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Introduction à la psychanalyse/Préface

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PRÉFACE


La psychanalyse qui, depuis plus de vingt ans, a suscité dans les pays de langue allemande et anglo-saxons, des discussions passionnées et une littérature des plus abondantes, n’était encore connue en France, jusqu’il y a quelques mois, que par ouï-dire, et la plupart de ceux qui se hasardaient à en parler croyaient de bon ton de la tourner en ridicule, en faisant ressortir principalement un élément qui joue, il est vrai, un rôle central dans cette doctrine, mais dont la véritable signification, faute d’informations de première main, leur échappait : nous voulons parler de la conception freudienne de l’origine sexuelle de la plupart des psychonévroses.

Ces informations, le public français les possède aujourd’hui, grace à cette Introduction à la Psychanalyse qui constitue un résumé complet de toutes les théories de Freud. Et la preuve que la publication de cet ouvrage répondait à un besoin nous est fournie par l’accueil qui lui a été fait par la presse, accueil, sinon toujours enthousiaste et empressé, tout au moins sérieux et raisonné, parce que fondé sur des données concrètes.

On commence donc à savoir en France ce qu’est la psychanalyse, et on le saura de plus en plus, puisque l’Introduction à la Psychanalyse n’est que le premier d’une série d’ouvrages que nous nous proposons de publier sur les théories de l’école psychanalytique et sur leurs applications à différents domaines de la vie pratique.

Le rôle d’un traducteur ne consiste pas toujours à se faire le champion et le défenseur des doctrines et théories de l’auteur qu’il traduit. Le plus souvent, toute son ambition doit se borner à faire connaître au public auquel il s’adresse des courants d’idées nées ailleurs et qui, bonnes ou mauvaises, ont exercé une certaine influence dans les pays où elles ont vu le jour ; et, ce faisant, il invite implicitement ce public à prendre part à la discussion qui se poursuit autour de ces idées et à contribuer ainsi à dégager ce qu’elles ont de vrai et de durable.

Le traducteur a donc avant tout pour mission de dissiper les préjugés et les partis-pris fondés sur l’ignorance, et il s’acquitte de cette mission en mettant sous les yeux des lecteurs les pièces du procès. Mais l’ouvrage publié, les pièces du dossier étalées, un autre inconvénient peut surgir, celui de la fausse compréhension, de l’emballement irréfléchi, de l’enthousiasme intempestif, du snobisme en quête de tout ce qui est nouveau et sensationnel. Contre cet inconvénient, fait pour discréditer les meilleures idées et qui peut devenir un véritable danger, lorsqu’il s'agit de théories qui, comme la psychanalyse, visent surtout aux applications pratiques, au soulagement et à la guérison d’une certaine catégorie de malades, contre cet inconvénient, disons-nous, le traducteur est à peu près désarmé. Tout au plus lui est-il permis d’espérer qu’une modeste mise au point contribuera, dans une certaine mesure, à atténuer cet inconvénient et ce danger, et c’est ce que nous allons essayer de faire brièvement et rapidement dans les quelques pages de cette Préface.




La psychanalyse est, selon la définition de Freud lui-même, une méthode de traitement de certaines maladies nerveuses. Freud est donc, avant tout, un neuro-thérapeute, et ce sont des préoccupations thérapeutiques, c’est-à-dire purement utilitaires et pratiques, qui ont servi de point de départ à ses théories. Lorsque, tout jeune étudiant, il avait abordé la psychanalyse, il n’avait encore aucune théorie psychologique préconçue. Ainsi qu’il le raconte lui-même quelque part, c’est un simple hasard qui a décidé de sa vocation ou, plutôt, de sa méthode, et ce hasard, il le doit à un de ses compatriotes, le Dr Joseph Breuer, de Vienne, qui avait imaginé de traiter un cas d’hystérie, en soumettant la malade à l’hypnose et en la faisant remonter, d’association en association, jusqu’à la source des paroles, absurdes et incohérentes en apparence, qu’elle prononçait pendant ses états d’absence, de confusion et d’altération psychique. Et Breuer a eu l’agréable surprise de constater chaque fois que ces paroles trahissaient, exprimaient en réalité des états psychiques dont la malade, dans sa vie ordinaire, n’avait aucune conscience et que la méthode employée lui rendait conscients, en lui procurant en même temps un soulagement plus ou moins durable. Frappé par ces premiers résultats, Breuer étendit l’emploi de sa méthode, en l’appliquant, non plus seulement aux paroles prononcées pendant les états d’obnubilation psychique, mais aux symptômes morbides proprement dits de sa malade hystérique. Le résultat ne fut pas moins frappant, puisqu’il a pu constater que chaque symptôme était, lui aussi, l’expression extérieure d’un événement survenu dans la vie de la malade à une époque plus ou moins reculée et dont le souvenir conscient avait été perdu : il suffisait d’évoquer ce souvenir, de ramener l’événement à la conscience, pour obtenir la disparition du symptôme correspondant.

Ces résultats ne laissèrent pas d’impressionner fortement le jeune Freud qui cherchait encore sa voie. Avec une modestie qui l’honore, il reconnaît tout ce qu’il doit à Breuer, dont il est devenu plus tard le collaborateur. Son premier ouvrage : Studien über Hystérie, paru en 1895, est issu de cette collaboration et constitue la première ébauche de la théorie psychanalytique.

Mais ce qui ne l’honore pas moins, c’est que, tout en ayant déjà trouvé sa voie, il ne se crut pas en possession de la vérité absolue, mais voulut confronter ses idées et sa méthode avec les idées et la méthode en vigueur ailleurs. C’est dans cette intention qu’il se rendit en France, alors centre de la neuro-pathologie dont les maitres incontestés, mais rivaux, étaient Charcot et Bernheim (de Nancy). C’est vers Bernheim qu’allèrent toutes les sympathies de Freud. Il a suivi l’enseignement de ce maître pendant toute l’année 1899 et traduisit en allemand son livre sur la suggestion. Mais plus il analysait le phénomène de la suggestion, et plus il se rendait compte que telle qu’elle était employée par l’école de Nancy, elle n’était pas de nature à donner des résultats certains et durables. Il ne pouvait d’ailleurs en être autrement, puisque n’ayant aucune base scientifique, ressemblant plutôt à une sorte de magie, d’exorcisme, de prestidigitation, elle était appliquée uniformément dans tous les cas, sans tenir compte des particularités de chacun, de la signification et de l’importance des symptômes auxquels on avait à faire. Le seul élément qu’il ait retenu de la suggestion et qui lui paraissait vraiment important, ce fut le rapport qu’elle établit entre le medecin et le malade et dont Freud a fait la base de ce qui, dans la psychanalyse, constitue le phénomène du transfert, phénomène dans lequel le malade se débarrasse des sentiments ou complexes de sentiments qui forment la base inconsciente, réprimée, refoulée de ses symptômes, en les reportant d’abord sur le médecin, au fur et à mesure qu’ils sont atteints et touchés par l’analyse.

Ce qui a frappé Freud dans les méthodes neurothérapeutiques alors en vigueur, hypnotisme et suggestion, ce fut le fait que, sans peut-être s’en rendre compte, ceux qui en faisaient usage visaient, non à la cure radicale des névroses, mais seulement à la suppression de leurs symptômes, qu’au lieu de s’attaquer à la racine du mal, ils cherchaient à combattre ses effets. Rien d’étonnant si l’emploi de ces méthodes ne donnait que des résultats précaires, si la maladie reprenait le dessus, après une période d’accalmie plus ou moins longue et si l’on pouvait voir des malades promener leur névrose pendant des années et des années, d’hôpital en hôpital et servir de sujets d’expériences à des générations de médecins. Endormir un malade et lui dire pendant son sommeil hypnotique qu’une fois réveillé il ne devra plus éprouver tel ou tel malaise, tel ou tel symptôme, ou bien lui suggérer à l’état de veille que ses symptômes n’ont rien d’organique, qu’il n’a qu’à ne pas y penser, qu’à se comporter comme s’ils n’existaient pas, tout cela équivalait à dresser entre le malade et la maladie un paravent fait seulement pour procurer l’illusion de la guérison.

C’est ainsi que l’observation et la réflexion ramenaient Freud à sa premiere experience, au fameux « ramonage psychique », à la « talking cure » (cure par la conversation) qui a donné des résultats si surprenants dans le cas de la malade de Breuer. Cette methode a révélé précisément le fait dont la méconnaissance était la cause de l’insuccès ou, tout au moins, de I’inefficacité de toutes les autres méthodes psychothérapeutiques : les symptômes physiques et psychiques que présentent les névrotiques ne sont pas des productions accidentelles, adventices, capricieuses ou abitraires dont on puisse se débarrasser comme on se débarrasse d’une aiguille entrée sous la peau ou d’une arête de poisson qui vient se loger dans une amygdale : ils sont l’expression, involontaire et inconsciente, de certains complexes psychiques, affectifs et mentaux qui, pour une raison ou pour une autre, se sont soustraits ou ont été soustraits par le malade, à un moment donné de son existence, au contrôle de la conscience ou, pour nous servir de l’expression de Freud lui-même et de toute l’école psychanalytique, ont subi un refoulement, une « répression ».

Freud, avons-nous dit, a abordé la psychanalyse en savant, en médecin, en praticien, sans aucune théorie psychologique préconçue. Mais à mesure qu’il approfondissait et développait la méthode psychanalytique, le besoin d’une psychologie se faisait sentir avec une force croissante. Au lieu cependant de se lancer dans des spéculations abstraites, de s’atteler à des constructions transcendantes, Freud, en homme pratique, a pris ce qu’il avait sous la main, c’est-à-dire la psychologie qui était déjà impliquée dans la psychanalyse et qui, une fois dégagée de celle-ci, devait à son tour favoriser ses progrès. La psychologie de Freud est donc une psychologie purement pragmatique que les psychologues professionnels trouveront peut-être trop simpliste et élémentaire. Mais, toute simpliste et élémentaire qu’elle paraisse, elle n’en affirme pas moins quelques principes de la plus haute importance.

En premier lieu, Freud a donné un contenu concret à cet inconscient qui a été la notion dominante de la psychologie du xixe siècle et constitue encore le leitmotiv de celle de nos jours. Depuis cinquante ans et plus, on parle volontiers de création inconsciente, d’activité inconsciente, de vie psychique inconsciente en général. On a même établi une certaine gradation de l’inconscient et, pour ne pas laisser un fossé trop profond entre celui-ci et le conscient, on a intercalée entre les deux ce qu’on a appelé le « sub-conscient », quelque chose qui, sans appartenir encore tout à fait au domaine de l’inconscient, ne fait plus partie de celui du conscient proprement dit. Cette division est, à la rigueur, acceptable, et Freud la fait sienne, en remplaçant seulement le « subconscient » par le « préconscient » . Mais si tous les psychologues et même tous les profanes sont d’accord quant à la façon de comprendre le conscient, on reste généralement dans le vague dès qu’il s’agit de définir l’inconscient. Beaucoup de psychologues n’entendent par « inconscient » que le fonctionnement purement physiologique, organique, du système neuro-cérébral, en dehors de toute stimulation extérieure. D’accord, dit Freud, mais à défaut de stimulations extérieures, n’y aurait-il pas de stimulations intérieures ? La psychanalyse nous apprend, en effet, que l’« inconscient » qui représente pour le psychologue une cave noire et sombre, tellement noire et sombre que, faute de pouvoir y décerner quoi que ce soit, on la déclare vide de tout contenu, — que cet inconscient, disons-nous, est plein à éclater, qu’il présente un contenu tellement riche et abondant que le vase risque à chaque instant d’être débordé, et le serait, en effet, si son contenu n’était soumis à une « censure » sévère et vigilante, prête à réprimer la moindre velléité d’évasion de l’un quelconque de ses éléments.

Ce contenu est formé par toutes les expériences de la vie antérieure, par tous les souvenirs, toutes les traces des événements vécus, des sentiments éprouvés à la suite ou à l’occasion de ces événements, par tous les désirs qui n’ont pu trouver satisfaction. Ces expériences, souvenirs, traces, sentiments et désirs sont éliminés de la vie consciente, soit parce que, ayant rempli leur rôle dans la vie de l’individu, ils ont perdu toute nécessité ou utilité, soit parce que, incompatibles avec les conventions de la vie sociale, ils exposeraient l’individu qui les ferait valoir dans la vie réelle aux peines et châtiments que la société réserve à ceux qui ne se conforment pas à ses prescriptions et exigences. Refoulés, mais non supprimés, ces sentiments et désirs acquièrent dans certains cas tous les caractères de germes morbides et créent les états pathologiques connus sous le nom de névroses. Ce qui caractérise en effet ces états, c’est que les sentiments et désirs en question, ne pouvant pas se manifester, à cause de la répression qu’ils ne cessent de subir, sous leur jour véritable, authentique, se créent une issue par des voies détournées, sous des apparences faites pour donner le change quant à leur véritable nature et connues sous le nom de symptômes. Démasquer ces symptômes, les dépouiller de leurs apparences trompeuses, les rattacher à leur source, rendre leurs causes et origines conscientes au malade, — tel est, nous l’avons vu, le but de la psychanalyse.

Mais la vie inconsciente ne se manifeste pas seulement sous la forme pathologique de symptomes névrotiques. Il existe aussi une psycho-pathologie de la vie quotidienne, qui avait jusqu’ici peu attiré I’attention des psychologues, mais dont Freud a fait l’objet d’une étude approfondie : nos actes manqués, involontaires, dont nous ne nous donnons même la peine de chercher l’explication, nos lapsus de la parole, nos erreurs d’écriture et de lecture, nos oublis et distractions, tous ces mille accidents de notre vie quotidienne, tellement rapides, fugaces et insignifiants que la plupart d’entre eux échappent totalement à notre attention, Freud les rattache à des sentiments, à des désirs, à des vœux et souhaits réprimés, le plus souvent innocents, mais quelquefois aussi inavouables, à cause de leur incompatibilité avec la morale conventionnelle. Et ce qui est vrai des actes « manqués », des lapsus et erreurs accomplis à l’état de veille, l’est également des rêves nocturnes qui représentent, eux aussi, une satisfaction déformée, « symbolique », de désirs réprimés.

En remplissant ainsi l’« inconscient » d’un contenu concret, en dépistant les manifestations de ce contenu aussi bien dans la vie pathologique que dans la vie normale, dans la vie de tous les jours, Freud établit un second principe psychologique, dont il est inutile de souligner l’importance, celui de la continuité de la vie psychique, du déterminisme de tous les faits et phénomènes de la vie psychique, et cela avec une force et une abondance de preuves, avec une perspicacité et une clairvoyance qu’on ne retrouve chez nul autre psychologue. On peut, sans exagération, dire de Freud qu’il a le « génie » de la psychologie. Ses explications de tel rêve, de tel symptôme peuvent souvent paraître embrouillées, compliquées, on peut trouver que dans certains cas il veut trop prouver et que dans d’autres il frise l’absurdité. Peu importe : nous savons aujourd hui, grâce à lui, que l’inconscient n’est pas un simple mot, qu’il représente une réalité concrète, une réalité psychique aux éléments innombrables, qu’il n’existe, entre le conscient et l’inconscient, aucune solution de continuité, qu’en vertu d’un déterminisme rigoureux, de la continuité de la vie psychique et de son dynamisme fondamental, tout ce qui paraît inexplicable, accidentel, capricieux, miraculeux dans celui-là ne peut avoir ses origines, sa source, sa cause et ses conditions que dans celui-ci.

Nous abordons maintenant un troisième principe psychologique introduit par Freud, celui qui a soulevé contre la psychanalyse le plus de préventions et de résistances, mais dont notre auteur a fait, pour ainsi dire la clef de voûte de son système : le rôle de la sexualité dans la vie humaine en général, dans l’étiologie des névroses en particulier. L’examen psychanalytique, dit-il, permet de ramener, avec une régularité surprenante, les symptômes morbides à des impressions de la vie amoureuse ; il montre que les désirs pathogènes ne sont autres que des tendances érotiques ; et il nous force à admettre que les troubles érotiques occupent la première place parmi les influences morbigènes, et cela chez les deux sexes[1]. Mais ce n’est pas tout. Il est des cas où la psychanalyse permet de rattacher les symptômes à de simples influences traumatiques, n’ayant en apparence rien de sexuel. Mais en y regardant de près, on s’aperçoit que cette distinction entre influences sexuelles et influences purement traumatiques ne correspond pas à la réalité. C’est que la psychanalyse, au lieu de s’arrêter à un moment quelconque de la vie (adulte) du malade, au lieu de se contenter de la première explication plausible et probable qu’elle rencontre au cours de ses investigations, poursuit son exploration, en descendant jusqu’à la puberté, voire jusqu’à la première enfance du malade. Ce sont, en effet, les impressions de l’enfance, de l’âge le plus tendre qui fournissent l’explication de la susceptibilité ultérieure des malades à l’égard de certaines actions traumatiques, et c’est seulement après avoir découvert et rendu conscientes ces traces de souvenirs presque toujours oubliés, que nous sommes en mesure de supprimer les symptômes morbides. Nous constatons ici (comme dans les rêves) que ce sont les désirs réprimés, mais persistants, de l’enfance qui rendent possible la réaction aux traumatismes ultérieurs par la formation de symptômes. Et nous pouvons, d’une façon générale, désigner ces puissants désirs de l’enfance sous le nom de sexuels[2]. »

C’est cette conception d’une sexualité infantile qui, plus encore que celle de l’origine sexuelle des symptômes névrotiques en général, paraît déconcertante dans la théorie psychanalytique.

Mais à ceux qui s’étonnent de voir attribuer à la sexualité un sens aussi étendu, Freud répond que les mots du langage courant sont faits avant tout pour désigner

  1. S. Freud. — La Psychanalyse, p. 52. Traduction française Y. Le Lay, Payot, Paris, 1921.
  2. Ibid., p. 53-54.