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Introduction à la vie dévote (Boulenger)/Quatrième partie/03

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Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. 287-290).


CHAPITRE III

DE LA NATURE DES TENTATIONS ET DE LA DIFFÉRENCE
QU’IL Y A ENTRE SENTIR LA TENTATION
ET CONSENTIR A ICELLE


Imaginez-vous, Philothée, une jeune princesse extrêmement aimée de son époux ; et quelque méchant, pour la débaucher et souiller son lit nuptial, lui envoie quelque infâme messager d’amour, pour traiter avec elle son malheureux dessein, Premièrement, ce messager propose à cette princesse l’intention de son maître ; secondement, la princesse agrée ou désagrée la proposition et l’ambassade ; en troisième lieu, ou elle consent ou elle refuse. Ainsi Satan, le monde et la chair, voyant une âme épousée au Fils de Dieu, lui envoient des tentations et suggestions par lesquelles : 1. le péché lui est proposé ; 2. sur quoi, elle se plaît ou elle se déplaît ; 3. enfin elle consent ou elle refuse ; qui sont en somme les trois degrés pour descendre à l’iniquité : la tentation, la délectation et le consentement ; et bien que ces trois actions ne se connaissent pas si manifestement en toutes autres sortes de péchés, si est-ce qu’elles se connaissent palpablement aux grands et énormes péchés.

Quand la tentation, de quelque péché que ce soit, durerait toute notre vie, elle ne saurait nous rendre désagréables à la divine Majesté, pourvu qu’elle ne nous plaise pas et que nous n’y consentions pas ; la raison est, parce qu’en la tentation nous n’agissons pas, mais nous souffrons ; et puisque nous n’y prenons point plaisir, nous ne pouvons aussi en avoir aucune sorte de coulpe. Saint Paul souffrit longuement les tentations de la chair, et tant s’en faut que pour cela il fût désagréable à Dieu, qu’au contraire Dieu était glorifié par icelles ; la bienheureuse Angèle de Foligny sentait des tentations charnelles si cruelles, qu’elle fait pitié quand elle les raconte ; grandes furent aussi les tentations que souffrit saint François et saint Benoît, lorsque l’un se jeta dans les épines et l’autre dans la neige, pour les mitiger ; et néanmoins ils ne perdirent rien de la grâce de Dieu pour tout cela, ains l’augmentèrent de beaucoup.

Il faut donc être fort courageuse, Philothée, emmi les tentations, et ne se tenir jamais pour vaincue pendant qu’elles vous déplairont, en bien observant cette différence qu’il y a entre sentir et consentir, qui est qu’on les peut sentir, encore qu’elles nous déplaisent, mais on ne peut consentir sans qu’elles nous plaisent, puisque le plaisir, pour l’ordinaire, sert de degré pour venir au consentement. Que donc les ennemis de notre salut nous présentent tant qu’ils voudront d’amorces et d’appas ; qu’ils demeurent toujours à la porte de notre cœur pour entrer, qu’ils nous fassent tant de propositions qu’ils voudront ; mais tandis que nous aurons résolution de ne point nous plaire en tout cela, il n’est pas possible que nous offensions Dieu ; non plus que le prince, époux de la princesse que j’ai représentée, ne lui peut savoir mauvais gré du message qui lui est envoyé, si elle n’y a pris aucune sorte de plaisir. Il y a néanmoins cette différence entre l’âme et cette princesse pour ce sujet, que la princesse, ayant ouï la proposition déshonnête, peut si bon lui semble, chasser le messager et ne le plus ouïr ; mais il n’est pas toujours au pouvoir de l’âme de ne point sentir la tentation, bien qu’il soit toujours en son pouvoir de ne point y consentir ; c’est pourquoi, encore que la tentation dure et persévère longtemps, elle ne peut nous nuire, tandis qu’elle nous est désagréable.

Mais quant à la délectation qui peut suivre la tentation, pour autant que nous avons deux parties en notre âme, l’une inférieure et l’autre supérieure, et que l’inférieure ne suit pas toujours la supérieure ains fait son cas à part, il arrive maintes fois que la partie inférieure se plaît en la tentation, sans le consentement, ains contre le gré de la supérieure : c’est la dispute et la guerre que l’apôtre saint Paul décrit, quand il dit que « sa chair convoite contre son esprit », qu’il y a « une loi des membres et une loi de l'esprit », et semblables choses.

Avez-vous jamais vu, Philothée, un grand brasier de feu couvert de cendres ? Quand on vient dix ou douze heures après pour y chercher du feu, on n’en trouve qu’un peu au milieu du foyer, et encore on a peine de le trouver ; il y était néanmoins, puisqu’on l’y trouve, et avec icelui on peut rallumer tous les autres charbons déjà éteints. C’en est de même de la charité, qui est notre vie spirituelle, parmi les grandes et violentes tentations : car la tentation jetant sa délectation en la partie inférieure, couvre, ce semble, toute l’âme de cendres, et réduit l’amour de Dieu au petit pied, car il ne paraît plus en nulle part sinon au milieu du cœur, au fin fond de l’esprit ; encore semble-t-il qu’il n’y soit pas, et a-t-on peine de le trouver. Il y est néanmoins en vérité, puisque, quoique tout soit en trouble en notre âme et en notre corps, nous avons la résolution de ne point consentir au péché ni à la tentation, et que la délectation qui plaît à notre homme extérieur déplaît à l’intérieur, et quoiqu’elle soit tout autour de notre volonté, si n’est-elle pas dans icelle : en quoi l’on voit que telle délectation est involontaire, et étant telle ne peut être péché.