Introduction à la vie dévote (Boulenger)/Première partie/02

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Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. 5-7).


CHAPITRE II

PROPRIÉTÉ ET EXCELLENCE DE LA DÉVOTION


Ceux qui décourageaient les Israélites d’aller en la terre de promission leur disaient que c’était un pays qui « dévorait les habitants », c’est-à-dire, que l’air y était si malin qu’on n’y pouvait vivre longuement, et que réciproquement les habitants étaient des gens si prodigieux qu’ils mangeaient les autres hommes comme des locustes : ainsi le monde, ma chère Philothée, diffame tant qu’il peut la sainte dévotion, dépeignant les personnes dévotes avec un visage fâcheux, triste et chagrin, et publiant que la dévotion donne des humeurs mélancoliques et insupportables. Mais, comme Josué et Caleb protestaient que non seulement la terre promise était bonne et belle, ains aussi que la possession en serait douce et agréable, de même le Saint Esprit, par la bouche de tous les saints, et Notre Seigneur par la sienne même nous assure que la vie dévote est une vie douce, heureuse et amiable.

Le monde voit que les dévots jeûnent, prient et souffrent les injures, servent les malades, donnent aux pauvres, veillent, contraignent leur colère, suffoquent et étouffent leurs passions, se privent des plaisirs sensuels et font telles et autres sortes d’actions, lesquelles en elles-mêmes et de leur propre substance et qualité sont âpres et rigoureuses ; mais le monde ne voit pas la dévotion intérieure et cordiale, laquelle rend toutes ces actions agréables, douces et faciles. Regardez les abeilles sur le thym : elles y trouvent un suc fort amer, mais en le suçant elles le convertissent en miel, parce que telle est leur propriété. O mondains, les âmes dévotes trouvent beaucoup d’amertume en leurs exercices de mortification, il est vrai, mais en les faisant elles les convertissent en douceur et suavité. Les feux, les flammes, les roues et les épées semblaient des fleurs et des parfums aux martyrs, parce qu’ils étaient dévots ; que si la dévotion peut donner de la douceur aux plus cruels tourments et à la mort même, qu’est-ce qu’elle fera pour les actions de la vertu ?

Le sucre adoucit les fruits mal mûrs et corrige la crudité et nuisance de ceux qui sont bien mûrs ; or, la dévotion est le vrai sucre spirituel, qui ôte l’amertume aux mortifications et la nuisance aux consolations : elle ôte le chagrin aux pauvres et l’empressement aux riches, la désolation à l’oppressé et l’insolence au favorisé, la tristesse aux solitaires et la dissolution à celui qui est en compagnie ; elle sert de feu en hiver et de rosée en été, elle sait abonder et souffrir pauvreté, elle rend également utile l’honneur et le mépris, elle reçoit le plaisir et la douleur avec un cœur presque toujours semblable, et nous remplit d’une suavité merveilleuse.

Contemplez l’échelle de Jacob (car c’est le vrai portrait de la vie dévote) : les deux côtés entre lesquels on monte, et auxquels les échelons se tiennent, représentent l’oraison qui impètre l’amour de Dieu et les sacrements qui le confèrent ; les échelons ne sont autre chose que les divers degrés de charité par lesquels l’on va de vertu en vertu, ou descendant par l’action au secours et support du prochain, ou montant par la contemplation à l’union amoureuse de Dieu. Or voyez, je vous prie, ceux qui sont sur l’échelle : ce sont des hommes qui ont des cœurs angéliques, ou des anges qui ont des corps humains ; ils ne sont pas jeunes, mais ils le semblent être, parce qu’ils sont pleins de vigueur et agilité spirituelle ; ils ont des ailes pour voler, et s’élancent en Dieu par la sainte oraison, mais ils ont des pieds aussi pour cheminer avec les hommes par une sainte et amiable conversation ; leurs visages sont beaux et gais, d’autant qu’ils reçoivent toutes choses avec douceur et suavité ; leurs jambes, leurs bras et leurs têtes sont tout à découvert, d’autant que leurs pensées, leurs affections et leurs actions n’ont aucun dessein ni motif que de plaire à Dieu. Le reste de leurs corps est couvert, mais d’une belle et légère robe, parce qu’ils usent voirement de ce monde et des choses mondaines, mais d’une façon toute pure et sincère, n’en prenant que légèrement ce qui est requis pour leur condition : telles sont les personnes dévotes.

Croyez-moi, chère Philothée, la dévotion est la douceur des douceurs et la reine des vertus, car c’est la perfection de la charité. Si la charité est un lait, la dévotion en est la crème ; si elle est une plante, la dévotion en est la fleur ; si elle est une pierre précieuse, la dévotion en est l’éclat ; si elle est un baume précieux, la dévotion en est l’odeur, et l’odeur de suavité qui conforte les hommes et réjouit les anges.