Introduction à la vie dévote (Boulenger)/Quatrième partie/11

La bibliothèque libre.
Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. 305-308).


CHAPITRE XI

DE L’INQUIÉTUDE


L’inquiétude n’est pas une simple tentation, mais une source de laquelle et par laquelle plusieurs tentations arrivent : j’en dirai donc quelque chose. La tristesse n’est autre chose que la douleur d’esprit que nous avons du mal, qui est en nous contre notre gré, soit que le mal soit extérieur, comme pauvreté, maladie, mépris, soit qu’il soit intérieur, comme ignorance, sécheresse, répugnance, tentation. Quand donc l’âme sent qu’elle a I quelque mal, elle se déplaît de l’avoir, et voilà la tristesse ; et tout incontinent, elle désire d’en être quitte et d’avoir les moyens de s’en défaire ; et jusques ici elle a raison, car naturellement chacun désire le bien, et fuit ce qu’il pense être mal.

Si l’âme cherche les moyens d’être délivrée de son mal pour l’amour de Dieu, elle les cherchera avec patience, douceur, humilité et tranquillité, attendant sa délivrance plus de la bonté et providence de Dieu que de sa peine, industrie ou diligence ; si elle cherche sa délivrance pour l’amour-propre, elle s’échauffera à la quête des moyens, comme si ce bien s’empressera et dépendait plus d’elle que de Dieu : je ne dis pas qu’elle pense cela, mais je dis qu’elle s’empresse comme si elle le pensait.

Que si elle ne rencontre pas soudain ce qu’elle désire, elle entre en des grandes inquiétudes et impatiences, lesquelles n’ôtant pas le mal précédent, ains au contraire l’empirant, l’âme entre en une angoisse et détresse démesurée, avec une défaillance de courage et de force telle, qu’il lui semble que son mal n’ait plus de remède. Vous voyez donc que la tristesse, laquelle au commencement est juste, engendre l’inquiétude ; et l’inquiétude engendre par après un surcroît de tristesse qui est extrêmement dangereux.

L’inquiétude est le plus grand mal qui arrive en l’âme, excepté le péché ; car, comme les séditions et troubles intérieurs d’une république la ruinent entièrement, et l’empêchent qu’elle ne puisse résister à l’étranger, ainsi notre cœur étant troublé et inquiété en soi-même, perd la force de maintenir les vertus qu’il avait acquises, et quant et quant le moyen de résister aux tentations de l’ennemi, lequel fait alors toutes sortes d’efforts pour pêcher, comme l’on dit, en eau trouble.

L’inquiétude provient d’un désir déréglé d’être délivré du mal que l’on sent, ou d’acquérir le bien que l’on espère ; et néanmoins il n’y a rien qui empire plus le mal et qui éloigne plus le bien, que l’inquiétude et empressement. Les oiseaux demeurent pris dedans les filets et lacs, parce que s’y trouvant engagés ils se débattent et remuent déréglément pour en sortir, ce que faisant ils s’enveloppent toujours tant plus. Quand donc vous serez pressée du désir d’être délivrée de quelque mal ou de parvenir à quelque bien, avant toute chose mettez votre esprit en repos et tranquillité, faites rasseoir votre jugement et votre volonté ; et puis, tout bellement et doucement, pourchassez l’issue de votre désir, prenant par ordre les moyens qui seront convenables ; quand je dis tout bellement, je ne veux pas dire négligemment, mais sans empressement, trouble et inquiétude ; autrement en lieu d’avoir l’effet de votre désir, vous gâterez tout et vous embarrasserez plus fort.

« Mon âme est toujours en mes mains, o Seigneur, et je n’ai point oublié votre loi », disait David. Examinez plus d’une fois le jour, mais au moins le soir et le matin, si vous avez votre âme en vos mains, ou si quelque passion et inquiétude vous l’a point ravie ; considérez si vous avez votre cœur à votre commandement, ou bien s’il est point échappé de vos mains, pour s’engager à quelque affection déréglée d’amour, de haine, d’envie, de convoitise, de crainte, d’ennui, de joie. Que s’il est égaré, avant toutes choses, cherchez-le et le ramenez tout bellement en la présence de Dieu, remettant vos affections et désirs sous l’obéissance et conduite de sa divine volonté. Car, comme ceux qui craignent de perdre quelque chose qui leur est précieuse, la tiennent bien serrée en leur main, ainsi, à l’imitation de ce grand roi, nous devons toujours dire : « O mon Dieu, mon âme est au hasard ; c’est pourquoi je la porte toujours en mes mains, et en cette sorte, je n’ai point oublié votre sainte loi ».

Ne permettez pas à vos désirs, pour petits qu’ils soient et de petite importance, qu’ils vous inquiètent ; car après es petits, les grands et plus importants trouveront votre cœur plus disposé au trouble et dérèglement. Quand vous sentirez arriver l’inquiétude, recommandez-vous à Dieu et résolvez-vous de ne rien faire du tout de ce que votre désir requiert de vous, que l’inquiétude ne soit totalement passée, sinon que ce fût chose qui ne se pût différer ; et alors il faut, avec un doux et tranquille effort, retenir le courant de votre désir, l’attrempant et modérant tant qu’il vous sera possible, et sur cela, faire la chose non selon votre désir, mais selon la raison.

Si vous pouvez découvrir votre inquiétude à celui qui conduit votre âme, ou au moins à quelque confident et dévot ami, ne doutez point que tout aussitôt vous ne soyez accoisée ; car la communication des douleurs du cœur fait le même effet en l’âme, que la saignée fait au corps de celui qui est en fièvre continue : c’est le remède des remèdes. Aussi le roi saint Louis donna cet avis à son fils : « Si tu as en ton cœur aucun malaise, dis-le incontinent à ton confesseur ou à aucune bonne personne, et ainsi pourras ton mal légèrement porter, par le réconfort qu’il te donnera ».