enfance et disparus depuis longtemps de la conscience, révèlent encore leur existence pendant la nuit et se montrent dans une certaine mesure susceptibles d’exercer une action. Or, comme tous les hommes font de ces rêves pervers, incestueux, cruels, que ces rêves ne constituent par conséquent pas le monopole des névrosés, nous sommes autorisés à conclure que le développement des normaux s’est également accompli à travers les perversions et les déformations d’objets caractéristiques du complexe d’Oedipe, qu’il faut voir là le mode de développement normal et que les névrosés ne présentent qu’agrandi et grossi ce que l’analyse de rêves nous révèle également chez les hommes bien portants. C’est là une des raisons pour lesquelles nous avons fait précéder l’étude des symptômes névrotiques de celle des rêves.