Introduction à la vie dévote (Brignon)/Texte entier

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Texte établi par Jean BrignonCuret (p. -454).



INTRODUCTION
A LA
VIE DÉVOTE.




INTRODUCTION
A LA
VIE DÉVOTE.
DE SAINT FRANÇOIS
DE SALES,
ÉVÊQUE ET PRINCE DE GENÈVE,
Fondateur de l'Ordre de la Visitation
de Sainte Marie.
NOUVELLE ÉDITION.
Par le Révérend Père Brignon,
de la Compagnie de Jésus.
A TOULON
Chez Alexandre CURET, Imprimeur-libraire,
Place Saint-Pierre, île 86, N.° 3.
M. DCCC. X.


APPROBATION ET PERMISSION

DE MONSEIGNEUR L’ARCHEVÊQUE.


Jérôme Marie Champion de Cicé, Archevêque d’Aix et d’Arles, après avoir examiné l’ouvrage intitulé : Introduction à la Vie Dévote de St. Françoise de Sales, par le R. P. Brignon, de la Compagnie de Jésus, nous avons jugé que sa publicité par la voie de l’impression ou de la réimpression, ne pouvoit être qu’utile et édifiante ; l’avons approuvée, et y avons autorisé le Sr CURET, Imprimeur-libraire, à Toulon.


A Aix, le premier Juillet mil huit cent six,

Jér, Mar. Arch. d’Aix.




AVERTISSEMENT
Sur l’Édition nouvelle de ce Livre.

L’ON voit avec douleur périr, presque entre les mains des fidèles, le seul livre de piété qui ait été composé en notre langue par un Saint, l’Introduction à la Vie dévote, Ouvrage qui depuis plus d’un siècle a été également cher et utile à toute la France. L’estime s’en est conservée jusqu’à nos temps, et deux choses y ont contribué, le zèle prudent des directeurs qui en ont toujours conseillé la lecture, et l’approbation universelle des personnes avancées en âge, qui en avaient pris une haute idée dès leurs premières années. Mais si nous considérons les fidèles qui sont entre deux âges, nous ne trouverons parmi eux que l’estime de ce livre, sans presque aucun usage ; et à l’égard de ce que l’on peut appeler le jeune monde de l’un et de l’autre sexe, à peine même y est-il connu.

C’est un malheureux effet de la délicatesse de notre siècle sur les livres de dévotion qui ne sont pas raisonnablement bien écrits ; et par conséquent sur ceux auxquels les grands changemens de la langue ont fait perdre leur agrément. Il est vrai, et l’on peut ajouter que cette délicatesse sert à beaucoup de gens, pour excuser leur indévotion ; cependant il ne faut blâmer ni la délicatesse du siècle, ni son indévotion par cet endroit-là, d’autant que la raison de ne rebuter la piété de personne par le dégoût d’un mauvais style, et principalement de ne pas mettre entre les mains de la jeunesse des livres qui puissent lui apprendre à parler mal français, aura toujours son poids et son autorité. Quoi qu’il en soit, on était dans la nécessité ou de laisser périr cet excellent livre, ou de l’accommoder aux usages présens de la langue, pour condescendre à la délicatesse du siècle, et ne laisser aucune excuse à son indévotion.

Hé ! pourquoi souffrir patiemment que cet admirable ouvrage nous devienne inutile ? Pourquoi nous priver d’un bien que la divine Providence nous a youlu rendre propre ? Pourquoi les nations étrangères, riches de notre bien, par la traduction de ce saint livre en leurs langues, nous reprocheraient-elles notre négligence à le faire valoir pour nous-mêmes ? Pourquoi la piété recevrait-elle avec plaisir tant de traductions des livres étrangers, renouvelées et retouchées à proportion des changemens considérables de notre langue, et n’oserait-on toucher à celui-ci ?

L’on dira peut-être que le respect qu’on doit à l’ouvrage d’un Saint demande qu’on n’y touche pas plus qu’à ses reliques ; mais je réponds à cela : le respect infini qu’on doit à la sainte Écriture empêche-t-il qu’on ne la donne en français aux fidèles, pour s’en édifier, et qu’on n’en renouvelle les anciennes traductions ? Péchera-t-on plus contre la vénération due à saint François de Sales, en changeant quelques termes et expressions de son Introduction, qu’en la traduisant, en une langue étrangère ? Et vaut-il mieux qu’il parle Italien à Rome, Allemand à Vienne, ou Espagnol à Madrid, que de parler comme nous parlons maintenant en France ? Un tel respect seroit tout semblable à celui qu’un homme auroit pour un riche trésor qu’il laisseroit enfoui, plutôt que de s’en servir utilement : et cette respectueuse piété ne seroit guère agréable à ce grand Saint, ni conforme à ses intentions. Il a écrit pour sanctifier non- seulement son siècle, mais encore les siècles suivans ; et comme il ne pouvoit ignorer que la langue française ne fût sujette à beaucoup de mutations, ne doit-on pas raisonnablement présumer qu’il a laissé la liberté de faire à son livre les changemens qui paroitroient nécessaires pour en conserver l’utilité ? En effet, qui peut douter que si nous possédions encore sur la terre ce grand Saint, qui fut aimé de Dieu et des hommes, il n’y mit lui-même la main ? E ton doit le croire d’autant plus sûrement, qu’il ne s’est en quelque manière excusé dans sa préface, avec beaucoup d’humilité, de n’avoir pas ménagé en cet Ouvrage tout l’ordre et toute l’exactitude de la composition, ni les ornemens de la langue, que parce qu’il n’en a pas eu le temps.

Le véritable respect qu’on devoit à l’ouvrage de saint François de Sales, étoit premièrement de n’y faire aucun changement essentiel ; et en second lieu de n’y en faire aucun, quelque petit qu’il pût être, sans quelque sorte de nécessité : or, c’est une respectueuse fidélité dont on croit avoir suivi les lois les plus rigoureuses, et le Saint se reconnoîtroit tout entier lui-même dans cette nouvelle édition de son livre, pour tout ce qui est de l’ordre de la doctrine, des sentences, des tours, de l’expression commune, aussi-bien que des paroles, et de la douce simplicité et naïveté de son style, qu’on a retenue autant qu’on a pu.

C’est dans cette pensée qu’on n’a pas fait de difficulté de se servir du simple titre d’Introduction à la Vie dévote. Mais parce que les autres ne jugent pas toujours comme nous, et que le public pourroit penser qu’on se serait trop éloigné de l’original, on s’est encore servi de ce titre plus respectueux pour le Saint et pour le jugement que le lecteur a droit d’en porter : La Conduite des personnes du monde à la perfection chrétienne, fidèlement extraite de l’Introduction à la Vie dévote.

Daigne la divine bonté y donner sa bénédiction pour sa gloire et celle de saint Francois de Sales, pour l’utilité des fidèles, et la satisfaction de l’illustre et saint ordre des Filles de Sainte-Marie, à l’égard de qui l’on se contente d’avoir dans le cœur l’estime et le respect que la ferveur de leur premier esprit, qu’elles ont conservé jusqu’à présent, leur mérite dans toute l’Église de Jésus-Christ.


ORAISON
DE SAINT FRANÇOIS DE SALES,
Présentant son Ouvrage à Jésus-Christ.


O doux Jésus ! mon Seigneur, mon Sauveur et mon Dieu ! me voici prosterné devant votre Majesté, pour vous présenter cet ouvrage, et le consacrer à votre gloire : animez-en toutes les paroles de votre sainte bénédiction, afin que les Ames, pour l’édification desquelles je l’ai entrepris, en puissent recevoir les saintes inspirations que je leur désire, et spécialement celle d’implorer efficacement sur moi votre immense miséricorde, de peur qu’en montrant aux autres le chemin de la dévotion en ce monde, je ne sois réprouvé et confondu éternellement en l’autre. Faites donc, ô mon Dieu ! qu’à jamais je chante avec elles, pour le Cantique éternel du triomphe de votre amour, cette parole que je prononce maintenant de tout mon cœur, comme une marque de l’inviolable fidélité que je veux vous garder parmi les hasards de cette vie mortelle : Vive Jésus ! vive Jésus ! Oui, Seigneur Jésus, vivez et régnez en nos cœurs aux siècles des siècles. Ainsi soit-il.


PRÉFACE
DE SAINT FRANÇOIS DE SALES.


Mon cher Lecteur, je vous prie de lire cette Préface, pour votre satisfaction et pour la mienne.


UNE femme nommée Glycera savait si bien diversifier la disposition et le mélange des mêmes fleurs dont elle faisait ses bouquets, qu’ils paroissent fort différens les uns des autres, et l’on dit que Pausias, célèbre peintre, voulant imiter cette diversité d’ouvrage, ne put jamais, avec toute la variété de ses couleurs, exprimer tant de divers assortimens. C’est ainsi que le Saint-Esprit qui nous donne tant d’instructions sur la dévotion, par la plume et par la bouche de ses serviteurs, fait entrer dans leurs discours une si heureuse variété, qu’encore que la doctrine y soit partout la même, la méthode dont ils sont composés nous y fait trouver une grande différence. Je ne puis donc certainement, et ne prétends en aucune façon, rien dire dans cette Introduction, que ce qui a été dit par ceux qui ont écrit sur ce sujet ayant moi : ce sont, pour ainsi parler, mon cher lecteur, les mêmes fleurs qui ont passé déjà par les mains des autres que je vous présente ici ; mais le bouquet que j’en ai fait se trouvera tout différent par la diversité de la disposition que je leur ai donnée.

Ceux qui ont traité de la dévotion, ont eu presque tous en vue l’instruction des personnes qui sont fort retirées du commerce du monde : ou du moins ils ont enseigné une sorte de dévotion qui conduit à cette retraite entière et universelle. Pour moi, je me suis proposé d’instruire les personnes qui vivent dans les villes, dans leurs ménages, et même à la cour, qui sont obligées par leur condition à un certain dehors d’une vie commune, et qui souvent, sous le prétexte d’une prétendue impossibilité, ne veulent par seulement penser à essayer ce que c’est que la vie dévote. Elles veulent toujours croire que comme aucun animal n’ose goûter de la graine de la plante que les naturalistes appellent Palma Christi, nul homme occupé des affaires du siècle ne doit aspirer à la palme de la piété chrétienne. Mais qu’elles sachent que la grâce n’est pas moins féconde en ses ouvrages que la nature. Les mères perles se forment et se nourrissent dans la mer, sans en prendre une seule goutte d’eau ; tout amère et salée qu’elle est, on y trouve des sources d’eau douce vers les îles Chélidoines ; et les Piraustes volent au milieu des flammes sans se brûler les ailes : de même une âme soutenue par la généreuse résolution, peut vivre dans le commerce du monde sans en prendre l’esprit, goûter la douceur du service de Dieu parmi toutes les amertumes du siècle ; et à travers toutes ses convoitises les plus ardentes, s’élever à Dieu par les désirs, sincères de son amour. Il est vrai que cela porte de grandes difficultés, et c’est pourquoi je voudrais bien qu’on s’appliquât, avec plus d’ardeur qu’on n’a fait jusqu’à présent, à les aplanir aux gens du monde, comme, tout foible que je suis, je tâche d’aider un peu par cet Ouvrage la bonne volonté de ceux qui voudront faire un généreux essai de la dévotion.

Mais si cette Introduction paraît au jour, cela ne vient point du tout ni de mon propre mouvement, ni de mon inclination. Il y a quelque temps qu’une personne de beaucoup d’honneur et de vertu, pressée par la grâce de Dieu d’entrer dans les voies de la perfection, en forma le dessein, et m’y demanda mon assistance particulière ; et parce qu’outre plusieurs sortes de devoirs qui me tenoient attaché à ses intérêts, je lui avais trouvé long-tems auparavant beaucoup de disposition à une solide piété, je donnai tous mes soins à son instruction. Après l’avoir donc conduite par les exercices de dévotion que je jugeai les plus convenables à sa condition et à son désir, je lui laissai quelques mémoires par écrit, pour y avoir recours dans ses besoins, et elle les communiqua à un savant et dévot religieux, véritablement grand religieux, qui, les ayant crus utiles à plusieurs autres, m’exhorta fort à les donner au Public : or, il lui fut aisé de me persuader, parce qu’il s’était acquis une grande autorité sur ma volonté par son amitié, et sur mon esprit par la solidité de son jugement.

Ainsi, pour rendre cet Ouvrage plus utile et plus agréable, je le revis, j’y mis quelque ordre, et j’y ajoutai plusieurs instructions que je croyois nécessaires : mais, en vérité, ce fut presque sans avoir le temps de le bien faire. C’est pourquoi vous n’y verrez rien d’exact, et vous n’y trouverez qu’un amas d’avertissemens que j’y donne de bonne foi, en tåchant de les appliquer le plus intelligiblement que je puis ; et à l’égard des ornemens de la langue, je n’y ai pas seulement voulu penser, ayant assez d’autres choses à faire.

J’adresse la parole à Philothée, parce que voulant rapporter à l’utilité publique, ce que j’ai d’abord écrit pour une seule personne, je dois me servir d’un nom commun à tous les Fidèles qui aspirent à la dévotion ; et ce terme, Philothée, signifie celui ou celle qui aime Dieu.

Considérant donc en tout cet ouvrage une âme qui commence à s’élever à l’amour de Dieu par le désir de la dévotion, j’ai partagé cette Introduction en cinq parties. Dans la première, je tâche, par l’avis et les instructions nécessaires, de conduire ce simple désir de l’âme jusqu’à la volonté sincère d’embrasser la dévotion ; et c’est ce qu’elle fait après sa confession générale, par une solide protestation qui est suivie de la très-sainte Communion, où se donnant à son Sauveur et le recevant, elle entre heureusement en son saint amour. Ensuite je la conduis à une plus grande perfection, lui découvrant deux grands moyens de s’unir de plus en plus à la divine majesté : l’un est la sainte Oraison par laquelle ce Dieu de bonté nous attire à lui ; et l’autre l’usage des Sacremens, par lesquels il vient à nous, et cela fait la seconde partie de cet Ouvrage. La troisième partie comprend tout ce qui est nécessaire à Philothée pour l’exercice des vertus les plus convenables à son avancement spirituel ; et je ne lui dis rien sur cela que de particulier, et que ce qu’il ne lui auroit pas été aisé de trouver ailleurs, ni dans son propre fonds. La quatrième Partie est employée à lui découvrir les embûches de ses ennemis ; et je l’instruis de la manière dont il faut s’en démêler, pour suivre son chemin avec sûreté à travers tous les pièges. Enfin, dans la cinquième partie, je rappelle un peu Philothée à la retraite, pour se renouveler, reprendre haleine, réparer ses forces, et se mettre en état d’avancer toujours, et plus heureusement dans les voies de la sainte dévotion.

Notre siècle est fort bizarre, et je prévois bien que plusieurs diront qu’il n’appartient qu’aux Religieux et aux personnes qui font profession d’une vie dévote, de donner aux autres des conduites de piété si méthodiques, que cela demande plus de temps que n’en peut avoir un Évêque chargé des soins d’un diocèse aussi fort que le mien, et que c’est trop partager l’application de l'esprit qui est due tout entière à des soins plus importans.

Mais, mon cher lecteur, je réponds avec le grand saint Denis, que c’est spécialement le devoir des évêques de s’appliquer à la perfection des âmes ; parce qu’étant de l’ordre suprême entre les hommes, comme les Séraphins entre les Anges, le tems ne peut être mieux employé qu’à cette grande fonction. Les anciens Évêques et les pères de l’Église étoient pour le moins autant affectionnés à leur ministère que nous, et ils ne laissoient pourtant pas, comme leurs lettres nous l’apprennent, de vaquer à la conduite de plusieurs âmes qui recouroient aux charitables soins de leur prudence. Ils imitoient les Apôtres, qui, tout occupés de la moisson générale de l’univers, ramassaient néanmoins très-soigneusement, et avec une affection spéciale, de certains épis plus remarquables et plus choisis que les autres. Qui ne sait que Timothée, Tite, Philémon, Onésime, sainte Thècle et Appia, étoient les chers enfans du grand saint Paul, comme saint Marc et sainte Pétronille de saint Pierre ; sainte Pétronille, dis-je, qui ne fut pas sa fille selon la chair, mais selon l’esprit, ainsi que Baronius et Galonius le prouvent savamment ? Et saint Jean n’écrit-il pas une de ses Épîtres canoniques à la dévote Dame Électa ?

C’est une peine, je le confesse, de conduire les âmes en particulier, mais une peine semblable à celle des moissonneurs et des vendangeurs, qui ne sont jamais plus contens, que quand ils sont plus chargés et plus occupés. C’est un travail, lequel délasse et fortifie le cœur par la suavité qui lui en revient, comme il arrive dans l’Arabie heureuse à ceux qui portent le Cinnamome. On dit que la tigresse ayant retrouvé un de ses petits, que le chasseur laisse sur le chemin pour l’amuser, tandis qu’il emporte les autres, elle s’en charge, quelque gros qu’il soit, pour le porter promptement dans sa tanière ; et que bien-loin d’en être plus pesante à la course, l’amour naturel pour son fardeau la soulage et lui donne plus d’agilité. Combien plus volontiers un cœur paternel se chargera-t-il de la conduite d’une âme qu’il aura trouvée dans un vrai désir de la sainte perfection ? semblable à une mère qui porte son enfant en son sein, sans se ressentir d’un poids qui lui est si cher.

Mais il faut sans doute que ce soit un cœur paternel : et c’est de la que les Apôtres et les hommes Apostoliques appellent leurs disciples, non-seulement leurs enfans, mais leurs petits enfans, pour mieux exprimer la tendresse de leur cœur.

Au reste, mon cher lecteur, j’avoue sincèrement que je n’ai pas la dévotion dont je vous donne les règles ; mais j’en ai certainement le désir, et c’est ce même désir qui me porte encore avec plus d’affection à vous en instruire : car, comme dit un homme illustre dans les sciences, la bonne manière d’apprendre est d’étudier ; une plus utile que celle-là est d’écouter, et la meilleure de toutes est d’enseigner. Sur quoi nous pouvons penser que l’application à enseigner les autres est le fondement de la science, comme saint Augustin dit dans une lettre qu’il écrit à Florentine, sa pénitente : que qui donne aux autres, se rend digne de recevoir.

Alexandre fit peindre la belle Compaspé, qui lui était fort chère, par Apelles : et ce peintre étant obligé de la considérer à loisir, en imprima fortement l’amour dans son cœur, tandis qu’il en exprimait les traits sur son tableau. Si bien qu’Alexandre s’étant aperçu de sa passion, eut pitié de lui et la lui donna généreusement en mariage ; en quoi, dit Pline, ce grand Prince, qui fut si fort le maître de son cœur en cette occasion, fit autant paroître la grandeur de son ame que s’il eût remporté une victoire signalée sur ses ennemis.

Or, il me semble, mon cher lecteur, qu’étant Évêque, Dieu demande de moi que je fasse dans les cœurs des autres, la plus belle peinture que je pourrai, non seulement des vertus communes, mais principalement de la dévotion qui lui est si chère ; et c’est ce que j’entreprends très-volontiers, soit pour remplir mon devoir, soit parce que j’espère en imprimer l’amour dans mon cœur, en tâchant de le graver dans celui des autres. Et si jamais Dieu trouve en moi cet amoureux désir de la dévotion, il en fera une alliance éternelle avec mon âme.

La belle et chaste Rébecca, abreuvant les chameaux d’Isaac, fut choisie pour être son épouse, et reçut de sa part des pendans d’oreille et des bracelets d’or. C’est justement une figure de mon bonheur ; car je me promets de l’immense bonté de mon Dieu, qu’en conduisant ses chères brebis aux eaux salutaires de la dévotion, il daignera jeter les yeux sur mon âme pour en faire son épouse, qu’il me fera entendre les paroles de son saint amour, et qu’il me donnera la force de les bien pratiquer. Or, c’est en cela que consiste essentiellement la vraie dévotion, que je supplie sa Divine Majesté de vouloir bien me donner, et à tous les enfans de son Église, à laquelle je veux pour jamais soumettre mes écrits, mes actions, mes paroles, mes volontés et mes pensées.

A Anecy, le jour de Ste. Magdeleine, 1608.

TABLE
DES CHAPITRES.

PREMIÈRE PARTIE
Les Avis et les Exercices nécessaires pour conduire l’âme depuis le premier désir qu’elle a de la dévotion, jusqu’à la volonté sincère de l’embrasser.
DE la nature de la dévotion. 
 1
Des propriétés et de l’excellence de la dévotion. 
 5
La dévotion convient à tous les états de la vie. 
 9
De la nécessité d’avoir un directeur pour entrer et pour marcher dans les voies de la dévotion. 
 14
Il faut commencer par purifier l’âme. 
 16
Il faut premièrement purifier l’âme des péchés mortels. 
 19
Il faut encore purifer l’âme de toutes les affections du péché. 
 21
Comment peut-on parvenir à ce second degré de pureté d’âme. 
 24
Méditation sur la création de l’homme. 
 26
Méditation sur la fin de l’homme. 
 29
Méditation sur les bienfaits de Dieu. 
 33
Méditation sur les péchés. 
 36
Méditation sur la mort. 
 39
Méditation sur le dernier jugement. 
 42
Méditation sur l’enfer. 
 45
Méditation sur le Paradis. 
 47
Méditation d’une âme qui délibère entre le paradis et l’enfer. 
 51
Méditation d’une âme qui délibère entre la vie du monde et la vie dévote. 
 54
De l’esprit avec lequel il faut faire sa confession générale. 
 58
Protestation de l’âme à Dieu, pour s’établir dans une ferme résolution de le servir, et pour conclure des actes de pénitence. 
 60
Conclusion de tout ce qui a été dit du premier degré de la pureté de l’âme. 
 63
Il faut purifier l’âme de toutes les affections au péché véniel. 
 65
Il faut purifier l’âme de toutes les affections aux choses inutiles et dangereuses. 
 68
Il faut même purifier l’âme des imperfections naturelles. 
 71


SECONDE PARTIE
Divers Avis pour élever l’âme à Dieu par l’Oraison et par l’usage des Sacrements.
DE la nécessité de l’Oraison. 
 73
Courte méthode pour bien méditer, premièrement de la présence de Dieu, laquelle fait le premier point de la préparation. 
 78
De l’invocation, second point de la préparation. 
 82
De la proposition du Mystère, troisième point de la préparation. 
 83
Des considérations, seconde partie de la méditation. 
 85
De la conclusion, et du bouquet spirituel. 
 87
Avis très-utiles sur la pratique de la méditation. 
 89
Des sécheresses de l’esprit dans la méditation. 
 92
De l’exercice du matin. 
 94
De l’exercice du soir, et de l’examen de conscience. 
 97
De la retraite du cœur. 
 98
Des aspirations ou oraisons jaculatoires, et des bonnes pensées. 
 102
De la très-sainte Messe, et de la manière de la bien entendre. 
 111
Des autres exercices de dévotion publics et communs. 
 114
Il faut honorer et invoquer les Saints. 
 116
Comment il faut entendre et lire la parole de Dieu. 
 118
De la manière de bien recevoir les inspirations. 
 120
De la sainte Confession. 
 124
De la fréquente Communion. 
 129
De la manière de bien communier. 
 135


TROISIÈME PARTIE
Les Avis nécessaires sur la pratique des vertus.
DU choix qu’on doit faire des vertus. 
 139
Suite des réflexions nécessaires sur le choix des vertus. 
 147
De la patience. 
 152
De l’humilité dans la conduite extérieure. 
 159
De l’humilité plus parfaite et intérieure. 
 164
L’humilité nous fait aimer notre propre abjection. 
 172
De la manière de conserver sa réputation avec esprit d’humilité. 
 177
De la douceur envers le prochain, et des remèdes contre la colère. 
 183
De la douceur envers nous-mêmes. 
 190
Il faut s’appliquer aux affaires avec beaucoup de soin, mais sans inquiétude ni empressement. 
 194
De l’obéissance. 
 197
De la nécessité de la charité. 
 202
Avis pour conserver la chasteté. 
 207
De la pauvreté d’esprit dans la possession des richesses. 
 212
La manière de pratiquer la pauvreté réelle dans la possession des richesses. 
 216
Des richesses de l’esprit dans l’état actuel de la pauvreté. 
 222
De l’amitié en général, et de ses mauvaises espèces. 
 225
Des amitiés sensuelles. 
 228
Des vraies amitiés. 
 234
De la différence des vraies et vaines amitiés. 
 239
Avis et remèdes contre les mauvaises amitiés. 
 242
Des exercices de la mortification extérieure. 
 251
Des conversations et de la solitude. 
 259
De la bienséance des habits. 
 263
Du discours. Et premièrement comme il faut parler de Dieu. 
 167
De l’honnêteté des paroles, et du respect que l’on doit aux personnes. 
 269
Des jugemens téméraires. 
 272
De la médisance. 
 280
Quelques autres avis touchant les discours. 
 288
Des divertissements, et premièrement de ceux qui sont honnêtes et permis. 
 291
Des jeux qui sont défendus. 
 293
Des bals et des autres divertissements permis, mais dangereux. 
 295
Quand on peut jouer et danser. 
 299
De la fidélité que l’on dit à Dieu dans les petites choses, aussi bien que dans les grandes. 
 300
Il faut avoir l’esprit juste et raisonnable. 
 304
Des désirs. 
 308
Avertissement pour les personnes mariées. 
 311
De l’honnêteté du lit nuptial. 
 322
Instructions pour les veuves. 
 327
Instructions sur la virginité. 
 334


QUATRIÈME PARTIE
Les Avis nécessaires contre les tentations les plus ordinaires.
Il ne faut point s’arrêter aux discours des enfans du siècle. 
 335
Qu’il faut s’armer de courage. 
 339
De la nature des tentations et de la différence qu’il y a entre les sentir et y consentir. 
 341
Des exemples remarquables sur ce sujet. 
 345
Consolation de l’Ame qui est dans la tentation. 
 348
Comment la tentation et la délectation peuvent être des péchés. 
 350
Les remèdes aux grandes tentations. 
 353
Il faut résister aux petites tentations. 
 355
Les remèdes aux petites tentations. 
 357
La manière de fortifier son cœur contre les tentations. 
 359
De l’inquiétude. 
 361
De la tristesse. 
 365
Des consolations spirituelles et sensibles, et de l’usage qu’il en faut faire. 
 368
Des sécheresses et stérilités spirituelles. 
 378
Exemple remarquable pour servir d’éclaircissement à cette matière. 
 386


CINQUIÈME PARTIE.
Les Avis et les exercices nécessaires pour renouveler et confirmer l’âme dans la dévotion.
De la nécessité de renouveler tous les ans ses bons propos. 
 392
Considération sur le bienfait de Dieu qui nous a appelés à son service, conformément à la protestation que l’on en a faite en la première Partie. 
 394
Examen de l’âme sur son avancement dans la vie dévote. 
 398
Examen de l’état de l’âme à l’égard de Dieu. 
 400
Examen de l’état de l’âme par rapport à elle-même. 
 403
Examen de l’état de l’âme à l’égard du prochain. 
 404
Examen de l’état de l’âme sur ses passions. 
 405
Affections qui doivent suivre cet examen. 
 407
Des considérations propres à renouveler les bons propos. 
 408
Première considération. Sur l’excellence de notre âme. 
 ib.
Seconde considération. Sur l’excellence des vertus. 
 410
Troisième considération. Sur l’exemple des Saints. 
 411
Quatrième considération. Sur l’amour éternel de Dieu pour nous. 
 413
Cinquième considération. Sur l’amour éternel de Dieu pour nous. 
 415
Affections générales sur les Considérations précédentes, pour conclure cet exercice. 
 416
Sentiment qu’il faut conserver après cet exercice. 
 418
Réponse à deux objections qu’on peut faire sur cette Introduction. 
 419
Trois derniers Avis sur cette Introduction. 
 421
Manière de dire dévotement le Chapelet, et de bien servir la sainte Vierge Marie. 
 423
Pratique pour se préparer à la mort. 
 425
Prières et divers Actes pour la préparation à la mort. 
 430
Maximes chrétiennes de St. François de Sales. 
 431
Exercice Spirituel durant la sainte Messe. 
 447


SUJETS
Des Méditations, des Lectures et des Considérations qu’on doit faire le jour qu’on se prépare à la mort.


MÉDITATIONS
Tirées de l’introduction à la vie Dévote.
I. Méditation. De la Mort. Chap. 13, Page 39.
II. Méditation. D’une âme qui délibère entre le Paradis et l’Enfer. Chap. 17, P. 51
III. Méditation. D’une âme qui délibère entre la vie du monde et la vie Dévote. Ch. 18, P. 54.


LECTURES
Tirées du même livre.
I. Lecture. Protestation de l’âme à Dieu. Ch. 20, p. 60
II. Lecture. De la retraite du cœur. Ch 12, p. 98.
III. Lecture. De la mortification extérieure. Ch. 23, p. 251.


CONSIDÉRATIONS
Tirées du même livre.
I. Consid. Sur son avancement en la Vie Dévote. Chap. 3, Page 398.
II. Consid. Sur les exercices spirituels. Ch. 10, 11 et suivans, p. 94 etc.
III. Consid. Sur la manière de régler chrétiennement les affaires temporelles. Ch. 10, p. 194
.


Fin de la Table.


INTRODUCTION
À LA
VIE DÉVOTE.


PREMIÈRE PARTIE.

Les Avis et les Exercices nécessaires pour conduire l’Ame depuis le premier désir qu’elle a de la Dévotion, jusqu’à la volonté sincère de l’embrasser.


CHAPITRE PREMIER.

De la nature de la Dévotion.


VOUS aspirez à la Dévotion, Philothée, parce que la Religion vous a fait connoitre que c’est une vertu extrêmement agréable à la divine Majesté. Mais puisque les petites fautes que l’on commet au commencement d’une affaire, deviennent grandes dans les progrès et sont presque irréparables à la fin, il faut absolument que vous commenciez par bien savoir ce que c’est que la dévotion, car il n’y en a qu’une bonne ; et il en est plusieurs vaines et fausses ; et, sans ce discernement, vous pourriez vous y tromper, en vous amusant vous-même d’une dévotion imprudente et superstitieuse.

Un peintre nommé Arélius, peignoit dans ses figures les femmes pour qui il avoit conçu de l’estime : et c’est ainsi que chacun se peint la dévotion, sur l’idée que lui en forme sa passion ou son humeur. Tel qui s’est attaché à la pratique du jeûne, se croit dévot, pourvu qu’il jeûne souvent, quoiqu’il nourrisse dans son cœur une haine secrète : et tandis qu’il n’ose pas tramper le bout de la langue dans le vin ou même dans l’eau, de peur de blesser la perfection de la tempérance, il goûte avec plaisir tout ce que lui suggèrent la médisance et la calomnie, qui sont insatiables du sang du prochain. Telle s’estimera dévote, parce qu’elle a coutume de réciter tous les jours une longue suite de prières, quoique après cela elle s’échappe dans son domestique ou ailleurs, en toutes sortes de paroles fâcheuses, fières et injurieuses. Celui-là tient toujours sa bourse ouverte aux pauvres ; mais il a toujours le cœur fermé à l’amour de son prochain, à qui il ne veut pas pardonner, Celui-ci pardonne de bon cœur à ses ennemis ; mais payer ses créanciers, c’est ce qu’il ne fait jamais, s’il n’y est contraint. Toutes ces personnes se croient fort dévotes, et peut-être que le monde les croit telles ; cependant elles ne le sont nullement,

Les Officiers de Saül étant allés chez David avec ordre de l’arrêter, Micol, son épouse, les amusa pour leur cacher sa fuite : elle fit mettre dans un lit une statue qu’elle fit couvrir des habits de David, avec quelques peaux autour de la tête ; puis elle leur dit qu’il étoit malade, et qu’il dormoit. Voilà l’erreur de beaucoup de gens qui se couvrent de l’extérieur et de l’apparence de la sainte dévotion, et que l’on prend pour des hommes fort spirituels ; mais au fond, ce ne sont que des fantômes de piété.

La vraie dévotion, Philothée, présupposé l’amour de Dieu ; et pour parler plus juste, elle est elle-même le parfait amour de Dieu : cet amour s’appelle Grâce, parce qu’il est l’ornement de notre âme, et en fait une belle âme aux yeux de Dieu. Quand il nous donne la force de faire le bien, il s’appelle Charité ; et quand il nous fait opérer le bien avec soin, avec promptitude et fréquemment, il s’appelle Dévotion, et il a toute sa perfection. J’explique ceci par une comparaison fort simple, mais bien naturelle : les autruches ont des ailes, et ne s’élèvent jamais au-dessus de la terre ; les poules volent, mais pesamment, rarement et fort bas ; le vol des aigles, des colombes et des hirondelles est vif et élevé, presque continuel : ainsi les pécheurs ne sont que des hommes de terre ; et rampent toujours sur la terre ; les justes qui sont encore imparfaits, s’élèvent vers le Ciel par leurs bonnes œuvres, mais rarement, avec lenteur et une espèce de pesanteur d’âme ; il n’y a que les âmes solidement dévotes, qui, semblables aux aigles et aux colombes, s’élèvent en Dieu, d’une manière vive, sublime, et presque infatiguable. En un mot la dévotion n’est autre chose qu’une certaine agilité et vivacité spirituelle, par laquelle ou la charité opère en nous, ou nous-mêmes nous faisons avec la charité tout le bien dont nous sommes capables. C’est à la charité de nous faire observer universellement tous les Commandemens de Dieu ; et c’est à la dévotion de nous les faire observer avec toute la diligence et toute la ferveur possible. Celui donc qui n’observe pas tous les Commandemens de Dieu, n’est ni juste ni dévot ; car pour être juste, il faut avoir la charité, et pour être dévot, il faut avoir, avec la charité, une attention vive et prompte à faire tout le bien que l’on peut, — Et parce que la dévotion consiste essentiellement dans une excellente charité ; non-seulement elle nous rend prompts, actifs et diligens dans l’observation de tous les Commandemens de Dieu, mais encore dans les bonnes œuvres, qui, n’étant point commandées, ne sont que de conseil ou d’une inspiration particulière. Un homme qui ne fait que de relever d’une grande maladie, marche lentement et seulement par nécessité : de même un pécheur nouvellement converti ne marche dans la voie du salut, qu’avec une mauvaise lenteur et pesanteur d’âme, et par la seule nécessité qu’il y a d’obéir aux Commandemens de Dieu, jusqu’à ce qu’il ait bien pris l’esprit de piété. Alors, comme un homme sain et robuste, non-seulement il marche dans la voie des Commandemens de Dieu, mais il court avec joie, et même il entre avec un grand courage dans les chemins qui paroissent empraticables aux autres hommes, et où la voix de Dieu l’appelle, soit par les conseils, soit par les inspirations de sa grâce. Enfin, la charité et la dévotion ne sont pas plus différentes l’une de l’autre que le feu l’est de la flamme ; puisque, la charité, qui est le feu spirituel de l’âme, étant fort enflammée, s’appelle dévotion : de sorte que la dévotion n’ajoute rien, pour ainsi parler, au feu de la charité, sinon la flamme qui rend la charité prompte, active et diligente dans l’observation des Commandemens de Dieu, et dans la pratique des conseils et des inspiration célestes.


CHAPITRE II.

Des Propriétés et de l’excellence de la Dévotion.


CEUX qui décourageoient les Israélites d’entreprendre la conquête de la Terre de promission, leur disoient que cette Terre consumoit ses habitans, c’est-à-dire, que l’air y étoit si méchant, que l’on ne pouvoit y vivre long-temps ; et que les naturels du pays étoient des hommes monstrueux, qui devoroient les autres hommes comme des sauterelles. C’est de cette sorte, Philothée, que le monde décrie tous les jours la sainte Dévotion, en publiant qu’elle rend l’esprit mélancolique et l’humeur insupportable ; et que pour en juger il n’y a qu’à voir l’air fâcheux, sombre et chagrin des personnes dévotes : mais comme Josué et Caleb, qui étoient allés reconnoitre la Terre promise, publioient partout que sa fertilité et sa beauté en rendoient le séjour heureux et délicieux, de même tous les Saints animés du Saint-Esprit et de la parole de Jésus-Christ, nous assurent que la vie dévote est douce, aimable et heureuse.

Le monde voit que les personnes dévotes jeûnent, prient, souffrent avec patience les injures qu’on leur fait, servent les malades, donnent l’aumône, veillent, répriment leur colère, font violence à leurs passions, se privent des plaisirs sensuels, et font beaucoup d’autres choses, qui sont naturellement fort pénibles : mais le monde ne voit pas la dévotion du cœur, laquelle rend toutes ces actions agréables, douces et faciles. Considérez les abeilles sur le thym ; elles y trouvent un suc fort amer, et en le suçant même, elles le changent en miel : nous le confessons donc, âmes mondaines, les personnes dévotes trouvent d’abord beaucoup d’amertume dans l’exercice de la mortification ; mais bientôt elles la sentent toute, changée par l’usage, en une charmante suavité.

Les Martyrs au milieu des feux, et sur les roues, ont cru être couchés sur les fleurs, et parfumés des odeurs les plus délicieuses ; et si l’esprit de piété a pu ainsi, par sa douceur, charmer les tourmens les plus cruels, et la mort même ; que ne fait-il pas dans les exercices les plus laborieux de la vertu ? Ne peut-on point dire qu’il leur est ce que le sucre est aux fruits, dont il tempère la crudité lorsqu’ils ne sont pas mûrs, ou dont il corrige ce qui leur reste de malignité naturelle, quoiqu’ils soient en leur maturité ? Il est vrai que la dévotion assaisonne toute chose avec beaucoup d’agrément ; elle adoucit l’amertume des mortifications, et elle corrige la malignité des consolations humaines ; elle soulage le chagrin du pauvre, et elle réprime l’empressement du riche ; elle console un esprit désolé dans l’oppression, et elle humilie l’orgueil de la prospérité et de la faveur ; elle charme l’ennui de la solitude, et elle donne du recueillement à ceux qui sont dans le commerce du monde ; et elle est à nos âmes, tantôt ce que le feu est en hiver, et tantôt ce que la rosée est en été ; elle fait porter l’abondance, et souffrir la pauvreté ; elle rend également utile l’honneur et le mépris. elle reçoit avec une même dispositition le plaisir et la douleur, et elle nous remplit d’une admirable suavité.

Contemplez l’échelle de Jacob ; car c’est une fidèle peinture de la Vie Dévote. Les deux côtés de cette échelle nous représentent l’Oraison qui demande l’amour de Dieu, et l’usage des Sacremens qui nous le donne. Les échelons sont les diverses degrés de charité, par lesquels l’on va de vertu en vertu, soit en s’abaissant jusqu’à servir le prochain et souffrir ses foiblesses, soit en s’élevant par la contemplation jusqu’à l’union amoureuse de Dieu. Or, considérez, je vous prie, comme ces bienheureux Anges revêtus d’un corps humain, descendent et montent par cette échelle, et nous représentent bien les vrais dévots qui ont un esprit angélique. Ils nous paroissent jeunes, et cette jeunesse nous marque la force et l’activité spirituelle de la dévotion. Leurs ailes nous figurent le vol et l’élancement de l’âme en Dieu par la sainte Oraison ; mais en même-temps ils ont des pieds, et cela nous apprend que nous devons vivre sur la terre avec les autres hommes dans une sainte et paisible société. Leur beauté et la joie peinte sur leurs visages, nous marquent la douce tranquillité avec laquelle il faut recevoir tous les événemens de la vie : et leur tête nue aussi-bien que leurs bras et leurs pieds, nous font penser que l’on ne doit rien mêler dans ses intentions, et dans ses actions avec le motif de plaire à Dieu. Le reste de leur corps est couvert d’une robe fort légère, pour nous apprendre que dans la nécessité de se servir du monde et des biens du monde, il ne faut en prendre que ce qui est purement nécessaire.

Croyez-moi donc, Philothée, la Dévotion est la Reine des vertus, puisqu’elle est la perfection de la charité ; elle est à lacharité ce que la crème est au lait, la fleur à une plante, l’éclat à une pierre précieuse, et l’odeur au baume. Oui, la dévotion répand partout cette odeur de suavité, qui conforte l'esprit des hommes, et qui réjouit les Anges.


CHAPITRE III.

La Dévotion convient à tous les états de la vie.


LE Seigneur Créateur commanda aux arbres de porter du fruit, chacun selon son espèce ; et il commande encore de tous les fidèles, qui sont les plantes vivantes de son Église, de faire de dignes fruits de piété, selon leur état et leur vocation ; car les règles n’en sont pas les mêmes pour les gens de qualité, pour les artisans, pour les princes et pour le peuple, pour les maitres et pour les domestiques, pour une femme mariée et pour une fille, ou pour une veuve : et il faut même accomoder toute la pratique de la dévotion à la santé, aux affaires et aux devoirs de chaque particulier. En vérité, Philothée, seroit-ce une chose louable, qu’un Évêque fut solitaire comme un Chartreux ; que les personnes mariées ne pensassent pas davantage d’amasser du bien que des Capucins ; qu’un artisan fut assidu à l’office de l’Église, comme un Religieux l’est au chœur ; et qu’un Religieux fut autant exposé à tous les exercices de la charité envers le prochain, qu’un Évêque ? cette dévotion ne seroit-elle pas ridicule, déréglée et insupportable ? Cependant, c’est ce que l’on voit souvent ; et le monde qui ne sait pas faire, ou qui ne veut pas faire ce discernement entre la dévotion et l’indiscrétion des personnes qui la prennent de travers, la blâme avec beaucoup d’injustice.

Non, Philothée, la véritable dévotion ne gâte rien, et même elle perfectionne tout ; de sorte que si elle répugne aux devoirs légitimes de la vocation, elle n’est qu’une fausse vertu. L’abeille, dit Aristote, laisse les fleurs, dont elle tire son miel, aussi fraiches et aussi entières, qu’elle les a trouvées : mais la véritable dévotion fait encore mieux ; non-seulement elle ne blesse en rien les devoirs des différens états de la vie, elle leur donne même un nouveau mérite, et elle en fait le plus bel ornement. L’on dit que si on jette dans le miel quelques pierreries que ce soit, elles y prennent toutes plus d’éclat qu’elles n’en ont, sans qu’aucune y perde rien de sa couleur naturelle : c’est ainsi que la piété étant bien établie dans les familles, tout en devient meilleur, et plus agréable ; l’économie en est plus paisible, l’amour conjugal plus sincère, le service du Prince plus fidèle, et l’application aux affaires plus douce et plus efficace.

C’est une erreur, et même une hérésie, que de vouloir bannir la vie dévote de la Cour des Princes et des armées, de la boutique des artisans et de la maison des personnes mariées. Il est bien vrai, Philothée, que la dévotion purement contemplative, monastique ou religieuse, ne peut subsister dans ces états ; mais il est des dévotions d’un autre caractère, et très-propres à prefectionner ceux qui y vivent. Abraham, Isaac et Jacob, David, Job, Tobie, Sara ; Rebecca, Judith, nous en sont d’illustres exemples dans l’ancien Testament : et depuis ce temps-là, saint Joseph, Lydia et saint Crépin, ne se sont-ils pas sanctifiés dans leurs boutiques ; sainte Anne, sainte Marthe, sainte Monique, Aquila et Prisca dans leurs ménages ; le Centenier Cornélius, s. Sébastien et s. Maurice dans les armées ; le grand Constantin, sainte Hélène, s. Louis, s. Amé et s. Edouard sur le trône ? il est même arrivé que plusieurs ont perdu la perfection dans la solitude, toute favorable qu’elle est à la sainteté : et l’on en a vu d’autres qui l'ont conservée dans le monde, dont le commerce lui est fatal. Loth, dit s. Grégoire, perdit dans la solitude cette admirable chasteté, qu’il avait conservée au milieu d’une ville corrompue : enfin, quelque place que nous occupions, nous pouvons et devons toujours aspirer à la perfection…


CHAPITRE IV.

De la nécessité d’avoir un Directeur, pour entrer et pour marcher dans les voies de la Dévotion.


ALLEZ, dit Tobie à son fils, lorsqu’il voulut l’envoyer dans un pays inconnu à ce jeune homme ; allez, cherchez quelque homme sage qui vous conduise. Je vous le dis, aussi, Philothée ; voulez-vous sincèrement entrer dans les voies de la dévotion ? cherchez un bon guide qui vous y conduise. C’est là de tous las avertissemens, le plus nécessaire et le plus important : quelque chose que l’on fasse, dit le dévot Avila, on n’est jamais sûr d’y, faire la volonté de Dieu, qu’autant que l’on a cette humble obéissance, que les Saints, et les Saintes nous ont si fort recommandée, et qu’ils ont eux-mêmes pratiquée si fidèlement. La Bienheureuse Mère Thérèse, sachant les grandes austérités de Catherine de Cordoue, fut touchée d’une sainte émulation, et fort tentée de ne pas croire son Confesseur, qui lui en défendoit l’imitation : cependant elle se soumit, et après cela, Dieu lui dit : ma fille, tu marches par une voie qui est bonne et sure ; tu estimois beaucoup cette pénitence, et moi j’estime davantage ton obéissance. C’est de là qu’elle s’attacha si fort à cette vertu, qu’outre l’obéissance qu’elle devoit à ses supérieurs, elle s’engagea par un vœu particulier à suivre la direction d’un grand homme de bien, et elle en reçut toujours beaucoup d’édification et de consolation : c’est ainsi que devant elle et après elle tant de saintes âmes, pour se tenir mieux dans la dépendance de Dieu, ont assujéti leur volonté à celle de ses serviteurs. C’est cette humble sujétion, dont sainte Catherine de Sienne fait l’éloge dans ses Dialogues : ce fut la pratique de la dévote Princesse sainte Elisabeth, qui se soumit avec une parfaite obéissance à la conduite du savant Conrad ; et voici le conseil que saint Louis donna à son fils, avant de mourir : Confessez-vous souvent, et choisissez un Confesseur qui ait assez de science et de sagesse pour vous aider de ses lumières, et dans les choses nécessaires à votre conduite spirituelle.

Un ami fidèle, dit la sainte Écriture, est une puissante protection : quiconque en a trouvé un, a trouvé un trésor ; la sûreté de la vie et l’immortalité y sont attachées, et on le trouve quand on a la crainte de Dieu. Il s’agit ici principalement de l’immortalité, en vue de laquelle il faut tâcher d’avoir ce fidèle ami, qui nous conduise dans toutes nos actions par ses conseils, et qui vous fasse marcher avec sûreté à travers les pièges du malin esprit : nous aurons en lui un trésor de sagesse pour éviter le mal, et pour faire le bien d’une manière plus parfaite : plus de consolation pour nous soulager dans nos afflictions, plus de force pour nous relever de nos chutes, et tous les remèdes les plus nécessaires à la parfaite guérison de nos infirmités spirituelles.

Mais qui trouvera un tel ami ? le Sage répond que ce sera celui qui craint Dieu ; c’est-à-dire, l’humble qui désire ardemment son avancement spirituel. Puisqu’il est donc si important, Philothée, d’avoir un bon guide dans les voies de la dévotion, priez Dieu avec ferveur qu’il vous en donne un qui soit selon son cœur ; et ne doutez pas que quand il devroit vous envoyer un Ange, comme au jeune Tobie, il ne vous donne un sage et fidèle conducteur.

En effet, ce doit être un Ange pour vous ; c’est-à-dire, quand Dieu vous l’aura donné, vous ne devez plus le considérer comme un homme simple ; ne mettez votre confiance en lui que par rapport à Dieu qui vous conduira et vous instruira par son ministère, en lui mettant dans le cœur et dans la bouche les sentimens et les paroles nécessaires à votre conduite ; ainsi vous le devez écouter comme un Ange descendu du Ciel, pour vous y conduire. Ajoutez à la confiance une fidèle sincérité, traitant avec lui à cœur ouvert, et lui découvrant fidèlement le bien et le mal qui est en vous ; le bien en sera plus sûr, et le mal plus court ; votre âme en sera plus forte dans ses peines, et plus modérée dans ses consolations. Joignez un religieux respect à la confiance, et dans un si juste tempérament, que la vénération ne diminue point la confiance, et que la confiance ne fasse rien perdre du respect : confiez-vous en lui avec le respect d’une fille envers son père, et respectez-le avec la confiance d’un fils envers sa mère. En un mot, cette amitié qui doit avoir de la force et de la douceur, doit être toute spirituelle, toute sainte, toute sacrée, toute divine.

Choisissez-en un entre mille, dit Avila ; et moi je dis entre dix mille ; car il s’en trouve bien moins qu’on ne pense, qui soient capables de ce ministère. Il y faut de la charité, de la science, de la prudence ; et si l’une de ces trois qualités manque, le choix que l’on fera ne sera pas sans danger. Je vous le dis encore : demandez un Directeur à Dieu ; et quand vous l’aurez trouvé, bénissez-en sa divine Majesté, tenez-vous à votre choix, sans en chercher un autre : allez à Dieu en toute simplicité, avec humilité et confiance, car indubitablement vous ferez un très-heureux voyage.


CHAPITRE V.

Il faut commencer par purifier l’Ame.


LES fleurs, dit l’Époux sacré, commencenť à paroître dans notre Terre : il est temps d’émonder les arbres et de les tailler. Quelles sont ces fleurs pour nous, ô Philothée, sinon les bons désirs ? Or, dès qu’ils se font sentir à notre cœur, il faut s’appliquer promptement à le purifier de toutes les œuvres mortes et superflues. Dans la loi de Moïse, une fille étrangère qui vouloit épouser un Israëlite, devoit quitter la robe de sa captivité, et se faire raser les cheveux et couper les ongles : et cela nous apprend, que quand une âme aspire à l’honneur d’être l’épouse de Jésus-Christ, elle doit se dépouiller du vieil homme, se revêtir du nouveau, en quittant le péché, et puis retrancher de sa vie toutes les superfluités qui peuvent la détourner de l’amour de Dieu.

Pour guérir l’âme, ainsi que pour guérir le corps, il faut commencer par se décharger d’un mauvais amas de corruption ; et c’est ce que j’appelle purifier le cœur : cela se fit en un instant, et parfaitement, dans saint Paul ; et cela s’est encore fait dans sainte Magdeleine, sainte Pélagie, sainte Catherine de Sienne, et quelques autres Saints ou Saintes ; mais un tel avantage est un aussi grand miracle dans l’ordre de la grâce, que la résurrection d’un mort dans celui de la nature, et nous ne devons pas y prétendre. La guérison de l’âme, Philothée, comme celle du corps, est lente, ne s’avance que par degrés, peu à peu, avec peine et à loisir, et l’on croit même qu’elle n’en est que plus sûre ; car vous savez ce que dit le vieux proverbe, que les maladies viennent à cheval et en poste, et qu’elles s’en vont à pied et au petit pas : jugez ainsi des autres infirmités spirituelles.

Il faut donc ici, ô Philothée, beaucoup de patience et de courage : hélas ! que je plains ces personnes qui, se voyant sujettes à plusieurs imperfections, commencent après quelques mois de dévotion à s’inquiéter et à se troubler, prêtes qu’elles sont de succomber à la tentation, de tout quitter pour retourner sur leurs pas. Mais une autre extrémité aussi dangereuse, est celle de certaines âmes, qui, par une tentation contraire, se croient, dès les premiers jours, affranchies de leurs mauvaises inclinations ; qui pensent être parfaites sans avoir presque rien fait, et qui prenant le grand vol sans avoir d’ailes, s’élèvent à ce qu’il y a de plus sublime dans la dévotion. O Philothée, que la rechute est à craindre, pour avoir voulu se tirer trop tôt des mains du Médecin ! elles devroient bien considérer les Anges de l’échelle de Jacob, qui ayant des ailes, y montoient cependant par ordre, d’échelon en échelon, Ah ! dit le Prophète royal, il vous est bien inutile de vous lever avant que le jour soit venu. L’âme qui remonte du péché à la dévotion, est comparée à l’aube du jour ; laquelle en s’élevant, ne dissipe pas les ténèbres en un instant, mais peu à peu, et d’une manière imperceptible.

Jamais personne n’a mieux pratiqué ce conseil de bien purifier le cœur que ce saint pénitent, qui ayant été déjà lavé de son iniquité, demanda néanmoins durant toute sa vie d’en être toujours lavé de plus en plus ; ainsi cet exercice ne devant et ne pouvant finir qu’avec notre vie, ne nous troublons point à la vue de nos imperfections. Notre perfection consiste à les combattre, et d’ailleurs nous ne saurions ni les combattre ni les vaincre, sans les sentir et, sans les connoître ; la victoire même que nous en espérons ne consiste pas à ne les point sentir, mais à n’y point consentir.

Au reste, ce n’est pas y consentir que d’en ressentir les impressions ; il faut bien dans ce combat spirituel que, pour l’exercice de notre humilité, nous nous attendions à en recevoir quelques fâcheuses atteintes. Cependant nous ne sommes jamais vaincus, que quand nous avons perdu la vie ou le courage ; or, les imperfections et les fautes vénielles ne peuvent nous faire perdre cette vie spirituelle de la grâce que le seul péché mortel nous ravit, et il n’y a rien à craindre, sinon de perdre le courage ; mais disons à Dieu comme David : Seigneur, délivrez-moi de l’esprit de lâcheté et de découragement. C’est donc pour nous une douce et heureuse condition dans cette milice spirituelle, que de pouvoir toujours vaincre, pourvu que nous voulions toujours combattre.


CHAPITRE VI.

Il faut premièrement purifier l’Ame des péchés mortels.


LE dégagement du péché doit être le premier soin de celui qui veut purifier son cœur ; et c’est ce que l’on fait, dans le Sacrement de pénitence. Cherchez le plus digne Confesseur que vous pourrez trouver ; ayez un de ces petits Livres, qui ont été faits pour aider à la conscience, dans l’examen qu’on doit faire de sa vie, comme Grenade, Bruno, Arias, Auger, ou autres semblables ; lisez-les attentivement, et remarquez de point en point en quoi vous avez offensé Dieu depuis l’usage de raison : et si vous vous défiez de votre mémoire, écrivez ce que vous avez remarqué. Après cette recherche de vos péchés, détestez-les avec la contrition la plus vive et la plus parfaite que vous pourrez concevoir par la considération de ces quatre grands motifs : Que par le péché vous avez perdu la grâce de Dieu, abandonné votre droit sur le Paradis, mérité tes peines éternelles de l’Enfer, et renoncé à tout l’amour de Dieu.

Vous voyez bien, Philothée, que je vous parle d’une confession générale de toute la vie, et je vous avoue en même-temps que je ne la crois pas toujours absolument nécessaire ; mais considérant l’utilité qu’elle porte pour ces commencemens, je vous la conseille extrêmement. Il arrive souvent que les confessions ordinaires des personnes qui ont un certain train de vie commune, sont pleines de grands défauts : on ne s’y prépare point, ou fort peu ; l’on n’a pas la contritition requise ; l’on va se confesser avec une secrète volonté de pécher, soit parce que l’on ne veut pas éviter les occasions du péché ; soit parce que l’on n’est pas disposé à prendre tous les moyens nécessaires à l’amendement de la vie : et en tous ces cas-là, une confession générale est nécessaire pour assurer le salut : mais outre cela elle nous donne une parfaite connoissance de nous-mêmes ; elle nous remplit d’une confusion salutaire à la vue de tous nos péchés ; elle soulage l’esprit de beaucoup d’inquiétudes ; elle tranquillise la conscience ; elle excite en nous plusieurs bonnes résolutions ; elle nous fait admirer la miséricorde de Dieu, qui nous a attendu avec tant de patience ; elle met notre Père spirituel en état de nous donner des avis plus convenables ; elle nous ouvre le cœur pour confesser nos péchés à l’avenir avec plus de confiance.

Ainsi, Philothée, puisqu’il s’agit du renouvellement entier de votre vie et de la parfaite conversion de votre âme à Dieu, c’est avec raison, ce me semble que je vous conseille de faire une confession générale.


CHAPITRE VII.

Il faut encore purifier l’Ame de toutes les affections au péché.


TOUS les Israélites sortirent d’Égypte ; mais plusieurs y laissèrent leur cœur ; et c’est ce qui leur fit désirer dans le désert les oignons et les viandes d’Égypte. De même il est beaucoup de pénitens qui sortent de l’état du péché, et qui n’en quittent pas pour cela l’affection ; je m’explique : ils se proposent de ne plus pécher, mais c’est avec une certaine répugnance à se priver des plaisirs du péché : leur cœur y renoncé et s’en éloigne ; mais il leur échappe toujours de certains retours qui les portent de ce côté-là, à peu près comme il arriva à la femme de Loth, qui tourna la tête vers Sodome. Ils s’abstiennent du péché comme les malades font des melons ; vous le savez, ils n’en mangent pas, parce qu’ils craignent la mort dont le Médecin les menace ; mais ils s’inquiètent de cette abstinence ; ils en parlent avec chagrin, et doutent de ce qu’ils ont à faire, du moins ils veulent en sentir souvent l’odeur, et ils estiment heureux ceux qui peuvent en manger. Voilà le caractère de ces foibles et lâches pénitens ; ils s’abstiennent pour quelque temps du péché, mais c’est à regret ; ils voudroient bien pouvoir pécher sans être damnés ; ils parlent du péché avec je ne sais quel goût qui en fait sentir le faux plaisir, et ils veulent toujours croire que les autres y trouvent de quoi se satisfaire. Un homme quitte dans la confession le dessein qu’il avoit de se venger ; mais aussitôt après on le trouvera dans une conversation libre de ses amis avec qui il prendra plaisir de parler de sa querelle ; il dira, que sans la crainte de Dieu, il auroit fait ceci et cela, que la Loi divine, sur cet article du pardon, est bien difficile ; que plût à Dieu qu’il fût permis de se venger. Ah ! que ce pauvre homme, tout hors de péché qu’il est, a le cœur embarrassé de l’affection au péché, et qu’il est semblable aux Israélites dont j’ai parlé ! Il faut dire la même chose de cette femme, qui ayant détesté ses mauvaises amours, prend un reste de plaisir à de vaines assiduités, et à des démonstrations trop vives d’estime et d’amitié. Hélas ! que ces pénitens et ces pénitentes sont dans un grand danger de leur salut !

Or, Philothée, puisque vous aspirez sincèrement à la dévotion, non-seulement vous devez quitter le péché, mais vous devez encore purifier votre cœur de toutes les affections qui en ont été les causes, ou qui en sont les effets ; car outre le danger de la rechute, il vous en resteroit une langueur d’âme et une pesanteur d’esprit, qui sont, comme je vous l’ai dit, incompatibles avec la Vie Dévote. Je compare ces âmes qui, après avoir quitté le péché, sont si languissantes et si pesantes dans le service de Dieu, aux personnes qui ont les pâles couleurs ; elles ne sont pas absolument malades, mais l’on peut dire que leur air, leurs manières et toutes leurs actions sont bien malades ; eļles mangent sans goût, elles rient sans joie, elles dorment sans repos, et elles se traînent plutôt qu’elles ne marchent. C’est de cette sorte que ces âmes, dans leurs exercices qui ne sont pas fort à compter, ni pour le nombre, ni pour le mérite, font le bien avec tant de dégoût et de lassitude d’esprit, qu’elles lui font perdre tout le lustre et toute la grâce que la ferveur donne aux actions de piété.


CHAPITRE VIII.

Comment l’on peut parvenir à ce second degré de pureté d’âme.


IL faut pour cela se former une vive et forte idée de tout le mal que porte le péché ; afin que par la componction du cœur, elle nous excite à une forte et profonde contrition. Quelque foible que soit la contrition, pourvu qu’elle soit véritable, elle suffit pour purifier notre âme du péché, surtout quand elle est soutenue de la vertu des Sacremens ; mais si elle est véhémente et pénétrante, elle va jusqu’à purifier le cœur de toutes les mauvaises affections qui dépendent du péché. Remarquez ces exemples : si nous ne haïssons un homme que foiblement, il n’y a guère que sa · présence qui nous fasse de la peine, et nous nous contentons de la fuir ; mais si nous le haïssons mortellement et violemment, nous ne nous en tenons pas à cette répugnance de cour, et à cette fuite, l’horreur que nous en avons se répand jusques sur ses alliés, ses parens et ses amis, dont nous ne pouvous souffrir la conversation ; son portrait même nous blesse les yeux et le cœur, et généralement tout ce qui a quelque rapport à lui nous déplait : ainsi quand le pénitent n’est que légèrement touché de la haine de ses péchés, et n’en a qu’une qu’une foible contrition, mais très-réelle, il ne laisse pas de se déterminer de bonne foi à ne plus pécher ; mais quand sa haine est bien vive, et sa douleur bien profonde, il déteste tout ensemble et efficacement le péché, toutes les habitudes, et tout ce qui peut lui servir d’attrait et d’occasion. Il faut donc, Philothée, donner à la douleur de vos péchés toute la force et l’étendue que vous pourrez, afin qu’elle s’étende aux moindres circonstances du péché : c’est ainsi que la Magdelaine, dès le premier moment de sa conversion, perdit tellement le goût de ses plaisirs, qu’elle n’en retint pas même l’idée ; c’est ainsi que David protestoit, qu’il haïssoit le péché, les voies et les sentiers du péché : c’est en cela que consiste ce renouvellement de l’âme, comparé par le même Prophète au renouvellement de l’aigle.

Mais pour prendre vivement cette idée de la malice du péché, et en concevoir une vraie douleur, il faut vous appliquer à bien faire les Méditations suivantes, dont l’usage détruira dans votre cœur, par la grâce de Dieu, tout le péché jusqu’à ses racines ; c’est à ce dessein que je vous les ai préparées, selon la méthode que j’ai jugée la meilleure ; vous les ferez : l’une après l’autre, en suivant l’ordre que je leur ai donné, et n’en prenant qu’une pour chaque jour. Je vous conseille, si cela est faisable, que ce soit le matin, parce que c’est le temps le plus propre aux fonctions de l’esprit ; après cela, vous en repasserez ce que vous pourrez en vous-même durant le jour ; et si votre esprit n’est pas encore fait à la Méditation, ayez recours, pour vous la faciliter, à la seconde partie de cet ouvrage.


CHAPITRE IX.

Méditation sur la création de l’Homme.


Préparation.

1.° Mettez-vous en la présence de Dieu.

2.° Suppliez-le qu’il vous inspire.

Considération.

1. CONSIDÉREZ qu’il n’y a que tant d’années que vous n’étiez pas au monde, et que votre être n’étoit qu’un vrai néant. Où étions-nous, ô mon âme, en ce temps-là ! le monde avoit déjà subsisté durant une longue suite de siècles, et il n’étoit rien de tout ce que nous sommes.

2. Pensez que Dieu vous a tiré de ce néant pour vous faire ce que vous êtes, sans que vous lui fussiez nécessaire, et par la seule raison de sa bonté.

3. Formez-vous une noble idée de l’être que Dieu vous a donné ; car il est le premier et le plus parfait de tous les êtres de ce monde visible ; il est créé pour une vie et une félicité éternelle, et capable de s’unir parfaitement à la divine Majesté.

Affections et Résolutions.

1. Humiliez-vous profondément devant Dieu, et dites comme le Psalmiste : O mon âme, sache que le Seigneur est ton Dieu, et que c’est lui qui t’a faite, et que tu ne t’es pas faite toi-même ! ô Dieu, je suis l’ouvrage de vos mains ! ô Seigneur, toute ma substance n’est en votre présence qu’un vrai néant ! et qui suis-je, moi, pour que vous ayez voulu me faire ce bien ? Hélas ! mon âme ! tu étois abimée dans cet ancien néant, et tu y serois encore, si Dieu ne t’en avoit tiré.

2. Rendez grâce à Dieu. O mon Créateur, vous dont la bonté égale l’infinie grandeur, que je vous suis redevable, pour m’avoir fait par votre miséricorde tout ce que je suis ! que ferai-je pour bénir dignement votre saint Nom, et pour remercier votre immense bonté ?

3. Confondez-vous. Mais hélas, mon Créateur ! au lieu de m’unir à vous par amour et par mes services, mes passions ont révolté mon cœur contre vous, ont éloigné et séparé mon âme de vous, et elle s’est livrée au péché, et dévouée à l’injustice ; je n’ai non plus respecté ni aimé votre bonté, que si vous n’eussiez pas été mon Créateur.

Voici donc les bonnes résolutions que votre grâce me fait prendre. Je renonce à ces vaines complaisances, qui depuis si long-temps n’ont occupé mon esprit et mon cœur que de moi-même, c’est-à-dire, de rien. De quoi te glorifies-tu, poussière et cendre ? Ou plutôt véritable et méprisable néant ; qu’as-tu en toi qui puisse te plaire ! Je veux m’humilier, et pour cela je ferai telle et telle chose, je souffrirai tel et tel mépris ; je veux absolument changer de vie ; je suivrai désormais ce mouvement d’inclination, que mon Créateur m’a donné pour lui ; j’honorerai en moi cette qualité de créature de Dieu, par laquelle je me considérerai uniquement, et je consacrerai l’être tout entier que j’ai reçu de lui, à l’obéissance que je lui dois, selon les moyens que j’en aurai, et dont je me ferai instruire par mon Père spirituel,

Conclusion.

1. Remerciez Dieu. Bénis ton Dieu, o mon âme ! et que tout mon intérieur soit occupé des louanges de son saint Nom, et de la reconnoissance que je dois à sa bonté pour le bienfait de ma création.

2. Offrez-vous à Dieu. O mon Dieu ! je vous offre tout l’être que vous m’avez donné, avec tout mon cœur, je vous le consacre.

3. Faites une humble prière à Dieu. O mon Dieu ! je vous supplie de me soutenir par la force de votre esprit dans ces résolutions et ces affections. Sainte Vierge, je vous prie de les recommander à votre adorable Fils, avec toutes les personnes pour qui je dois prier, etc. Pater, Ave.

Après la Méditation, recueillez-en le fruit, vous formant une idée de ce qui vous a le plus frappé l’esprit et plus touché le cœur ; vous la repasserez en vous-même de temps en temps dans le cours de la journée, pour vous soutenir dans vos bonnes résolutions ; c’est ce que j’ai coutume d’appeler le Bouquet spirituel. Et je compare cette pratique à l’usage de ces personnes qui prennent le matin un bouquet sur elles, et le sentent souvent durant le jour, pour réjouir et fortifier le cœur par la bonne odeur des fleurs.

Je vous en avertis ici pour toutes les Méditations suivantes.


CHAPITRE X.

Méditation sur la fin de l’Homme.


Préparation.

1. Mettez-vous en la présence de Dieu.

2. Priez-le qu’il vous inspire.

Considération.

1. CE n’est pas par aucune raison d’intérêt que Dieu nous a créés, puisque nous lui sommes absolument inutiles ; ce n’a été précisément que pour nous faire ce bien, en nous élevant par sa grâce à la participation de sa gloire : c’est en cette vue, Philothée, qu’il vous a donné tout ce que vous avez, l’entendement pour le connoître et pour l’adorer, la mémoire pour vous souvenir de lui, la volonté pour l’aimer, l’imagination pour vous représenter ses bienfaits, les yeux pour vous faire admirer ses œuvres, la langue pour le louer, et ainsi des autres puissances et facultés.

2. Puisque c’est là l’intention que Dieu a eue en vous créant, certainement vous devez condamner et éviter toutes les actions qui sont contraires à cette fin ; et à l’égard de celles qui ne peuvent pas vous y servir, vous devez les mépriser comme vaines et superflues.

3. Voyez donc quel est le malheur du monde qui ne pense point à cela, le malheur, dis-je, des hommes qui vivent comme s’ils étoient convaincus qu’ils ne sont au monde que pour bâtir des maisons, se faire d’agréables jardins, accumuler richesses sur richesses, et s’occuper de frivoles amusemens.

Affections et Résolutions.

1. Confondez-vous en reprochant à votre âme sa misère et l’oubli de ces vérités. Hélas ! de quoi mon esprit étoit-il occupé, Ô mon Dieu, quand je ne pensois pas à vous ! de quoi me ressouvenois-je, quand je vous oubliois ? qu’aimois-je, quand je ne vous aimois pas ? Hélas ! je devois me nourrir de la vérité, et je me remplissois de la vanité : esclave que j’étois du monde, je le servois, lui qui n’a été fait que pour me servir à vous connoître et à vous glorifier.

2. Détestez la vie passée. Je vous renonce donc, et je vous abhorre, fausses maximes, vaines pensées, inutiles réflexions, souvenir détestable ; je vous déteste amitiés infidèles et criminelles, vains attachemens du monde, services perdus, misérables complaisances, fausse générosité, qui, pour faire du bien aux autres, ne m’avez rien produit qu’une grande ingratitude envers Dieu : je vous déteste de toute mon âme.

3. Convertissez-vous à Dieu. Et vous, ô mon Dieu ! ô mon Sauveur ! vous serez dorénavant l’unique objet de mes pensées ; je n’aurai jamais d’attention à rien qui puisse vous déplaire ; ma mémoire se remplira tous les jours de la grandeur et de la douceur de votre bonté envers moi ; vous serez les délices de mon cœur et la suavité de tout mon intérieur.

Ah ! c’en est fait : tels et tels amusemens auxquels je m’appliquois, tels et tels vains exercices qui occupoient tout mon temps, telles et telles effections qui engageoient mon cœur, tout cela ne sera plus qu’un objet d’horreur pour moi ; et pour me conserver dans cette disposition, je me servirai de tels et tels moyens.

Conclusion.

1. Remerciez, etc. Je vous rends grâces, ô mon Dieu, de m’avoir donné une fin aussi excellente et aussi utile que celle de vous aimer en cette vie, et de jouir éternellement en l’autre de l’immensité de votre gloire : quand sera-ce que j’en serai digne ? quand vous bénirai-je comme je le dois ?

2. Offrez, etc. Je vous offre, ô mon aimable Créateur, toutes ces résolutions et ces affections, avec tout mon cœur et toute mon âme !

3. Priez, etc. Je vous supplie, ô mon Dieu, d’agréer mes souhaits et mes vœux, de donner votre sainte bénédiction à mon âme, afin qu’elle en puisse voir l’accomplissement, par les mérites de votre Fils, qui a répandu son sang pour moi sur la Croix ! Pater, Ave.


CHAPITRE XI.

Méditation sur les bienfaits de Dieu.


Préparation.

1. Mettez-vous en la présence de Dieu.

2. Priez-le qu’il vous inspire.

Considération.

1. CONSIDÉREZ, à l’égard du corps, tous les avantages que vous avez reçus de votre Créateur ; ce corps d’une conformation si parfaite, et cette santé, ces commodités nécessaires à l’entretien de la vie ; ces plaisirs naturellement attachés à votre état ; ce secours et cette assistance de vos inférieurs : cette agréable et douce société de vos amis : mais en tout cela comparez-vous un peu à tant de personnes qui valent peut-être mieux que vous, et sont dépourvues de tous ces avantages ; car combien en voyez-vous d’une figure ridicule, d’un corps difforme, d’une mauvaise santé ? Combien y en a-t-il qui gémissent, abandonnés de leurs amis et de leurs parens, dans le mépris, dans l’opprobre, dans de longues maladies, et dans l’accablement de la pauvreté ? Dieu l’a voulu ainsi, d’une manière pour vous, et d’une autre pour eux…

2. Considérez tout ce qu’on peut appeler les avantages de l’esprit. Pensez combien il y a d’hommes hébétés et insensés, furieux, emportés, élevés grossièrement, et dans une extrême ignorance : pourquoi n’êtes-vous pas du nombre ? N’est-ce pas Dieu qui a spécialement veillé sur vous, pour vous donner un heureux naturel et une bonne éducation ?

3. Considérez beaucoup plus, Philothée, les grâces surnaturelles, la naissance dans le sein de l’Église, la connoissance si parfaite que vous avez eue de Dieu dès votre jeunesse, l’usage de ses Sacremens, si fréquent et si salutaire. Combien d’inspirations de la grâce, de lumières intérieures, de reproches de votre conscience sur votre vie déréglée. Combien de fois Dieu vous a-t-il pardonné vos péchés, et a-t-il veillé sur vous pour vous délivrer des occasions où vous étiez de perdre éternellement votre âme ? Tant d’années que Dieu vous a laissé vivre, ne vous ont-elles pas donné tout le loisir d’avancer le salut de votre âme ? Examinez ces grâces en détail, et voyez combien Dieu vous a été bon et miséricordieux !

Affections et Résolutions.

1. Admirez la bonté de Dieu. O que mon Dieu a été bon pour moi ! ô qu’il est bon, 0 Seigneur, que vous êtes riche en miséricorde, magnifique en bonté ! ô mon âme ! prends plaisir à publier combien il t’a fait de grâces !

2. Repentez-vous de votre ingratitude. Mais que suis-je, Seigneur, pour vous être ainsi souvenu de moi ? O que mon indignité est grande ! Hélas ! j’ai foulé aux pieds vos grâces par l’abus que j’en ai fait, j’ai déshonoré votre bonté par le mépris que j’en ai eu, j’ai opposé un abime d’ingratitude à l’abîme de votre miséricorde.

3. Excitez en vous une grande reconnoissance. O mon cœur ! ne sois plus envers ce grand bienfaiteur un infidèle, un ingrat, un rebelle. Et comment est-ce que mon âme ne seroit pas désormais soumise à mon Dieu, qui a opéré tant de merveilles et de grâces en moi et pour moi ?

Ah, Philothée ! commencez donc par dégager ce corps de telles et telles voluptés, pour l’accoutumer à porter le joug du service de Dieu : ensuite appliquez votre âme à le connoître de plus en plus par tels et tels exercices qui peuvent vous y servir. Servez-vous enfin des moyens de salut, que Dieu vous présente par son église : oui, je le ferai, j’entrerai dans la pratique de la Prière et de l’Oraison, je fréquenterai les Sacremens, j’écouterai la sainte parole de Dieu, j’obéirai à sa voix, en suivant les conseils de l’Évangile et de ses inspirations.

Conclusion.

1. Remerciez Dieu de ce qu’il vous a si bien fait connoître ses grâces et vos devoirs.

2. Offrez-lui votre cour avec toutes vos résolutions.

3. Priez-le qu’il vous y soutienne, en vous y donnant la fidélité nécessaire ; demandez-la par les mérites de la mort de Jésus-Christ ; implorez l’intercession de la Sainte Vierge et des Saints. Pater, Aye.


CHAPITRE XII.

Méditation sur les péchés.


Préparation.

1. Mettez-vous en la présence de Dieu.

2. Priez-le qu’il vous inspire.

Considération.

1. RETRACEZ en vous-même l’idée du temps que vous avez commencé de pécher : faites réflexion combien vous avez augmenté et multiplié vos péchés de jour en jour, soit contre Dieu, soit contre vous, soit contre le prochain, par vos œuvres, par vos paroles, par vos pensées et par vos désirs.

2. Considérez vos mauvaises inclinations, et tout l’emportement que vous avez eu à les suivre : ces deux vues vous feront juger que le nombre de vos péchés passe de beaucoup celui de vos cheveux, et même du sable de la mer.

3. Faites principalement attention à votre ingratitude envers Dieu ; car c’est un péché universel qui se répand sur les autres, et en augmente infiniment l’énormité. Comptez, si vous le pouvez, tous les bienfaits de Dieu que la malice de votre cœur a tournés contre lui, pour le déshonorer, toutes les inspirations méprisées, tous les bons mouvemens de la grâce rendus inutiles, et tous les différens abus des Sacremens. Où sont du moins les fruits que Dieu en attendoit ? que sont devenues toutes ces richesses dont votre divin époux avoit orné votre âme ? tout cela a été dépravé et profané par vos iniquités. Pensez que votre ingratitude a été jusqu’à ce point-là ; que Dieu vous ayant toujours suivi pas à pas pour vous sauver, vous avez toujours fui devant lui pour vous perdre.

Affections et Résolutions.

1. Que votre misère vous serve ici à vous confondre. O mon Dieu ! comment est-ce que j’ose me présenter à vous ? Hélas ! je me trouve dans un état déplorable de corruption, de pourriture, d’ingratitude et d’iniquité ? est-il possible que j’aie porté ma folie et mon ingratitude jusques-là ; qu’il n’y ait pas un de mes sens, que mes iniquités n’aient dépravé ; une puissance de mon âme, que mes péchés n’aient profanée et corrompue ; et qu’il ne se soit pas écoulé un seul jour de ma vie, qui n’ait produit de si mauvais effets ?

Est-ce là le fruit des bienfaits de mon Créateur, et le prix du sang de mon Rédempteur ?

2. Demandez pardon de vos péchés, et jetez-vous aux pieds du Seigneur, comme l’Enfant prodigue aux pieds de son Père, comme sainte Magdeleine aux pieds de son aimable Sauveur, comme la Femme adultère aux pieds de Jésus son Juge. O Seigneur, faites miséricorde sur cette âme pécheresse ! ô divin cœur de Jésus, source de compassion et de débonnaireté, ayez pitié de cette misérable !

3. Proposez-vous de mieux vivre. Mon Seigneur, je ne m’abandonnerai jamais au péché, non jamais, avec le secours de votre grâce. Hélas ! je ne l’ai que trop aimé ; mais je le déteste de toute mon âme, et je vous embrasse, ô Père de miséricorde ! je veux vivre et mourir en vous.

Je m’accuserai donc au Prêtre de Jésus-Christ, avec humilité et d’un bon cœur, de tous mes péchés, sans aucune sorte de réserve ni de dissimulation. Je ferai tout ce que je pourrai pour les détruire en moi jusqu’à la racine, particulièrement tel et tel qui me pèse le plus sur le cœur. A cet effet je prendrai généreusement tous les moyens que l’on me conseillera, et je ne croirai jamais avoir assez fait, pour réparer de si grandes fautes.

Conclusion.

1. Remerciez Dieu qui a attendu votre conversion jusqu’à cette heure, et qui vous a donné ces bonnes dispositions.

2. Offrez-lui la volonté que vous avez de vous en bien servir.

3. Priez-le qu’il vous en donne la grâce et la force, etc. Pater, Ave.


CHAPITRE XIII.

Méditation sur la Mort.


Préparation.

1. Mettez-vous en la présence de Dieu.

2. Demandez-lui sa grâce.

3. Imaginez-vous que vous êtes dans l’état d’un malade, au lit de la mort, et sans aucune espérance de vie.

Considération.

1. CONSIDÈRE, ô mon âme, l’incertitude du jour de la mort : tu sortiras un jour de ce corps. Quand sera-ce ? sera-ce l’hiver ou l’été, ou dans une autre saison, à la campagne ou dans la ville ? la nuit ou le jour ? sera-ce d’une manière toute subite, ou avec quelque préparation ? sera-ce par quelque accident violent, ou dans une maladie ? le temps, ou le Prêtre ne manquera-t-il point pour la Confession ? Tout cela nous est inconnu, et nous ne savons rien, sinon que nous mourrons indubitablement, et toujours plutôt que nous ne pensons.

2. Mettez-vous bien dans l’esprit, qu’à votre égard la fin du monde sera venue : non, il n’y aura plus de monde pour vous, et vous le verrez périr à vos yeux : car alors, plaisirs, vanités, richesses, honneurs, vaines amitiés, tout cela ne vous paroîtra que comme un fantôme qui se dérobera à votre vue. Ah ! direz-vous, pour quelles bagatelles, et pour quelles chimères ai-je offensé mon Dieu, c’est-à-dire, perdu tout pour rien ? Au contraire, dévotion, pénitence, bonnes œuvres, tout cela vous paroîtra grand, doux et aimable, et vous direz : Eh ! pourquoi n’ai-je pas marché par cette heureuse voie ? Alors vos péchés que vous ne regardiez que comme des atômes, vous paroîtront comme des montagnes ; et tout ce que vous pensiez avoir de grand en dévotion, vous paroîtra réduit à bien peu de chose.

3. Méditez ce grand et languissant adieu, que votre âme dira à ce monde, aux richesses et aux vanités, à vos amis, à vos parens, à vos enfans, à un mari, à une femme, à son corps même, qu’elle abandonnera desséché, hideux à voir, et tout corrompu par l’altération des humeurs.

4. Représentez-vous bien l’empressement que l’on aura à enlever ce misérable corps pour le jeter dans la terre ; et considérez qu’après cette lugubre cérémonie, l’on ne pensera plus guère à vous, ou même point du tout, comme vous n’avez plus pensé aux autres. Dieu lui fasse miséricorde, dira-t-on, et voilà tout fini dans le monde pour vous. O mort, que tu es impitoyable ! tu n’épargnes personne.

5. Découvrez, si vous le pouvez, quel chemin prendra votre âme en sortant de votre corps. Hélas ! de quel côté tournera-t-elle ? quelle sera la voie par laquelle elle entrera dans l’Eternité ? celle-là même qu’elle aura prise dès cette vie.

Affections et Résolutions.

1. Faites vos prières au Père des miséricordes, et jetez-vous entre ses bras.

Ah ! prenez-moi, Seigneur, sous votre protection en cet effroyable jour ; attachez toute votre bonté pour moi à cette dernière heure de ma vie, pour la rendre heureuse : et que plutôt les autres me deviennent tristes et affligeantes.

2. Méprisez le monde. Puisque je ne sais pas l’heure qu’il faudra te quitter, ô monde qui n’as rien de sûr, je ne veux plus m’attacher à toi. O mes chers amis ! permettez-moi de ne vous plus aimer que d’une amitié sainte, et qui puisse durer éternellement ; car pourquoi nous unir d’une manière de liaison qu’il faut absolument rompre ?

Je veux donc me préparer à cette dernière heure, bien assurer l’état de ma conscience, mettre ordre à telle et telle chose, et me bien précautionner sur ce qui me sera le plus nécessaire pour faire heureusement mon passage.

Conclusion.

Remerciez Dieu de ces bonnes résolutions qu’il vous a fait prendre, et les offrez à sa divine majesté : suppliez-le, par les mérites de la mort de son Fils, qu’il vous prépare à une bonne mort ; implorez la protection de la sainte Vierge et des Saints, etc. Pater, Ave.


CHAPITRE XIV.

Méditation sur le Jugement dernier.


Préparation.

1. Mettez-vous en la présence de Dieu.

2. Priez-le qu’il vous inspire.

Considération.

1. ENFIN, après que le temps. fixé par la sagesse de Dieu, pour la durée du monde, sera expiré, après cette multitude et variété de prodiges et de passages horribles, qui feront sécher les hommes tout vivans de crainte et d’effroi, un déluge de feu se répandra sur toute la terre, et la consumera entièrement, sans que rien de toutes les choses qui y sont échappe à ses flammes dévorantes.

2. Après cet incendie universel, tous les hommes ressusciteront au son de la trompette fatale de l’Archange, et se trouveront en présence les uns des autres dans la Vallée de Josaphat : mais hélas ! dans une situation bien différente : car les uns y auront leurs corps revêtus de gloire et de lumière, et les autres seront à eux-mêmes un objet d’horreur.

3. Considérez la majesté avec laquelle le souverain Juge paroîtra sur son tribunal, environné de ses Anges et de ses Saints, et ayant devant soi la Croix plus éclatante que le Soleil, signe de grâce pour les bons et de vengeance pour les méchans.

4. Ce sera à la vue de ce signe, et par un secret commandement de Jésus-Christ, que tous les hommes se partageront comme en deux parties ; les uns se trouveront à sa droite, et ce seront les prédestinés ; les autres à sa gauche, et ce seront les réprouvés. : éternelle séparation, puisque jamais ils ne se trouveront ensemble.

5. Alors les Livres mystérieux des consciences seront ouverts, il n’y aura plus rien de caché : on verra clairement dans les cours des uns et des autres tout ce qu’ils auront porté de mal ou de bien, de mépris de Dieu ou de fidélité à sa grâce ; de péchés ou de pénitence. O Dieu, quelle confusion d’une part, et quelle consolation de l’autre !

6. Écoutez avec attention la sentence formidable que le souverain Juge prononcera contre les méchans : Allez, maudits, au feu éternel, qui a été préparé au Diable et aux Anges ses sectateurs. Pesez bien ces paroles, dont le poids les accablera tous. Allez ; ce seul mot nous marque l’abandonnement universel que Dieu fera de sa créature, en la chassant de sa présence et ne la comptant plus au nombre de celles qui lui appartiennent. Allez, maudits. O mon âme, quelle malédiction que celle-ci ! elle est universelle, car elle comprend tous les maux ; elle est irrévocable, car elle comprend tout les temps et toute l’éternité. Allez, maudits, au feu éternel : représente-toi, ô mon âme, cette funeste Éternité. O Éternité de peines éternelles, que tu es effroyable !

7. Écoutez aussi la sentence qui décidera de l’heureux sort des bons : Venez dira le Juge : Ah ! c’est la douce parole du salut, par laquelle notre Sauveur nous appellera à lui, pour nous recevoir avec bonté entre ses bras. Venez, les bénis de mon père : ô aimable et précieuse bénédiction, qui comprend universellement toutes les bénédictions ! Possédez le Royaume qui vous est préparé dès là création du monde : Ô Dieu, quelle grâce ! car ce Royaume n’aura jamais de fin.

Affections et Résolutions.

1. Laisse-toi, mon âme, pénétrer de crainte par le seul souvenir de cette fatale journée : Ô Dieu ! quelle sûreté y aura-t-il pour toi, puisque les colonnes même du Ciel trembleront de frayeur ?

2. Déteste tes péchés ; il n’y a que cela qui puisse alors te perdre. Ah ! juge-toi maintenant toi-même, pour n’être pas jugé en ce temps-là. Oui, je veux faire comme il faut la discussion de toute ma conscience, m’accuser, me condamner, me juger, me corriger, afin que le Juge ne me condamne pas en ce redoutable jour, Je me confesserai donc, j’accepterai les avis nécessaires, etc,

Conclusion.

1. Remerciez Dieu qui vous a donné le temps et les moyens de prendre vos sûretés par l’usage de la pénitence.

2. Offrez-lui votre cœur pour en faire de dignes fruits

3. Demandez-lui-en la grâce. Pater, Ave.


CHAPITRE XV.

Méditation sur l’Enfer.


Préparation.

1. Mettez-vous en la présence de Dieu.

2. Humiliez-vous, en lui demandant sa grâce.

3. Représentez-vous une Ville couverte de ténèbres, toute ardente d’un feu de soufre et de poix, qui exhalent une horrible vapeur, et pleine d’habitans désespérés, qui ne peuvent ni en sortir, ni y mourir.

Considération.

1. LES damnés sont dans l’abime infernal, comme ces Citoyens infortunés dans cette affreuse Ville ; ils y souffrent des tourmens qu’on ne peut expliquer, dans tous leurs sens, et en tout leur corps ; car comme ils ont employé à pécher tout ce qui étoit en eux, ils endureront aussi dans tout ce qu’ils sont, les peines dues au péché : ainsi les yeux souffriront pour leurs regards criminels, la vue des démons en mille formes hideuses et la vue de l’enfer. L’on n’entendra que pleurs, lamentations, désespoirs, blasphèmes et discours diaboliques : ce qui sera un tourment spécial pour punir les péchés commis par le sens de l’ouïe ; et il faut dire la même chose des autres sens.

2. Outre tous ces tourmens, il y en a un beaucoup plus grand : c’est la privation et la perte de la gloire de Dieu qu’ils ne verront jamais. Quelque douce que fût la vie d’Absalon dans Jérusalem ; il protesta que le malheur de ne pas voir son cher Père, depuis deux ans, lui étoit plus intolérable, que ne lui avoient été toutes les peines de son exil. O mon Dieu ! quelle peine sera-ce donc, et quel regret d’être éternellement privé de votre vue et de votre amour !

3. Considérez surtout l’Éternité, laquelle toute seule rend l’Enfer insupportable. Hélas ! si la chaleur d’une petite fièvre nous rend une courte nuit fort longue et ennuyeuse, que sera donc l’épouvantable nuit de l’Enfer, où l’éternité est jointe à l’excès de la douleur ? Et de cette Éternité naissent le désespoir éternel, des blasphêmes exécrables et des rages infinies.

Affections et Résolutions.

1. Tâchez de jeter la frayeur dans votre âme, en lui faisant cette question du Prophète Isaïe. O mon âme ! pourrois-tu vivre éternellement au milieu de ce feu dévorant, et habiter avec les ardeurs éternelles ? veux-tu bien quitter ton Dieu pour jamais ?

2. Confessez que vous avez mérité ces horribles châtimens ; mais combien de fois ? Oh ! désormais je veux prendre le bon parti, et marcher par une autre voie que je n’ai fait : pourquoi me précipiter dans cet abime de misère ?

3. Je ferai donc tel et tel effort pour éviter le péché, qui seul peut me causer la mort éternelle.

Conclusion.

Remerciez, etc, Offrez, etc. Priez, etc. Pater, Ave.


CHAPITRE XVI.

Méditation sur le Paradis.


Préparation.

1. Mettez-vous en la présence de Dieu.

2. Faites l’invocation ordinaire.

Considération.

1. REPRÉSENTEZ-VOUS une nuit sereine et tranquille, et pensez combien il est doux à l’âme de voir le Ciel tout brillant de la lumière de tant d’étoiles : ajoutez à cette charmante beauté les délices d’un agréable jour, où la lumière la plus vive du Soleil ne vous déroberoit point la vue de la Lune ni des Étoiles ; et puis dites-vous à vous-même, que, tout cela mis ensemble n’est rien absolument en comparaison de la beauté et de la gloire du Paradis. O que ce séjour si charmant mérite bien nos désirs ! Ô sainte Cité de Dieu, que vous êtes glorieuse et aimable !

2. Considérez la noblesse, la beauté, les richesses et toute l’excellence de la sainte Société de ceux qui y vivent ; ces millions d’Anges, de Chérubins et de Séraphins, ces troupes innombrables d’Apôtres et de Martyrs, de Confesseurs et de Vierges, de tant d’autres Saints et Saintes. O la bienheureuse union que celle des Saints dans la gloire de Dieu ! Le moindre de tous est mille fois plus beau à voir que le monde tout entier ; que sera-ce de les voir tous ? Mon Dieu ! qu’ils sont heureux ! Ils chantent perpétuellement le doux Cantique de l’amour éternel ; ils jouissent d’une constante alégresse ; ils se donnent les uns aux autres mille sujets de joie, et ils vivent dans les consolations ineffables d’une heureuse et indissoluble société.

3. Mais considérez beaucoup plus l’excellence de leur béatitude dans leur bonheur de voir Dieu, qui les honore, et les gratifie pour jamais de ce regard aimable et fécond en mille biens, par lequel il répand en même-temps toutes les lumières de sa sagesse dans leur esprit, et toutes les délices de son amour dans leur volonté. Quel bien que celui d’être intimement et éternellement uni à Dieu par de si précieux liens ! C’est là qu’environnés et pénétrés de la Divinité, comme les oiseaux le sont de l’air, ils sont toujours et uniquement occupés de leur Créateur, par un exercice perpétuel d’adoration, d’amour et de louange ; sans ennui et avec un plaisir ineffable. Soyez donc, disent-ils, éternellement béni, ô notre Souverain et infiniment aimable Créateur, qui vous glorifiez en nous avec tant de bonté par la communication de votre gloire ; et en même-temps Dieu leur fait toujours entendre en eux-mêmes cette parole béatifique : soyez bénites d’une bénédiction éternelle, mes chères créatures, qui m’avez servi avec fidélité, et qui louerez à jamais votre Seigneur dans l’union de son amour.

Affections et Résolutions.

1. Abandonnez votre esprit à l’admiration de votre céleste patrie. O que vous êtes belle, riche et magnifique, ma chère Jérusalem, et que bienheureux sont vos habitans !

2. Reprochez à votre cœur la lâcheté qui l’a détourné des voies du Ciel. Pourquoi donc ai-je fui de la sorte mon souverain bonheur ? Ah ! misérable que je suis ! j’ai mille fois renoncé à ces infinies et éternelles délices, pour rechercher des plaisirs superficiels, passagers et mêlés de beaucoup d’amertumes. Où étoit mon esprit de mépriser ainsi des biens si solides et si souhaitables, pour des plaisirs si vains et si dignes de mépris ?

3. Ranimez cependant votre espérance, et aspirez de toute votre force à ce séjour si délicieux. O mon aimable souverain Seigneur ! puisqu’il vous a plu me faire rentrer dans les voies du Ciel, il ne m’arrivera jamais ni de m’en écarter, ni de m’y arrêter, ni de retourner sur mes pas, · Allons, ma chère âme, et quelque fatigue qu’il nous en coûte, allons à ce séjour du repos éternel ; marchons et avançons toujours vers cette bénite terre qui nous est promise ; que faisons-nous en Égypte ?

Je me priverai donc de telle et de telle chose, qui me détourne de mon chemin ou qui m’y arrête.

Je ferai donc celle-ci et celle-là qui peuvent servir à m’y conduire et à m’y avancer.

Remerciez, etc. Offrez, etc. Priez, etc, Pater, Ave.


CHAPITRE XVII.

Méditation d’une Ame qui délibère entre le Paradis et l’Enfer.


Préparation.

1. Mettez-vous en la présence de Dieu.

2. Suppliez-le humblement qu’il vous inspire.

CONSIDÉRATION.

IMAGINEZ-VOUS, pour le commencement de votre Méditation, que vous êtes dans une vaste campagne avec votre Ange gardien, à peu près comme le jeune Tobie qui étoit dans son voyage avec le Saint Archange Raphaël ; que vous ouvrant le Ciel, il vous en fait voir la beauté et toute la gloire, et qu’en même-temps il vous a fait paroître l’Enfer ouvert à vos pieds.

1. Cette supposition étant ainsi faite, et vous tenant à genoux, comme en la présence de votre bon Ange, considérez que véritablement vous êtes en cette vie entre le Paradis et l’Enfer ; et que l’un et l’autre est ouvert pour vous recevoir, selon le choix que vous en ferez.

2. Mais considérez bien que le choix qui s’en peut faire présentement en cette vie, subsiste éternellement dans l’autre.

3. Quoique le choix que vous ferez, doive régler la conduite de Dieu sur vous, soit celle de sa miséricorde, pour vous recevoir dans le Ciel, soit celle de sa justice, pour vous laisser précipiter dans les Enfers ; cependant il est certain que du propre mouvement de sa bonté, il veut très – sincèrement que vous choisissiez l’Éternité bienheureuse, et que votre bon Ange vous y porte de tout son pouvoir, en vous présentant de la part de Dieu tous les moyens qui sont absolument nécessaires pour la mériter.

4. Écoutez sur cela, intérieurement et attentivement, toutes les voix qui vous viennent du Ciel pour vous y inviter. Venez, dit Jésus-Christ, ô chère âme que j’ai plus aimée que mon sang : je vous tends les bras pour vous recevoir dans le e séjour des délices immortelles de mon amour. Venez, vous dit la sainte Vierge ; ne méprisez pas la voix et le sang de mon Fils, ni les désirs que j’ai de votre salut, et les prières que je lui présente pour vous en obtenir les grâces. Venez, vous disent les Saints et les Saintes, qui ne désirent rien plus que l’union de votre cœur avec le leur, pour louer Dieu éternellement ; venez, le chemin du Ciel n’est pas si difficile que le monde pense ; nous l’avons fait, et vous nous voyez au terme ; entrez-y seulement avec courage, et vous verrez que par une voie incomparablement plus douce et plus heureuse que celle du monde, nous sommes parvenus au comble de la gloire et de la félicité.

Élection.

O détestable Enfer ! je t’abhorre avec tous tes tourmens et avec ta funeste éternité, je détesté surtout ces blasphèmes horribles et ces malédictions diaboliques que tu vomis éternellement contre mon Dieu. Mon âme est créée pour le Ciel, et l’attrait de mon cœur l’y porte : oui, délicieux Paradis, séjour tout divin de la félicité et de la gloire éternelle, c’est au milieu de tes saints et aimables tabernacles, qu’aujourd’hui je choisis à jamais et irrévocablement ma demeure. Je vous bénis, ô mon Dieu, en acceptant l’offre qu’il vous plaît de m’en faire. O Jésus mon Sauveur ! j’accepte avec toute la reconnoissance dont je suis capable, l’honneur et la grâce que vous me faites de vouloir m’aimer éternellement : je reconnois que c’est vous qui m’avez acquis ce doit sur le Ciel ; oui, que c’est vous qui avez préparé une place dans la céleste Jérusalem ; et aucun des avantages que porte ce bonheur ne me le fait tant estimer que le plaisir de vous aimer, et de vous glorifier éternellement.

Acceptez la protection de la sainte Vierge et des Saints ; promettez-leur de vous en servir fermement, pour vous avancer au terme où ils vous attendent ; tendez la main à votre bon Ange, en le priant de vous y conduire ; excitez votre âme à bien soutenir son choix.


CHAPITRE XVIII.

Méditation d’une âme qui délibère entre la vie du monde et la vie dévote.


Préparation.

1. Mettez-vous en la présence de Dieu.

2. Implorez son secours avec humilité.

Considération.

1. IMAGINEZ-VOUS encore une fois que vous êtes avec votre bon Ange dans une vaste campagne ; que vous voyez à votre main gauche le Prince des ténèbres sur un trône fort élevé, et environné de plusieurs démons, et qu’autour de sa Cour infernale, vous découvrez une multitude innombrable de pécheurs et de pécheresses, qui étant dominés par l’esprit du monde, lui rendent aussi leurs hommages. Observez attentivement tous les infortunés courtisans de cet abominable Roi. Considérez les uns transportés de l’esprit de colère, de haine et de vengeance, qui en fait des furieux ; et les autres amollis par l’esprit de paresse, qui ne les occupe que de frivoles vanités : ceux-là enivrés de l’esprit d’intempérance, qui en fait des fous et des brutaux ; ceux-ci enflés de l’esprit d’orgueil, qui en fait des hommes violens et insupportables ; quelques-uns possédés par l’esprit d’envie, qui les dessèche et les rend chagrins et rêveurs ; plusieurs, corrompus jusqu’à la pourriture par l’esprit de volupté, et plusieurs que l’esprit d’avarice inquiète et trouble par l’empressement d’avoir du bien. Voyez-les tous sans repos et sans ordre : regardez jusqu’à quel point ils se méprisent les uns les autres ; combien ils se haïssent, de quelle manière ils se persécutent, se déchirent, se détruisent et s’entretuent. Voilà donc cette République du monde tyrannisée par ce maudit Roi : qu’elle est malheureuse et digne de compassion !

2. Considérez à votre main droite Jésus-Christ crucifié, qui, avec une tendresse inexplicable de compassion et d’amour, présente à Dieu son Père ses prières et son sang, pour obtenir la liberté de ces malheureux esclaves, et qui les invite à rompre leurs liens pour venir à lui.

Mais arrêtez-vous principalement à regarder cette nombreuse troupe de dévots et dévotes qui sont autour de lui avec leurs, Anges : contemplez la beauté du Royaume de la dévotion ; admirez tant de personnes de l’un et de l’autre sexe, dont les âmes sont pures et blanches comme le lys ; tant d’autres à qui la mort d’un mari ou d’une femme a rendu la liberté de leur cœur, et qui le consacrent à Dieu par la mortification, par la charité et par l’humilité ; tant d’autres qui élèvent leurs familles dans le culte du vrai Dieu, en accordant la possession du bien avec le détachement du cœur, les soins de la vie avec ceux de l’âme, l’amour qu’on s’est promis réciproquement avec l’amour de Dieu, et le respect qu’on se doit avec une douce familiarité. Considérez à loisir dans cette heureuse société de serviteurs et de servantes de Dieu, le bonheur de leur état, cette sainte tranquillité d’âme, cette suavité d’esprit, et cette égalité d’humeur : ils s’aiment d’un amour pur et saint, ils jouissent d’une joie inaltérable, mais également charitable et réglée ; ceux-là même, et celles qui ont des afflictions, ne s’en inquiètent point ou que très-peu, et ne perdent rien de la paix de leur cœur. Aussi tous ont les yeux attachés sur Jésus-Christ, qu’ils voudroient avoir dans leur cour, et qui porte lui-même ses yeux, pour ainsi parler, et son cœur jusqu’au fond de leur âme, pour les éclairer, les fortifier et les consoler.

3. Hé bien ! Philothée, il y a du temps que par les bonnes résolutions que la grâce vous a fait former, vous avez abandonné Satan avec sa damnable troupe ; mais vous n’avez pas encore eu le courage d’aller vous jeter aux pieds de Jésus, pour vous engager à son service dans la société de ses plus fidèles serviteurs : vous avez été comme entre les deux partis ; il faut aujourd’hui vous déterminer une bonne fois.

4. La sainte Vierge, saint Joseph, saint Louis, sainte Monique, et cent mille autres qui ont formé au milieu du monde le Royaume de Jésus-Christ, vous invitent à les suivre. Écoutez principalement Jésus qui vous appelle par votre propre nom, et qui vous dit : venez, ma chère âme, venez, et je vous couronnerai de gloire.

Élection.

1. O monde trompeur ! j’abhorre toi et tes sectateurs, jamais on ne me reverra sous tes lois ; c’est pour toujours, que je me désabuse de tes folies, et que je me délivre de tes vanités. Et toi, Satan, esprit infernal, abominable Roi d’orgueil et de malheur, je te renonce avec toutes tes vaines pompes, et je déteste à jamais tes œuvres.

2. C’est vers vous, doux et aimable Jésus, Roi de la félicité et de la gloire immortelle, que je me tourne aujourd’hui ; je me jette à vos pieds, je les embrasse de toute mon âme, je vous adore de tout mon cœur ; je vous choisis pour mon Roi, et je me soumets à l’obéissance de vos saintes lois ; je vous fais de tout ce que je suis un hommage universel et irrévocable, que je prétends soutenir toute ma vie avec votre grâce, par une inviolable fidélité.

3. O sainte Vierge ! permettez-moi que je vous choisisse aujourd’hui pour me conduire ; je me range sous votre protection, en vous vouant un respect singulier, et une spéciale dévotion.

O mon saint Ange ! présentez-moi aux Saints et aux Saintes ; ne m’abandonnez pas que vous ne m’ayez fait entrer dans leur bienheureuse société ; c’est là qu’ayant renouvelé et confirmé de jour en jour le choix que je fais, je dirai éternellement, à leur exemple : Vive Jésus, vive Jésus,


CHAPITRE XIX.

De l’esprit avec lequel il faut faire sa Confession générale.


VOILA, Philothée, les méditations les plus nécessaires à votre dessein ; quand vous les aurez faites, allez-vous-en avec beaucoup de courage, et en esprit d’humilité, faire votre confession générale ; mais ne permettez pas, je vous prie, qu’aucune vaine frayeur trouble votre âme. Vous savez que l’huile de scorpion est le meilleur remède contre le venin du scorpion mène : sachez aussi que la confession du péché est le souverain remède du péché même, dont elle détruit toute la confusion et toute la malignité. Oui, la pénitence a tant de charmes, et est d’une si bonne odeur pour le ciel et sur la terre, qu’elle efface toute la laideur du péché, et en dissipe toute l’infection. Simon, le lépreux, disoit que Magdeleine étoit une pécheresse ; mais Notre-Seigneur disoit que non, et ne parloit plus que du parfum qu’elle avoit répandu dans la salle de ce Pharisien, et de la grandeur de sa charité. Si nous sommes bien humbles, Philothée, nos péchés nous déplairont infiniment, parce que Dieu en a été offensé ; mais la confession de nos péchés nous sera douce et consolante, parce que Dieu en est honoré : c’est une manière de soulagement pour un malade, que de découvrir au Médecin tout le mal qu’il sent. Quand vous serez aux pieds de votre Père spirituel, imaginez-vous que vous êtes sur le Calvaire aux pieds de Jésus crucifié, et que son précieux sang distille de toutes ses plaies sur votre âme, pour vous laver de vos iniquités ; car véritablement c’est l’application des mérites de son sang répandu sur la Croix, qui sanctifie les pénitens de la confession. Ouvrez donc entièrement à votre Confesseur tout votre cœur pour le décharger de vos péchés, et vous le remplirez en même-temps de bénédictions, par les mérites de la passion de Jésus-Christ.

Accusez-vous avec beaucoup de simplicité et de sincérité ; et une bonne fois en votre vie, satisfaites si bien votre conscience sur cet article, qu’il ne vous en reste plus d’inquiétude. Après cela, écoutez avec douceur et avec docilité les avis salutaires du Ministre de Dieu, et la pénitence qu’il vous imposera ; oui, c’est assurément Dieu que vous écoutez alors, puisqu’il a dit à ses ministres : celui qui vous écoute m’écoute moi-même. Après avoir entendu tout ce qu’il aura à vous dire, prenez en main la protestation suivante, que vous aurez lue et méditée ayant la confession, et qui doit terminer cet exercice de la pénitence ; prononcez-la avec le plus d’attention et de componction de cour que vous pourrez.


CHAPITRE XX.

Protestation de l’Ame à Dieu, pour s’établir dans une ferme résolution de le servir, et pour conclure les actes. de pénitence.


Je soussignée, très-indigne créature de Dieu, fais la protestation suivante, en la présence de sa divine Majesté, et de toute sa Cour céleste.

Après avoir bien considéré l’immense bonté de Dieu, qui m’a créée, conservée, soutenue, délivrée de tant de dangers, et comblée de tant de bienfaits ; après avoir vivement senti tous les effets de sa miséricorde incompréhensible, qui m’a tolérée dans mes péchés avec tant de douceur, qui m’a rappelée à elle tant de fois par ses aimables et fréquentes inspirations, qui a attendu ma conversion avec tant de patience, jusqu’à cette N… année de ma vie ; quelque opposition que j’y aie pu apporter par mon ingratitude, par mon infidélité, par le délai de ma pénitence, et par le mépris de ses saintes grâces ; après avoir bien considéré la profanation que j’ai faite si souvent de mon âme, et de toute la sainteté que j’avois reçue dans mon sacré baptême, et que j’avois vouée et consacrée à mon Dieu, par la promesse qu’on lui en fit alors pour moi. Enfin, revenant à moi-même, prosternée de cœur et d’esprit devant le tribunal de la justice de Dieu, je me reconnois et me confesse coupable, et entièrement convaincue du crime de lèse-majesté divine, et de la mort de Jésus-Christ, qui n’est mort sur la Croix que parce que j’ai péché ; ainsi j’avoue que j’ai justement mérité d’être éternellement damnée.

Cependant, après avoir détesté mes péchés de tout mon cœur, je me tourne aujourd’hui vers le trône du Père des miséricordes, et je lui crie : grâce, mon Dieu, grâce ; je vous la demande avec la rémission entière de mes péchés, au nom de Jésus-Christ votre Fils, qui est mort sur la Croix pour mon salut. C’est en lui qu’établissant toute mon espérance, je renouvelle aujourd’hui, ô mon Dieu, la profession de toute la fidélité que je vous avois promise dans mon Baptême. Ainsi, maintenant, comme alors, je renonce au diable, au monde et à la chair, en détestant pour le reste de mes jours toutes leurs œuvres, avec leurs pompes et leurs concupiscences, et m’engageant irrévocablement à vous servir et à vous aimer durant toute ma vie, ô mon Dieu, infiniment débonnaire et miséricordieux, Oui, mon Dieu, c’est en cette vue que je vous consacre mon âme avec toutes ses puissances, mon cœur avec toutes ses affections, et mon corps avec tous ses sens, en vous protestant que je ne veux plus me servir de rien de tout ce qui est en moi contre la volonté de votre divine Majesté, et me dévouant à vous avec toute l’obéissance que vous doit une fidèle créature, Mais, hélas ! si par la malice de mon ennemi, ou par quelque infirmité humaine, je manque de fidélité à vos grâces et à mes bonnes résolutions, je proteste que je ne négligerai rien, avec la grâce du Saint-Esprit, pour me relever au moment de ma chute.

Voilà ma résolution inviolable, et mon intention à jamais irrévocable, auxquelles je ne veux mettre ni aucune réserve ni aucune exception ; je fais cette protestation en la divine présence de mon Dieu, à la vue de l’Église triomphante, et à la face de l’Église militante ma mère, qui la reçoit ici par son Ministre, député à cet effet. Daignez, Ô Dieu éternel, tout bon et tout-puissant, Père, Fils, et Saint-Esprit, recevoir en odeur de suavité ce sacrifice que je vous fais de tout ce que je suis ; et comme il vous a plu me faire la grâce de vous le présenter, qu’il plaise aussi, à votre divine bonté, me faire encore la grâce d’en remplir les obligations. O mon Dieu ! vous êtes mon Dieu, le Dieu de mon cœur, le Dieu de mon esprit, le Dieu de toute mon âme ; je vous adore et je vous aime, comme je veux vous adorer et vous aimer durant toute l’éternité. Vive Jésus.


CHAPITRE XXI.

Conclusion de tout ce qui a été dit du premier degré de la pureté d’âme.


APRÈS avoir fait cette protestation, écoutez en esprit, et avec toute l’attention de votre cœur, la sentence que Jésus-Christ prononcera dans le ciel sur le trône de la miséricorde, en présence des Anges et des Saints, en même-temps que sur la terre le Prêtre vous donnera l’absolution de vos péchés. C’est alors que ce que Jésus-Christ nous a dit, s’accomplira pour vous dans le Ciel ; car on s’y réjouira de voir votre cœur rétabli en l’amour de Dieu, et rentré dans la société des Anges et des Saints qui s’uniront à votre âme en esprit d’amour et de paix, et qui chanteront en la présence de Dieu, le saint Cantique de l’alégresse spirituelle.

O Dieu, Philothée, l’admirable et l’heureux traité que celui-là, par lequel vous vous donnez à Dieu, et il se donne à vous, en vous rendant à vous-même pour vivre éternellement ! Il ne vous reste donc plus rien à faire, qu’à prendre la plume pour signer l’acte de votre protestation, et puis allez-vous-en à l’Autel où Jésus-Christ ratifiera l’absolution de son Ministre, et confirmera la promesse qu’il vous a faite de vous donner son Paradis, en se mettant lui-même, par son Sacrement, comme un sceau sacré sur votre cour, ainsi renouvelé en son amour.

Voilà donc votre âme à ce premier degré de pureté, lequel consiste dans l’exemption du péché mortel et de toutes les mauvaises affections qui peuvent vous y porter. Cependant, comme ces affections renaissent souvent et facilement en nous, soit par la raison de notre infirmité, soit à cause de notre concupiscence que nous pouvons bien modérer et régler, et que nous ne pouvons jamais éteindre ; il est nécessaire que je vous précautionne contre ce danger et contre ce malheur, par les avis qui me semblent les plus salutaires. Mais, parce que ces mêmes avis peuvent vous conduire à un second degré de la pureté d’âme, beaucoup plus excellent que le premier, il faut qu’avant de vous le donner, je vous parle de cette pureté d’âme plus parfaite, à laquelle je désire de vous conduire.


CHAPITRE XXII.

Il faut puriser l’Ame de toutes les affections aux péchés véniels.


A MESURE que le jour croît le matin, nous voyons mieux dans le miroir les taches et les souillures de notre visage : de même, à proportion que le Saint-Esprit nous communique plus de cette lumière intérieure qui éclaire notre conscience, nous découvrons plus distinctement et plus évidemment les péchés, les imperfections et les inclinations qui peuvent mettre en nous quelque opposition à la sainte dévotion ; et remarquez que cette même lumière qui éclaire notre esprit sur nos défauts, excite encore dans notre cour un ardent désir de nous en corriger :

C’est donc ainsi, Philothée, que votre âme ayant été purifiée des péchés mortels et de toutes les affections qui vous y portent, vous découvrirez encore dans vous un grand fonds de méchantes dispositions qui l’inclinent au péché véniel ; je ne dis pas que vous y découvrirez beaucoup de péchés véniels, mais que vous la trouverez remplie de beaucoup de mauvaises affections, qui sont les principes des péchés véniels. Or, l’un est bien différent de l’autre ; car, par exemple, se plaire habituellement au mensonge, est bien autre chose que de mentir une fois ou deux de gaieté de cœur ; nous ne pouvons pas nous préserver si universellement de tout péché véniel, que nous persévérions long-temps dans cette parfaite pureté d’âme ; mais détruire en nous toute l’affection au péché véniel, c’est ce que nous pouvons avec la grâce de Dieu : nous devons nous y appliquer.

Cela étant ainsi présupposé, je dis qu’il faut aspirer à ce second degré de pureté d’âme, lequel consiste à ne nourrir en nous volontairement aucune mauvaise inclination à quelque péché véniel que ce soit ; car en vérité, ce seroit une grande infidélité et une lâcheté bien coupable, que de conserver en nous habituellement et de dessein, une disposition aussi désagréable à Dieu, que celle de vouloir lui déplaire. En effet, le péché véniel, pour petit qu’il soit, déplaît à Dieu, bien qu’il ne lui déplaise pas au point de nous attirer sa malédiction éternelle ; si donc le péché véniel lui déplaît, certainement cette affection habituelle que l’on a au péché véniel, n’est autre chose qu’une disposition habituelle d’esprit et de cour à vouloir déplaire à sa divine Majesté : seroit-il donc possible qu’une âme bien réconciliée avec son Dieu, voulût non-seulement lui déplaire, mais s’affectionner à lui déplaire ?

Toutes ces affections déréglées, Philothée, sont directement opposées à la dévotion, comme l’affection au péché mortel l’est à la charité ; elles rendent l’esprit languissant, elles éloignent les consolations divines, elles ouvrent le cœur aux tentations ; et bien qu’elles ne donnent pas la mort à l’âme, elles lui causent de grandes et dangereuses maladies. Les mouches mourantes, dit le Sage, font perdre à un beaume précieux toute la bonté de son odeur et toute sa vertu. Il veut dire que les mouches ne s’y arrêtant que légèrement, et n’en prenant que tant soit peu de la superficie, elles ne le gâtent pas dans toute sa masse, mais que si elles y meurent, elles le corrompent entièrement. De même, la dévotion ne souffre qu’une légère atteinte des péchés véniels que l’on commet de temps en temps ; mais s’ils forment dans l’âme une vicieuse habitude, ils détruisent entièrement la sainte dévotion.

Les araignées ne tuent pas les mouches à miel, mais elles gâtent leur miel ; et quand elles s’attachent à la ruche, elles en embarrassent si fort les rayons avec leurs toiles, que les abeilles ne peuvent plus y travailler : ainsi les péchés véniels ne donnent pas la mort à notre âme, mais ils altèrent la dévotion ; et si on les commet par une mauvaise inclination habituelle, il se fait dans l’âme je ne sais quel embarras d’habitudes vicieuses et de mauvaises dispositions, qui l’empêchent d’agir avec cette ferveur de charité en laquelle consiste la vraie dévotion. C’est peu de chose, Philothée, que de faire un léger mensonge, de se dérégler tant soit peu en paroles ou en actions, de laisser échapper à ses yeux un regard trop naturel, ou seulement curieux, de se plaire un jour à la vanité des ajustemens, de s’engager une fois dans quelque assemblée de danse ou de jeu, dont le cœur puisse souffrir quelque légère atteinte ; toute cela, dis-je, est peu de chose, pourvu que nous soyons bien attentifs à défendre le cœur de l’inclination et de l’attachement qu’il pourroit y prendre, à peu près comme les abeilles s’efforcent de chasser les araignées qui gâtent leur miel ; mais si tout cela revient souvent, et si, comme il arrive toujours, le cœur y prend cette inclination et cet attachement, l’on perd bientôt la suavité de la dévotion, et toute la dévotion même. Encore une fois, seroit-il possible qu’une âme généreuse fasse son plaisir de déplaire à Dieu, et s’affectionne à vouloir toujours ce qu’elle sait qui lui déplaît beaucoup ?


CHAPITRE XXIII.

Il faut purifier l’Ame de toute affection aux choses inutiles et dangereuses.


LE jeu, le bal, les festins, la comédie, et tout ce qu’on peut appeler les pompes du siècle ; tout cela, dis-je, n’est nullement mauvais de soi-même et de son fonds, mais indifférent, et se peut prendre bien ou mal ; l’usage néanmoins en est toujours dangereux, et l’affection qu’on y prendroit, en augmenteroit beaucoup le danger. C’est pourquoi je vous dis, Philothée, qu’encore que ce ne soit pas un péché qu’un jeu réglé, une danse modeste, une riche parure d’habits, sans aucun air de sensualité, une comédie honnête dans sa composition et dans sa représentation, un bon repas sans intempérance ; cependant l’affection qu’on y auroit, seroit entièrement contraire à la dévotion, extrêmement nuisible à l’âme, et dangereuse pour le salut, Ah ! quelle perte, que d’occuper son cœur de tant d’inclinations vaines et folles, qui le rendent insensible aux impressions de la grâce, et qui le consument tellement, qu’il ne lui reste plus ni force ni application pour les choses sérieuses et saintes !

Voilà justement la raison pour laquelle, dans l’ancien Testament, les Nazaréens s’abstenoient, non-seulement de tout ce qui peut enivrer, mais encore de manger du raisin, et même du verjus : ce n’est pas qu’ils crussent que ni l’un ni l’autre les pût enivrer ; mais ils appréhendoient le danger qu’il y avoit, qu’en mangeant du verjus, il ne leur prit envie de manger du raisin, et qu’en mangeant du raisin, ils ne fussent tentés de boire du vin. Je ne dis donc pas, que nous ne puissions jamais dans aucune occasion user des choses dangereuses, mais je dis que nous ne pouvons jamais y avoir le cœur porté, sans intéresser la dévotion. Les cerfs qui sont trop en venaison, se retirent dans leurs buissons, et y observent une manière d’abstinence, sentant bien que leur graisse leur feroit perdre l’avantage de leur agilité, s’ils étoient poursuivis par les chasseurs ; et c’est de cette sorte que l’homme chargeant son cœur de toutes ces affections inutiles, superflues et dangereuses, perd les bonnes dispositions qui lui sont nécessaires pour courir avec ferveur et avec facilité dans les voies de la dévotion. Tous les jours les enfans s’échauffent à courir après des papillons, sans que personne le trouve mauvais, parce que ce sont des enfans ; mais n’est-ce pas une chose ridicule ; et tout ensemble déplorable, de voir des hommes raisonnables s’attacher avec empressement à des bagatelles aussi inutiles que celles dont nous parlons, et qui, outre leur inutilité, les mettent en danger de se dérégler et de se perdre ? ainsi vous, Philothée, dont le salut m’est si cher, je vous déclare la nécessité qu’il y a de dégager votre cœur de toutes ces inclinations ; car bien que les actes particuliers n’en soient pas toujours contraires à la dévotion, néanmoins l’affection et l’attachement qu’on y prend, lui causent toujours un grand préjudice.


CHAPITRE XXIV.

Il faut même purifier l’Ame des imperfections naturelles.


Nous avons encore, Philothée, de certaines inclinations naturelles, lesquelles n’ayant pas tiré leur origine de nos péchés particuliers, ne sont ni péchés mortels, ni péchés véniels ; mais on les appelle imperfections, et on nomme leurs actes, des défauts et des manquemens. Par exemple, sainte Paule, comme le rapporte saint Jérôme, étoit naturellement si mélancolique, qu’elle pensa plusieurs fois mourir de tristesse à la mort de ses enfans et de son mari ; c’étoit en elle une grande imperfection, et non pas un péché, par la raison que sa volonté n’y avoit point de part. Il y en a qui sont d’un naturel léger, d’autres d’une humeur rébarbative, d’autres d’un esprit indocile et dur à la complaisance que l’on doit aux sentimens et aux conseils de ses amis ; plusieurs d’une bile facile à s’enflammer, et plusieurs d’une tendresse de cœurs trop susceptible des amitiés humaines ; en un mot, il n’est presque personne en qui l’on ne puisse remarquer une imperfection semblable. Or, quoique ces inclinations soient naturelles, on peut les corriger et les modérer, en tâchant d’acquérir les perfections contraires : l’on peut s’en défaire absolument ; et je vous dis, Philothée, que vous devez aller jusques-là. N’a-t-on pas trouvé l’art de donner de la douceur aux amandiers les plus amers, en les perçant seulement au pied, pour en faire sortir un suc âpre et rude ? Pourquoi donc ne pourrions-nous pas nous décharger de nos inclinations perverses, n’en retenant que ce qu’elles ont de bon, pour en faire des dispositions favorables à la pratique de la vertu ? Comme il n’y a point de si bon naturel que les habitudes vicieuses ne puissent corrompre, il n’y en a pas non plus de si méchant qu’on ne puisse dompter, et entièrement changer par une constante application, soutenue de la grâce de Dieu.

Je m’en vais donc vous donner les avis, et vous proposer les exercices que je juge les plus nécessaires pour dégager votre âme de toutes les mauvaises affections au péché véniel, de tous les attachemens aux choses inutiles et dangereuses, et de toutes les imperfections naturelles, et votre âme en sera encore mieux précautionnée contre le péché mortel ; Dieu vous fasse la grâce de les bien pratiquer.

INTRODUCTION
À LA
VIE DÉVOTE.


SECONDE PARTIE.

Divers Avis pour élever l’Ame à Dieu par l’Oraison et par l’usage des Sacremens.


CHAPITRE PREMIER.

De la nécessité de l’Oraison.


1. PUISQUE l’Oraison fait entrer notre esprit dans toute la lumière de la divinité, et tient notre volonté exposée aux ardeurs du divin amour, il n’y a rien qui puisse mieux dissiper les ténèbres dont l’erreur et l’ignorance ont obscurci notre entendement, ni mieux purifier notre cœur de toutes nos affections dépravées. C’est l’eau de bénédiction qui doit nous servir à laver nos âmes de nos iniquités, à désaltérer nos cœurs pressés par la soif de notre cupidité, et à nourrir les premières racines que la vertu y a jetées, et qui sont les bons désirs.

2. Mais je vous conseille principalement l’oraison de l’esprit et du cœur, et surtout celle qui est occupée de la vie et de la passion de Notre-Seigneur ; car à force de le regarder dans l’exercice de la méditation, toute votre âme se remplira de lui, et vous formerez votre conduite intérieure et extérieure sur la sienne. Il est la lumière du monde ; c’est donc en lui, par lui, et pour lui, que nous devons être éclairés, il est le mystérieux arbre du désir, dont parle la sainte Épouse des Cantiques ; c’est donc à ses pieds qu’il faut aller respirer un air plus doux, pour peu que le cœur se soit laissé échauffer par l’esprit du siècle, Il est la vraie fontaine de Jacob, cette source d’eau vive et pure : il faut donc aller souvent à lui pour nettoyer l’âme de toutes ses souillures. Vous le savez, les petits enfans entendant parler continuellement leurs mères, s’efforçant de bégayer avec elles, apprennent à parler la même langue ; c’est de cette sorte que nous attachant au Sauveur dans la méditation, y observant ses paroles, ses actions, ses sentimens et ses inclinations, nous apprendrons avec sa grâce à parler comme lui, à agir comme lui, à juger comme lui, et à aimer ce qu’il a aimé. Il faut s’en tenir là, Philothée, et croyez-moi, nous ne saurions aller à Dieu le Père que par cette porte, qui est Jésus-Christ, ainsi qu’il nous l’a dit lui-même, La glace d’un miroir ne peut arrêter notre vue, à moins qu’elle ne soit appliquée à un corps opaque, comme le plomb ou l’étain, De même, nous n’aurions jamais pu bien contempler la divinité en cette vie mortelle, si elle ne se fut unie à notre humanité dans Jésus-Christ, dont la vie, la passion et la mort, sont pour nos méditations l’objet le plus proportionné à la foiblesse de nos lumières, le plus doux à notre cœur, et le plus utile au règlement de nos meurs.

Le Sauveur s’est appelé le pain descendu du ciel, pour bien des raisons ; en voici une : comme l’on mange le pain avec toutes sortes de viandes, nous devons si bien goûter l’esprit de Jésus-Christ dans la méditation, que, nous en étant nourris, nous le fassions entrer dans toutes nos actions. C’est pour cela que plusieurs Auteurs ont partagé ce que nous avons de sa vie et de sa passion en divers points de méditation ; et ceux que je vous conseille le plus, sont saint Bonaventure, Bellintani, Bruno, Capiglia, Grenade et Dupont.

3. Donnez à cet exercice une heure chaque jour avant le dîner, et dès le matin, si vous pouvez, avant que vous ayez perdu la netteté et la tranquillité d’esprit que donne le repos de la nuit ; mais n’y mettez pas plus de temps, à moins que votre Père spirituel ne vous l’ait marqué expressément.

4. Si vous pouvez faire cet exercice tranquillement dans une Église, je crois que ce seroit le meilleur ; parce que ni père, ni mère, ni femme, ni mari, ni aucune personne ne pourra, ce me semble, raisonnablement vous y disputer cette heure de dévotion ; au lieu que dans votre maison, vous ne pourriez peut-être pas vous la promettre toute entière, ni si libre, par la raison de la dépendance que vous y avez.

5. Commencez toujours votre prière, soit la mentale, soit la vocale, par la présence de Dieu ; ne vous relâchez jamais sur cette pratique, et vous verrez en peu de temps combien elle est utile.

6. Si vous m’en croyez, vous direz le Pater, l’Ave et le Credo en latin ; mais vous apprendrez aussi à en bien entendre les paroles, par rapport à votre langue naturelle, afin que vous conformant l’usage de l’Église pour la langue de la Religion, vous puissiez cependant en concevoir le sens admirable, et en goûter la suavité. Il les faut dire avec une profonde attention ai sens qu’elles portent, et en prenant les affections qui y sont conformes, Ne vous laissez pas aller à un mauvais empressement de faire beaucoup de prières, mais appliquez-vous à les faire d’un bon cœur ; car un seul Pater, dit avec un vrai sentiment de piété, vaut mieux que plusieurs récités avec précipitation,

7. Le Chapelet est une très-utile manière de prier, quand on le sait bien dire ; et pour vous en instruire, ayez quelqu’un des petits livres qui en apprennent la méthode. Il est bon aussi de dire les Litanies de Notre-Seigneur, de Notre-Dame, des Saints, et les autres prières que l’on peut trouver dans des Heures bien approuvées ; mais tout cela ne s’entend qu’à cette condition, que si vous avez le don de l’oraison mentale, vous lui donniez toujours le premier temps et le meilleur. Remarquez bien que si après l’avoir faite, la multitude de vos affaires, ou quelqu’autre raison ne vous laisse plus de temps pour vos prières vocales, vous ne devez pas vous en inquiéter ; et il suffira de dire simplement, avant ou après la méditation, l’Oraison Dominicale, la Salutation angélique et le Symbole des Apôtres.

8. Si, en priant vocalement, votre cœur sent quelque attrait à l’oraison intérieure et mentale, bien loin de le retenir, laissez-le s’y porter doucement, et ne vous troublez pas de ce que vous n’aurez pas achevé toutes les prières que vous vous étiez proposées ; car l’oraison de l’esprit et du cœur est beaucoup plus agréable à Dieu et plus salutaire à l’âme, que celle des lèvres. Vous entendez assez qu’il faut excepter de cette règle l’Office ecclésiastique, si vous avez quelque obligation de le réciter.

9. Vous devez rejeter tout ce qui pourroit vous empêcher de faire ce saint exercice le matin. Si cependant la multitude de vos affaires, ou quelqu’autre raison légitime vous le fait perdre, tâchez de le remplacer l’après-midi, à l’heure la plus éloignée du repas que vous pourrez, soit pour éviter l’assoupissement, soit pour ne pas nuire à votre santé. Si même vous prévoyez que de tout le jour vous ne puissiez pas faire votre oraison, il faut réparer cette perte en y suppléant, par ces fréquentes élévations de l’esprit et du cœur à Dieu, que nous appelons Oraisons jaculatoires, par quelque lecture spirituelle, par quelque pénitence qui prévienne les suites de cette perte, et par une ferme résolution de faire votre oraison le lendemain.


CHAPITRE II.

Courte méthode pour bien méditer ; et premièrement de la présence de Dieu, laquelle fait le premier point de la préparation.


MAIS, Philothée, vous ne savez peut-être pas faire l’oraison ; car malheureusement c’est une science peu connue à notre siècle ; il faut donc qu’en peu de règles je vous en dresse ici une méthode, en attendant que les bons livres, et principalement l’usage vous en instruisent à fond.

La première règle regarde la préparation, et je la réduis à ces trois points : se mettre en la présence de Dieu ; lui demander le secours de ses lumières et de ses inspirations ; se proposer le mystère que l’on veut méditer.

Pour ce qui regarde le premier de ces trois points, je vous propose quatre moyens principaux, dont vous pouvez aider votre nouvelle ardeur.

Le premier consiste dans une vive attention à l’immensité de Dieu, qui est très-universellement et très-réellement présent à toutes choses et en tous lieux ; de manière que comme les oiseaux, en quelque région qu’ils volent, trouvent l’air partout ; ainsi, quelque part où nous allions, où nous soyons, nous trouvons toujours Dieu très-présent à nous-mêmes, à toutes choses. Cette vérité est assez connue à tout le monde ; mais chacun n’y fait pas l’attention nécessaire. Les aveugles qui savent qu’ils sont en la présence d’un Prince, se tiennent dans le respect, quoiqu’ils ne le voient pas ; mais parce qu’ils ne le voient pas, ils perdent aisément l’idée de sa présence, et l’ayant une fois perdue, ils perdent encore plus facilement le respect qui lui est dû. Hélas ! Philothée, nous ne voyons pas Dieu qui nous est présent, et quoique la foi et notre raison nous avertissent de sa présence, nous en perdons bientôt l’idée, et alors nous nous comportons comme s’il étoit fort éloigné de nous ; car, bien que nous sachions qu’il est présent à toutes choses, le défaut d’attention à sa présence nous met au même état que si nous l’ignorions. C’est pourquoi nous devons toujours disposer notre âme à l’oraison, par une profonde réflexion sur la présence de Dieu. David en avoit l’esprit vivement frappé, quand il disoit : Si je monte au Ciel, ô mon Dieu, vous y êtes, et si je descends en Enfer, vous y êtes aussi. Ainsi servons-nous des paroles de Jacob, qui, après avoir vu l’échelle mystérieuse dont je vous ai parlé, s’écria : O que ce lieu est redoutable ! véritablement Dieu est ici, et je n’en savois rien. Il vouloit dire, qu’il n’y avoit pas fait de réflexion, car il ne pouvoit ignorer que Dieu ne fût partout. Hé donc, Philothée, quand vous vous présenterez à l’oraison, dites de tout votre cœur, à votre cœur même : Ô mon cœur ! mon cœur, Dieu est véritablement ici !

La seconde manière de se mettre en la présence de Dieu, est de penser que non-seulement il est où vous êtes, mais qu’il est en vous-même, au fond de votre âme, qu’il la vivifie, l’anime et la soutient par sa divine présence : car comme l’âme qui est présente à tout le corps, réside néanmoins dans le cœur d’une manière de présence plus spéciale ; de même Dieu, qui est présent à toutes choses, l’est beaucoup plus à notre âme, dont l’on peut dire en un bon sens qu’il est l’âme lui-mère. C’est pour cela que David appeloit Dieu, le Dieu de son cœur ; c’est ce que saint Paul entend, quand il dit que, nous vivons, nous nous mouvons, et nous sommes en Dieu ; c’est aussi cette pensée qui excitera en votre cœur une profonde vénération pour Dieu qui lui est si intimement présent.

Le troisième moyen dont vous pouvez vous aider, est de considérer que le Fils de Dieu, en son humanité, regarde du Ciel tout ce qu’il y a de personnes au monde, mais particulièrement les Chrétiens qui sont ses enfans ; et encore plus spécialement ceux qui sont actuellement en prière, et dans qui il observe le bon ou le méchant usage qu’ils en font. Or, ce que je vous dis là, n’est pas une simple imagination, mais un fait très-réel : car bien que nous ne le voyons pas comme saint Étienne le vit dans son Martyre, cependant il a les yeux attachés sur nous, comme il les avoit sur lui, et nous pouvons lui dire quelque chose de semblable à ce que l’Épouse des Cantiques dit de son Époux : il est là, le voilà lui-même, il m’est caché, et je ne puis le voir ; mais il me voit et il me regarde.

La quatrième manière consiste à s’imaginer que Jésus-Christ est dans le même lieu où nous sommes, comme si nous le voyions devant nous, et à peu près comme nous avons coutume de nous représenter nos amis, et de dire : je m’imagine de voir un tel qui fait ceci et cela ; il me semble que je le vois, que je l’entends. Mais, Philothée, si vous étiez devant le très-saint Sacrement de l’Autel, cette présence de Jésus-Christ dans l’Église avec vous seroit très-réelle, et non pas seulement imaginaire : car les espèces ou les apparences du pain sont comme un voile qui le cache à nos yeux ; véritablement il nous voit et nous considère, quoique nous ne le voyons pas en sa propre forme. Vous vous servirez donc de l’une de ces quatre pratiques pour vous mettre en la présence de Dieu, et non pas de toutes les quatre ensemble, et cela même se doit faire brièvement et simplement.


CHAPITRE III.

De l’Invocation.
Second point de la préparation.


L’INVOCATION se fait en cette manière : votre âme se sentant bien présente à Dieu, doit se laisser pénétrer d’une grande vénération, et se juger absolument indigne de sa présence. Et néanmoins, sachant que Dieu le veut ainsi, demandez-lui la grâce de le glorifier en cette méditation. Si vous le voulez, vous pouvez user de quelques paroles courtes et enflammées comme celles-ci, qui sont du Prophète Royal : Ne me rejetez point, ô mon Dieu ! de devant votre face, et ne m’ôtez pas votre Saint-Esprit : répandez la lumière de vos yeux sur cette âme dévouée à votre service, et je considérerai vos merveilles : donnez-moi à comprendre votre loi, et je l’observerai de tout mon cœur. Il est encore fort utile d’invoquer votre saint Ange Gardien, et les saintes personnes qui auront eu quelque part au mystère que vous méditerez : comme dans la méditation de la mort de Notre-Seigneur, ta sainte Vierge, saint Jean, sainte Magdeleine et les autres Saints ou Saintes, les priant de vous communiquer les sentimens qu’ils y eurent ; ou bien dans la méditation de votre propre mort, votre saint Ange Gardien qui y sera présent : il faut observer cela dans tous les autres mystères ou sujets d’oraison.


CHAPITRE IV.

DE LA PROPOSITION DU MYSTÈRE.
Troisième point de la préparation.


IL y a encore un troisième prélude de l’oraison mentale, qui n’est pas commun à toutes les méditations, et qu’on appelle la composition du lieu. Cela consiste dans un certain exercice de l’imagination, par lequel l’on se représente le mystère ou le fait que l’on veut méditer, comme si les choses se passoient réellement à nos yeux. Par exemple, si vous voulez méditer la mort de Jésus crucifié sur le Calvaire, vous vous formerez une idée de toutes ces circonstances, telles que les Évangélistes nous les ont marquées par rapport au lieu, aux personnes, aux actions et aux paroles ; et je vous dis la même chose de tous les autres sujets qui tombent sous les sens, comme la mort et l’enfer, ainsi que vous l’avez vu : mais cette pratique ne convient pas aux autres méditations dont les sujets n’ont rien de sensible, tels que sont la grandeur de Dieu, l’excellence des vertus, la fin de notre création. Il est vrai que l’on pourroit bien y employer quelque similitude ou comparaison, comme nous le voyons dans les belles paraboles du Fils de Dieu ; mais cela n’est pas sans difficulté, et je ne veux traiter avec vous que fort simplement, et sans fatiguer votre esprit de la recherche de semblables idées. Or, l’utilité de cet exercice de l’imagination, est que nous renfermions notre esprit dans l’étendue du sujet que nous méditons, de peur qu’étant aussi volage qu’il l’est, il ne nous échappe pour se répandre sur d’autres sujets ; et je vous le dirai tout bonnement, c’est lui faire ce que l’on fait à un oiseau que l’on renferme dans une cage, ou à un épervier que l’on attache à ses longes, afin qu’il demeure sur le poing.

Quelques-uns vous diront qu’il vaut mieux dans la représentation des Mystères, user de la simple pensée de la foi et de la simple vue de l’esprit, ou bien les considérer comme s’ils se passoient dans votre esprit ; mais cela est trop subtil pour un commençant ; et à l’égard de tout ce qui est d’une plus grande perfection, je vous conseille, Philothée, de vous tenir au pied de la montagne avec beaucoup d’humilité, jusqu’à ce que Dieu vous élève plus haut.


CHAPITRE V.

Des Considérations.
Seconde partie de la Méditation.


CET exercice de l’imagination doit être suivi de celui de l’entendement que nous appelons méditation, et qui n’est autre chose que l’application aux considérations capables d’élever notre volonté à Dieu, et de nous affectionner aux choses saintes et divines : et c’est en cela que la méditation est fort différente de l’étude ; car la fin de l’étude est la science ; mais la fin de la méditation est l’amour de Dieu et la pratique de la vertu. Après avoir donc renfermé, comme je vous l’ai dit, votre esprit dans l’étendue du sujet que vous voulez méditer, appliquez votre entendement aux considérations qui en sont comme la substance et l’exposition : et si votre esprit trouve assez de goût, de lumière et d’utilité dans une seule de ces considérations, il faut l’y arrêter, imitant les abeilles qui ne quittent point la fleur à laquelle elles se sont attachées, tant qu’elles y trouvent du miel à recueillir. Mais si votre esprit a de la peine à y entrer, et que votre cœur n’y sente pas d’attrait ; après avoir un peu de temps essayé votre cœur et votre esprit, passez à une autre considération, cependant sans aucune curiosité et sans précipitation.


CHAPITRE VI.

des Affections et des Résolutions.
Troisième partie de la Méditation.


C’EST par cette vive attention de l’esprit, que la méditation excite en notre volonté tant de bons et saints mouvemens ; tels que sont l’amour de Dieu et du prochain, le désir de la gloire céleste, le zèle du salut des âmes, l’ardeur à imiter la vie de Jésus-Christ, la compassion, l’admiration, la joie, la crainte de déplaire à Dieu, la haine du péché, la crainte du jugement et de l’enfer, la confusion de nos péchés, l’amour de la pénitence, la confiance en la miséricorde de Dieu, et les autres affections dans lesquelles l’âme doit s’exercer et s’épancher le plus qu’elle pourra. Si vous voulez vous aider de quelques livres pour vous en instruire mieux, prenez le premier tome des Méditations de D. André Capiglia, et lisez-en la préface ; car il y enseigne l’art de s’exercer en cette pratique ; le Père Arias le fait encore d’une manière plus étendue dans son Traité de l’Oraison.

Il ne faut pas pourtant, Philothée, s’arrêter si fort à ces affections générales, que vous n’en formiez des résolutions spéciales et bien particularisées sur le règlement de vos mœurs. Ainsi la première parole de Notre-Seigneur sur la croix produira en votre âme le désir de l’imiter sur le pardon et l’amour des ennemis ; cela est peu de chose, si vous ne formez votre résolution en cette manière. Eh bien ! je ne m’offenserai plus de telles et telles paroles fâcheuses de la part d’un tel ou d’une telle, ni de tel et tel mépris, que celui-ci ou celui-là fait de moi ; au contraire, je dirai et ferai telle ou telle chose pour adoucir l’esprit de l’un, et pour gagner le coeur de l’autre. Voilà, Philothée, le vrai moyen de vous corriger promptement de vos fautes ; au lieu que vous n’y réussirez, avec ces affections générales, que difficilement, fort tard, et peut-être jamais.


CHAPITRE VII.

De la Conclusion, et du Bouquet spirituel.


ENFIN, l’on doit terminer la méditation par trois actes qui demandent beaucoup d’humilité. Le premier est de remercier Dieu de la connoissance qu’il nous a donnée de sa miséricorde, ou d’une autre de ses perfections, et de toutes les saintes affections et résolutions que sa grâce a opérées en nous.

Le second est d’offrir à sa divine Majesté toute la gloire qui peut lui revenir de sa miséricorde, ou d’une autre de ses perfections, lui présentant encore toutes nos affections et résolutions en union des vertus de Jésus-Christ son Fils et des mérites de sa mort.

Le troisième doit être une humble prière, par laquelle nous demandons à Dieu la grâce de participer aux mérites de son Fils, l’esprit de ses vertus, et principalement la fidélité à nos résolutions, dont nous devons reconnoitre que l’exécution dépend de sa sainte bénédiction. Priez en même-temps pour l’Église, pour vos pasteurs, vos parens, amis et autres personnes, par l’intercession de Notre-Dame, des Anges et des Saints : et finissez par dire le Pater et l’Ave, qui sont les prières communes et nécessaires à tous les Fidèles.

Au reste, vous savez ce que je vous ai dit du Bouquet spirituel de la méditation, et voici, encore une fois, ce que j’en pense. Ceux qui se sont promenés le matin dans un beau jardin, n’en sortent pas bien satisfaits, s’ils n’en prennent quelques fleurs pour avoir le plaisir de les sentir le reste du jour. C’est ainsi qu’il faut recueillir le fruit de votre méditation, en vous formant une idée de deux ou trois choses qui vous auront plus frappé l’esprit et plus touché le cœur, pour les repasser de temps en temps dans le cours de la journée, et pour vous soutenir dans vos bons propos. C’est ce que l’on fait au lieu même où l’on a médité, en se promenant un peu de temps, ou autrement avec une douce attention.


CHAPITRE VIII.

Avis très-utiles sur la pratique de la Méditation.


IL faut, Philothée, que durant le jour vous teniez vos bonnes résolutions si présentes à votre esprit et à votre cœur, que vous ne manquiez pas de les pratiquer dans l’occasion ; car c’est là le fruit de l’oraison mentale, et sans cela, non-seulement elle ne sert de rien, mais souvent elle nuit beaucoup. Il est vrai, la fréquente méditation des vertus, sans la pratique, nous enfle l’esprit et le cœur, et nous fait croire insensiblement que nous sommes tels que nous avons résolu d’être. Certainement cela seroit ainsi si nos résolutions avoient de la force et de la solidité ; mais, parce qu’elles en manquent, elles sont toujours vaines ; et parce qu’elles sont sans effet, elles sont toujours dangereuses. Il faut donc tâcher par toutes sortes de moyens de les mettre en pratique ; l’on doit même en chercher les occasions, et les petites aussi-bien que les grandes : par exemple, si j’ai résolu de gagner, par douceur, l’esprit des personnes qui m’offensent, je les chercherai ce jour-là pour les saluer d’un certain air d’estime et d’amitié ; et si je ne puis pas les rencontrer, du moins j’en parlerai avantageusement, et je prierai Dieu pour elles.

Mais, en sortant de l’oraison, prenez garde de ne donner à votre cœur aucune agitation violente ; car, en s’épanchant dans ce mouvement, il perdroit ce baume céleste qu’il a reçu dans la méditation : je veux dire qu’il faut un peu demeurer dans le silence si vous le pouvez, et retenant l’idée et le goût de vos bonnes affections, faire passer doucement votre cœur de l’oraison aux affaires. Imaginez-vous un homme qui a reçu dans un beau vase de porcelaine quelque liqueur de grand prix pour l’emporter chez lui ; voyez-le marcher pas à pas sans regarder derrière soi ni à côté ; mais toujours devant soi, de peur de faire un faux pas ou de heurter à quelque pierre, et il s’arrête même quelquefois pour voir si le mouvement de ce vase ne lui fait rien perdre de sa précieuse liqueur. Conduisez-vous de la sorte après votre méditation ; ne vous laissez pas distraire et dissiper tout d’un coup, mais regardez avec une simple et tranquille attention le chemin que vous avez à tenir : s’il se présente une personne à qui vous deviez parler, c’est une nécessité, et il faut s’y accommoder ; mais ayez de l’attention sur votre cœur, de peur qu’il ne perde la précieuse suavité dont le Saint-Esprit l’a rempli dans l’oraison.

Il faut même vous accoutumer à passer de l’oraison à toutes les actions que votre profession exige de vous, bien qu’elles vous paroissent fort éloignées des sentimens et des résolutions de votre méditation. Ainsi, un Avocat doit savoir passer de la méditation au barreau, un Marchand au trafic, une Femme au soin de son domestique, avec tant de douceur et de tranquillité, que l’esprit n’en souffre aucun trouble ; car puisque l’un et l’autre sont également de la volonté de Dieu, il faut passer de l’un à l’autre avec une entière égalité de dévotion et de soumission à la volonté de Dieu.

Il arrivera quelquefois, qu’après avoir fait la préparation de votre méditation, votre âme sentira une douce émotion, qui la transportera tout d’un coup en Dieu. Alors, Philothée, laissez toute cette méthode que je vous ai donnée ; car bien que l’exercice de l’entendement doive précéder celui de la volonté, cependant si le Saint-Esprit opère en vous, par ses impressions sur votre volonté, ces saintes affections que les considérations de la méditation y doivent exciter, n’allez plus chercher dans votre esprit ce que vous avez déjà dans le cœur. Enfin, c’est une règle générale qu’il faut toujours ouvrir le cœur aux affections qui y naissent, bien loin de les réprimer ou de les y retenir captives en quelque temps que ce soit, soit avant les considérations, soit après. Vous devez encore suivre cette règle pour tous les actes de Religion qui entrent dans la méditation, comme l’action de grâces, l’oblation de soi-même, et la prière ; pourvu que vous leur conserviez toujours leur place naturelle dans la conclusion de la méditation. À l’égard des résolutions, qui sont les déterminations des affections, l’ordre naturel est de ne les faire qu’ensuite des affections et sur la fin de la méditation, parce qu’ayant à nous y représenter plusieurs objets particuliers et familiers, leur idée pourroit ouvrir l’esprit aux distractions, si elles étoient mêlées avec les affections.

Enfin, il est bon d’user de quelque colloques dans cet exercice de la volonté, adressant la parole tantôt à Notre-Seigneur, tantôt aux Anges, aux Saints, surtout à ceux qui ont eu part au mystère que l’on médite ; à soi-même, à son propre cœur, aux pécheurs, même aux créatures insensibles, comme l’on voit que David fait dans ses psaumes, et d’autres Saints en leurs méditations et en leurs prières.


CHAPITRE IX.

Des sécheresses de l’esprit dans la méditation.


SI vous ne trouvez pas de goût à la méditation, et que vous n’en sentiez pas votre âme consolée, ne vous troublez pas, Philothée, je vous en conjure, et lâchez de vous bien servir des observations suivantes. Faites quelques-unes de ces prières vocales, qui sont les plus douces à votre cour ; plaignez-vous amoureusement à Jésus-Christ : appelez-le à votre secours : baisez respectueusement son image, si vous l’avez ; confessez votre indignité ; dites lui comme Jacob : Quoiqu’il en soit, Seigneur, je ne vous quitterai point que vous ne m’ayez donné votre bénédiction ; ou bien, comme la Cananée : Oui, Seigneur, je suis une chienne ; mais les chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leur maitre.

Prenez quelquefois un livre, et le lisez dévotement jusqu’à ce que vous ayez donné plus d’attention, et une meilleure situation à votre esprit ; excitez votre cœur le plus vivement que vous pourrez, par quelque acte extérieur de dévotion, vous prosternant en terre, croisant les mains sur la poitrine, tenant entre vos bras un Crucifix, je suppose que vous n’êtes en présence de personne. Si après cela vous vous trouvez dans une égale sécheresse, ne vous en troublez pas encore : mais continuez à vous tenir en la présence de Dieu avec beaucoup de respect. Vous le savez, combien y a-t-il de courtisans qui vont cent fois l’année à la Cour, sans aucune espérance de parler au Prince, mais seulement pour être vus de lui, pour lui rendre leurs devoirs, et comme nous disons, pour faire leur cour. Allons ainsi, Philothée, à la sainte Oraison, avec une simple et fidèle vue de notre devoir. S’il plait à la divine Majesté de nous y parler par ses inspirations, et de nous y donner en même-temps de quoi lui parler, ce nous sera assurément un grand honneur et un délicieux plaisir ; mais s’il ne daigne pas nous faire cette grâce, et qu’il nous laisse là sans nous parler, non plus que s’il ne nous voyoit pas, ou que nous ne fussions pas en sa présence, nous ne devons pas pourtant en sortir ; au contraire, nous devons y demeurer avec attache, avec un grand respect, et dans une douce tranquillité d’esprit. Alors notre patience et notre persévérance nous feront trouver grâce devant ses yeux, tôt ou tard ; et quand nous reviendrons la première fois devant lui, il nous recevra avec un regard favorable, il entrera dans le saint commerce de la méditation avec nous, et nous y sera goûter, par ses consolations, toute la suavité de son esprit ; mais quand cela nous manqueroit encore, contentons-nous Philothée, de l’honneur que nous avons d’être auprès de lui, et présens aux yeux de son adorable Majesté.


CHAPITRE X.

De l’Exercice du Matin.


OUTRE l’Oraison mentale, et la Prière vocale, il y a d’autres temps et d’autres manières de prier : le premier exercice de tous, est celui du matin, qui doit servir d’une préparation générale à toute la conduite de la journée : voici la méthode de la bien faire.

1. Adorez Dieu avec une profonde vénération, remerciez-le de vous avoir conservé durant la nuit ; et si votre conscience yous reproche quelque chose depuis votre examen du soir, demandez-lui en pardon.

2. Considérez que le jour présent vous est donné pour mériter l’éternité bienheureuse, et faites un ferme propos de l’employer tout entier à cette intention…

3. Prévoyez les affaires dont votre prudence doit s’occuper pendant ce jour-là, les occasions que vous y aurez de glorifier Dieu, et les tentations que la colère ou la vanité, ou quelqu’autre passion pourroit vous y faire naître. Après cette inspection, préparez-vous par une sainte résolution à bien profiter de tous les moyens que vous aurez de servir Dieu, et d’avancer votre perfection ; au contraire, armez-vous de toute la fermeté de votre esprit, pour éviter ou pour combattre et vaincre tout ce qui vous y fera quelque obstacle ; mais cette simple résolution ne suffit pas, il faut la soutenir par la préparation des moyens que vous pouvez avoir de l’exécuter. Par exemple, si je prévois que je doive traiter de quelque affaire avec une personne que la colère enflamme aisément, non-seulement je me précautionnerai du mieux que je pourrai pour ne pas l’offenser ; mais afin de prévenir son humeur, je préparerai les manières de parler les plus douces et les plus honnêtes, ou bien, pour le contenir, j’engagerai quelques personnes à s’y trouver avec moi. Si je prévois que j’aie à visiter quelques malades : j’en disposerai l’heure, toutes les circonstances : les manières les plus utiles de les consoler, et les secours que je pourrai leur donner.

4. Reconnoissez devant Dieu, avec humilité, l’impuissance où vous êtes de ne rien faire de tout cela, soit pour pratiquer le bien, soit pour éviter le mal ; et comme si vous teniez votre cœur en vos mains, offrez-le avec toutes vos bonnes résolutions à sa divine Majesté, la suppliant de le prendre en sa protection, et de le fortifier dans son service. Dites-lui : Ô Seigneur, voilà ce pauvre et misérable cœur, à qui votre bonté a fait prendre aujourd’hui tant de bonnes résolutions ; mais hélas ! il est trop foible et trop inconstant pour faire le bien qu’il désire, à moins que vous ne lui donniez votre sainte bénédiction ; c’est à cette intention que je vous la demande, ô Père des miséricordes, par les mérites de la Passion de votre Fils, à la gloire duquel je consacre cette journée et le reste de ma vie. Ajoutez à cette courte prière l’invocation de la sainte Vierge, de votre bon Ange et des Saints, afin qu’ils vous aident de toute leur protection : au reste, cet exercice que vous devez faire le matin, ayant de sortir de la chambre, si cela se peut, doit être vif et ardent, afin que la bénédiction de Dieu, que vous y aurez obtenue, se répande sur toute la journée ; mais je vous prie, Philothée, de ne l’omettre jamais.


CHAPITRE XI.

De l’Exercice du soir, et de l’examen de conscience.


COMME vous aurez nourri votre âme le matin du pain céleste de la méditation, avant votre diné, il faudra prendre encore un peu de cette nourriture spirituelle avant votre soupé. Ménagez-vous donc quelque petit temps avant le repas du soir, et alors prosternez-vous devant Dieu au pied de votre Crucifix, en rappelant votre esprit de la dissipation où vous avez été ; rallumez en votre cœur le feu de la méditation du matin, par de profondes humiliations, par des inspirations du divin amour, par des élancemens amoureux de votre âme dans les plaies de votre aimable Sauveur : ou bien repassez en votre esprit et au fond de votre cœur tout ce que vous avez le plus goûté dans votre oraison, à moins que vous n’aimiez mieux vous occuper d’un nouveau sujet.

Pour ce qui est de l’examen de conscience, que l’on doit faire avant de se coucher, chacun en sait la pratique.

1. Nous devons remercier Dieu de nous avoir conservés durant le jour.

2. On examine toute sa conduite, d’action en action, et par rapport à leurs circonstances,

3. Si l’on trouve que l’on ait fait quelque bien, on en rend grâces à Dieu ; si au contraire on l’a offensé, ou en pensées, ou en paroles, ou en œuvres, on lui en demande pardon par un acte de contrition, qui doit renfermer la douleur des péchés, le bon propos de s’en corriger, et la volonté de s’en confesser à la première occasion.

4. Après cela on recommande à la divine Providence, son corps, son âme, l’Église, ses parens et ses amis, et l’on invoque la sainte Vierge, les Saints, et son Ange gardien, les priant de veiller sur nous ; et puis, avec la bénédiction de Dieu, l’on se met en état de prendre le repos qu’il a voulu nous rendre nécessaire.

L’on ne doit jamais omettre cet exercice du soir, non plus que celui du matin ; et il faut penser que, comme par celui du matin l’on ouvre les yeux à la lumière du Ciel, ainsi par celui du soir on les ferme aux ténèbre de l’Enfer.


CHAPITRE XII.

De la Retraite du Cœur.


C’EST ici, Philothée, que je vous souhaite plus de docilité à suivre mes conseils ; car c’est l’article dont je crois que votre avancement spirituel dépend davantage.

Rappelez-vous le plus souvant que vous pourrez, durant le jour, à la présence de Dieu, vous servant de l’une des quatre pratiques que je vous ai données ; considérez ce que Dieu fait, et ce que vous faites : vous verrez qu’il a toujours les yeux attachés sur vous, avec un amour incroyable. O mon Dieu, direz-vous, pourquoi est-ce que je n’ai pas toujours les yeux attachés à vous contempler, comme vous les avez toujours à me regarder avec bonté ? Pourquoi pensez-vous tant à moi, mon Seigneur ? et pourquoi est-ce que je pense si peu et si rarement à vous ? Où sommes-nous ? ô mon âme, notre place naturelle est d’être en Dieu, et où est-ce que nous nous trouvons ? Les oiseaux ont leur nids pour s’y retirer au besoin, les cerfs ont leurs forêts et leurs buissons pour s’y mettre à couvert de la persécution des chasseurs et des ardeurs du soleil ; notre cœur doit aussi choisir tous les jours quelque place, ou sur le mont du Calvaire, ou dans les plaies de Jésus-Christ, ou en quelqu’autre endroit auprès de lui, pour s’y retirer de temps en temps, pour s’y délasser du tumulte et de la chaleur des affaires extérieures, et pour s’y défendre des insultes de notre ennemi. Oui, bienheureuse sera l’âme qui pourra dire avec vérité à Notre-Seigneur : vous êtes ma maison de refuge, vous êtes mon rempart contre mes ennemis ; je respire un air bien doux à l’ombre de vos ailes, et j’y suis à couvert des injures du temps.

Souvenez-vous donc, Philothée, de vous retirer souvent en la solitude de votre cœur, pendant que les affaires et les conversations l’occupent extérieurement, de sorte qu’il demeure seul en la présence de Dieu seul. Tout ce qui vous environne ne peut vous fermer l’entrée de cette solitude, puisque tout cela n’est qu’au dehors de vous-même : aussi étoit-ce l’exercice ordinaire de David, au milieu de toutes ses grandes occupations ; et nous en voyons mille exemples dans ses Psaumes, comme lorsqu’il dit : O Seigneur, je suis toujours avec vous ! je vous vois toujours devant moi, mon Dieu ; j’ai levé les yeux vers vous, o mon Dieu, qui habitez dans le Ciel : mes yeux se portent toujours vers Dieu.

En effet, nos conversations ne sont pas ordinairement si sérieuses, ni nos affaires toujours si appliquantes, que notre âme ne puisse leur dérober un peu d’attention, pour se retirer dans sa chère solitude.

Le père et la mère de sainte Catherine de Sienne ne lui ayant laissé ni aucun temps, ni aucun lieu pour prier et pour méditer, Notre-Seigneur lui inspira la pensée de se faire un petit oratoire au fond de son cœur, où elle pût se retirer en esprit, parmi tous les soins pénibles dont ses parens l’accabloient. Elle en usa ainsi, et elle ne ressentoit aucune atteinte de toutes les peines que le monde lui faisoit, par cette raison, disoit-elle, qu’elle se renfermoit dans son cabinet intérieur, où elle se consoloit avec son céleste époux : ce fut là sa pratique ordinaire, et dès ce temps-là même elle la conseilla aux autres.

Rappelez-vous donc quelquefois à la solitude intérieure de votre cour ; et là, dans un grand dégagement de toutes les créatures, traitez des affaires de votre salut et de votre perfection avec Dieu, comme un ami traite avec un ami, cœur à cœur. Dites-lui, comme David : j’ai veillé, et j’ai été semblable au pélican de la solitude ; j’ai été comme le hibou dans les masures, et comme le passereau solitaire sur le toit de la maison. Ces paroles, prises dans le sens littéral, nous apprennent que ce grand Roi ayant rendu son cœur bien solitaire, passoit quelques heures du jour dans la contemplation des choses spirituelles ; mais si nous les prenons dans le sens mystique, elles nous découvrent trois charmantes solitudes, où nous pouvons nous retirer auprès de notre aimable Jésus. Cette comparaison du hibou caché dans une masure, nous marque l’état humiliant du Sauveur couché sur la paille, dans une crèche, au milieu d’un étable, caché et inconnu à tout le monde dont il pleuroit les péchés. La comparaison du pélican, qui se tire le sang des veines pour nourrir ses petits, ou même, dit-on, pour leur rendre la vie, nous marque l’état du Sauveur sur le Calvairc, où son amour lui a fait répandre son sang pour notre salut. La troisième comparaison nous marque l’état du Sauveur dans sa glorieuse Ascension ; lorsque tout petit et tout méprisable qu’il avoit paru au monde, il s’éleva de la terre au ciel d’une manière si admirable. Retirons-nous souvent auprès de Jésus-Christ dans ces trois états.

Le bienheureux Elzéar, comte d’Arian en Provence, étant depuis long-temps absent, son épouse, la dévote et chaste Delphine, lui envoya un courrier exprès, pour savoir l’état de sa santé ; il lui fit cette réponse : je me porte bien, ma chère femme, et si vous voulez me voir, cherchez-moi dans la plaie du côté de notre doux Jésus ; car c’est là où je demeure, et où vous me trouverez : me chercher ailleurs, c’est me chercher inutilement. En vérité, c’étoit là un Chevalier bien chrétien.


CHAPITRE XIII.

Des Aspirations ou Oraisons jaculatoires, et des bonnes Pensées.


On se retire en Dieu, parce qu’on aspire à lui, et on y aspire pour s’y retirer ; ainsi la retraite spirituelle du cœur, et l’aspiration vers Dieu sont faites l’une pour l’autre, et toutes deux tirent leur origine des bonnes pensées.

Élevez donc souvent votre esprit et votre cœur à Dieu, Philothée, par des élancemens vifs et courts de votre âme en lui. Admirez l’infinie excellence de ses perfections ; implorez le secours de sa puissance ; adorez sa divine Majesté ; offrez-lui votre âme mille fois le jour ; louez son infinie bonté ; jetez-vous en esprit aux pieds de Jésus crucifié ; interrogez-le souvent sur tout ce qui regarde votre salut ; goûtez intérieurement la douceur de son esprit ; tenez-lui la main, comme un petit enfant à son père, en le priant de vous conduire ; mettez sa croix sur votre poitrine comme un bouquet délicieux : placez-la dans votre cœur comme un étendard, sous lequel vous devez combattre vos ennemis ; en un mot, tournez votre pauvre cœur en toutes sortes de sens, et donnez-lui tous les mouvemens que vous pourrez, pour l’exciter à une tendre et vive dilection de votre divin Époux.

C’est là la pratique des Oraisons jaculatoires, que saint Augustin conseilloit si fortement à la dévote dame Proba ; et si nous faisons notre âme à traiter ainsi familièrement avec Dieu, elle prendra toutes les impressions de ses divines perfections. Mais remarquez bien que cet exercice n’est ni difficile, ni incompatible avec vos occupations ; car il n’y faut que des momens d’attention, et même bien loin qu’il détourne ou diminue l’application de l’esprit aux affaires, il la rend et plus efficace et plus douce. Le voyageur qui prend un peu de vin pour se rafraîchir la bouche et pour se réjouir le cœur, ne perd pas son temps, parce qu’il prend de nouvelles forces, et qu’il ne s’arrête que pour marcher plus vite et faire plus de chemin.

L’on a fait pour cet usage plusieurs recueils d’Oraisons jaculatoires, et je les crois tous fort utiles ; cependant je ne vous conseille pas de vous y assujétir : contentez-vous de dire de cœur ou de bouche ce que l’amour vous inspirera sur-le-champ, et il vous suggérera tout ce que vous pourrez souhaiter. Il est vrai qu’il y a de certaines paroles pour lesquelles le cœur a un attrait tout particulier, comme celles des Psaumes qui ont tant de feu, ou bien les diverses invocations du saint Nom de Jésus, ou bien ces traits enflammés de l’amour divin, que nous avons dans le Cantique des Cantiques : j’avoue même que les Cantiques spirituels peuvent encore servir à cette intention pourvu qu’on les chante avec une attention sérieuse.

Appliquez ici l’exemple des personnes qui s’aiment d’un amour humain et naturel : tout en eux est occupé de cet amour, l’esprit, la mémoire, le cœur et la langue ; que de pensées, que de souvenirs, que de réflexions, que de transports, que de louanges, que de protestations, que l’entretiens et de lettres ! l’on veut toujours y penser, et toujours en parler, ou en écrire quelque chose, même sur l’écorce des arbres que l’on trouve : c’est ainsi que ceux qui sont bien pénétrés de l’amour de Dieu ne respirent que pour lui, et n’aspirent qu’au plaisir de l’aimer, ne se lassent jamais de penser à lui, et d’en parler ; et voudroient, s’ils étoient les maîtres des cœurs de tous les hommes, y graver le saint et sacré nom de Jésus. Ainsi n’y a-t-il rien hors d’eux qui ne leur fournisse quelque attrait du divin : amour, et qui ne leur annonce les louanges de leur bien-aimé : oui, dit saint Augustin, après saint Antoine, tout ce qui est dans le monde leur en parle, à la vérité, d’un langage muet, mais fort intelligible à leur esprit et leur cœur forme de ces paroles et de ces pensées les aspirations amoureuses et les douces saillies qui les élèvent à Dieu : en voici quelques exemples.

Saint Grégoire, évêque de Nazianze, se promenant un jour sur le rivage de la mer, comme il le raconta à son peuple, considéra fort à loisir toutes sortes de coquillages que les vagues y laissoient, et que d’autres flots ramenoient avec eux alternativement ; et en même-temps il admira aux environs la stabilité des rochers, contre lesquels la mer venoit battre impétueusement. A cette vue, il pensa que c’étoit là justement le caractère des âmes foibles et superficielles qui se laissent emporter, tantôt à la joie, et tantôt à la tristesse, cédant indifféremment aux mouvemens des événemens divers de la vie ; et le caractère des âmes généreuses et constantes, que rien n’est capable d’ébranler. Et puis son cœur profitant de cette pensée, s’éleva à Dieu, et lui fit dire comme au Prophète Royal : O Seigneur, sauvez-moi ; car les eaux ont pénétré jusqu’à mon âme : 0 Seigneur, délivrez-moi de cet abîme ; la tempéte m’a précipité au fond de la mer. Mais remarquez que cette réflexion et ce sentiment convenoient bien à la situation de son âme, parce qu’il souffroit avec douleur l’usurpation que Maxime vouloit faire de son Évêché.

Saint Fulgence, Évêque de Ruspe, s’étant trouvé dans Rome à un triomphe de Théodoric, Roi des Goths, qui présida lui-même à une assemblée générale de toute la Noblesse Romaine, fut charmé d’un spectacle si magnifique, et s’écria en s’élevant à Dieu : Hélas ! si Rome, toute terrestre qu’elle est, paroit si riche et si brillante, que la Jérusalem céleste doit être belle ! Et si le maitre des biens a laissé tant de gloire aux amateurs de la vanité, que n’a-t-il pas réservé aux contemplateurs éternels de la vérité ?

On dit que saint Anselme, dont la naissance a beaucoup honoré nos montagnes, et qui fut Archevêque de Cantorbéri, savoit admirablement bien l’art de spiritualiser les pensées les plus communes. Étant en voyage, un lièvre, poursuivi par des chasseurs, vint se réfugier sous son cheval, et les chiens faisant un grand bruit tout autour n’osèrent jamais violer l’immunité de l’asile : un spectacle si nouveau pour les chasseurs, les fit bien rire ; mais le saint Prélat, touché intérieurement de l’esprit de Dieu, leur dit en gémissant et en pleurant : Ah ! vous riez, mais la pauvre bête n’a pas envie de rire. Pensez bien quel malheur c’est, que celui d’une âme que les démons ont conduite de détours en détours et de péchés en péchés, jusqu’à l’heure de la mort : alors, terriblement effrayée, elle cherche un asile, et si elle n’en trouve pas, ses ennemis lui insultent, et elle devient leur proie éternelle.

Saint Antoine ayant reçu une lettre fort honorable de Constantin le Grand, et les Religieux qui étoient autour de lui en ayant paru surpris : Quoi ! leur dit-il, vous vous étonnez qu’un Roi écrive à un homme ? admirez-donc l’infinie bonté de Dieu éternel pour des hommes mortels, d’avoir bien voulu leur écrire lui-même sa Loi, et leur parler encore par la bouche de son propre Fils.

Saint François ayant aperçu une brebis toute seule dans un troupeau de boucs et de chèvres, dit à son compagnon : Voyez qu’elle est douce ! voilà quelle étoit la douceur de l’humble Jésus au milieu des Scribes et des Pharisiens. Et une autre fois, voyant un petit agneau mangé par un pourceau, il dit en pleurant : Ah ! que cela me représente bien la mort de mon Sauveur !

Cet homme illustre de notre temps, François de Borgia, Duc de Candie, tournoit ainsi toutes les idées de la chasse en pieuses réflexions : J’admirois, disoit-il, après sa retraite de la Cour, la docilité des faucons qui reviennent sur le poing, et qui se laissent couvrir les yeux et attacher à la perche ; et je m’étonne de l’indocilité aveugle des hommes, qui sont toujours rebelles à la voie de Dieu.

Saint Basile dit que la rose environnée de ses épines, fait cette belle instruction aux hommes : Ce qui est de plus agréable en ce monde, ô hommes mortels, y est mêlé de tristesse ; vous n’y avez pas de biens purs, et partout, universellement, quelque mal est attaché au bien ; le repentir au plaisir, la viduité au mariage, le travail et le soin à la fertilité, la crainte de la chute à l’élévation de la gloire, et le chagrin de la dépense aux honneurs, le dégoût aux délices, et la maladie à la santé. Il est vrai, ajoute ce saint Père, c’est une charmante fleur que la rose : mais au moment que sa vue me réjouit, elle m’afflige en me faisant ressouvenir du péché, pour lequel la terre a été condamnée à porter des épines.

Une personne dévote regardant avec plaisir un ruisseau éclairé de la Lune, et y ayant aperçu tout le Ciel dépeint avec les étoiles comme dans un miroir, fit éclater son cœur en ce sentiment de joie : O mon Dieu ! toutes ces étoiles seront très-réellement sous mes pieds, quand vous m’aurez reçu dans vos saints tabernacles.

Et comme les étoiles du Ciel sont ici représentées sur la terre, les hommes de la terre seront représentés en Dieu, qui est la vive source de la divine charité. Une autre dit, en considérant le cours rapide d’une rivière vers la mer : mon âme sera toujours ainsi dans le mouvement, et n’aura jamais de repos, qu’elles ne soit abîmée dans la Divinité d’où elle a tiré son origine.

Sainte Françoise considérant un agréable ruisseau, sur le bord duquel elle s’étoit mise à genoux pour faire sa prière, fut ravie en extase, et prononça plusieurs fois ces paroles : c’est ainsi qu’avec beaucoup de suavité la grâce de mon Dieu coule doucement en mon cœur.

Une personne, que je ne vous nomme point, admirant dans un jardin tous les arbres en fleurs, s’écria : Ah ! faut-il que je sois la seule qui ne porte point de fleurs dans le délicieux jardin de l’Église ? Une autre voyant de petits poussins ramassés sous leur mère, dit : O Seigneur ! conservez-nous sous l’ombre de vos ailes, Une autre dit en regardant un tournesol : Quand sera-ce, ô mon Dieu, que mon âme suivra les attraits de votre bonté ? Et regardant ces petites fleurs qu’on appelle pensées, assez belles-à la vue, mais sans odeur : Hélas ! dit-elle, telles sont mes pensées : belles à dire, et bonnes à rien. Voilà, Philothée, la méthode de tourner en bonnes pensées et en saintes aspirations toutes les idées qui se présentent à nous parmi la grande variété des objets de cette vie mortelle. Malheureux ceux qui par leurs péchés donnent aux créatures un usage contraire à l’intention de leur Créateur ! Bienheureux ceux qui cherchent dans les créatures la gloire du Créateur, et qui font servir ce qu’elles ont de vanité à glorifier la vérité ! Pour moi, dit saint Grégoire de Nazianze, je suis accoutumé à rapporter toutes choses au profit spirituel de mon âme. Je vous conseille encore de lire l’épitaphe de site Paule, composée par s. Jérôme : vous prendrez plaisir à y remarquer toutes les aspirations dont l’usage lui étoit si familier en toutes sortes de rencontres.

Mais observez bien que la grande pratique de la dévotion consiste en cet exercice de la Retraite spirituelle du cœur, et des Oraisons jaculatoires : il est d’une si merveilleuse utilité, qu’il peut suppléer au défaut de toutes les manières de prier ; et qu’au contraire si on les néglige, l’on ne peut presque pas trouver un bon moyen d’en réparer la perte : sans cet exercice, l’on n’est pas capable des devoirs de la vie contemplative, et l’on ne peut que s’acquitter fort mal de ceux de la vie active ; le repos ne seroit qu’oisiveté, et l’action ne seroit qu’un embarras et une dissipation ; c’est pourquoi je vous conjure d’entrer dans cette pratique de tout votre cœur, et de ne la quitter jamais.


CHAPITRE XIV.

De la très-sainte Messe, et de la manière de la bien entendre.


1. JE ne vous ai point encore parlé du très-saint Sacrifice et Sacrement de l’Autel, qui est entre les exercices de la Religion, ce que le Soleil est entre les astres ; car il est véritablement l’âme de la piété, et le centre de la Religion chrétienne, auquel tous ses mystères et toutes ses lois se rapportent ; c’est le mystère ineffable de la divine charité, par lequel Jésus-Christ se donnant réellement à nous, nous comble de ses grâces d’une manière également aimable et magnifique.

2. La prière faite en union de ce divin Sacrifice, en reçoit une merveilleuse force : de sorte, Philothée, que l’âme qui y est remplie des grâces de Dieu, des suavités de son esprit, et de la force de Jésus-Christ, se trouve dans l’état que l’Écriture nous exprime, en disant que la sainte Épouse des Cantiques étoit appuyée sur son bien-aimé, comblée de délices, et semblable à une colonne de fumée que le feu des bois aromatiques le plus excellent pousse vers le Ciel, et dont tout l’air est parfumé.

3. Faites donc tout ce que vous pourrez pour vous ménager le temps d’entendre tous les jours la sainte Messe, afin d’y offrir avec le Prêtre, le sacrifice de votre rédempteur, à Dieu son père, pour vous et pour toute l’Église. Saint Jean-Chrysostôme nous assure que les Anges y assistent en grand nombre pour y honorer de leur présence ce saint mystère. Nous ne devons donc pas douter qu’y étant unis avec eux en un même esprit, nous ne puissions nous rendre le Ciel propice, tandis que l’Église triomphante et l’Église militante entrent en société avec Jésus dans cette divine action, pour nous gagner en lui et par lui le cœur de Dieu son père, et pour nous mériter toutes ses miséricordes. Quel bonheur pour une âme que d’y contribuer quelque chose de sa part par une dévotion sincère et affectueuse !

4. Si vous ne pouvez pas absolument aller à l’Église, il faut suppléer au défaut de le présence corporelle par celle de l’esprit : ainsi ne manquez pas à quelque heure du matin de laisser aller votre cœur au pied de l’Autel, d’y unir votre intention à celle du Prêtre et des fidèles, et de vous occuper du saint sacrifice, quelque part que vous soyez, comme vous feriez si vous étiez à l’Église.

Voici maintenant une méthode de la bien entendre, que je vous propose.

1. Dès le commencement de la Messe, jusqu’à ce que le Prêtre soit monté à l’Autel, faites avec lui la préparation, qui consiste à vous mettre en la présence de Dieu, à confesser votre indignité, et à demander pardon de vos péchés,

2. Depuis que le Prêtre est monté à l’Autel jusqu’à l’Évangile, considérez la venue et la vie de Noire-Seigneur en ce monde, vous en faisant une idée simple et générale.

3. Depuis l’Évangile jusqu’après le Credo, considérez la prédication de notre Sauveur : faites-lui une sincère protestation que vous voulez vivre et mourir dans la foi, dans la pratique de sa divine parole, et en l’union de la sainte Église Catholique.

4. Depuis le Credo jusqu’au Pater noster, appliquez votre cœur aux mystères de la passion et de la mort de Jésus-Christ, qui sont actuellement et essentiellement représentés dans ce saint Sacrifice, que vous offrirez avec le Prêtre et avec tout le peuple à Dieu le père des miséricordes, pour sa gloire et pour votre salut,

5. Depuis le Pater noster jusqu’à la Communion, excitez votre cœur de toutes les manières que vous pourrez, à désirer ardemment d’être uni à Jésus-Christ par les liens d’un amour éternel.

6. Depuis la Communion jusqu’à la fin, remerciez sa divine Majesté de son incarnation, de sa vie, de sa passion, de sa mort, et de l’amour qu’il nous témoigne encore dans son saint sacrifice ; le conjurant par tout cela de vous être à jamais propice, à vos parens, à vos amis, à toute l’Église : et puis vous humiliant profondément, recevez avec beaucoup de dévotion la bénédiction divine que Notre-Seigneur vous donne par son Ministre.

Mais si vous voulez faire votre méditation durant la Messe, sur les sujets qui vous sont ordinaires, cette méthode ne vous sera pas nécessaire : il suffira d’avoir au commencement l’intention d’offrir le saint Sacrifice, d’autant plus que tous les exercices qui entrent dans cette méthode, se trouvent presque tous réunis dans une méditation bien faite.


CHAPITRE XV.

Des autres Exercices de dévotion publics et communs.


Les Dimanches et les Fêtes étant des jours consacrés à un culte de Dieu plus distingué et plus grand, vous jugez bien, Philothée, que la dévotion doit s’y occuper beaucoup plus que les jours ordinaires, des devoirs de la Religion ; et qu’outre les autres exercices, il faut assister à l’Office le matin et le soir, autant que votre commodité vous le permettra ; vous y goûterez une grande douceur de piété, et vous en pouvez bien croire saint Augustin, qui nous assure dans ses confessions, que quand il entendoit le divin Office, au commencement de sa conversion, il sentoit son cœur se fondre en suavité et ses yeux en larmes. De plus, (car il faut que je le dise une fois pour toutes) tout ce qui se fait de l’Office de l’Église en public, porte toujours plus d’utilité et de consolation, que tout ce qui se fait en particulier, Dieu ayant voulu que dans tout ce qui est de son culte, nous préférassions la communion des fidèles à toutes sortes de particularités.

Entrez volontiers dans les confréries du lieu où vous demeurez, et principalement en celles dont les exercices vous feront espérer plus d’utilité et d’édification ; ce sera une manière d’obéissance fort agréable à Dieu ; car bien que l’on ne vous commande rien sur ce point-là, il est toutefois aisé de voir que l’Église nous le recommande, et ses intentions se font assez connoître par les indulgences et les autres privilèges qu’elle accorde à ces pieuses sociétés. D’ailleurs, c’est un vrai exercice de la charité chrétienne, que d’entrer dans les saintes inspirations des autres, et de contribuer à leurs bons desseins ; et quand vous feriez en votre particulier, et avec plus de goût, quelque chose d’aussi bon que ce qui se fait dans ces confréries, Dieu y est plus glorifié par cette union que la piété y fait des esprits et des oblations.

Je dis la même chose de toutes les prières et dévotions publiques auxquelles nous devons contribuer autant que nous pouvons de notre bon exemple pour la gloire de Dieu, pour l’édification du prochain, et pour la fin commune qu’on s’y propose.


CHAPITRE XVI.

Il faut honorer et invoquer les Saints.


PUISQUE c’est par le ministère des Anges que nous recevons souvent les inspirations de Dieu, c’est aussi par eux que nous devons lui présenter nos aspirations, aussi-bien que par les Saints et les Saintes, qui étant présentement semblables aux Anges dans la gloire de Dieu, comme le Sauveur nous l’a dit, lui présentent perpétuellement leurs désirs et leurs prières en notre faveur.

Joignons donc nos cœurs, Philothée, à ces célestes esprits et à ces âmes bienheureuses : car comme les petits rossignols apprennent à chanter avec les grands, nous apprendrons aussi, par ce saint commerce, à chanter les louanges de Dieu et à le prier d’une manière plus digne de lui. Je chanterai, Seigneur, vos louanges, disoit David, en la présence de vos Anges.

Honorez, révérez et respectez d’un amour spécial la sacrée et glorieuse Vierge Marie, qui, étant la Mère de Jésus-Christ, notre Frère, est aussi très-véritablement notre Mère. Recourons donc à elle et comme ses petits enfans, jetons-nous à ses pieds et entre ses bras avec une confiance parfaite ; à tous momens et en toutes rencontres, réclamons cette bonne et douce Mère, implorons son amour maternel ; ayons aussi pour elle le cœur d’un enfant pour sa mère, et appliquons-nous à l’imitation de ses vertus.

Rendez-vous familier le commerce de votre âme avec les Anges, faisant souvent attention à leur présence ; surtout aimez et révérez celui du Diocèse où vous êtes, ceux des personnes avec qui vous vivez, mais spécialement le vôtre : faites-leur souvent quelques prières ; bénissez Dieu pour eux ; employez leur protection en toutes vos affaires, soit spirituelles soit temporelles, afin qu’ils daignent entrer dans vos intentions.

Le célèbre Pierre le Fèvre, premier Prêtre, premier Prédicateur, premier Professeur de Théologie de la sainte Compagnie du Nom de Jésus, et premier compagnon du bienheureux Ignace, son Fondateur, venant un jour d’Allemagne, où il avoit beaucoup travaillé pour la gloire de Dieu, et passant par le Diocèse, où il étoit né, racontoit que la dévotion qu’il avoit eue à saluer les Anges protecteurs des paroisses par où il avoit passé à travers plusieurs pays hérétiques, lui avoit beaucoup valu pour la consolation intérieure de son âme, et pour la protection qu’il en avoit reçue ; car il protestoit qu’il avoit sensiblement reconnu combien ils lui avoient été propices, soit pour le garantir des embûches des hérétiques, soit pour lui disposer plusieurs âmes à recevoir la doctrine du salut avec plus de docilité. Mais il disoit cela avec un si grand désir d’inspirer cette dévotion aux autres, qu’une Demoiselle qui y étoit présente dans sa plus tendre jeunesse, le racontoit elle-même il n’y a que quatre ans, c’est-à-dire plus de soixante ans après, avec un grand sentiment de piété. Pour moi, je fus très-consolé l’année passée d’avoir consacré un Autel au lieu même où Dieu fit naître son bienheureux serviteur, dans le petit village de Villaret, au milieu de nos montagnes les plus inaccessibles.

Choisissez quelques Saints, en l’intercession desquels vous preniez une particulière confiance, et dont vous puissiez lire la vie avec plus de goût pour l’imiter fidèlement ; vous ne doutez pas que celui dont on vous a donné le nom au baptême, ne doive être le premier de tous.


CHAPITRE XVII.

Comment il faut entendre et lire la parole de Dieu.


AIMEZ à entendre la parole de Dieu ; mais entendez-la toujours avec beaucoup d’attention et de respect, soit au sermon, soit dans les conversations édifiantes de vos amis qui aiment à parler de Dieu. C’est la bonne semence qu’il ne faut pas laisser tomber à terre ; faites-la bien profiter, recevez-la comme un précieux baume dans votre cœur, à l’imitation de la très-sainte Vierge, qui conservoit chèrement dans le sein tout ce qu’elle entendoit dire de son divin Enfant ; et souvenez-vous bien que Dieu n’écoute favorablement notre parole dans nos prières qu’autant que nous profitons de la sienne dans les prédications,

Ayez toujours quelques bons livres de dévotion, comme sont ceux de saint Bonaventure, de Gerson, de Denys le Chartreux, de Louis Blosius, de Grenade, de Stella, d’Arias, de Pinelli, d’Avila, le Combat spirituel, les Confessions de saint Augustin, les Épîtres de saint Jérôme, et autres semblables : lisez-en tous les jours quelqu’un un peu de temps ; mais avec autant d’attention, que si un Saint vous l’avoit envoyé du Ciel, pour vous en apprendre le chemin et pour vous encourager à y marcher.

Lisez aussi les vies des Saints, où vous verrez, comme dans un miroir, le véritable portrait de la vie chrétienne, et accommodez leurs exemples aux devoirs de votre état ; car bien que plusieurs actions des Saints soient absolument inimitables pour les personnes qui vivent dans le commerce du monde, l’on peut toujours les suivre ou de près ou de loin. Imitez la grande solitude de saint Paul le premier Ermite, par la solitude spirituelle de votre cœur et par les retraites que vous pouvez faire ; ou bien l’extrême pauvreté de saint François, par l’application à de certaines pratiques de la pauvreté dont je vous parlerai. Entre les vies des Saints et des Saintes, il y en a dont notre esprit reçoit plus de lumière pour la conduite de notre vie, comme celle de la bienheureuse Mère Thérèse, dont la lecture est admirable pour cela ; celles des premiers Jésuites, celle du bienheureux Cardinal Borromée, de saint Louis, de saint Bernard, les Chroniques de saint François, et autres semblables livres. Nous avons aussi de certaines vies des Saints, lesquelles vont plus à l’admiration qu’à l’imitation ; comme celles de sainte Marie l’Égyptienne, de saint Siméon le Stylite, de sainte Catherine de Sienne, de sainte Catherine de Gênes, de sainte Angèle, et plusieurs autres, lesquelles ne laissent pas de donner en général un grand goût du saint amour de Dieu.


CHAPITRE XVIII.

De la manière de bien recevoir les inspirations.


NOUS appelons inspirations tous les attraits de la grâce, les bons mouvemens du cœur, les reproches de la conscience, les lumières surnaturelles de l’esprit, et généralement toutes les bénédictions dont Dieu prévient notre cœur par son amoureuse et paternelle miséricorde. soit pour nos réveiller de notre assoupissement, soit pour nous engager à la pratique des saintes vertus, soit pour exciter en nous son amour : en un mot, pour nous faire chercher ce qui est de nos intérêts éternels. C’est ce que l’Époux des Cantiques appelle, en termes mystérieux, rechercher son épouse, frapper à sa porte, lui parler au cœur, la réveiller, l’appeler et la chercher dans son absence, l’inviter à manger de son miel, à venir cueillir des fruits et des fleurs, et à lui parler.

Je me sers donc aussi de cette comparaison pour me faire mieux entendre. Trois choses sont nécessaires à la conclusion d’un mariage : premièrement il faut le faire proposer à la personne dont on demande le cœur et la foi ; secondement, elle doit en agréer la proposition ; et en troisième lieu, elle y donne son consentement. C’est ainsi que quand Dieu veut, pour sa gloire, opérer quelque bien en nous, pour nous, et avec nous, il nous le propose par son inspiration, nous la recevons avec une douce complaisance, et nous y consentons. Car, comme il y a trois degrés par lesquels on tombe dans le péché, la tentation, la délectation et le consentement ; il y en a trois aussi par lesquels on s’élève à la pratique de la vertu : l’inspiration, qui est contraire à la tentation ; la complaisance que l’on a pour l’inspiration, et qui est contraire à la délectation de la tentation ; et le consentement à l’inspiration, lequel est contraire au consentement que l’on donne à la tentation.

Quand l’inspiration dureroit tout le temps de notre vie, nous n’en serions pas plus agréables à Dieu, si du moins nous ne la recevions pas avec complaisance. Au contraire, Dieu en seroit offensé, comme il le fut des Israélites, que sa grâce, ainsi qu’il le dit, pressa inutilement, durant quarante ans, de se convertir, et auxquels il déclara, avec serment, que jamais ils n’entreroient dans son repos.

Cette complaisance que l’on donne aux inspirations, avance beaucoup l’œuvre de la gloire de Dieu en nous, et nous attire déjà la complaisance de ses yeux : car bien que cette délectation ne soit pas un véritable consentement, elle en est du moins une disposition fort heureuse ; et si le plaisir que l’on prend à entendre la parole de Dieu, laquelle est comme une inspiration extérieure, est un signe de salut et une disposition agréable à Dieu ; cela est encore plus vrai à l’égard de l’inspiration intérieure. C’est aussi cette délectation dont parle l’Épouse sacrée, quand elle dit : j’ai senti mon âme se fondre de joie en elle-même, quand mon bien-aimé m’a parlé.

Mais enfin, c’est le consentement dont tout dépend ; car si ayant été inspirés et ayant reçu l’inspiration avec complaisance, nous refusons notre consentement à Dieu, nous nous rendons coupables d’une extrême ingratitude envers sa divine Majesté ; et il semble qu’il v ait plus de mépris, que si tout d’un coup nous avions rejeté l’inspiration. Ce fut la faute et le malheur de l’Épouse des Cantiques : la voix de son bien-aimé avoit frappé son cœur d’une douce joie ; néanmoins elle ne lui ouvrit pas la porte, et elle s’en excusa d’une manière frivole : aussi l’Époux s’en alla-t-il, en la quittant avec indignation.

Il faut donc, Philothée, vous résoudre à recevoir désormais toutes les inspirations du Ciel, comme vous recevriez des Anges que Dieu vous enverroit pour traiter avec vous d’une grande affaire. Ainsi écoutez avec tranquillité ce que l’inspiration vous propose ; faites attention à l’amour de celui qui vous la donne, et la recevez avec joie ; enfin, donnez-y votre consentement d’une manière tendre et amoureuse ; et Dieu, qui ne peut nous avoir aucune obligation, ne laissera pas d’agréer cette fidèle correspondance. Mais si l’inspiration porte quelque chose de fort considérable et extraordinaire, suspendez votre consentement jusqu’à ce que vous ayez consulté votre Directeur, qui la doit examiner, pour en reconnoitre la vérité ou la fausseté : ce qui est d’autant plus nécessaire, que l’ennemi voyant une âme facile à suivre l’inspiration, lui en propose souvent de fausses pour la tromper ; mais c’est inutilement, tandis qu’elle obéit à son Directeur avec humilité.

Quand on a une fois donné son consentement à l’inspiration, il faut exécuter soigneusement ce qu’elle a demandé de nous, et c’est ce qui accomplit l’œuvre de la grâce ; car autrement, retenir ce consentement dans le cœur sans en venir à l’effet, ce seroit faire comme un homme qui ayant planté une vigne, ne voudroit pas la cultiver, de peur qu’elle ne portât du fruit.

Remarquez donc combien la pratique de l’exercice du matin, et des retraites spirituelles du cœur dont je vous ai parlé, est utile pour tout ceci ; d’autant que nous nous y disposons à faire le bien par une préparation, non-seulement générale, mais encore particulière.


CHAPITRE XIX.

De la sainte Confession.


NOTRE Sauveur a laissé à son Église le Sacrement de la Pénitence ou de la Confession, pour y purifier en tout temps nos âmes des souillures qu’elles peuvent avoir contractées. Ne souffrez donc jamais, Philothée, que votre cour demeure long-temps infecté du péché, puisque vous avez contre sa corruption un remède si sûr et si facile, Une âme qui se sent coupable d’un péché, devroit avoir horreur de soi-même ; et le respect qu’elle doit aux yeux de la divine Majesté, l’oblige à s’en purifier au plutôt, Hélas ! pourquoi nous laisser mourir de la mort spirituelle, ayant entre les mains un remède souverain pour nous guérir ?

Confessez-vous avec beaucoup d’humilité et de dévotion tous les huit jours, et même toutes les fois que vous communiez, si vous pouvez, quoique votre conscience, ne vous reproche aucun péché mortel ; vous recevrez non-seulement l’absolution des péchés véniels que vous confesserez, mais encore beaucoup de lumière pour en avoir un plus grand discernement, beaucoup plus de force pour les éviter, et une merveilleuse abondance de grâces pour réparer les pertes qu’ils auroient pu vous causer. De plus, vous y pratiquerez l’humilité, l’obéissance, la simplicité, l’amour de Dieu, en un mot, plus de vertus qu’en aucun autre exercice de la Religion.

Ayez toujours une vraie douleur des péchés que vous confesserez, pour petits qu’ils soient, et une ferme résolution de vous en corriger ; car il y a bien des gens qui ne se confessant des péchés véniels, que par je ne sais quelle habitude qui les accommode, et sans nulle attention à s’en corriger, en demeurent chargés toute leur vie, et se privent de beaucoup de grâces nécessaires à leur avancement spirituel. Si donc vous vous accusez d’un mensonge léger, d’une parole tant soit peu déréglée, de quelque circonstance du jeu un peu vicieuse, ayez-en un repentir sincère, avec une bonne résolution de vous observer efficacement sur tout cela ; parce que c’est un abus de se confesser d’un péché mortel ou véniel, sans vouloir en purifier son cœur, puisque la confession n’est instituée que pour cela.

Retranchez de votre confession ces accusations superflues, dont plusieurs se sont fait une routine : je n’ai pas autant aimé Dieu que je le devois ; je n’ai pas prié avec autant de dévotion que je le devois ; je n’ai pas aimé mon prochain comme je le devois ; je n’ai pas reçu les Sacremens avec la révérence que je devois, et autres semblables. Vous en voyez bien la raison ; c’est qu’en disant cela, vous ne dites rien de particulier qui fasse connoître au Confesseur l’état de votre conscience, et que les hommes les plus parfaits du monde pourroient dire les mêmes choses, aussi-bien que tous les Saints du Paradis, si la confession étoit encore pour eux.

Recherchez donc la raison particulière que vous avez de faire ces accusations qui ne sont que générales ; et lorsque vous l’aurez reconnue, accusez-vous de votre péché d’une manière simple et naturelle ; par exemple, vous vous accusez de n’avoir pas aimé le prochain comme vous deviez, c’est peut-être parce qu’ayant bien connu le grand besoin d’un pauvre que vous pouviez aisément secourir et consoler, vous avez omis ce devoir de charité : hé bien ! accusez-vous de cette particularité, et dites que vous ne l’avez pas secouru comme vous pouviez, ou par négligence, ou par dureté de cœur, ou par mépris. De même ne vous accusez point de n’avoir pas prié Dieu avec toute la dévotion que vous deviez ; mais laissant cette accusation générale, qui ne sert de rien à la confession, dites simplement que vous avez eu des distractions volontaires, ou que vous avez négligé de ménager le lieu, le temps, la composition extérieure du corps et des autres circonstances nécessaires pour faire dévotement votre prière. Ne vous contentez pas encore, dans l’accusation des péchés véniels, de bien marquer le fait, accusez-vous du motif que vous y avez eu ; ainsi, dire que vous avez fait un mensonge qui n’a porté aucun préjudice à personne, ce n’est pas assez ; dites que ç’a été ou par vaine gloire, afin de vous louer ou de vous excuser, ou par un vaine joie, ou par opiniâtreté : si vous avez péché dans le jeu, expliquez cela, et dites que ç’a été ou par le désir du gain ou par le plaisir de la conversation, et observez-vous sur tous les autres péchés.

Il faut encore marquer à peu près combien de temps votre péché a duré, puisque pour l’ordinaire la longueur du temps en augmente notablement la malice ; et en effet, il y a bien de la différence : c’est une vanité passagère, qui se glisse dans l’esprit pour un quart d’heure, et une vaine complaisance, dont le secret orgueil du cœur se sera nourri durant un jour, deux jours, trois jours. Il faut donc, dans l’accusation d’un péché, en bien marquer le fait, le motif et la durée ; car bien que dans la confession des péchés véniels, on ne soit pas communément obligé à une scrupuleuse exactitude, et que même l’accusation n’en soit pas absolument nécessaire, cependant ceux qui veulent bien purifier leur âme, pour parvenir à la perfection de la dévotion, doivent avoir un grand soin de bien faire connoître au Médecin spirituel tout le mal dont ils souhaitent la guérison, quelque petit qu’il leur paroisse.

Enfin, ne vous épargnez en rien de tout ce qui sera nécessaire à faire comprendre tout votre péché, et remarquez encore cet exemple : un homme qui naturellement me déplaît, me dira un je ne sais quoi qui ne sera rien, et seulement pour rire ; mais je le prendrai mal, et je me mettrai en colère ; au lieu que si un autre qui m’est agréable, m’eût dit quelque parole plus forte, je l’eusse bien prise : que faut-il donc que je fasse dans ma confession ? je dirai que je me suis échappé en des paroles d’aigreur, pour avoir mal pris ce qu’une personne m’avoit dit, non pas par la raison de la qualité des paroles, mais seulement par la raison du dégoût que j’ai de cette personne ; et parce que je crois cela fort utile, je particulariserai même ces paroles d’aigreur. C’est de cette sorte que découvrant au Confesseur, non-seulement les péchés que l’on a commis, mais les mauvaises inclinations, les habitudes et les autres racines du péché, il connoît mieux le cœur, les remèdes nécessaires à ses infirmités. Il faut néanmoins, autant qu’il est possible, mettre toujours à couvert les personnes qui auroient eu quelque part à votre péché.

Prenez garde à beaucoup de péchés qui souvent subsistent et dominent long-temps dans un cœur, sans qu’il s’en aperçoive, afin que vous les confessiez, et que vous puissiez en purifier le vôtre. Pour cela, lisez avec application les chapitres 6, 27, 28, 29, 35 et 36 de la troisième partie, et le chapitre 7 de la quatrième partie.

Ne changez pas aisément de Confesseur, et continuez à lui rendre compte de votre conscience aux jours marqués, lui disant bonnement et sincèrement toute vos fautes ; et de temps en temps, soit de mois en mois, soit de deux en deux mois, faites-lui connoitre l’état de vos inclinations, quoiqu’elles ne vous aient pas fait tomber en aucun péché ; comme si l’esprit de tristesse ou de chagrin vous tourmente, ou si votre cœur est enclin à la joie, ou si vous avez senti quelques désirs trop vifs d’avoir plus de bien, et le reste.


CHAPITRE XX.

De la fréquente Communion.


VOUS savez ce que l’on dit de Mithridate, roi de Pont en Asie, lequel avoit inventé une sorte de nourriture qu’il s’étoit rendue propre pour se préserver du poison. Et il se fit un tempérament si fort, qu’étant sur le point d’être pris par les Romains, et voulant éviter la captivité, il ne put jamais s’empoisonner. N’est-ce pas ce que le Sauveur a fait d’une manière très-réelle dans le très-auguste sacrement de l’Eucharistie, où il nous donne son corps et son sang comme, une nourriture à laquelle l’immortalité est attachée ? C’est pourquoi, quiconque en use souvent avec dévotion, en reçoit tant de force et de vigueur, qu’il est presque impossible que le poison mortel des mauvaises affections fasse aucune impression sur son âme. Non, l’on ne peut vivre de cette chair de vie, et mourir de la mort du péché. Si les hommes se fussent préservés de la mort corporelle par l’usage du fruit de l’arbre de vie, que le Créateur avoit mis dans le Paradis terrestre, pourquoi les hommes ne pourroient-ils pas maintenant se préserver de la mort spirituelle par la vertu du Sacrement de vie ? En vérité, s’il se peut faire qu’un peu de miel ou de sucre conserve les fruits les plus tendres et les plus sujets à se corrompre, comme les cerises, les fraises et les abricots, il ne faut pas s’étonner que nos âmes, quelques foibles qu’elles soient, se préservent de la corruption du péché, quand elles ont été pénétrées de la force et de la suavité du sang incorruptible de Jésus-Christ.

O Philothée ! les Chrétiens qui se damnent n’auront rien à répondre au juste Juge, quand il leur fera voir que sans aucune raison ils se sont laissés mourir spirituellement, eux qui pouvoient si facilement se conserver la vie, en se nourrissant de son corps. Misérables, leur dira-t-il, pourquoi êtes-vous mort, ayant entre les mains le fruit de la vie ?

Communier tous les jours, c’est un usage que je ne loue ni ne blâme ; mais communier tous les Dimanches, c’est une pratique que je conseille à tous les fidèles, et je les y exhorte, pourvu qu’ils ne conservent en eux aucune volonté de pécher. Ce sont les propres paroles de saint Augustin, dont je prends ici le sentiment, pour ne louer ni ne blâmer la communion quotidienne, sur laquelle je renvoie les fidèles à la décision de leurs Directeurs ; car elle demande une si grande excellence de dispositions, que l’on ne peut pas la conseiller généralement à tous ; mais aussi parce que cette excellence de dispositions peut se trouver en plusieurs bonnes âmes, l’on ne peut pas non plus la défendre généralement à tous ; c’est une affaire que le Confesseur doit régler sur l’état habituel et actuel du pénitent. Comme ce seroit donc une imprudence de conseiller indifféremment à toutes sortes de personnes cet usage si fréquent de la Communion, c’en seroit très-véritablement une autre de la blâmer dans une personne à qui un sage Directeur l’auroit conseillée. C’est pourquoi j’approuve fort la judicieuse et douce réponse que sainte Catherine de Sienne fit à celui qui, n’approuvant pas qu’elle communiât tous les jours, lui dit que saint Augustin ne louoit ni ne blamoit cet usage. Hé bien ! lui dit-elle agréablement, puisque saint Augustin ne le blâme pas, je vous prie de ne pas le blâmer non plus, et je me contenterai de votre silence.

Mais, Philothée, vous voyez que saint Augustin porte fortement les fidèles par ses conseils et par ses exhortations à communier tous les Dimanches : faites-le donc autant que vous pourrez ; puisqu’ayant purifié votre cœur, comme je le présuppose, de toute sorte d’affection au péché mortel et au péché véniel, votre âme y est encore mieux disposée que ne demande saint Augustin, parce que non-seulement vous n’avez pas la volonté de pécher, mais vous n’avez pas même aucune affection au péché : si bien que vous pourriez avec utilité communier plus souvent que tous les Dimanches, si votre Père spirituel vous le permettoit.

Je sais bien qu’il s’y pourroit trouver plusieurs empêchemens légitimes, qui ne viendroient d’ailleurs que de votre fonds, comme de la société des personnes avec qui vous vivez : car si quelque dépendance vous oblige à leur obéir ou à les respecter, et qu’ils sachent si peu leur Religion, ou soient d’une humeur si bizarre, qu’ils se fassent une inquiétude et un embarras de vous voir communier tous les Dimanches, vraisemblablement il sera bon, toutes choses bien considérées, de condescendre à leur infirmité, et de ne communier que tous les quinze jours, à moins que vous ne puissiez vaincre des obstacles. Mais bien que l’impossibilité de faire une règle générale sur ceci, nous oblige d’en renvoyer la détermination au Confesseur, je puis dire avec vérité, que pour les personnes qui veulent mener une vie dévote, les communions ne doivent jamais être plus éloignées que d’un mois.

Si vous savez vous conduire avec prudence, il n’y aura ni mère, ni femme, ni père, ni mari qui vous dispute l’usage de la fréquente communion ; car puisque votre communion ne vous fera rien retrancher des devoirs de votre état, et que même ce jour-là vous en aurez plus de douceur et de complaisance pour les autres, il n’y a pas d’apparence qu’ils veuillent vous détourner d’un exercice dont ils ne doivent souffrir aucune incommodité : si ce n’est qu’ils ne fussent d’une humeur extrêmement fâcheuse, et d’un esprit tout-à-fait déraisonnable ; et en ce cas-là, vous userez de la règle de condescendance que je viens de vous donner, si c’est le conseil de votre Directeur.

A l’égard des personnes engagées dans le mariage, il suffit de leur dire, que dans l’ancienne Loi, c’étoit une chose désagréable à Dieu, que les créanciers exigeassent les jours de Fêtes le paiement de ce qu’on leur devoit, quoique ce ne fût pas déplaire à Dieu, que d’y payer ses dettes, si on les exigeoit : ainsi, dans l’état du mariage, exiger les droits de ce Sacrement le jour de la communion, c’est manquer à une sainte bienséance de Religion, quoique ce ne soit pas pécher grièvement ; mais en rendre ce jour-là les devoirs, si on les exige, c’est se conformer à sa Religion. Il est donc vrai que cette sujétion du mariage ne peut raisonnablement faire interdire la communion à personne, si sa dévotion est animée d’un grand désir d’y participer. Certes, les Chrétiens de la primitive Église communioient tous les jours, quoiqu’ils fussent mariés, et qu’ils usassent de la licence du mariage ; c’est pourquoi j’ai dit que la fréquente communion ne peut être en aucune façon incommode, ni à un père, ni à une femme, ni à un mari, pourvu que la personne qui communie soit discrète et prudente. Pour ce qui est des maladies corporelles, il n’y en a aucune qui soit un légitime empêchement de communier, sinon celle qui provoqueroit à un fréquent vomissement.

Voici donc les règles que je puis vous donner sur la fréquente communion. Pour communier tous les huit jours, il ne faut avoir aucun péché mortel, ni aucune affection au péché, même véniel, et avoir de plus un grand désir de la communion ; mais pour communier tous les jours, il faut encore avoir purifié son âme de presque toutes ses mauvaises inclinations, et ne le faire même que par le conseil de son Père spirituel.


CHAPITRE XXI.

De la manière de bien communier.


COMMENCEZ dès la veille de votre communion à vous y préparer le soir par plusieurs inspirations de l’amour divin, et vous retirez de meilleure heure qu’à l’ordinaire, afin de vous lever aussi plus matin. Si vous vous réveillez durant la nuit, sanctifiez ces momens-là par quelques dévotes paroles, ou par quelque doux sentiment qui pénètre votre âme du bonheur de recevoir votre divin Époux ; car il veille sur votre cœur, tandis que vous dormez, et vous prépare les grâces qu’il veut vous faire abondamment, s’il le trouve bien disposé. Levez-vous le matin avec cette ferveur de joie, qu’une telle espérance vous doit inspirer ; et après votre confession, allez avec une forte confiance et une profonde humilité prendre à la sainte Table cette viande céleste qui vous communiquera l’immortalité. Après avoir prononcé ces paroles sacrées, Seigneur ! je ne suis pas digne, etc., ne remuez plus ni la tête ni les lèvres, soit pour prier, soit pour soupirer ; mais ouvrant médiocrement la bouche, et élevant la tête autant qu’il faut, pour que le Prêtre puisse voir ce qu’il fait, avancez tant soit peu la langue et recevez avec foi, avec espérance, avec charité, celui qui en est tout ensemble le principe, l’objet, le motif et la fin. O Philothée ! prenez si vous voulez cette douce pensée : l’abeille ayant recueilli la rosée du Ciel sur les fleurs, et leur suc qui est le plus exquis de la terre, en fait son miel, et le porte dans sa ruche pour s’en nourrir : le Prêtre prend aussi sur l’Autel le Sauveur du monde, qui est le vrai Fils de Dieu descendu du Ciel, et le vrai Fils de la Vierge, sorti de la terre comme tous les hommes ; et il vous le donne pour vous servir de nourriture. Excitez alors votre cœur à venir faire hommage au Roi du salut ; faites-lui, je vous le dis simplement et familièrement, tout le bon accueil qu’il vous sera possible : contemplez sa présence en vous, et tout ensemble votre bonheur ; traitez avec lui confidemment de vos affaires intérieures, et le reste du jour, faites connoître par vos actions que Dieu est avec vous ; mais quand vous n’aurez pas le bonheur de communier réellement à la sainte Messe, communiez-y au moins d’esprit et de cœur, vous unissant par le désir de la foi à la chair vivifiante du Seigneur,

Votre grande intention dans la communion doit être de vous avancer, de vous fortifier, et de vous consoler en l’amour de Dieu ; car vous devez recevoir en vue de l’amour, ce que le seul amour vous fait donner. Non, nous ne pouvons pas trouver le Sauveur dans aucun autre exercice de sa bonté, ni plus amoureux, ni plus tendre, que dans celui-ci, où il s’anéantit, pour ainsi dire, et se donne à nous comme nourriture, afin de pénétrer nos âmes de lui-même, et d’étendre cette union jusqu’au cœur et au corps de ses fidèles.

Si le monde vous demande pourquoi vous communiez si souvent, dites au monde que c’est pour apprendre à aimer Dieu, pour vous purifier de vos imperfections, pour vous délivrer de vos misères, pour chercher de la consolation à vos peines, et pour vous soutenir dans vos foiblesses : dites au monde, que deux sortes de gens doivent communier souvent ; les parfaits, parce qu’étant bien disposés, ils auroient grand tort.de ne pas s’approcher de la source de perfection ; et les imparfaits, afin d’aspirer à la perfection ; les forts, de peur de s’affoiblir, et les foibles, afin de se fortifier ; les sains, pour se préserver de toutes sortes de maladies, et les malades pour chercher leur guérison. Mais ajoutez que pour vous, étant du nombre des âmes imparfaites, foibles et malades, vous avez besoin de recevoir souvent l’Auteur de la perfection, le Dieu de la force, le Médecin de votre âme. Dites au monde, que ceux qui ne sont pas bien occupés de ses affaires doivent communier souvent, parce qu’ils en ont le temps ; et ceux qui en sont fort occupés, parce qu’étant chargés de beaucoup de travail et de peines, ils ont plus souvent besoin d’une solide nourriture : dites enfin que vous communiez fréquemment, pour apprendre à bien communier, parce que l’on ne fait guère bien une action à laquelle on ne s’exerce que rarement.

Communiez donc souvent, Philothée, et le plus souvent que vous pourrez, avec l’avis de votre Père spirituel : et croyez-moi, si le corps prend les qualités de la nourriture dont on use habituellement, comme nous le voyons dans les lièvres de nos montagnes, où ils deviennent blancs durant l’hiver, parce qu’ils n’y voient et n’y mangent que de la neige : croyez-moi, dis-je, vous verrez que nourrissant souvent votre âme de l’Auteur de toute beauté et bonté, de toute sainteté et pureté, elle deviendra à ses yeux toute belle, toute bonne, toute pure et toute sainte.

INTRODUCTION
À LA
VIE DÉVOTE.


TROISIÈME PARTIE.

Les Avis nécessaires sur la pratique des Vertus.


CHAPITRE PREMIER.

Du choix qu’on doit faire des Vertus.


Le Roi des abeilles ne se met point au champ, qu’il ne soit environné de tout son petit peuple : et la charité n’entre jamais dans un cœur qu’en Reine, suivie de toutes les autres vertus, qu’elle y place et arrange selon leur dignité, et qu’elle fait agir, en réglant toutes leurs fonctions, à peu près comme un Capitaine règle ses soldats ; mais elle ne les fait pas agir tout à coup, ni également, ni en tout temps, ni en tout lieu. Le juste, dit David, est semblable à un arbre, qui étant planté sur le bord des eaux, porte du fruit en son temps ; parce que la charité animant son cœur, lui fait opérer beaucoup de bonnes œuvres, qui sont les fruits des vertus, mais chacune en son temps et en sa place. Tâchez donc de bien entendre ce proverbe de l’Ecriture. Quelque charmante que soit une musique, elle est incommode et désagréable dans une maison de deuil. Il nous exprime le grand défaut et le contre-temps de plusieurs personnes, qui, s’attachant à la pratique d’une vertu particulière, veulent opiniâtrement en faire les actes en toute rencontre ; semblables à ces Philosophes, dont l’un vouloit toujours rire, et l’autre toujours pleurer ; mais plus déraisonnables qu’eux, en ce qu’ils plaignent et blâment les autres qui ne tiennent pas la même conduite : c’est l’entendre mal, puisque le saint Apôtre nous dit qu’il faut se réjouir avec ceux qui se réjouissent, et pleurer avec ceux qui pleurent : et il ajoute que la charité est patiente, bénigne, libérale, prudente et condescendante.

Il y a néanmoins des vertus dont l’usage est presque universel, et qui, ne se bornant pas à leurs propres devoirs. doivent encore répandre leur esprit sur toutes les autres vertus : il ne se présente pas souvent des occasions de pratiquer la force, la magnanimité, la magnificence ; mais la douceur, la tempérance, la modestie, l’honnêteté et l’humilité, sont de certaines vertus, dont universellement parlant, toutes nos actions doivent porter l’esprit et le caractère. Ces premières vertus ont plus de grandeur et d’excellence, mais les dernières sont d’un plus grand usage : comme nous voyons que l’on se sert bien plus souvent et plus généralement du sel que du sucre, quoique le sucre soit plus excellent que le sel. C’est pourquoi il faut toujours avoir à la main une bonne provision des ces vertus générales, dont l’usage doit être si ordinaire.

Dans la pratique des vertus, il faut préférer celle qui est plus conforme à notre devoir, à celle qui est plus conforme à notre goût. L’austérité des mortifications corporelles étoit du goût de sainte Paule, qui prétendoit y trouver plus proprement les consolations spirituelles ; mais l’obéissance à ses supérieurs étoit plus de son devoir ; et saint Jérôme avoue qu’elle étoit plus répréhensible, en ce qu’elle portoit l’abstinence jusqu’à un grand excès contre le sentiment de son Évéque. Au contraire, les Apôtres, à qui Jésus-Christ avoit commis la prédication de son Évangile, et le soin de distribuer aux âmes le pain céleste, jugèrent avec beaucoup de sagesse qu’ils ne devoient pas quitter ces fonctions, pour se charger des soins de la charité envers les pauvres, quelque excellente qu’elle soit. Tous les états de la vie ont des vertus qui leur sont propres ; ainsi les vertus d’un Prélat sont bien différentes de celle d’un Prince, ou de celles d’un soldat, et celles d’une femme mariée, de celles d’une veuve. Quoique nous devions donc avoir toutes les vertus, nous ne devons pas tous les pratiquer également ; et chacun doit s’attacher particulièrement à celles qui sont les plus essentielles aux devoirs de sa vocation.

Entre les vertus qui ne regardent pas notre devoir particulier, il faut préférer les plus excellentes aux plus apparentes ; et l’on peut s’y tromper beaucoup : les comètes nous paroissent ordinairement plus grandes que les étoiles, quoiqu’elles ne leur soient nullement comparables, ni en grandeur ni en qualité ; et elles ne sont telles à nos yeux, que parce qu’elles sont plus près de nous, et dans un sujet plus matériel et plus grossier. Il y a aussi des vertus qui paroissent beaucoup plus grandes que d’autres aux âmes vulgaires, et qui emportent toujours la préférence dans leur estime : mais ce n’est que par la raison que ces vertus étant plus près de leurs yeux, tombent davantage sous leurs sens, et se trouvent plus conformes à leurs idées, qui sont fort matérielles. C’est de la que le monde préfère communément l’aumône corporelle à la spirituelle : les haires et les disciplines, les jeûnes et la nudité des pieds, les veilles et toutes les mortifications du corps, à la douceur, à la débonnaireté, à la modestie, et à toutes les mortifications de l’esprit et du cœur, lesquelles cependant sont d’une plus grande excellence et d’un plus grand mérite. Choisissez donc, Philothée, les vertus qui sont les meilleures, et non pas les plus estimées ; les plus excellentes, et non pas les plus apparentes ; les plus solides, et non pas celles qui ont plus de montre et de décoration.

Il est extrêmement utile de s’attacher particulièrement à la pratique d’une vertu, non pas jusqu’à abandonner les autres ; mais pour donner plus de régularité au cœur, plus d’attention à l’esprit, et plus d’uniformité à notre conduite. Une jeune fille d’une beauté exquise, brillante comme le soleil, magnifiquement parée, et couronnée de branches d’oliviers, apparut à saint Jean, Évêque d’Alexandrie, et lui dit : je suis la fille aînée du Roi ; si tu peux gagner mon amitié, je te conduirai à son trône, et tu trouveras grâce en sa présence, Le saint Prélat connut que Dieu lui recommandoit la miséricorde envers les pauvres, et il s’y attacha avec tant de zèle et de libéralité, qu’il mérita le nom de Jean l’aumônier.

Un homme d’Alexandrie, nommé Euloge, désirant de faire quelque chose de grand pour l’amour de Dieu, et n’ayant pas assez de forces, ni pour embrasser la vie solitaire, ni pour vivre en communauté sous l’obéissance d’un Supérieur, prit chez lui un pauvre tout couvert de lèpre, pour pratiquer tout ensemble la charité et la mortification ; mais pour les pratiquer d’une manière plus digne de Dieu, il fit vœu de respecter son malade, de le servir et de le traiter en toutes choses comme un valet feroit à son maître. Or, dans la suite du temps le Lépreux et Euloge furent tentés de se quitter l’un l’autre ; et ils communiquèrent leur tentation au grand saint Antoine, qui leur fit cette réponse : gardez-vous bien, mes enfans, de vous séparer l’un de l’autre ; car, étant tous deux fort près de votre fin, si l’Ange ne vous trouve pas ensemble, vous courez grand risque de perdre vos couronnes.

Le Roi saint Louis visitoit les Hôpitaux, et servoit les malades avec autant d’attachement, que s’il y eût été obligé. Saint François aimoit surtout la pauvreté, qu’il appeloit sa Dame ; et saint Dominique la prédication, de laquelle son Ordre a tiré son nom. Saint Grégoire le Grand se faisoit un plaisir de recevoir les Pélerins, à l’exemple du Patriarche Abraham ; et il reçut, comme lui, le Roi de gloire sous la forme d’un Pélerin. Tobie occupoit sa charité de la sépulture des morts. Sainte Elisabeth, toute grande Princesse qu’elle étoit, faisoit ses délices de l’abjection de soi-même. Sainte Catherine de Gênes ayant perdu son mari, se dévoua au service d’un hôpital. Cassien rapporte qu’une vertueuse fille, qui avoit un grand attrait à l’exercice de la pénitence, eut recours sur cela à saint Athanase, qui mit auprès d’elle une pauvre veuve, chagrine, colère, fâcheuse et tout-à-fait insupportable ; de sorte que cette dévote fille en étant perpétuellement gourmandée, eut tout le temps de pratiquer la douceur et la condescendance, Ainsi, entre les serviteurs de Dieu, les uns s’appliquent à servir les malades, les autres à soulager les pauvres, les autres à apprendre la Doctrine chrétienne aux petits enfans, les autres à ramasser les âmes perdues et égarées, les autres à parer les Églises et à orner les Autels, et les autres à procurer la paix et la concorde entre les fidèles : ils imitent l’art des brodeurs, qui figurent sur un certain fond avec la soie, l’or et l’argent, toutes sortes de fleurs, dont l’agréable variété ne fait rien perdre du dessin et de l’ordonnance de l’ouvrage ; car ces âmes pieuses ayant entrepris l’exercice d’une vertu particulière, elles s’en servent comme d’un fonds qui leur est propre, et sur lequel, pour ainsi parler, elles mettent en œuvre toutes les autres vertus ; de sorte qu’elles en tiennent leurs actions plus unies et mieux arrangées, les rapportant toutes à une même fin, qui est la pratique de la vertu, qu’elles se sont spécialement proposée : ainsi, chacune se fait aux yeux de Dieu une robe semblable à celle que David donna à la sainte Épouse, et qui étoit d’un drap d’or, relevé d’une riche broderie, admirablement bien diversifiée.

Lorsque nous nous sentons combattus par quelque vice, il faut faire tous nos efforts pour nous appliquer à la vertu qui est contraire, et rapporter la pratique des autres vertus à cette même fin ; c’est nous assurer de la victoire de notre ennemi, acquérir une vertu que nous n’avions pas, et perfectionner beaucoup les autres. Si donc l’orgueil ou la colère m’attaque, il faut que je donne à mon cœur toute l’inclination et tout le penchant que je pourrai pour l’humilité et pour la douceur, et que j’y fasse encore servir mes exercices spirituels, l’usage des Sacremens, et les autres vertus, comme la prudence, la constance et la sobriété ; car, comme les sangliers, pour aiguiser leurs défenses, les frottent contre leurs autres dents, qui en même-temps se liment et s’affilent, de même l’homme qui a entrepris une vertu qu’il sait être la plus nécessaire à la défense de son cœur, doit s’attacher à s’y perfectionner par le secours même des autres vertus qui en deviennent aussi plus parfaites. Cela n’arriva-t-t-il pas à Jacob, qui étant principalement soutenu par la patience contre les tentations du démon, se trouva un homme parfait en toutes sortes de vertus ? Et bien plus, dit saint Grégoire de Nazianze, un seul acte de vertu, fait avec toute la perfection dont il est capable, et avec une excellente ferveur de charité, a quelquefois mis tout d’un coup une personne au comble de la sainteté ; et il cite sur cela la charitable et fidèle Rahab, qui parvint à un haut degré de fortune, pour avoir une seule fois exercé l’hospitalité envers quelques Israélites, avec beaucoup d’exactitude.


CHAPITRE II.

Suite des réflexions nécessaires sur le choix des Vertus.


SAINT Augustin dit excellemment bien que plusieurs personnes, dans les commencemens de la dévotion, font des choses qu’on blâmeroit, si l’on en jugeoit par les règles exactes de la perfection, dont cependant on les loue, parce qu’on les regarde en elles comme les présages et les dispositions d’une grande vertu. C’est par cette raison que la crainte basse et grossière, laquelle produit des scrupules excessifs dans l’âme de ceux qui sortent des voies du péché, est considérée comme une vertu, et comme un présage certain d’une parfaite pureté de conscience ; mais la même crainte seroit blâmable en ceux qui sont déjà fort avancés, et dont le cœur doit être réglé par la charité, qui en bannit peu à peu la crainte servile.

La direction de saint Bernard étoit au commencement d’une rigueur et d’une dureté extrême pour ceux qui se mettoient sous sa conduite ; car il leur déclaroit d’abord qu’il falloit quitter le corps, et ne venir, à lui qu’avec le seul esprit ; entendant leur confession, il marquoit d’une manière vive et sévère l’horreur que lui faisoient leurs défauts, pour petits qu’ils fussent : en un mot, il troubloit et aflligeoit si fort l’âme de ces pauvres novices dans la perfection, qu’à force de les y porter, il les en éloignoit, et ils perdoient cœur et haleine, comme l’on dit, en se voyant poussés si vivement, semblables à des hommes que l’on presse de monter à la hâte une montagne fort escarpée. Vous voyez, Phiļothée, c’étoit le zèle très-ardent d’une parfaite pureté qui faisoit prendre cette méthode à ce grand Saint, et ce zèle étoit en lui une grande vertu ; mais une vertu qui ne laissoit pas d’avoir quelque chose de repréhensible. Aussi Dieu l’en corrigea-t-il par lui-même dans une merveilleuse appartition, répandant en son âme un esprit doux et miséricordieux, charitable et tendre ; de manière que le Saint condamnant cette sévère exactitude, eut toujours de la douceur et de la condescendance pour ceux qu’il dirigeoit, et se fit avec beaucoup de suavité tout à tous, afin de les gagner tous à Jésus-Christ. Saint Jérôme, qui a écrit la vie de sainte Paule, sa chère fille, y remarque trois sortes d’excès : l’un d’une austérité immodérée, l’autre d’une grande opiniâtreté à préférer en cela sa pensée au sentiment de saint Épiphane son Évêque, et le troisième, d’une tristesse démesurée, qui la mit plusieurs fois en danger de mourir elle-même à la mort de ses enfans et de son mari. Et puis ce Père s’écrie ; mais quoi, l’on dira que je laisse les louanges de cette Sainte, pour lui reprocher ses imperfections et ses défauts : non, j’atteste Jésus-Christ, qu’elle l’a servi comme je veux le servir, que je ne m’éloigne nullement de la vérité ni de part ni d’autre, disant simplement en chrétien ce qu’elle a été comme chrétienne ; c’est-à-dire, que j’en écris la vie et non pas l’éloge, pouvant dire d’ailleurs, que ses défauts auroient été des vertus en beaucoup d’autres.

Or, vous entendez bien, Philothée, qu’il parle des âmes moins parfaites que sainte Paule ; et en effet, il y a des actions que l’on condamne comme des imperfections en ceux qui sont parfaits, lesquelles seroient prises pour de grandes perfections en ceux qui sont imparfaits. Ne dit-on pas que c’est un bon signe, quand les jambes enflent à un malade dans la convalescence, parce que l’on conjecture que la nature a repris assez de force pour rejeter les humeurs superflues ? Mais cela même seroit un méchant pronostic dans un homme qui ne seroit pas malade, parce que l’on jugeroit que la nature n’auroit plus assez de force pour dissiper et résoudre les mauvaises humeurs. Philothée, ayez toujours une bonne opinion des personnes dans qui les vertus nous paroissent mêlées de quelques défauts, puisque plusieurs Saints ne les ont pas eues sans ce mélange ; mais pour vous, tâchez de vous y perfectionner en accordant la prudence avec la fidélité : et pour cela, tenez-vous bien à l’avis du Sage, qui nous avertit de ne pas nous confier à notre prudence, et de la soumettre à celle des conducteurs que Dieu nous a donnés.

Il y a bien des choses que l’on prend pour des vertus, et qui ne le sont aucunement, et il est nécessaire que je vous en parle : ce sont les extases ou ravissemens, les insensibilités, les impassibilités, les unions deïfiques, les élévations et transformations, et autres semblables perfections, dont traitent de certains livres qui promettent d’élever l’âme jusqu’à la contemplation purement intellectuelle, à l’application essentielle de l’esprit, et à la vie suréminente. Philothée, ces perfections ne sont pas des vertus, mais leurs récompenses, ou bien plutôt des communications anticipées de la félicité éternelle, dont Dieu donne quelquefois le goût à l’homme pour lui en faire désirer la possession. Mais enfin, nous ne devons jamais prétendre à de telles faveurs, parce qu’elles ne sont nullement nécessaires au service de Dieu, ni à son amour, qui doit faire notre unique prétention, d’autant plus que ce ne sont pas ordinairement des grâces que nous puissions acquérir par notre application, l’âme recevant plutôt en tout cela les impressions de l’esprit de Dieu, qu’elle n’y agit par ses opérations. J’ajoute que n’ayant point ici d’autre dessein que de devenir des hommes solidement dévots, des femmes véritablement pieuses, c’est à cela uniquement qu’il faut s’attacher ; et si Dieu veut nous élever jusqu’à ces perfections angéliques, nous serons encore des bon Anges dans le monde.

En attendant, appliquons-nous, avec simplicité et humilité aux petites vertus, dont Notre-Seigneur, par sa grâce, a attaché la conquête à nos foibles efforts, comme sont la patience, la débonnaireté, la mortification du cœur, l’humilité, l’obéissance, la pauvreté, la chasteté, la suavité envers le prochain, la patience à souffrir les imperfections, et la sainte ferveur. Laissons volontiers les suréminences à ces grandes âmes si élevées au-dessus de nous ; nous ne méritons pas un rang si haut dans la maison de Dieu ; trop heureux encore de nous voir au nombre de ses serviteurs les moins considérés, et semblables à de petits et bas officiers de la maison du Prince, qui se font un honneur de leurs charges, quelques viles et abjectes qu’elles soient. Ce sera ensuite au Roi de la gloire, si bon lui semble, de nous faire entrer dans les secrets mystérieux de son amour et de sa sagesse. Notre consolation en tout ceci, Philothêe, est que ce grand Roi ne règle pas les récompenses de ses serviteurs sur la dignité de leurs offices, mais sur l’humilité et sur l’amour avec lequel il les exercent. Saül cherchant les ânesses de son père, trouva le Royaume d’Israël ; Rebecca abreuvant les chameaux d’Abraham, devint l’épouse de son fils ; Ruth glanant après les moissonneurs de Booz, et se couchant à ses pieds, devint son épouse. Certes, les prétentions si hautes que l’on a sur ces états extraordinaires de la perfection, son sujettes à beaucoup d’erreurs et d’illusions ; et il arrive quelquefois, que ceux qui peuvent être des Anges, ne sont pas seulement des hommes aux yeux de Dieu, et qu’il y a plus en leur fait d’affectation et de paroles magnifiques, que de solidité, de pensée et d’action. Il ne faut pourtant rien mépriser ni censurer témérairement ; mais en bénissant Dieu de la suréminence des autres, demeurons avec humilité dans notre voie moins excellente, mais plus proportionnée à notre petitesse, plus basse, mais plus sûre, persuadés que si nous y marchons avec une humble fidélité, Dieu nous élèvera à des grandeurs qui passeront de beaucoup les plus grandes espérances.


CHAPITRE III.

De la patience.


LA patience, dit l’Apôtre, vous est nécessaire, afin qu’accomplissant la volonté de Dieu, vous en obteniez la récompense qu’il nous a promise ; oui, nous a dit Jésus-Christ, vous posséderez vos ámes par la patience. C’est le grand bonheur de l’homme, Philothée, que de posséder son cœur : or, est-il qu’à proportion que la patience est plus parfaite en nous, nous le possédons plus parfaitement ; il faut donc perfectionner cette vertu en nous. Souvenez-vous encore que notre Sauveur nous ayant mérité les grâces du salut, par la patience de toute sa vie et de sa mort, nous devons aussi nous les appliquer par la patience la plus constante et la plus douce dans les afflictions, dans les misères et dans les contradictions de la vie.

Ne bornez pas votre patience à de certaines peines, mais étendez-la universellement à tout ce que Dieu vous enverra ou permettra qu’il vous vienne d’ailleurs. Il y a bien des gens qui veulent assez souffrir les peines, lesquelles portent quelque caractère d’honneur : avoir été blessé dans une bataille, y avoir été fait prisonnier en faisant bien son devoir, être maltraité pour la Religion, avoir perdu son bien pour une querelle d’honneur, dont on est sorti avec avantage ; tout cela leur est doux ; mais c’est la gloire qu’ils aiment, et non pas la peine. L’homme véritablement patient, porte avec une même égalité d’esprit les peines ignominieuses et celles qui sont honorables : être méprisé, blâmé et accusé pas des hommes vicieux et libertins, c’est un plaisir à une grande âme ; mais souffrir ce mauvais traitement de la part des gens de bien, de ses amis, ou de ses parens, c’est une patience héroïque. C’est pourquoi j’estime plus le bienheureux Cardinal Borromée d’avoir souffert en silence, avec douceur et long-temps les invectives publiques, qu’un célèbre Prédicateur d’un Ordre extrêmement réformé faisoit contre lui en chaire, que d’avoir soutenu ouvertement les insultes de beaucoup de libertins ; car, comme les piqûres des abeilles sont plus cuisantes que celles des mouches, ainsi les contradictions que l’on reçoit des gens de bien, sont plus sensibles que celles qui viennent des partisans du vice ; et cependant il arrive souvent que deux hommes de bien, tous deux bien intentionnés dans la diversité de leurs opinions, se font beaucoup de peine l’un à l’autre.

Ayez de la patience, non-seulement pour le mal même que vous souffrez, mais encore pour toutes ses circonstances et ses suites. Plusieurs, s’y trompent, qui semblent soupirer après les afflictions, et qui refusent cependant d’en souffrir les incommodités inséparables. Je ne m’affligerois pas, dit l’un, d’être devenu pauvre, si ce n’étoit que la pauvreté m’empêche de servir mes amis, d’élever mes enfans, et de vivre avec un peu d’honneur ; et moi, dira l’autre, je m’en inquiéterois fort peu, si je ne voyois que l’on impute mon malheur à non imprudence ; et moi, dira encore un autre, je serois peu touché de cette médisance, si elle n’avoit pas trouvé de croyance dans les esprits. Il y en a beaucoup qui veulent bien souffrir une partie des incommodités inséparables de leurs peines, mais non pas toutes, et qui disent qu’ils ne s’impatientent pas d’être malades, mais de ce que par là ils causent de la peine aux autres, ou de ce que l’argent leur manque pour se faire aider. Or, je dis, Philothée, que la patience nous oblige à vouloir être malades comme Dieu le veut, de la maladie qu’il veut, au lieu où il veut, avec les personnes et dans toutes les incommodités qu’il veut ; et voilà la règle universelle de la patience. Quand il vous arrivera du mal, apportez-y tous les remèdes que vous pourrez, selon Dieu ; car, en attendre le soulagement sans vous aider vous-même, ce seroit tenter Dieu ; mais après cela, résignez-vous à tout ; et si les remèdes chassent le mal, remerciez-le avec humilité ; si le mal est plus fort que les remèdes bénissez-le avec patience.

Je me tiens au sentiment de saint Grégoire : lorsque l’on vous accusera, dit-il, d’une faute véritable, humiliez-vous-en, et confessez que vous méritez quelque chose de plus que cette confusion ; si l’accusation est fausse, justifiez-vous avec beaucoup de douceur, puisque vous devez cela à l’amour de la vérité, et à l’édification du prochain. Mais si votre justification n’est pas reçue, ne vous troublez pas, et ne faites plus de vains efforts en faveur de votre innocence ; puisqu’après avoir rempli les devoirs de la vérité, vous devez aussi remplir ceux de l’humilité. Ainsi, vous ne négligerez point votre réputation, et vous. ne perdrez point l’affection que vous devez avoir pour la douceur et l’humilité du cœur.

Plaignez-vous le moins que vous pourrez du tort que l’on vous aura fait ; car il est fort rare que l’on se plaigne sans péché, notre amour-propre grossissant toujours à nos yeux et dans notre cœur les injures que nous avons reçues. S’il est nécessaire de vous plaindre, ou pour calmer votre esprit, ou pour demander conseil, ne vous plaignez jamais à des personnes qui prenment feu aisément, ou qui aient de la facilité à mal parler, ou à penser mal des autres ; mais plaignez-vous à des personnes qui aient de la modération et de l’amour de Dieu, parce que, bien loin de calmer votre âme, on vous troubleroit davantage, et qu’au lieu de vous arracher l’épine du cœur, on l’y enfonceroit plus avant.

Il y a bien des gens qui, étant malades ou affligés de quelque manière que ce soit, s’empêchent bien de se plaindre et de faire paroître aucune délicatesse de vertu, parce qu’ils savent (et cela est très-vrai) que c’est une foiblesse et une lâcheté ; mais ils tâchent de s’attirer la compassion et les plaintes des autres sur leur peine, aussi-bien que leurs louanges sur leur patience. Je l’avoue, voilà de la patience ; mais certainement c’est une fausse patience, et qui, en effet, est un orgueil très-subtil, et une vanité bien rafinée. Oui, comme dit l’Apôtre, ils ont de la gloire, mais ce n’est pas celle qui conduit à Dieu. Le Chrétien véritablement patient ne se plaint point de son mal, et ne désire point qu’on le plaigne : s’il en parle, c’est avec beaucoup de simplicité et de naïveté, sans le faire plus grand qu’il n’est ; si on le plaint, il souffre patiemment ces plaintes, à moins qu’on le plaigne d’un mal qu’il n’a pas, car alors il en désabuse modestement les autres ; ainsi il conserve la tranquillité de son âme entre la vérité et la patience, déclarant ingénument son mal et ne se plaignant point.

Dans les contradictions que la dévotion vous attirera. (car elles ne vous manqueront pas) souvenez-vous de cette comparaison de Jésus-Christ : Les douleurs de l’enfantement causent bien des douleurs à une pauvre mère ; mais dès qu’elle voit son enfant, elle les oublie, et la joie d’avoir mis un homme au monde dissipe toute sa tristesse. Hé bien, Philothée, vous voulez absolument travailler, comme dit l’Apôtre, à former Jésus-Christ dans votre cœur et en vos œuvres, par un amour sincère de sa doctrine, et par une parfaite imitation de sa vie. Il vous en coûtera quelques douleurs, n’en doutez pas ; mais elles passeront, et la présence de Jésus, qui vivra en vous, remplira votre âme d’une joie ineffable que personne ne vous ravira jamais.

Quand vous serez malade, offrez vos douleurs, votre langueur et toutes vos peines à Jésus-Christ, le suppliant de les recevoir en union des mérites de sa passion. Souvenez-vous surtout du fiel qu’il prit pour l’amour de vous ; et, obéissant au Médecin, prenez et faites tout ce qu’il voudra pour l’amour de Dieu. Désirez la guérison pour le servir ; mais ne refusez point de languir long-temps dans votre mal pour lui obéir, et même disposez-vous à mourir, s’il le veut ainsi, pour aller jouir de sa glorieuse présence. Souvenez-vous, Philothée, que les abeilles vivent d’une nourriture fort amère, pendant qu’elles font leur miel, et que jamais nous autres, nous ne pouvons mieux remplir notre cœur de cette sainte suavité, qui est le fruit des vertus, que quand nous mangeons, avec patience, le pain amer des tribulations que Dieu nous envoie ; et plus elles sont humiliantes, plus notre vertu en devient excellente et douce à notre cœur.

Pensez souvent à Jésus crucifié ; considérez-le couvert de plaies, accablé d’opprobres et de douleurs, pénétré de tristesse jusqu’au fond de l’âme, dans un dépouillement et un abandonnement universel, chargé de calomnies et de malédictions ; alors vous avouerez que vos souffrances ne sont nullement comparables aux siennes, ni en qualité, ni en quantité ; et que jamais vous n’endurerez rien pour lui, qui approche tant soit peu de ce qu’il a souffert pour vous.

Comparez-vous encore aux Martyrs, et, sans aller si loin, à tant de personnes qui souffrent actuellement plus que vous, et dites, en bénissant Dieu : Hélas ! mes épines me paroissent des roses, et mes douleurs des consolations, quand je me compare à ceux qui, sans secours, sans assistance, sans soulagement, vivent dans une mort continuelle, accablés de douleur et de tristesse.


CHAPITRE IV.

De l’Humilité dans la conduite extérieure.


LE Prophète Elisée dit à une pauvre veuve qu’elle empruntat de ses voisins tous les vases qu’elle pourroit, et que le peu d’huile qui lui restoit dans sa maison couleroit toujours, tandis qu’elle en auroit à remplir. Cela nous apprend que Dieu demande des cœurs qui soient bien vides, pour y faire couler la grâce avec l’onction de son esprit ; c’est, Philothée, de notre propre gloire qu’il faut absolument les bien vider.

On dit qu’un certain oiseau, que l’on nomme Cresserelle, a une vertu secrète dans son cri et dans son regard, pour chasser les oiseaux de proie ; et l’on veut que ce soit la raison de la sympathie que les pigeons et les colombes ont pour cet oiseau. Nous pouvons dire aussi que l’humilité est la terreur de Satan, le Roi de l’orgueil ; qu’elle conserve en nous la présence du Saint-Esprit et de ses dons, et que c’est pour cela qu’elle a été chérie par les Saints et par les Saintes, comme elle a fait les délices du cœur de Jésus et de sa sainte Mère.

Nous appelons vaines gloires, celles que nous nous donnons, soit pour les choses qui ne sont point en nous, soit pour celles qui étant en nous, ne sont pas proprement à nous, ne viennent pas de nous ; soit pour beaucoup d’autres qui, étant en nous et à nous, ne méritent pas que nous nous en fassions honneur. La noblesse de la naissance, la faveur des grands et l’applaudissement du peuple, tout cela est hors de nous, dans nos ancêtres, ou dans l’estime des autres hommes ; pourquoi s’en glorifier ? Il y a bien des gens à qui la richesse et la parure des habits, l’éclat d’un brillant équipage, la propreté d’un ameublement, l’avantage d’avoir de bons chevaux, donne de la fierté. Qu’est-ce qui ne voit pas en cela la folie de ces hommes ? Combien y en a-t-il qui s’entêteront d’une vaine complaisance d’eux-mêmes pour avoir de beaux cheveux, de belles dents, ou de belles mains, quelque avantage pour un jeu, quelque agrément pour chanter, quelque disposition à bien danser ? mais quelle bassesse d’esprit et de cœur, que de vouloir établir leur honneur sur des choses si frivoles ! Combien d’autres se font à leur esprit même un charme de leur prétendue beauté ? et combien encore, à qui un peu de science jointe à beaucoup de vanité, donne un tour si ridicule parmi les autres hommes dont ils veulent se faire respecter comme des maîtres, que le nom de pédant est tout l’honneur qu’ils en reçoivent ? En vérité, tout cela est bien superficiel, fort bas et très-impertinent. Cependant, Philothée, c’est sur tout cela que roule la vaine gloire.

L’on connoît le vrai bien à la même épreuve que le vrai baume ; l’on fait l’essai du baume, en le distillant dans de l’eau ; s’il va au fond, l’on juge qu’il est pur, très-fin, et d’un grand prix ; au contraire, s’il surnage, l’on juge qu’il est altéré ou contrefait. Voulez-vous donc savoir si un homme est véritablement sage, savant, noble, généreux ? examinez si ces bonnes qualités sont accompagnées d’humilité, de modestie, de soumission envers ceux qui sont au-dessu de lui ; si cela est ; ce sont de vrais biens ; mais si vous y découvrez de l’affectation à faire paroître ce qu’il croit avoir de bon, dites que cet homme n’est qu’un homme superficiel, et que ces biens sont d’autant moins réels en lui, qu’il affecte de les montrer. Les perles qui ont été conformées en une saison de vents orageux ou de tonnerre, n’ont que l’écorce de perle, sans aucune substance ; et toutes les vertus et les plus grandes qualités d’un homme qui les enfle de son orgueil et de sa vanité, n’ont que la simple apparence du bien, sans aucune solidité. L’on a raison de comparer les honneurs au saffran, qui se fortifie, et qui vient plus abondamment quand il a été foulé aux pieds. Une personne qui est fière de sa beauté, en perd la gloire ; et celle qui la néglige, lui donne plus d’agrément. La science déshonore dès qu’elle nous enfle l’esprit, et elle dégénère en une ridicule pédanterie. Quand le Paon veut se donner le plaisir de voir ses belles plumes, il se hérisse tout le corps, et en découvre ce qui est le plus difforme et le plus hideux.

Si nous sommes pointilleux pour des préséances, pour des rangs et des titres, outre que nous aurons le chagrin de faire examiner nos qualités et de les voir contestées, nous les rendrons encore méprisables ; car, comme il n’y a rien de plus beau que l’honneur, quand on le reçoit comme un présent, il n’y a rien aussi de plus honteux, quand on l’exige comme un droit. Il est semblable à une belle fleur qu’il ne faut ni cueillir ni toucher, à moins qu’on ne la veuille flétrir. L’on dit que la Mandragore jette de loin une odeur fort douce ; mais que ceux qui veulent la sentir de près et long-temps sont frappés d’une vapeur maligne, laquelle leur cause un assoupissement fort dangereux. C’est ainsi que l’homme fait une douce impression sur le cœur de ceux qui le reçoivent comme il se présente, sans empressement ni attachement ; mais à l’égard de ceux qui s’empressent à le chercher, et qui s’y attachent, il en sort une fumée maligne, laquelle leur porte à la tête, leur fait perdre l’esprit, et les rend méprisables.

L’amour et la recherche de la vertu commencent à nous rendre vertueux ; mais la passion et l’empressement pour la gloire commencent à nous faire mépriser. Les grandes âmes ne s’amusent pas à toutes ces bagatelles de préséance, de rang, de salut, elles se font des occupations nobles ; et cela ne convient qu’à de petits esprits, qui n’ont rien de bon à faire. Comme celui qui peut faire un riche commerce de perles, ne se charge pas de coquilles, celui aussi qui s’attache à la pratique des vertus, n’a point d’empressement pour ces marques d’honneur. J’avoue que chacun peut conserver et tenir son rang, sans blesser l’humilité, pourvu que ce soit sans affectation et sans contestation ; car, comme ceux qui viennent du Pérou dans des vaisseaux chargés d’or et d’argent, apportent encore des singes et des perroquets, parce que la dépense non plus que la charge n’en est pas grande ; ainsi ceux qui s’appliquent à la vertu, peuvent encore recevoir les honneurs qui leur sont dûs, pourvu qu’il n’en coûte pas beaucoup de soin ni d’attention, et que les inquiétudes qui y sont ordinairement attachées, n’accablent pas l’âme de leur poids. Remarquez cependant que je ne parle pas ici, ni des dignités publiques, ni des droits particuliers, dont la conservation ou la perte peuvent avoir de grandes suites. En un mot, c’est à chacun de conserver ce qui lui appartient, mais avec un juste tempérament entre l’intérêt de la charité, entre les règles de la prudence et les mesures de l’honnêteté.


CHAPITRE V.

De l’Humilité plus parfaite et intérieure.


VOUS désirez, Philothée, que je vous fasse entrer plus avant dans la pratique de l’humilité ; je vous en loue, et je vais vous satisfaire : car, en ce que je viens de dire, il y a presque plus de sagesse que d’humilité.

L’on voit bien des personnes qui ne veulent jamais faire d’attention aux grâces particulières que Dieu leur fait, de peur que leur cœur, surpris d’une vaine complaisance, ne lui en dérobe la gloire : c’est une fausse crainte et une véritable erreur ; car, puisque la considération des bienfaits de Dieu nous porte efficacement à l’aimer, comme l’enseigne le Docteur angélique, plus nous le connoîtrons, plus nous l’aimerons ; mais parce que notre cœur est plus sensible aux grâces particulières qu’aux bienfaits généraux, c’est sur ces grâces même que nous devons faire plus de réflexions.

Rien ne peut nous humilier davantage en la présence de la miséricorde de Dieu, que la multitude de ses grâces, et la multitude de nos péchés en la présence de sa justice. Considérons donc attentivement ce qu’il a fait pour nous et ce que nous avons fait contre lui ; puisque nous recherchons nos péchés en détail, examinons aussi en détail les grâces que Dieu nous a faites ; et pour lors, il ne faut pas craindre que cette vue nous enfle l’esprit, pourvu que nous pensions bien que ce que nous avons de bon n’est pas de nous. Hélas ! les mulets ne sont-ils pas toujours des bêtes lourdes et infectes, quoiqu’ils soient chargés des meubles précieux et parfumés du Prince, Qu’avons-nous de bon, que nous n’ayons pas reçu ! et si nous l’avons reçu, pourquoi nous en glorifier ? Au contraire, la vive considération des grâces de Dieu nous doit rendre humbles, puisque la connoissance d’un bienfait en produit naturellement la reconnoissance ; mais, si cette vue flatte notre cœur de quelque vaine complaisance, le remède infaillible à ce mal, est le souvenir de nos ingratitudes, de nos imperfections et de nos misères. Oui, si nous considérons ce que nous avons fait quand Dieu n’a pas été avec nous, nous connoîtrons bien que ce que nous faisons quand il est avec nous, n’est pas de notre façon ni de notre fonds ; véritablement nous jouirons du bien qu’il a mis en nous, et même nous nous en réjouirons, parce que nous le possédons ; mais nous en glorifions Dieu seul, parce qu’il en est l’auteur, C’est de la que la sainte Vierge publie que Dieu a opéré en elle de très-grandes choses, et elle ne le publie que pour s’en humilier tout ensemble, et pour l’en glorifier, Mon âme, dit-elle, glorifie le Seigneur, parce qu’il a opéré de grandes choses en moi.

Nous disons souvent que nous ne sommes rien, que nous sommes la misère même, et, comme le disoit saint Paul, l’ordure du monde ; mais nous serions bien marris que l’on nous prît au mot, et que les autres parlassent ainsi de nous. Au contraire, nous fuyons souvent pour faire courir après nous ; nous nous cachons afin que l’on nous cherche ; nous affectons de prendre la dernière place, pour passer avec plus d’honneur à la première. Le vrai humble ne fait pas semblant de l’être, et ne parle que fort peu de soi. Car l’humilité n’entreprend pas seulement de cacher les autres vertus, mais encore plus de se cacher soi-même ; et, si la dissimulation, le mensonge, le mauvais exemple étoient permis, elle feroit des actions de fierté et d’ambition pour se cacher jusques sous l’orgueil, et se dérober plus sûrement à la connoissance des hommes. Voici donc mon avis, Philothée, ou bien ne parlons jamais de nous en termes d’humilité, ou bien conformons nos pensées à nos paroles par le sentiment intérieur d’une vraie humilité ; ne baissons jamais les yeux qu’en humiliant nos cœurs ; n’affectons pas la dernière place, à moins que de bon cœur et sincèrement nous ne la voulions prendre. Je crois cette règle si générale, qu’elle ne doit souffrir aucune exception. J’ajoute seulement que la civilité nous oblige quelquefois de présenter aux autres de certains honneurs que nous savons bien qu’ils ne prendront pas, et que cela n’est ni une fausse humilité, ni une duplicité, parce que cette déférence est une manière de les honorer : et, puisqu’on ne peut pas leur céder l’honneur tout entier, on ne fait pas mal de le leur présenter. Je dis de même de certains termes de respect, qui, ne paroissant pas conformes aux lois rigoureuses de la vérité, ne lui sont pas absolument contraires, pourvu que l’on ait une intention sincère d’honorer la personne à qui l’on parle ; car bien qu’il y ait quelque excès dans ces expressions, nous ne faisons pas mal de nous en servir, selon l’usage que tout le monde reçoit et entend bien. Je voudrois toutefois que l’on tâchât de donner à ses paroles la plus grande justesse de conformité que l’on pourroit avec son intention, afin de ne s’éloigner en rien de la simplicité du cœur ni de l’exactitude de la sincérité.

L’homme qui est véritablement humble, aimeroit mieux qu’un autre dit de lui qu’il est un misérable, qu’il n’est rien, qu’il ne vaut rien, que de le dire lui-même : du moins, s’il sait que l’on parle ainsi de lui, il le souffre de bon cœur, parce qu’étant persuadé de ce que l’on dit, il est bien-aise que le jugement des autres se trouve conforme au sien.

Plusieurs disent qu’ils laissent l’oraison mentale aux parfaits, et qu’ils ne sont pas dignes de la faire ; les autres protestent qu’ils n’osent pas communier souvent, parce qu’ils ne se sentent pas assez de pureté d’âme. Ceux-là publient qu’ils craindroient de faire tort à la dévotion, s’ils s’en mêloient, à cause de leur grande misère et de leur fragilité ; ceux-ci ne veulent point se servir de leurs talens pour la gloire de Dieu et pour le salut du prochain, parce que, connoissant bien, disent-ils, leur foiblesse, ils craignent que l’orgueil ne profite du bien dont ils seroient les instrumens, et qu’en éclairant les autres, ils ne se consument eux-mêmes. Tout cela n’est qu’un artifice, et une sorte d’humilité, non-seulement fausse, mais maligne ; car on s’en sert, ou pour mépriser finement et couvertement les choses de Dieu, ou bien pour cacher, sous un humble prétexte son amour-propre, son opiniâtreté, son humeur et sa paresse.

Demandez à Dieu un miracle, soit en haut dans le Ciel, soit en bas au profond de l’abîme, dit le Prophète Isaïe à l’impie Roi Achaz ; et il répond : non, je ne le demanderai point, et je ne tenterai point le Seigneur. O le méchant homme ! il affecte un grand respect pour Dieu, et sous la couleur d’humilité, il rejette une grâce que la divine bonté lui présente ; mais ne savoit-il pas que quand Dieu veut nous faire du bien, c’est un orgueil que de le refuser ; que ses dons sont d’une nature à nous obliger par eux-mêmes de les recevoir, et que l’humilité consiste à se conformer le plus qu’on peut à ses désirs ? Or, le grand désir de Dieu est que nous soyons parfaits, pour nous unir à lui par la plus parfaite imitation de sa sainteté. Le superbe, qui se confie en soi-même, trouve aussi une grande raison de n’oser rien entreprendre ; mais l’humble est d’autant plus courageux, qu’il se connoît plus impuissant ; et l’esprit magnanime croît en lui, à proportion que le mépris de soi-même l’humilie à ses yeux, parce qu’il met toute sa confiance en Dieu, qui se plaît à glorifier sa puissance par notre foiblesse, et à faire éclater sa miséricorde sur notre misère. Il faut donc entreprendre, avec une courageuse humilité, tout ce que ceux qui conduisent nos âmes jugent nécessaire à notre avancement.

Penser savoir ce que l’on ne sait pas, c’est une sottise bien grossière ; faire le savant sur ce que l’on ignore, c’est une vanité insupportable. Pour moi, je ne voudrois jamais ni faire le savant, ni faire l’ignorant. Quand la charité le demande, il faut aider le prochain avec bonté et avec douceur, surtout ce qui est nécessaire à son instruction et à sa consolation ; car l’humilité qui cache les vertus pour les conserver, les fait paroître comme la charité le commande pour les exercer et pour les perfectionner. L’on peut donc bien comparer l’humilité à un arbre des îles de Tylos, dont les fleurs sont d’un incarnat fort vif, et qui, les tenant clauses durant toute la nuit, ne les ouvre qu’au soleil levant, ce qui fait dire aux habitans du pays, que ces fleurs dorment la nuit. En effet, l’humilité cache nos vertus et nos bonnes qualités, et ne les fait jamais paroître que pour la charité, qui étant une vertu non pas humaine et morale, mais céleste et divine, le soleil des vertus doit toujours dominer sur elles ; de sorte que partout où l’humilité préjudicie à la charité, elle est indubitablement une fausse humilité.

Je ne voudrois encore jamais ni faire le fou, ni faire le sage, parce que, si l’humilité m’empêche de faire le sage, la simplicité et la sincérité doivent m’empêcher de faire le fou ; et, si la vanité est contraire à l’humilité, l’artifice et le déguisement sont contraires à la simplicité et à la douceur de l’âme. Si quelques grands serviteurs de Dieu ont fait semblant d’être fous, pour se rendre plus abjects, il faut les admirer, et non pas les imiter ; parce que les motifs qui les ont portés à cet excès, ont été en eux si extraordinaires et si propres de leurs dispositions particulières, que personne n’en doit tirer aucune conséquence pour soi-même. A l’égard de l’action de David, qui dansa et sauta devant l’Arche d’alliance, un peu plus que la bienséance ordinaire ne le demandoit, il ne prétendit pas faire le fou ; non, mais il s’abandonna simplement et sans aucun artifice, à l’instinct et à l’impétuosité de la joie, dont l’esprit de Dieu remplissoit son cœur : il est vrai que quand son épouse Michol lui en fit reproche comme d’une folie, il n’en fut nullement touché, et que même, par une suite de l’impression de cette joie spirituelle sur son âme, il témoigna qu’il recevoit ce mépris avec plaisir pour l’honneur de son Dieu. Ainsi, lorsque pour des actions qui porteront quelques manières naïves d’une vraie dévotion, le monde vous regardera comme une personne vile et abjecte ou extravagante, l’humilité vous fera trouver de la joie dans ce précieux opprobre, dont le principe ne sera pas en vous qui le souffrirez, mais en ceux d’où il viendra.


CHAPITRE VI.

L’Humilité nous fait aimer notre propre abjection.


JE passe plus avant, Philothée, et je vous dis que vous aimiez en tout et partout votre propre abjection ; mais vous me demanderez peut-être ce que c’est qu’aimer sa propre abjection : je vais vous en instruire,

Ces deux termes, abjection et humilité, n’ont qu’une même et seule signification dans la langue latine ; ainsi, quand la sainte Vierge nous dit, en son divin cantique, que toutes les générations publieront son bonheur, parce que le Seigneur a regardé son humilité, elle veut nous faire entendre que Dieu a daigné jeter les yeux sur sa bassesse et sur son abjection, pour la combler de grâces et de gloire. Il y a néanmoins une grande différence entre la vertu d’humilité et l’abjection ; car l’abjecțion n’est autre chose que la bassesse, la petitesse et la foiblesse qui est réellement en nous, et indépendamment de nos réflexions ; mais l’humilité est une véritable connoissance que nous avons de notre abjection, et qui nous porte à la reconnoître volontairement en nous. Or, la perfection de l’humilité consiste non-seulement à reconnoître notre abjection, mais à l’aimer et à nous y complaire, non pas par aucune bassesse d’esprit, ni lâcheté de cœur, mais en vue de la gloire que nous devons rendre à Dieu, et de la préférence d’estime que nous devons donner à notre prochain sur nous-mêmes. C’est aussi ce que je vous recommande de tout mon cœur ; et, pour en concevoir mieux la pratique, considérez qu’entre les maux que nous avons à souffrir, les uns sont abjects et humilians, et les autres sont honorables ; que beaucoup de personnes s’accommodent assez de ceux qui leur font honneur, et que peu de gens font accueil à ceux qui les déshonorent. Voyez un bon et dévot Ermite tout déchiré et pénétré de froid, chacun honore son habit et plaint sa peine ; mais si un pauvre Artisan, un pauvre Gentilhomme, une pauvre Demoiselle paroissent en cet état, on les méprise, on se moque d’eux ; et la même pauvreté est abjecte en leurs personnes. Un Religieux reçoit en silence une correction fort vive de son Supérieur, ou bien un enfant de son père ; l’on appelle cela mortification, obéissance et sagesse ; mais un Cavalier ou une Dame en souffrira autant de quelqu’un pour l’amour de Dieu, et l’on appellera cela bassesse d’esprit et lâcheté. Voici encore un mal qui porte de l’abjection. Une personne a un cancer au bras, et l’autre l’a au visage ; celle-là n’a que le mal, mais celle-ci le mépris et l’abjection avec le mal. Je dis donc qu’il ne faut pas seulement aimer le mal, ce qui est un exercice de patience, mais qu’il faut encore chérir l’abjection, et c’est le parfait exercice de l’humilité.

De plus il y a des vertus abjectes et des vertus honorables : la patience, la douceur, la simplicité et l’humilité, sont des vertus qui passent pour viles et abjectes aux yeux du monde ; au lieu qu’il estime beaucoup la prudence, la générosité et la libéralité. Il se trouve encore dans la pratique d’une même vertu, des actions dont les unes sont méprisées, les autres honorées : donner l’aumône et pardonner à ses ennemis, sont deux actions de charité, et il n’est personne qui ne loue la première, au lieu que la seconde est presque universellement méprisée. Un jeune Gentilhomme, ou une jeune Dame, qui fuira la société des personne déclarées pour le jeu, pour le luxe des habits, pour le mauvais enjouement des conversations, et pour l’intempérance, s’attirera leur critique, leur mépris, leurs railleries, et sa modestie passera pour hypocrisie et pour petitesse d’esprit : aimer cela, c’est aimer son abjection. En voici un autre exemple. Nous allons visiter les malades : si on m’envoie au plus misérable, ce me sera une abjection selon l’esprit du monde, c’est pourquoi je l’aimerai ; si on m’envoie à quelque malade de qualité, ce me sera une abjection selon l’esprit de Dieu, parce qu’il n’y a pas tant de vertu ni de mérite, et j’aimerai encore cette abjection. L’on tombe dans la rue, et outre le mal qu’on se fait, on en reçoit de la confusion ; il faut aimer cette abjection

Il y a même des fautes qui ne portent aucun mal, que la seule abjection et l’humilité n’exige pas qu’on les fasse à dessein ; mais elle demande qu’on ne s’en inquiète point quand on les a commises : telles sont certaines incivilités, inadvertances et autres défauts. Certainement la prudence ou la civilité veut que nous les évitions autant que nous pouvons ; mais quand elles nous ont échappé, la sainte humilité veut que nous en acceptions toute l’abjection. J’en dis bien davantage : si je me suis laissé aller par la colère, ou par quelque liberté sensuelle, à dire des paroles piquantes ou indécentes, aussitôt je me le reprocherai vivement, j’en concevrai un vrai repentir, et je réparerai la faute de tout mon mieux ; mais en même-temps j’accepterai l’abjection qui m’en peut revenir ; et si l’on pouvoit séparer l’un de l’autre, je rejèterois le péché avec indignation, et je conserverois l’abjection dans mon cœur avec une humble patience.

Mais, quoique nous aimions l’abjection que le mal porte avec soi, nous devons toujours remédier au mal qui l’a causée, par les moyens naturels et légitimes que nous en avons, surtout quand il est de quelque conséquence. Si j’ai au visage quelque mal honteux et humiliant, j’en chercherai la guérison, mais sans oublier l’abjection qui m’en est revenue ; si j’ai fait une faute qui n’offense personne, je ne m’en excuserai pas, parce qu’encore que ce soit un défaut, il n’a pas d’autres suites que le mépris qu’on a fait de moi, et que je ne m’en excuserois que pour me décharger de l’abjection qu’il m’a attirée, et c’est ce que l’humilité ne peut absolument permettre ; mais si j’ai offensé ou scandalisé quelqu’un, soit par mégarde, soit par une mauvaise humeur, je réparerai ma faute par une sincère excuse, parce que le mal que j’ai fait subsiste encore, et que la charité m’oblige à le détruire de mon mieux. Au reste, il arrive quelquefois que notre prochain étant intéressé à notre réputation, la charité demande que nous tâchions d’éloigner l’abjection autant que nous pouvons ; mais en la détruisant ainsi aux yeux du monde pour éviter le scandale, nous la devons conserver chèrement dans notre cœur, afin qu’il s’en édifie.

Si après cela, Philothée, vous voulez savoir quelles sont les meilleures abjections, je vous dirai que les plus salutaires à l’âme et les plus agréables à Dieu, sont celles qui nous viennent fortuitement, ou qui sont attachées à notre état, parce qu’elles ne sont pas de notre choix, mais de celui de Dieu, qui sait mieux ce qu’il nous faut que nous-mêmes. S’il falloit en choisir quelques-unes, les plus grandes seroient les meilleures ; et celles-là sont estimées les plus grandes, qui sont les plus contraires à notre inclination, pourvu qu’elles soient conformes à notre vocation ; car, afin de le dire une fois pour toutes, notre choix, c’est-à-dire, notre propre volonté altère extrêmement toutes nos vertus, et en diminue beaucoup le mérite.

Ah ! qui nous fera la grâce de pouvoir dire avec ce grand Roi : J’ai choisi de mener une vie abjecte en la maison de mon Dieu, plutôt que de demeurer dans les palais des pécheurs ? Nul ne le peut, Philothée, que celui qui, pour nous glorifier, a été en sa vie et en sa mort l’opprobre des hommes, et l’abjection du peuple. Je vous ai dit beaucoup de choses qui vous paroîtront dures dans la spéculation ; mais croyez-moi, vous les trouverez plus douces que le miel dans la pratique.


CHAPITRE VII.

De la manière de conserver sa réputation avec l’esprit d’humilité.


LA louange, l’honneur et la gloire ne sont pas le prix d’une vertu commune, mais d’une vertu rare et excellente. Quand nous louons une personne, nous voulons en donner de l’estime aux autres ; si nous l’honorons nous-mêmes, cet honneur est une marque de l’estime que nous en avons : et la gloire n’est autre chose qu’un certain éclat de réputation, qui revient de toutes les louanges qu’on lui donne et de tous les honneurs qu’on lui rend, semblable à la lumière et à l’émail de plusieurs pierres précieuses, qui forment tout ensemble une même couronne, Or, l’humilité nous défendant tout amour et toute estime de notre propre excellence, elle nous défend aussi la recherche de la louange, de l’honneur et de la gloire, qui ne sont dues qu’à un mérite d’excellence et de distinction ; cependant elle reçoit le conseil du Sage, qui nous avertit d’avoir soin de notre réputation, parce que la réputation n’est pas établie sur l’excellence d’aucune vertu ou perfection, mais seulement sur une certaine bonté de mœurs et intégrité de vie : et comme l’humilité ne nous défend pas de croire que nous avons ce mérite commun et ordinaire, elle ne nous défend pas non plus l’amour et le soin de notre réputation. Il est vrai que l’humilité mépriseroit encore la réputation, si elle n’étoit pas nécessaire à la charité ; mais parce qu’elle est un des principaux fondemens de la société humaine, et que sans elle, nous sommes non-seulement inutiles au public, mais encore pernicieux, par la raison du scandale qu’il en reçoit, la charité nous oblige à la désirer et à la conserver, et l’humilité souffre nos désirs et nos soins.

Ne peut-on pas dire que la bonne renommée est à l’homme, ce que la verdure d’un beau feuillage est à un arbre ? En effet, quoique l’on n’estime pas beaucoup les feuilles d’un arbre, elles servent cependant à l’embellir et à conserver ses fruits, tandis qu’ils sont encore tendres ; de même la réputation n’est pas un bien fort souhaitable par elle-même, mais elle est l’ornement de notre vie, et nous aide beaucoup à conserver nos vertus, et principalement celles qui sont encore tendres et foibles ; car l’obligation de soutenir notre réputation, et d’être tels qu’on nous estime, fait à une âme généreuse une douce violence, qui la détermine bien fortement. Conservons nos vertus, Philothée, parce qu’elles sont agréables à Dieu, qui est le grand et le souverain objet de toutes nos actions : mais comme ceux qui veulent conserver des fruits, ne se contentent pas de les confire, et qu’ils les mettent encore dans des vases propres à cet usage ; ainsi, bien que l’amour divin soit le principal conservateur de nos vertus, nous pouvons encore faire servir utilement à leur conservation l’amour de notre réputation.

Il ne faut pas pourtant que ce soit avec un certain esprit d’ardeur et d’exactitude pointilleuse ; car ceux qui sont si délicats et si sensibles sur leur honneur, ressemblent à ces hommes qui prennent des médecines pour toutes sortes de petites incommodités, et qui ruinent tout-à-fait leur santé, à force de la vouloir conserver. Oui, la trop grande délicatesse sur la conservation de la réputation, la fait perdre entièrement, parce que cette sensibilité trop vive, rend un homme bizarre, mutin, insupportable, et provoque contre lui la malignité des médisans. La dissimulation et le mépris d’une médisance ou d’une calomnie, est ordinairement un remède plus salutaire que le ressentiment, la contestation et la vengeance : le mépris dissipe tout, mais la colère donne un air de vraisemblance à ce qu’on dit. Le crocodile ne fait mal, dit-on, qu’à ceux qui le craignent ; et j’ajoute que la médisance ne fait tort qu’à ceux qui s’en mettent en peine.

Une crainte excessive de perdre sa réputation fait sentir aux autres une grande défiance que l’on a de son mérite, ou de la vertu qui en est le fondement. Les Villes qui n’ont que des ponts de bois sur de gros fleuves, en craignent la ruine à toutes sortes de débordemens ; mais là où les ponts sont de pierres, on ne craint que les inondations extraordinaires : ceux aussi qui ont l’âme solidement chrétienne, méprisent ce flux de paroles dont la médisance remplit le monde ; mais ceux qui se sentent foibles, s’inquiètent de tout ce qu’on leur dit. Indubitablement, Philothée, quiconque veut avoir une réputation universelle, la perd universellement ; et celui-là mérite aussi de perdre l’honneur qu’il veut recevoir de ces hommes que le vice à déshonorés.

La réputation n’est que comme une enseigne, qui fait connoître où la vertu loge : la vertu lui doit donc être préférée partout et en toute chose ; c’est pourquoi si l’on dit que vous êtes un hypocrite, parce que vous vivez chrétiennement, ou que vous êtes un lâche, parce que vous avec pardonné à votre prochain l’injure qu’il vous a faite, méprisez tous ces jugemens ; car, outre qu’ils ne viennent que de sottes gens, et toujours fort méprisables par beaucoup d’endroits, il ne faudroit pas abandonner la vertu pour conserver votre réputation. Les fruits des arbres valent mieux que leurs feuilles, et nous devons préférer les biens intérieurs et spirituels aux biens extérieurs : oui, l’on peut être jaloux de son honneur, mais on n’en doit jamais être idolâtre ; et, comme il ne faut rien faire qui blesse les yeux des gens de bien, il ne faut pas chercher à plaire aux yeux des méchans. Le Psalmiste dit que la langue des médisans est semblable à un rasoir bien affilé ; et nous pouvons comparer la bonne renommée à une belle chevelure, qui ayant été coupée ou entièrement rasée, revient plus touffue et plus belle qu’elle n’étoit : mais comme les cheveux que l’on a arrachés de la tête jusqu’à la racine, ne reviennent presque jamais ; je dis aussi que si, par une conduite déréglée et scandaleuse, nous détruisons notre réputation, il sera difficile de la rétablir, parce qu’elle aura été détruite jusqu’au fondement, qui est cette probité de meurs, laquelle, tandis qu’elle subsiste en nous, peut toujours nous rendre l’honneur que la médisance nous auroit ravi. Il faut quitter cette vaine conversation, cette société inutile, cette amitié frivole, cet amusement de plaisir, si la réputation en reçoit quelque atteinte ; puisqu’elle vaut mieux que toutes ces satisfactions humaines : mais si pour les exercices de piété, pour l’avancement en la vie spirituelle, pour l’application à mériter les biens éternels, le monde murmure et gronde, ou éclate même en médisance et en calomnies, il faut laisser, comme l’on dit, aboyer les matins contre la lune : le rasoir de la médisance servira à notre honneur, comme la serpe à la vigne que l’on taille, et qui en porte plus de raisins.

Ayons toujours les yeux attachés sur Jésus crucifié ; marchons dans ses voies avec confiance et simplicité, mais aussi avec prudence et discrétion : il sera le protecteur de notre réputation ; et s’il permet qu’elle soit flétrie, ou que nous la perdions, ce ne sera que pour nous rendre plus d’honneur, même aux yeux des hommes, ou pour nous perfectionner dans la sainte humilité, dont je puis vous dire familièrement, qu’une seule once vaut mieux que mille livres d’honneur. Si l’on nous blâme injustement, opposons la vérité à la calomnie, avec un esprit de paix ; si après cela la calomnie subsiste encore, tâchons de subsister dans notre humiliation : en remettant ainsi notre honneur avec notre âme entre les mains de Dieu, c’est le conserver avec plus de sûreté. Servons donc notre divin Maître dans la bonne et dans la mauvaise renommée, à l’exemple de saint Paul, afin que nous puissions dire avec David, quand le Seigneur voudra que nous soyons humiliés : O mon Dieu ! c’est par vous que j’ai supporté cet opprobre, et la confusion qui a couvert mon visage.

Il y a cependant deux exceptions à faire ici : la première regarde de certains crimes si atroces et si infâmes, que personne n’en doit souffrir le reproche, quand on peut s’en justifier : la seconde touche de certaines personnes dont la réputation est nécessaire à l’édification publique ; car, en ces deux cas, il faut poursuivre tranquillement la réparation du tort que l’on a reçu : c’est le sentiment des Théologiens.


CHAPITRE VIII.

De la douceur envers le Prochain, et des remèdes contre la colère.


LE saint Chrême dont l’Église se sert, selon la tradition des Apôtres, pour le sacrement de Confirmation et pour plusieurs bénédictions, est composé d’huile d’olive et de baume, qui, entre plusieurs autre choses, nous représente la douceur et l’humilité, deux vertus si chères au divin cœur de Jésus, qu’il nous a recommandées si expressément, en nous disant : Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur ; comme s’il avoit uniquement prétendu consacrer notre cœur à son service, et l’appliquer à l’imitation de sa vie par l’amour de ces deux vertus. L’humilité perfectionne l’homme dans ses devoirs envers Dieu, et la douceur le perfectionne dans les devoirs de la société humaine ; le baume, qui prend le dessous parmi toutes les autres liqueurs, nous marque l’humilité ; l’huile d’olive, qui prend le dessus, nous représente la douceur, qui met l’homme au-dessus de toutes les peines, et qui excelle en toutes vertus, parce qu’elle est la fleur de la charité, laquelle, dit saint Bernard, n’a toute sa perfection que quand elle joint la douceur à la patience.

Mais comprenez bien, Philothée, ce que dit Jésus-Christ, qu’il faut apprendre de lui à être doux et humble de cœur, et que ce Chrême mystique doit être en notre cœur ; car c’est un des grands artifices de notre ennemi, que d’amuser plusieurs personnes du dehors de ces deux vertus : en effet, combien y en a-t-il qui n’en ont que le langage, l’air et les manières extérieures, et qui, n’examinant pas bien leurs dispositions intérieures, pensent être humbles et débonnaires, et ne sont rien moins ? Et cela se connoit, lorsque, nonobstant cette humilité extérieure et cette douceur cérémonieuse, on les voit s’élever avec une chaleur et un orgueil incroyable, sur une légère injure qu’on leur aura faite, ou sur la moindre parole qu’on leur aura dit de travers.

Quand l’humilité est bien réelle et la douceur sincère, elles sont à l’âme un excellent préservatif contre l’enflure d’esprit et l’ardeur du cœur, que les peines qu’on nous fait ont coutume d’y exciter ; comme l’on dit que ceux qui ont été piqués ou mordus par une vipère, n’enflent jamais quand ils ont pris de ce préservatif, qu’on appelle vulgairement la grâce de saint Paul. Mais si, ayant été piqué par la médisance, qui a la langue de serpent, notre esprit s’enfle d’orgueil et notre cœur s’enflamme, n’en doutons pas, c’est un signe évident que notre humilité et notre douceur ne sont ni véritables, ni sincères, mais artificieuses et apparentes.

Le saint et illustre Patriarche Joseph, renvoyant ses frères d’Égypte en la maison de son père, ne leur donna que cet avis : Ne vous fâchez point en chemin. Je vous le dis aussi, Philothée, cette vie n’est qu’un voyage que nous avons à faire pour aller au Ciel : ne nous fâchons donc point en chemin les uns contre les autres ; marchons en la compagnie de nos frères avec un vrai esprit de paix et d’amitié. Mais, je vous le dis universellement parlant, ne vous fâchez point du tout, s’il est possible ; et jamais, pour quelque prétexte que ce soit, n’ouvrez votre cœur à la colère : Car, nous dit saint Jacques, la colère de l’homme n’opère point la justice de Dieu. L’on doit s’opposer au mal, et corriger les mœurs de ses inférieurs avec une sainte hardiesse, et avec beaucoup de fermeté ; mais ajoutez, avec une égale douceur et tranquillité : rien ne dompte davantage le feu d’un éléphant irrité, que la vue d’un petit agneau ; et rien ne peut mieux rompre le coup d’un boulet de canon, que la laine. La correction que fait la raison toute seule, est toujours mieux reçue, que celle où la passion entre avec la raison ; parce que l’homme se laisse aisément conduire par la raison, à laquelle il est naturellement assujetti ; au lieu qu’il ne peut souffrir qu’on le domine par passion : or, c’est de là que quand la raison veut se fortifier par la passion, elle se rend odieuse, et elle perd, ou du moins elle affoiblit sa propre autorité, en appelant à son secours la tyrannie de la passion. Lorsque les Princes visitent leurs états, en temps de paix, avec leur maison, les peuples, qui se trouvent fort honorés de leur présence, en font partout éclater leur joie ; mais quand ils y vont à la tête de leurs armées, cette marche ne leur plaît guères, quoique le bien public y soit intéressé, par la raison que, quelque bonne discipline qu’ils fassent observer à leurs troupes, il est impossible que plusieurs particuliers ne souffrent beaucoup par la licence du soldat : de même quand la raison exerce avec douceur les droits de son autorité par quelque correction, ou par quelques châtimens, chacun l’approuve et l’aime, quelque exactitude de sévérité qu’il y paroisse ; mais quand la raison y emploie l’indignation, le dépit et la colère, que saint Augustin appelle ses soldats, elle se fait plus craindre qu’aimer, et elle en demeure elle-même troublée et incommodée. Il vaut mieux, dit saint Augustin, écrivant à Profuturus, fermer l’entrée du cœur à la colère : quelque juste qu’elle soit, que de l’y recevoir, pour petite qu’elle soit ; parce qu’elle y jette de si fortes racines, qu’il est très-difficile de l’en arracher ; semblable à une petite plante qui devient un grand arbre. C’est donc avec justice que l’Apôtre nous défend de laisser coucher le soleil sur notre colère ; car elle se change en haine durant la nuit ; elle devient presque implacable, et elle se nourrit dans le cœur de beaucoup de faux raisonnemens, nul homme n’ayant jamais cru sa colère injuste.

La science de vivre sans colère est donc meilleure que celle de s’en servir avec sagesse et avec modération ; et lorsque, par quelque imperfection ou par foiblesse, cette passion a surpris notre cœur, il vaut mieux la réprimer promptement que de la ménager ; car, pour peu qu’on lui donne de temps, elle se rend maîtresse de la place, et fait comme le serpent qui tire aisément son corps où il peut mettre la tête. Mais, comment, direz-vous, la pourrai-je bien réprimer ? Il faut, Philothée, qu’à la première atteinte que vous en ressentirez, vous ramassiez contre elle toutes les forces de votre âme, non pas d’une manière brusque et impétueuse, mais douce et efficace ; parce que, comme l’on voit dans les audiences du Barreau, que les huissiers font plus de bruit que ceux qu’ils veulent faire taire, il arrive aussi fort souvent, que voulant réprimer notre colère avec impétuosité, nous nous troublons davantage, et le cœur ainsi troublé, ne peut plus être maître de lui-même.

Après ce doux effort, pratiquez le conseil que saint Augustin donnoit dans sa vieillesse au jeune Évêque Auxilius : Faites, disoit-il, ce qu’un homme doit faire ; et si dans quelque occasion vous avez sujet de dire comme David, mes yeux sont troublés du feu d’une grande colère, recourez promptement à Dieu, et lui dites comme ce Prophète : Seigneur, ayez pitié de moi, afin qu’il étende sa main droite sur votre cœur pour y réprimer votre colère : je veux dire, qu’il faut invoquer le secours de Dieu, aussitôt que nous nous sentons émus, en imitant ce que firent les Apôtres au milieu de la tempête. Il commandera indubitablement à notre passion de se calmer, et il rendra la tranquillité à notre âme ; mais je vous avertis encore, qu’il faut faire cette prière avec une attention douce, et non pas avec un violent effort d’esprit : et enfin c’est la maxime qu’on doit observer dans tous les remèdes dont on peut user contre ce mal.

Dès-lors que vous vous apercevrez d’une faute que la colère vous aura fait commettre, réparez-la promptement par quelque acte de douceur envers la personne à qui vous avez fait sentir votre passion ; car, si c’est une précaution salutaire contre le mensonge que de le rétracter sur-le-champ, c’est un souverain remède contre la colère, que de la réprimer aussitôt par un acte contraire de douceur : les plaies récentes sont, comme l’on dit, plus aisées à guérir que celles qui sont invétérées,

Au reste, lorsque vous êtes bien tranquille, et que vous n’avez aucun sujet de colère, faites un grand fonds de douceur et de débonnaireté, vous accoutumant à parler et à agir en cet esprit, dans les plus petites occasions comme dans les plus grandes, Souvenez-vous que l’Épouse des Cantiques n’a pas seulement le miel sur les lèvres et au bout de sa langue, mais encore au-dessous de la langue, c’est-à-dire, dans la poitrine, et qu’elle y a encore du lait avec du miel : cela nous apprend que la douceur envers notre prochain doit être dans notre cour, aussi-bien que dans nos paroles, et qu’il ne suffit pas d’avoir la douceur du miel qui est de bonne odeur, c’est-à-dire, la suavité d’une conversation honnête avec les étrangers, mais qu’il faut encore avoir la douceur du lait dans son domestique, envers ses parens et avec ses voisins : c’est ce qui manque à beaucoup de personnes qui paroissent des Anges hors de la maison, et qui y vivent en vrais démons.


CHAPITRE IX.

De la douceur envers nous-mêmes.


L’UN des bons usages que nous puissions faire de cette vertu, c’est de nous appliquer à nous-mêmes, pour ne jamais nous irriter contre nous, ni contre nos imperfections ; car la raison qui veut que nous ayons un véritable repentir de nos fautes, ne veut pas que nous en concevions une douleur chagrine de dépit et d’indignation : or, c’est en ce point-là que manquent tous les jours ceux qui se fâchent de ce qu’ils se sont fâchés, et qui se chagrinent de ce qu’ils se sont chagrinés, parce qu’ils entretiennent le feu de la colère dans leur cœur ; et, bien-loin que cette dévote indignation leur serve à éteindre leur passion, elle la tient toujours prête à s’enflammer de nouveau à la première occasion ; outre que ces colères, ces dépits, ces aigreurs que l’on a contre soi-même, ne tendent qu’à l’orgueil, et n’ont point d’autre origine que notre amour-propre, qui se trouble et s’inquiète de nous voir si imparfaits. Le repentir de nos fautes doit avoir deux qualités, la tranquillité et la fermeté : n’est-il pas vrai que les sentences qu’un Juge porte contre des criminels, dans l’état d’une raison qui est calme, sont plus conformes à la Justice, que celles où l’impétuosité de l’esprit et la passion ont eu quelque part ; d’autant qu’il y règle leur châtiment sur l’emportement de son humeur, et non pas sur la qualité de leurs crimes ? Je dis aussi que nous nous punissons nous-mêmes plus utilement de nos fautes, par une douleur tranquille et constante, que par un repentir passager d’aigreur et d’indignation, d’autant que dans cette impétuosité, nous nous jugeons selon notre inclination, et non selon la nature de nos fautes : par exemple, celui qui s’affectionne à la chasteté, se dépitera avec une grande amertume de cœur, sur la moindre faute qu’il commettra contre cette vertu, et il ne fera que rire d’une grosse médisance qu’il aura faite : au contraire, celui qui hait la médisance, s’affligera avec excès d’une parole fort légère contre la charité, et il comptera pour rien une faute considérable contre la chasteté. D’où vient cela ? sinon de ce que l’un et l’autre juge sa conscience, non pas par sa raison, mais par sa passion.

Croyez-moi, Philothée, la remontrance d’un père faite à son enfant, avec une douceur toute paternelle, est bien plus capable de le corriger, qu’une réprimande aigre et emportée : pareillement quand notre cœur aura fait quelque faute, si nous le reprenons doucement et tranquillement, avec plus de compassion pour sa foiblesse que de passion contre sa faute, l’excitant avec suavité à se mieux régler, il sera plus touché et plus pénétré de douleur, qu’il ne le seroit de tous ces regrets que l’indignation impétueuse pourroit y exciter, Pour moi, si j’avois entrepris de ne préserver de tout péché de vanité, et que j’en eusse commis un fort considérable, je ne voudrois pas reprendre mon cœur en cette sorte : n’est-tu pas misérable et abominable, de t’être laissé emporter à la vanité, après tant de résolutions ? meurs de honte, ce n’est plus à toi de penser au Ciel ; aveugle que tu es, impudent, infidèle à Dieu. Mais je voudrois le corriger ainsi, par manière de compassion : hé bien, mon pauvre cœur ! nous voilà tombés dans le piège que nous avions tant résolu d’éviter : ah ! relevons-nous, et sortons-en pour jamais ; implorons la miséricorde de Dieu, espérons qu’elle nous soutiendra à l’avenir, et rentrons dans la voie de l’humilité : courage, Dieu nous aidera, nous ferons quelque chose de bon. C’est donc sur la suavité de cette douce correction, que je voudrois établir solidement la résolution de ne plus faire la même faute, prenant d’ailleurs les moyens convenables à cette intention, et principalement l’avis de mon Directeur.

Cependant, si quelqu’un ne trouve pas son cœur assez sensible à cette douce réprimande, il faut y employer des reproches plus vifs, et une repréhension plus dure et plus forte, pour le pénétrer d’une profonde confusion de soi-même ; pourvu qu’après l’avoir traité avec aigreur, l’on tâche de le soulager par une sainte et suave confiance en Dieu, à l’imitation de ce grand pénitent, qui, sentant son âme affligée, la consoloit en cette manière : Pourquoi es-tu triste, ô mon âme ! et pourquoi te troubles-tu ? Espère en Dieu, car je le bénirai encore : vous êtes, ô mon Dieu, le salut qui paroit toujours certain à mes yeux : vous êtes mon Dieu.

Relevez-vous donc de vos chutes avec une grande suavité de cœur, vous humiliant beaucoup devant Dieu, par l’aveu de votre misère, mais sans vous étonner de votre faute : car quel sujet y a-t-il de s’étonner que l’infirmité soit infirme, la foiblesse foible, et la misère misérable ? Détestez néanmoins de toutes vos forces l’injure que vous ayez faite à la divine Majesté, et puis, avec une grande et courageuse confiance en sa miséricorde, rentrez dans les voies de la vertu que vous aviez quittées.


CHAPITRE X.

Il faut s’appliquer aux affaires avec beaucoup de soin, mais sans inquiétude ni empressement.


IL y a bien de la différence entre le soin des affaires et l’inquiétude, entre la diligence et l’empressement ; les Anges procurent notre salut avec autant de soin et de diligence qu’ils peuvent, parce que cela convient à leur charité, et n’est pas incompatible avec la tranquillité et la paix de leur bienheureux état ; mais comme l’empressement et l’inquiétude seroient entièrement contraires à leur félicité, ils n’en ont jamais pour notre salut, quelque grand que soit leur zèle.

Prenez donc, Philothée, le soin des affaires que Dieu vous met entre les mains : car Dieu, qui vous les a confiées, veut que vous y apportiez toute la diligence nécessaire ; mais n’en prenez jamais, s’il est possible, la chaleur et l’inquiétude ; car toute sorte d’empressement trouble la raison, et nous empêche de bien faire la chose même pour laquelle nous nous empressons.

Quand Notre-Seigneur reprit ste Marthe, il lui dit, Marthe, Marthe, vous vous inquiétez, et vous vous troublez pour beaucoup de choses. Philothée, prenez bien garde à cela ; si elle n’eût eu qu’un soin raisonnable, elle ne se fût pas troublée : mais parce qu’elle s’inquiétoit beaucoup, elle se troubla, et c’est de quoi Notre-Seigneur la blâma. Les fleuves qui roulent doucement et également leurs eaux à travers les campagnes, portent de grands bateaux et de riches marchandises, et les pluies douces et modérées donnent la fécondité à la terre ; au lieu que les torrens et les rivières rapides, qui, à grands flots, courent sur la terre, ruinent et désolent tout, et sont inutiles au commerce, comme les pluies violentes et orageuses ravagent les champs et les prairies. Il est vrai, jamais ouvrage fait avec une impétueuse précipitation ne fut bien fait ; il faut se hâter lentement, comme porte l’ancien proverbe : celui qui court bien vite, dit Salomon, court risque de tomber à chaque pas ; et nous avons toujours fait assez tôt ce que nous avons à faire, quand nous l’avons bien fait. Les bourdons qui font beaucoup plus de bruit, et sont beaucoup plus empressés que les abeilles, ne font que de la cire et jamais de miel : ainsi ceux qui sont dans leurs affaires d’un si grand bruit et d’un empressement si inquiet, ne font jamais que peu de chose, et encore fort mal.

Les mouches ne nous importunent que par leur multitude, et non pas par leur effort ; et les grandes affaires ne nous troublent pas tant que le nombre des petites ; prenez donc les affaires avec une douce tranquillité d’esprit, comme elles viendront, et appliquez-vous-y selon l’ordre qu’elles se présentent ; car si vous voulez faire tout en même-temps et dans la confusion, vous ferez de grands efforts d’esprit qui vous consumeront, et vous n’en verrez pas ordinairement d’autres effets, que l’accablement sous lequel vous succomberez,

En toutes vos affaires, appuyez-vous uniquement sur la divine Providence, qui seule les peut faire réussir. Agissez cependant, de votre côté avec une raisonnable application de votre prudence, pour y travailler sous sa conduite. Après cela, croyez que si vous avez une vraie confiance en Dieu, le succès en sera toujours heureux pour vous, soit qu’il paroisse bon ou mauvais au jugement de votre prudence,

Dans le maniement et dans l’acquisition du bien, imitez les petits enfans, qui se tenant d’une main à leur père, se divertissent à cueillir de l’autre quelques fruits ou quelques fleurs : je veux dire qu’il faut vous y conserver dans une continuelle dépendance de la protection de votre père céleste, considérant bien qu’il vous y tient par la main, comme parle l’Écriture, pour vous conduire heureusement, et tournant les yeux de temps en temps vers lui pour observer si vos occupations lui sont agréables : gardez-vous sur toutes choses, que l’envie d’amasser plus de bien ne vous fasse quitter sa main et négliger sa protection ; parce que s’il vous abandonne, vous ne ferez point de pas, que vous ne donniez du nez en terre. Ainsi, Philothée, dans les occupations ordinaires qui ne demandent pas beaucoup d’application, pensez plus à Dieu qu’à vos affaires. Et quand elles seront d’une si grande importance, qu’elles mériteront toute votre attention, ne laissez pas de tourner de temps en temps les yeux vers Dieu, à la manière de ceux qui étant sur mer, regardent plus le ciel que la mer, pour conduire leur vaisseau. Si vous en usez de la sorte, Dieu travaillera avec vous, en vous et pour vous, et votre travail vous produira toute la consolation que vous en pouvez attendre.


CHAPITRE XI.

De l’Obéissance.


LA seule charité nous rend essentiellement parfaits ; mais l’obéissance, la chasteté et la pauvreté sont les principales vertus qui nous aident à acquérir la perfection ; car l’obéissance consacre notre esprit à l’amour et au service de Dieu, la chasteté notre corps, et la pauvreté nos biens. Elles sont comme les trois branches de la croix spirituelle, sur laquelle nous sommes crucifiés avec Jésus ; et elles sont en même temps fondées sur une quatrième vertu, qui est la sainte humilité. Je ne prétends pas vous parler de ces trois vertus, ni par rapport aux vœux solennels de religion, ni même par rapport aux vœux simples qu’on en peut faire dans le monde pour de bonnes raisons, parce qu’encore que le vœu attache beaucoup de grâces et de mérites à ces vertus, toutefois leur pratique, sans aucun vœu, suffit absolument pour nous conduire à la perfection. Il est vrai que les vœux qu’on en fait, et surtout les solennels dans la Religion, établissent une personne dans l’état de perfection ; mais il y a une grande différence entre l’état de perfection et la perfection, puisque tous les Évêques et les Religieux sont dans l’état de perfection, et que tous néanmoins n’ont pas la perfection, comme il ne se voit que trop. Tâchons donc, Philothée, de nous appliquer tous à la pratique de ces vertus, mais chacun selon notre vocation ; car bien qu’elles ne nous mettent pas elle-mèmes dans l’état de perfection, elles nous donneront cependant la perfection ; et d’ailleurs nous sommes tous obligés à la pratique de ces trois vertus, quoique nous ne soyons pas tous obligés de les pratiquer d’une même manière.

Il y a deux sortes d’obéissance ; l’une est nécessaire et l’autre volontaire. Par les lois de l’obéissance nécessaire, vous devez obéir humblement à vos Supérieurs Ecclésiastiques, comme au Pape et à votre Évêque, à votre Curé et à ceux qui sont commis de leur part ; vous devez encore obéir à vos supérieurs politiques, c’est-à-dire, au Prince et aux Magistrats qu’il a établis dans ses États ; vous devez enfin obéir à vos Supérieurs domestiques, c’est-à-dire, à votre père et à votre mère, à votre maitre et à votre maîtresse. Or, cette obéissance s’appelle nécessaire, par la raison que nul ne se peut exempter d’obéir à ses Supérieurs ; Dieu leur ayant communiqué son autorité, pour gouverner, par voie đ’empire et de commandement, ceux dont il leur a confié la conduite : obéisseż donc à leurs commandemens ; c’est en cela que consiste l’obéissance, qui est de nécessité indispensable. Mais pour la rendre parfaite, suivez encore leurs conseils et même leurs désirs et leurs inclinations, autant que la charité et la prudence vous le permettront. Obéissez quand ils vous commanderont quelque chose d’agréable, comme de manger ou de vous divertir ; et bien qu’il ne paroisse pas une grande vertu à obéir en de semblables choses, ce seroit an grand vice que d’y désobéir. Obéissez en tout ce qui paroit indifférent, comme de porter tel ou tel habit, d’aller par une chemin ou par un autre, de parler ou de se taire ; et votre obéissance sera déjà d’un grand mérite. Obéissez dans les choses difficiles, rebutantes et laborieuses, et votre obéissance sera parfaite. Obéissez enfin sans réplique et même avec douceur, sans délai et même avec ferveur, sans chagrin et même avec joie ; surtout obéissez avec amour et pour l’amour de celui qui par amour pour nous se rendit obéissant jusqu’à la mort de la croix, et qui aima mieux, comme dit saint Bernard, perdre la vie, que l’obéissance.

Pour apprendre à obéir aisément à vos Supérieurs, soyez facile à vous conformer aux volontés de vos égaux, cédant à leurs sentimens sans aucun esprit de contestation, lorsqu’il ne vous y paroitra rien de mauvais ; et de plus, accommodez-vous volontiers aux inclinations raisonnables de vos inférieurs, sans exercer votre autorité sur eux d’une manière impétueuse, tandis qu’ils se tiendront dans l’ordre. C’est un abus de croire que si on étoit en Religion, on obéiroit facilement, quand on sent de la difficulté et de la répugnance à obéir aux personnes que Dieu à mis sur nos têtes.

Nous appelons obéissance volontaire, celle qui ne nous est pas imposée de droit, et à laquelle nous nous obligeons nous-mèmes par une manière de choix et d’élection. L’on ne peut choisir son père et sa mère, et l’on ne choisit pas ordinairement son Prince, ni son Évêque, ni même souvent son mari ; mais l’on choisit son Confesseur et son Directeur. Or, soit que dans ce choix on fasse vœu de lui obéir, comme la sainte Mère Thérèse, qui, outre l’obéissance qu’elle avoit vouée solennellement au Supérieur de son Ordre, s’obligea par un vœu simple d’obéir au Père Gratien, soit que sans aucun vœu l’on veuille humblement obéir à un Confesseur ; cette obéissance s’appelle volontaire, parce qu’elle dépend dans son principe de notre volonté et de notre élection.

Il faut obéir à tous nos Supérieurs, mais à chacun en particulier dans les choses sur lesquelles leur autorité s’étend : aux Princes, pour tout ce qui est de la police et du gouvernement de leurs états : aux Prélats, en tout ce qui regarde la discipline ecclésiastique ; à un père, à un maître, à un mari, dans tout l’ordre domestique ; à son directeur et à son Confesseur pour tout ce qui est de la conduite particulière de l’âme.

Faites-vous ordonner par votre Père spirituel toutes les actions de piété que vous devez pratiquer ; elles deviendront meilleures, parce qu’outre la bonté et le mérite qu’elles auront de leur propre fonds, elles auront encore le mérite de l’obéissance qui les aura. commandées et animées de son esprit.

Bienheureux sont les obéissans, car Dieu ne permettra jamais qu’ils s’égarent.


CHAPITRE XII.

De la nécessité de la Chasteté.


LA chasteté est le lys des vertus, et dès cette vie elle nous rend presque semblables aux Anges. Partout rien n’est beau que par la pureté, et la pureté des hommes est la chasteté. On appelle cette vertu honnêteté, et sa pratique honneur ; on la nomme encore intégrité, et le vice qui lui est contraire, corruption. En un mot, elle a cette gloire entre toutes les vertus, qu’elle est tout ensemble la vertu de l’âme et du corps.

Il n’est jamais permis de faire servir ses sens à un plaisir voluptueux, en quelque manière que ce soit, hors d’un légitime mariage, dont la sainteté puisse par une juste compensation réparer la perte que l’âme y peut souffrir de ce commerce sensuel ; encore faut-il y donner tant d’honnêteté à l’intention, que la volonté n’en puisse recevoir aucune tache. Le cœur chaste est semblable à la mère perle, laquelle ne reçoit aucune goutte d’eau, qui ne vienne du ciel ; car il ne souffre aucun plaisir, que celui du mariage établi par le ciel : hors de là, la seule pensée même ne lui est pas permise, j’entends une pensée à laquelle la volupté porte et attache l’esprit volontairement.

· Pour le premier degré de cette vertu, jamais, Philothée, ne souffrez volontairement rien de tout ce qui est défendu dans toute l’étendue de la volupté, comme universellement parlant tout ce que l’on en cherche hors de l’état du mariage, ou même ce qui est contraire aux règles de cet état.

Pour le second degré, retranchez autant que vous pourrez toutes les délectations des sens superflues et inutiles, quoiqu’elles soient honnêtes et permises.

Pour le troisième degré, n’attachez point votre affection à celles qui sont nécessaires et ordonnées ; car, bien qu’il faille s’assujettir à celles qui sont de l’institution et la fin du saint mariage, il ne faut jamais y attacher l’esprit et le cœur.

Au reste, cette vertu est incroyablement nécessaire à tous les états. Dans celui de la viduité, la chasteté doit être extrêmement généreuse pour se défendre du plaisir, non-seulement à l’égard du présent et de l’avenir, mais encore à l’égard du passé dont les idées, toujours dangereuses, rendent l’imagination plus susceptible des mauvaises impressions. C’est pourquoi saint Augustin admiroit en son cher Alypius, cette admirable pureté d’âme qui l’avoit entièrement affranchi des sentimens, et même des souvenirs de tous ses déréglemens passés. En effet, chacun sait bien qu’il est facile de conserver long-temps les fruits qui sont encore en leur entier ; mais pour, peu qu’ils aient été flétris ou entamés, l’unique moyen de les bien garder, c’est de les confire au sucre ou au miel. Je dis aussi que l’on a plusieurs moyens de conserver avec sûreté la chasteté, tandis qu’elle a toute son intégrité ; mais, quand elle l’a une fois perdue, rien ne peut plus la conserver qu’une solide dévotion, dont j’ai souvent comparé la douceur avec celle du miel.

Dans l’état de la virginité, la chasteté demande une grande simplicité d’âme, et une grande délicatesse de conscience pour éloigner toutes sortes de pensées curieuses, et pour s’élever au-dessus de tous les plaisirs sensuels, par un mépris absolu et entier de tout ce que l’homme au de commun avec les bêtes, et qu’elles ont même plus que lui. Que jamais donc ces âmes pures ne doutent en aucune manière que la chasteté ne leur soit incomparablement meilleure que tout ce qui est incompatible avec sa perfection : car, comme dit saint Jérôme, le démon ne pouvant souffrir cette salutaire ignorance du plaisir, tâche du moins d’en exciter le désir dans ces âmes, et leur en donne pour cela des idées si attirantes, quoique très-fausses, qu’elles en demeurent fort troublées ; parce qu’elles se laissent imprudemment aller, ajoute ce saint Père, à estimer ce qu’elles ignorent. C’est ainsi que tant de jeunes gens, surpris par une fausse et folle estime des plaisirs voluptueux et par une curiosité sensuelle et inquiète, s’y livrent avec la perte entière de leurs intérêts temporels et éternels ; semblables à des papillons qui s’imaginant que la flamme est aussi douce qu’elle leur paroît belle, vont étourdiment s’y brûler.

A l’égard de l’état du mariage, c’est une erreur vulgaire et très-grande, de penser que la chasteté n’y soit pas nécessaire ; car elle l’est absolument et même beaucoup, non pas pour s’y priver des droits de la foi conjugale, mais pour se contenir dans leurs bornes, Or, comme l’observation de ce commandement : Fâchez-vous, et ne péchez point, porte plus de difficulté que la pratique de celui-ci, ne vous fâchez point, par la raison qu’il est plus aisé d’éviter la colère que de la régler ; de même il est plus facile de se priver de tous les plaisirs de la chair, que de les modérer. Il est vrai que la licence du mariage sanctifié par la grâce de Jésus-Christ, peut beaucoup servir à éteindre la passion naturelle ; mais l’infirmité de plusieurs personnes qui s’en servent, les font passer aisément de la permission à l’usurpation, et de l’usage à l’abus. Et, comme l’on voit beaucoup de riches s’accommoder injustement du bien de leur prochain, non pas par indigence, mais par avarice ; l’on voit aussi beaucoup de personnes mariées, qui pouvant et devant fixer leur cœur à un objet légitime, s’emportent encore à des plaisirs étrangers, par une incontinence effrénée. Il est toujours dangereux de prendre des médicamens violens, parce que si l’on en prend plus qu’il ne faut, ou qu’ils ne soient pas bien préparés, la santé en souffre beaucoup. Le mariage a été institué et sanctifié en partie pour servir de remède à la cupidité naturelle ; et si on doit dire que ce remède est salutaire, on peut dire qu’il est violent et par conséquent dangereux, si l’on s’en sert sans modération et sans les précautions nécessaires de la piété chrétienne.

J’ajoute que la variété des affaires de la vie, et les longues maladies séparent souvent deux personnes que l’amour conjugal a unies. C’est pourquoi cet état a besoin d’une double chasteté ; de l’une pour s’abstenir de tout plaisir dans les temps d’absence, et de l’autre, pour se modérer dans le temps de présence. Sainte Catherine de Sienne vit entre les damnés plusieurs âmes excessivement tourmentées pour avoir profané la sainteté du mariage ; non pas précisément par la raison de l’énormité de leurs péchés, puisque les meurtres et les blasphèmes sont plus énormes, mais par cette raison, que ceux qui les commettent ne s’en font aucun scrupule, et que par conséquent ils y persévèrent durant toute leur vie.

Vous voyez donc combien la chasteté est nécessaire à tous les états. Cherchez la paix avec vous, dit l’Apôtre, et la sainteté sans laquelle personne ne verra Dieu. Or, remarquez que par la sainteté, il entend la chasteté, selon l’observation de saint Jérôme et de saint Chrysostôme. Non, Philothée, personne ne verra Dieu sans chasteté, personne n’habitera en ces saints tabernacles qu’il n’ait le cœur pur ; et comme dit le Sauveur même, les chiens et les impudiques en seront bannis. Aussi, bienheureux sont, nous a-t-il dit, ceux qui auront le cœur pur, parce qu’ils verront Dieu.


CHAPITRE XIII.

Avis pour conserver la Chasteté.


AYEZ toujours une grande attention sur vous, pour éloigner promptement tout ce qui peut porter quelque attrait à la volupté ; car c’est un mal qui se prend insensiblement, et qui par de petits commencemens fait de grands progrès. En un mot, il est plus aisé de le fuir, que de le guérir. La chasteté est ce trésor que saint Paul dit que nous possédons dans des vases bien fragiles ; et véritablement elle tient beaucoup de la fragilité de ces vases, qui, pour peu qu’ils se heurtent les uns contre les autres, courent risque de se casser : L’eau la plus fraiche que l’on veut conserver dans un vase, y perd bientôt sa fraicheur, si quelque animal y a tant soit peu touché. Ne permettez donc jamais, Philothée, et défendez-vous à vous-même tous ces badinages extérieurs des mains, également contraires à la modestie chrétienne, et au respect que l’on doit à la qualité ou à la vertu d’une personne ; car bien que peut-être on puisse absolument conserver un cœur chaste parmi ces actions, qui viennent plutôt de légèreté que de malice, et qui ne sont pas ordinaires ; cependant la chasteté en reçoit toujours quelque mauvaise atteinte. Au reste, vous jugez assez que je ne parle pas de ces attouchemens malhonnêtes qui ruinent entièrement la chasteté.

La chasteté dépend du cœur comme de son origine, et sa pratique extérieure consiste à régler et à purifier les sens ; c’est pourquoi elle se perd par tous les sens extérieurs, comme par les pensées de l’esprit et par les désirs du cœur. Ainsi toute sensation que l’on se permet sur un objet déshonnête et avec esprit de déshonnêteté, est véritablement une impudicité ; jusques-là que l’Apôtre disoit aux premiers Chrétiens : mes frères, que la fornication ne se nomme pas même entre vous. Les abeilles, non-seulement ne touchent pas à un cadavre pourri, mais fuyent encore la mauvaise vapeur qui en exhale. Observez, je vous prie, ce que la sainte Écriture nous dit de l’Épouse des Cantiques ; tout y est mystérieux. La myrrhe distille de ses mains, et vous savez que cette liqueur préserve de la corruption ; ses lèvres sont bandées d’un ruban vermeil, et cela nous apprend que la pudeur rougit des paroles tant soit peu malhonnêtes, ses yeux sont comparés aux yeux de la colombe, à cause de leur netteté ; elle a des pendans d’oreille qui sont d’or, et ce précieux métal nous marque la pureté ; son nez est comparé à un cèdre du Liban, dont l’odeur est exquise et le bois incorruptible. Que veut dire tout cela ? telle doit être l’âme dévote, chaste, nette, pure et honnête en tous ses sens extérieurs.

À ce propos je veux vous apprendre un mot bien remarquable, que Jean-Cassien, un ancien Père, assure être sorti de la bouche de saint Basile, qui, parlant de soi-même, dit un jour avec beaucoup d’humilité : je ne sais ce que sont les femmes, cependant je ne suis pas vierge. Certes, la chasteté se peut perdre en autant de manières qu’il y a de sortes d’impudicités, lesquelles à proportion qu’elles sont grandes ou petites, l’affoiblissent ou la blessent dangereusement, on la font entièrement périr. Il y a de certaines libertés indiscrètes, badines et sensuelles, qui, à proprement parler, ne violent pas la chasteté, mais qui l’affoiblissent, qui l’amollissent et qui en ternissent l’éclat. Il y a d’autres libertés non-seulement indiscrètes, mais vicieuses, non-seulement badines, mais déshonnêtes ; non-seulement sensuelles, mais charnelles, qui du moins blessent mortellement la chasteté ; je dis du moins, parce qu’elle périt entièrement, si cela va jusqu’au dernier effet du plaisir voluptueux. Alors la chasteté périt d’une manière plus indigne que méchante, et plus malheureuse que quand elle se perd par la fornication, même par l’adultère et par l’inceste ; car quoique ces dernières espèces de la brutale volupté soient de grands péchés, les autres, comme dit Tertullien, dans son livre de la pudicité, sont des monstres d’iniquité et de péché. Or Cassien ne croit pas, ni moi non plus, que saint Basile ait voulu s’accuser d’un dérèglement pareil, quand il dit qu’il n’étoit pas vierge ; et je crois avec raison qu’ils n’entendoit parler que des seules pensées voluptueuses qui ne font que salir l’imagination, l’esprit et le cœur, dont la chasteté a toujours été si chère aux âmes généreuses, qu’elles en ont été extrêmement jalouses.

N’ayez jamais de commerce avec des personnes dont vous connoîtrez que les mœurs soient gâtées par la volupté, surtout quand l’impudence est jointe à l’impureté, ce qui arrive presque toujours.

L’on prétend que les Boucs touchant seulement de la langue les amandiers, qui sont doux de leur espèce, en rendent le fruit amer ; et ces âmes brutales et infectes ne parlent guères à personne, ni de même sexe, ni de sexe différent, qu’elles ne fassent un grand tort à la pudeur : semblables aux basilics, qui portent leur venin dans leur yeux et dans leur haleine.

Au contraire, faites une bonne liaison avec les personnes chastes et vertueuses, occupez-vous souvent de la lecture des livres sacrés ; car la parole de Dieu est chaste, et rend chastes ceux qui l’aiment. C’est pourquoi David la compare à cette pierre précieuse qu’on appelle topase, et dont la propriété spéciale est d’amortir l’ardeur de la concupiscence.

Tenez-vous toujours auprès de Jésus-Chrit crucifié, soit spirituellement par la méditation, soit réellement et corporellement par la sainte communion. Vous savez que ceux qui couchent sur l’herbe nommée Agnus castus, prennent insensiblement des dispositions favorables à la chasteté ; pensez donc, que reposant votre cœur sur Notre-Seigneur, qui est véritablement l’agneau immaculé, vous trouverez bientôt votre âme, votre cœur et vos sens entièrement purifiés de tous les plaisirs sensuels.


CHAPITRE XIV.

De la pauvreté d’esprit dans la possession des richesses.


BIENHEUREUX sont les pauvres d’esprit, parce que le royaume des Cieux est à eux : malheureux donc sont les riches d’esprit, parce que la misère de l’enfer est pour eux. Celui-là est riche d’esprit, qui à l’esprit dans ses richesses ou ses richesses dans son esprit ; et celui-là est pauvre d’esprit, qui n’a nulle richesse dans son esprit, ni son esprit dans les richesses. Les Aleions font leur nid d’une construction admirable : la forme en est semblable à une pomme, et ils n’y laissent qu’une très-petite ouverture par en haut ; ils le placent sur le bord de la mer, et le font si ferme et si impénétrable, que quand elle vient fondre sur le rivage avec ses flots, il n’y peut entrer aucune goutte d’eau, parce qu’il tient toujours le dessus des vagues dont il prend le mouvement ; ainsi il demeure au milieu de la mer, sur la mer, et maître de la mer. C’est l’image de votre cœur, Philothée, qui doit toujours être ouvert au ciel, et toujours impénétrable à l’amour des biens périssables. Si vous êtes riche, conservez votre cœur dans un grand détachement de vos richesses, et qu’il s’élève toujours au-dessus d’elles, de sorte qu’au milieu des richesses, il soit sans richesses et maitre des richesses. Non, ne permettez pas que cet esprit céleste se plonge dans les biens terrestres ; et faites au contraire, que, supérieur à ce qu’ils ont de plus aimable, il s’élève de plus en plus vers le Ciel.

Il y a bien de la différence entre avoir du poison et être empoisonné ; ceux qui font la pharmacie ont presque tous des poisons pour plusieurs bons usages de leur art, et l’on ne peut pas dire pour cela qu’ils soient empoisonnés, puisqu’ils n’ont ces poisons que dans leurs cabinets. Aussi vous pouvez avoir des richesses sans que le poison qu’il leur est naturel aille jusqu’à votre cœur, pourvu que vous les ayez seulement en votre maison et non pas dans votre cœur, Être riche en effet et pauvre en affection, c’est le grand bonheur du Chrétien ; car il a tout ensemble les commodités des richesses pour cette vie, et le mérite de la pauvreté pour l’autre. Hélas ! Philothée, jamais personne ne confesse qu’il soit avare, et chacun désavoue cette bassesse d’âme : on s’excuse sur le nombre des enfans, et sur les règles de la prudence, qui demandent qu’on se fasse un établissement solide. Jamais on n’a trop de bien, et il se trouve toujours des nécessités nouvelles d’en avoir davantage : les plus avares ne pensent pas en leur conscience qu’ils le soient. L’avarice est une prodigieuse fièvre qui se rend d’autant plus imperceptible, qu’elle devient plus violente et plus ardente. Moïse vit un buisson brûler du feu du ciel, sans en être consumé ; mais au contraire, le feu profane de l’avarice dévore et consume l’avare sans le brûler, du moins il n’en sent pas les ardeurs, et l’altération violente qu’elles lui causent, ne lui paroît qu’une soif fort douce et toute naturelle.

Si vous désirez ardemment, long-temps et avec inquiétude, les biens que vous n’avez pas, croyez que véritablement vous êtes avare, quoique vous disiez que vous ne voulez pas les avoir injustement ; en la même manière qu’un malade qui désire ardemment de boire, et le désire longtemps et avec inquiétude, fait bien voir qu’il a la fièvre, quoiqu’il ne veuille boire que de l’eau.

O Philothée ! je ne sais si c’est un désir bien juste que celui d’avoir par des voies justes, ce qu’un autre possède avec justice ; car il semble que nous voulions nous accommoder aux dépens de l’incommodité d’autrui. Celui qui possède un bien justement, n’a-t-il pas plus de raison de le garder justement, que nous n’en avons de désirer de l’avoir injustement ? Par quelle raison donc étendrons-nous nos désirs sur sa commodité pour l’en priver ? quand ce désir seroit juste, certainement il ne seroit pas charitable, et nous ne voudrions pas qu’un autre se permit ce même désir à notre égard. Ce fut le péché d’Achab, de vouloir avoir injustement la vigne de Naboth, qui la vouloit encore plus justement garder ; ce Roi la désira ardemment, long-temps et avec inquiétude, pourtant il offensa Dieu.

Attendez, Philothée, à désirer le bien du prochain quand il commencera à désirer de s’en défaire ; et alors son désir rendra le vôtre juste et charitable. Oui, je consens que vous vous appliquiez à l’augmentation de votre bien, pourvu que ce soit avec autant de charité que de justice.

Si vous aimez les biens que vous avez, s’ils occupent votre prudence avec empressement, si votre esprit y est, si votre cœur y tient, si vous sentez une crainte vive et inquiète de les perdre ; croyez-moi, vous avez encore quelque sorte de fièvre, et le feu de l’avarice n’est pas éteint : car les fébricitans boivent l’eau qu’on leur donne, avec une certaine avidité, application et joie, qui ne sont ni naturelles, ni ordinaires aux personnes saines ; et il n’est pas possible de se plaire beaucoup à une chose, sans que l’on n’y ait un grand attachement. Si, dans quelque perte de biens, vous sentez votre cœur affligé et désolé, croyez-moi encore, Philothée, vous y avez beaucoup d’affection, puisque rien ne marque mieux l’attachement que l’on avoit à ce que l’on a perdu, que l’affliction de la perte.

Ne désirez donc point d’un désir entièrement formé, le bien que vous n’avez pas ; ne plongez point votre cœur dans celui que vous avez ; ne vous désolez point des pertes qui vous arriveront : alors vous aurez quelque sujet de croire, non-seulement qu’étant riche en effet, vous ne l’êtes point d’affection, mais encore que vous êtes pauvre d’esprit, et par conséquent du nombre des bienheureux, puisque le royaume des Cieux vous appartient.


CHAPITRE XV.

La manière de pratiquer la Pauvreté réelle dans la possession des richesses.


LE célèbre peintre Parrasius fit un portrait du peuple Athénien, que l’on trouva d’une invention très-ingénieuse ; car, pour le peindre avec tous les traits de son naturel léger, variable, et inconstant, il représenta dans plusieurs figures d’un même tableau des caractères fort opposés, de vertus et de vices, de colère et de douceur, de clémence et de sévérité, de fierté et d’humilité, de courage et de lâcheté, de civilité et de rusticité. C’est à peu près ainsi que je voudrois, Philothée, faire entrer dans votre cœur la richesse et la pauvreté, un grand soin et un grand mépris des biens temporels.

Ayez beaucoup plus d’application à faire valoir vos biens, que n’en ont même les mondains ; car dites-moi, je vous prie, ceux à qui les grands Princes donnent l’intendance de leurs jardins, n’ont-ils pas plus d’attention à les cultiver, et plus de soin d’avoir tout ce qui peut servir à les embellir, que s’ils leur appartenoient en propre ! Pourquoi cela ? c’est qu’ils considèrent ces jardins, comme ceux de leurs Princes et de leurs Rois, à qui ils veulent plaire. Philothée, les biens que nous avons ne sont pas à nous, et Dieu qui les a confiés à notre administration, prétend que nous les fassions bien valoir : c’est donc lui rendre un service agréable, que d’en avoir un grand soin ; mais il faut que ce soin soit plus solide et plus grand que celui des mondains, parce qu’ils ne travaillent que pour l’amour d’eux-mêmes, et que nous devons travailler pour l’amour de Dieu. Or, comme l’amour de soi-même est un amour empressé, turbulent et violent, le soin qui en tire son origine est plein de trouble, de chagrin et d’inquiétude ; et comme l’amour de Dieu porte dans le cœur la douceur, la tranquillité et la paix, le soin qui en procède est doux, tranquille et paisible, même à l’égard des biens du monde : ayons donc cette suavité d’esprit et cette tranquillité de conduite en tout ce qui est de la conservation et de l’augmentation de nos biens, selon les besoins véritables et les justes occasions que nous en avons ; car enfin, Dieu veut que nous en usions ainsi pour son amour.

Mais, prenez garde que l’amour-propre ne vous trompe ; il contrefait quelquefois si bien l’amour de Dieu, que l’on diroit que c’est lui-même : et, pour éviter cette surprise, et le danger qu’il y a que ce soin légitime ne devienne une vraie avarice, il faut outre ce que j’ai dit au chapitre précédent, il faut, dis-je, pratiquer souvent une manière de pauvreté réelle et effective au milieu de toutes les richesses. Défaites-vous donc souvent de quelque partie de vos biens en faveur des pauvres : donner ce que l’on a, c’est s’appauvrir d’autant ; et plus vous donnerez, plus vous vous appauvrirez. Il est vrai que Dieu vous le rendra bien, et en l’autre vie et en celle-ci, puisqu’il n’y a rien qui fasse plus prospérer le temporel que l’aumône ; mais en attendant que Dieu vous le rende, vous participerez toujours au mérite de la pauvreté, O le saint et riche appauvrissement que l’aumône chrétienne !

Aimez les pauvres et la pauvreté, et cet amour vous rendra véritablement pauvre ; puisque, comme dit l’Écriture, nous devenons semblables aux choses que nous aimons. L’amour met de l’égalité entre les personnes qui s’aiment. Qui est infirme, disoit saint Paul, avec lequel je ne sois pas infirme ? Il pouvoit dire : qui est pauvre, avec lequel je ne sois pas pauvre ? I’Amour le rendoit semblable à ceux qu’il aimoit : si donc vous aimez les pauvres, vous participerez à leur pauvreté, et vous · leur serez semblable.

Or, si vous aimez les pauvres, prenez plaisir à vous trouver avec eux, à les voir chez vous, et à les visiter chez eux, à traiter volontiers avec eux, à les laisser approcher de vous, dans les Églises, dans les rues et ailleurs ; soyez pauvre de la langue avec eux, leur parlant comme d’égal à égal ; mais soyez riche des mains, en leur faisant part de ce que Dieu vous a donné de plus qu’à eux.

Voulez-vous faire encore davantage, Philothée ? ne vous contentez pas d’être pauvre comme les pauvres, mais soyez plus pauvre qu’eux-mêmes. Et comment cela, dites-vous ? je m’explique : le serviteur est inférieur à son maître, vous n’en doutez pas ; attachez-vous donc au service des pauvres ; allez les servir quand ils sont malades dans leur lit, et de vos propres mains ; apprêtez-leur à manger, et à vos dépens ; occupez-vous humblement de quelque travail pour leur usage. O Philothée ! servir ainsi les pauvres, c’est régner plus glorieusement que les Rois : sur cela je ne puis assez admirer l’ardeur de saint Louis, l’un des plus grands Rois que le soleil ait jamais vu ; mais je dis grand Roi en toute sorte de grandeurs : il servoit très-fréquemment à la table des pauvres qu’il nourrissoit ; il en faisoit venir presque tous les jours trois à la sienne, et souvent il mangeoit les restes de leur potage, avec une affection incroyable pour eux et pour leur état ; il visitoit souvent les hôpitaux, et il s’attachoit ordinairement à servir les malades qui avoient les maux les plus horribles, comme les lépreux, les ulcérés, et ceux qui étoient rongés d’un chancre ; il leur rendoit ce service nue-tête et à genoux, respectant en eux le Sauveur du monde, et les chérissant d’un amour aussi tendre que celui d’une mère pour son enfant. Saint Elisabeth, fille du Roi de Hongrie, se mêloit ordinairement parmi les pauvres, et pour se divertir avec les Dames de sa maison, s’habilloit quelquefois en pauvre femme, leur disant : si j’étois pauvre, je m’habillerois ainsi. O mon Dieu ! ô Philothée ! que ce Prince et cette Princesse étoient pauvres dans leurs richesses et qu’ils étoient riches en leur pauvreté ! Bienheureux ceux qui sont ainsi pauvres, car le royaume des Cieux leur appartient : J’ai eu faim, et vous m’avez nourri, leur dira le Roi des pauvres et des Rois, au jour de son grand jugement : J’ai été nu, et vous m’avez vêtu ; possédez le Royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde.

Il n’y a personne à qui les commodités de la vie ne manquent quelquefois en de certaines occasions ; on n’aura pas à la campagne ce qu’il faudroit pour bien recevoir ses amis, dont la visite est imprévue ; les habits nécessaires, selon les règles de la bienséance, pour paroître avec honneur dans une assemblée, ne se trouveront pas où l’on sera ; les meilleures provisions de vin et de blé sont gâtées, et il n’en reste que ce qu’il y avoit de méchant, sans qu’on y puisse suppléér : tout manquera dans un voyage, la chambre, le lit, la nourriture, le service. En un mot, pour riche que l’on soit, il est aisé d’avoir souvent besoin de quelque chose, et c’est être véritablement pauvre en ces temps-là, Philothée, acceptez-en donc l’occasion de bon cœur, et en souffrez la peine avec joie.

Quand vous ferez quelque perte, grande ou petite, par quelqu’un des accidens dont la vie est fort mêlée ; comme une tempête, le feu, une inondation, la stérilité, un larcin, un procès ; c’est alors le véritable temps de pratiquer la pauvreté, en recevant avec douceur d’esprit cette diminution de vos biens, et vous y accommodant avec toute la fermeté de la patience chrétienne. Esaü se présenta à son père avec ses mains couvertes de poil, et Jacob en fit autant ; mais parce que le poil qui couvroit les mains de Jacob ne tenoit pas à sa peau, mais seulement à ses gants, on pouvoit le lui arracher sans l’écorcher ni le blesser ; au contraire, parce que le poil des mains d’Esaü tenoit à sa peau, qui étoit naturellement toute velue, on ne le lui auroit pas arraché, ni sans une grande douleur, ni sans une grande résistance. C’est justement une double figure de l’attachement des uns aux richesses, et du détachement des autres : quand nos biens nous tiennent au cœur, si la tempête, si le larron, si le chicaneur nous en enlève quelque partie, que de plaintes, que de trouble, que d’impatience ! Mais quand nous ne tenons à nos biens que par le soin que Dieu veut que nous en ayions, et non pas par le cœur, si nous les perdons, nous ne perdons pas pour cela, ni la raison, ni la tranquillité. Les fidèles serviteurs de Dieu ne tiennent pas plus à leurs biens qu’à leurs habits, qu’ils peuvent prendre et laisser comme il leur plait ; mais les mauvais chrétiens y tiennent autant que les bêtes à leur peau.


CHAPITRE XVI.

Des Richesses de l’esprit dans l’état de la Pauvreté.


Mais si effectivement vous êtes pauvre, Philothée, ô Dieu ! tâchez de l’être encore d’esprit, faites de nécessité vertu, et employez cette pierre précieuse de la sainte pauvreté pour ce qu’elle vaut ; elle paroît fort obscure au monde, et il n’en sait pas la valeur ; cependant l’éclat en est admirable, et elle est d’un grand prix.

Ayez un peu de patience ; vous êtes avec votre pauvreté en bonne compagnie : Notre-Seigneur, la sainte Vierge sa mère, les Apôtres, tant de Saints et de Saintes ont été pauvres ; et ayant pu avoir les richesses du monde, ils les ont méprisées. Combien y a-t-il eu de grands du monde, qui, malgré toutes les contradictions du monde, sont allés chercher avec beaucoup d’empressement la sainte pauvreté dans les Cloitres et dans les Hôpitaux ? Ils ont pris bien de la peine pour la trouver ; et vous savez ce qu’il en coûta à saint Alexis, à sainte Paule, à saint Paulin, à sainte Angèle et à tant d’autres : or, voilà, Philothée, qu’elle vient se présenter à vous, et vous l’avez trouvée sans la chercher et sans peine, embrassez-la donc comme la chère amie de Jésus-Christ, qui étant né pauvre, vécut et mourut pauvre.

Votre pauvreté, Philothée, a deux avantages considérables, qui peuvent vous faire un grand fonds de mérites. Le premier est, que n’étant point de votre choix, elle vous est venue de la seule volonté de Dieu ; sans que votre volonté y ait eu part : or, ce qui nous vient de la seule disposition de la Providence, nous rend toujours plus agréables à Dieu, pourvu que nous le recevions de bon cœur, et par un vrai amour de sa sainte volonté. Partout où il y a moins de nous, il y a plus de Dieu ; la simple et pure acceptation de sa volonté, rend la patience extrêmement pure.

Le second avantage consiste en ce qu’elle est une pauvreté vraiment pauvre ; je m’explique : une pauvreté estimée, louée, caressée, secourue et assistée, tient lieu de richesses, du moins elle ne fait pas un pauvre autant qu’il peut l’être ; mais une pauvreté méprisée, rejetée, reprochée et abandonnée, est la véritable pauvreté. Telle est pour l’ordinaire celle des séculiers ; car, comme ils ne sont pas pauvres par leur choix, mais par nécessité, on n’en fait pas grand cas ; et c’est par cette raison que leur pauvreté est plus pauvre que celle des Religieux, bien que celle-ci tire une grande excellence et un mérite singulier du choix que l’on en a fait, et du vœu par lequel on s’y est assujetti.

Ainsi, Philothée, ne vous plaignez pas de votre pauvreté ; car on ne se plaint que de ce qui déplait : et si la pauvreté vous déplait, vous n’êtes plus pauvre d’esprit, mais riche de cœur et d’affection. ·

Ne vous désolez point de ce que les secours nécessaires vous manquent ; car c’est en cela que consiste la perfection de la pauvreté : vouloir être pauvre, et n’en recevoir aucune incommodité, c’est une grande ambition ; oui, c’est vouloir l’honneur de la pauvreté, et la commodité des richesses.

N’ayez point de honte d’être pauvre, ni de demander l’aumône par charité ; recevez avec humilité ce que l’on vous donnera, et souffrez le refus avec douceur : rappelez, le plus que vous pourrez, le souvenir du voyage que Notre-Dame fit en Égypte pour y porter son divin Enfant, et de tout ce qu’il lui fallut souffrir de mépris et de misère.

Si vous viviez ainsi, vous seriez très-riche en pauvreté.


CHAPITRE XVII.

De l’Amitié en général, et de ses mauvaises espèces.


L’AMOUR tient le premier rang entre les passions ; il règne dans le cœur, et en conduit tous les mouvemens ; il se les rend propres et comme naturels, en leur faisant prendre ses inpressions ; il nous rend nous-mêmes semblables à ce que nous aimons : défendez donc bien votre cœur, Philothée, de tout mauvais amour ; car il deviendroit aussitôt un méchant cœur : or, le plus dangereux de tous les amours, c’est l’amitié, parce que les autres amours peuvent absolument subsister sans aucune communication ; et que l’amitié est essentiellement fondée sur le commerce de deux personnes, dont il est presque impossible que les bonnes ou les mauvaises qualités ne passent de l’un à l’autre.

Tout amour n’est pas amitié, puisque l’on peut aimer sans être aimé, et alors il y a de l’amour, et il n’y pas d’amitié ; car l’amitié est un amour mutuel, et s’il n’est mutuel, ce n’est pas amitié. Il ne suffit pas encore qu’il soit mutuel, il est nécessaire que les personnes qui s’aiment connoissent leur affection réciproque, d’autant que si elles l’ignorent, elles auront de l’amour, mais non pas de l’amitié. Il faut en troisième lieu, qu’il y ait entre elles quelque communication, laquelle soit tout ensemble le fondement et l’entretien de leur amitié.

La diversité des communications fonde la diversité des amitiés, et ces différentes communications prennent leur différence de celles des biens que l’on peut se communiquer mutuellement : si donc ces biens sont faux et vains, l’amitié est fausse et vaine ; si ce sont de vrais biens, l’amitié est véritable : ainsi son excellence croit toujours à proportion de celle des biens que l’on se communique, comme le meilleur miel est celui que les abeilles vont prendre sur les fleurs les plus exquises ; mais il y a une sorte de miel à Héraclée, ville du Royaume de Pont, qui est un poison si dangereux, que ceux qui en mangent deviennent insensés, parce que les abeilles vont le cueillir sur l’aconit, qui vient abondamment en cette région-là ; et c’est un symbole de cette fausse et mauvaise amitié, qui est fondée sur la communication des biens faux et favorables au vice.

La communication des voluptés naturelles n’étant qu’une proposition sympathique et toute animale des deux sexes, elle ne peut non plus fonder une amitié dans la société humaine qu’entre les bêtes ; et s’il n’y avoit rien de plus dans l’état du mariage, il n’y auroit nulle amitié ; mais parce qu’il s’y trouve une parfaite communication de vie et de bien, d’affection et de secours réciproques, et surtout d’une fidélité dont les liens sont indissolubles, il s’y trouve aussi une véritable et sainte amitié.

Celle qui est établie sur la communication des plaisirs sensuels, ou de certaines perfections vaines et frivoles, est encore si grossière, qu’elle ne mérite pas le nom d’amitié : j’appelle plaisirs sensuels, ceux qui sont immédiatement et principalement attachés aux sens extérieurs, comme le plaisir naturel de voir une belle personne, d’entendre une douce voix, d’avoir une conversation tendre, et tout autre plaisir sensuel ; j’appelle perfections vaines et frivoles, certaines habiletés ou qualités, soit naturelles, soit acquises, que les foibles esprits prennent pour de grandes perfections. En effet, combien de filles, de femmes, des jeunes gens diroient sérieusement ; en vérité, Monsieur, un tel a beaucoup de mérite, car il danse bien ; il joue en perfection toutes sortes de jeux ; il chante avec beaucoup d’agrément ; il a un génie tout particulier pour la propreté et les ajustemens ; il a toujours un bon air, sa conversation est douce et enjouée. Quel jugement, Philothée ! c’est ainsi que les charlatans jugent entr’eux, que les plus grands bouffons sont les hommes les plus parfaits ; or, comme tout cela regarde les sens, les amitiés qui en proviennent s’appellent sensuelles, et méritent plutôt le nom de vain amusement que d’amitié ; ce sont ordinairement les amitiés des jeunes gens qui se prennent par un extérieur fort superficiel, ou d’une badine conversation, ou d’une certaine bonne grâce encore plus affectée que naturelle ; amitiés dignes de l’âge des amis ou des amans, qui n’ont encore ni aucune vertu établie, ni même la raison formée : aussi telles amitiés ne sont que passagères, et fondent comme la neige au soleil.


CHAPITRE XVIII.

Des Amitiés sensuelles.


QUAND ces amitiés vaines et badines se rencontrent entre des personnes de différent sexe, sans aucune vue de mariage, elles ne méritent pas le nom, ni d’amitié ni d’amour, à cause de leur incroyable vanité et de leurs grandes imperfections ; et l’on ne peut les nommer autrement que sensuelles, ainsi que je l’ai dit dans le chapitre précédent ; cependant les cœurs de ces personnes s’y trouvent pris, engagés et comme enchainés par de vaines et folles effections, qui ne sont fondées que sur ces frivoles communications et misérables agrémens dont j’ai parlé : et bien.que ces sortes d’amours dégénèrent ordinairement en voluptés les plus grossières, ce n’est pas néanmoins la première vue que l’on ait eue, autrement tout ce que je viens de dire seroit une impureté déclarée et fort criminelle. Il se passera même quelquefois plusieurs années, sans que les personnes qui sont frappées de cette folie fassent rien qui soit formellement et directement contraire à la chasteté, ne se repaissant l’esprit et le cœur que de souhaits, de soupirs, d’assiduités, d’enjouemens, et d’autres semblables vanités et badineries, pour parvenir aux fins que chacun s’y propose.

Les uns n’ont point d’autre dessein que de satisfaire une certaine inclination naturelle qu’ils ont à donner de l’amour et à en recevoir, et ceux-là ne font aucun choix, et n’ont aucun discernement, mais suivent seulement leur goût et leur instinct ; de sorte qu’à la première occasion imprévue ils se laissent prendre à un objet qui leur paroit agréable, sans en examiner le mérite, et c’est toujours un piège pour eux, dans lequel ayant donné à l’aveugle, ils s’embarrassent si fort, qu’ils ne peuvent plus s’en sortir. Les autres se laissent aller à cela par vanité, persuadés qu’ils veulent être, qu’il y a de la gloire à s’assujettir un cœur ; et ceux-ci font un grand discernement des personnes, voulant entreprendre celle dont l’attachement leur peut faire plus d’honneur. Dans plusieurs, l’inclination naturelle et la vanité conspirent également à cette folle conduite ; car bien qu’ils aient du penchant à aimer et à vouloir être aimés, ils prétendent cependant l’accorder avec le désir de cette vaine gloire. Ces amitiés, Philothée, sont toutes mauvaises, folles et vaines : elles sont mauvaises, parce qu’elles se terminent ordinairement par les plus grands péchés de la chair, et qu’elles dérobent à Dieu, et à une femme, ou bien à un mari, un cœur et un amour qui leur appartiennent ; elles sont folles, parce qu’elles n’ont ni fondement ni raison : elles sont vaines, parce qu’il n’en revient ni utilité, ni honneur, ni joie ; au contraire, on y perd le temps, on y expose beaucoup son honneur, puisque la réputation en souffre ; et l’on n’en reçoit point d’autre plaisir que celui d’un empressement de prétendre et d’espérer, sans savoir ce que l’on prétend, ni ce qu’on espère. Ces foibles esprits s’entêtent toujours de la croyance qu’il y a je ne sais quoi à désirer en ce témoignage qu’on se donne d’un d’amour réciproque, et ils ne peuvent dire ce que c’est. Malheureux qu’ils sont encore en ce point-là, que ce désir, bien-loin de s’éteindre, agite leur cœur par de perpétuelles défiances, jalousies et inquiétudes ! Saint Grégoire de Nazianze, écrivant sur cela contre ces femmes si vaines, en parle excellemment bien, et voici un petit fragment de son discours, lequel peut être également utile aux deux sexes. C’est assez, dit-il à une femme, que votre beauté vous rende agréable aux yeux de votre mari ; si pour vous attirer une estime étrangère, vous en exposez les attraits à d’autres yeux, comme l’on tend des filets à des oiseaux qui s’y laissent prendre, que croyez-vous qu’il en doive arriver ? indubitablement celui à qui votre beauté plaira, vous plaira lui-même ; vous rendrez regard pour regard, œillade pour œillade ; les doux souris suivront les regards, et ils seront eux-mêmes suivis de ces demi-mots qu’une passion naissante arrache à la pudeur. Après cela on se verra bientôt librement : la liberté tournera en une mauvaise familiarité d’enjouemens indiscrets, et puis… Mais taisez-vous ici, ma langue, qui en voulez trop dire, et ne parlez pas de la suite. Cependant je dirai encore une vérité générale ; jamais rien de toutes ces folles complaisances entre les jeunes gens et les femmes, soit pour les actions, soit pour les paroles, n’est exempt de plusieurs atteintes que les sens et le cœur souffrent, parce que tout ce qui fait le commerce des amitiés sensuelles se tient l’un à l’autre, et s’entre-suit par une manière d’enchainement, comme un anneau de fer attiré par l’aimant en tire plusieurs autres.

O que ce grand Évêque en parle bien ! car enfin, que pensez-vous faire ? donner de l’amour seulement ? vous vous trompez ; jamais personne n’en donne volontairement sans en prendre nécessairement : à ce mauvais jeu, qui prend est toujours pris : le cœur n’est que trop semblable à l’herbe nommée atproxi, laquelle de loin prend feu aussitôt qu’on le lui présente. Mais, dira quelqu’un, j’en veux bien prendre, pourvu que ce ne soit pas beaucoup. Hélas ! que vous vous amusez, ce feu d’amour et plus actif et plus pénétrant que vous ne pensez. Si vous croyez n’en recevoir qu’une étincelle, vous vous étonnerez d’en avoir tout d’un coup votre cœur embrasé. Le Sage s’écrie : qui aura compassion de l’enchanteur, qui s’est laissé piquer par un serpent ? Et je m’écrie après lui : ô aveugles et insensés ! pensez-vous donc enchanter l’amour, pour en disposer à votre gré ? vous voulez vous divertir avec lui, comme avec un serpent ; il fera couler tout son poison en votre cœur, par les atteintes les plus piquantes qu’il lui donnera ; alors chacun vous blâmera de ce que, par une téméraire confiance, vous aurez voulu recevoir et nourrir en votre cœur cette méchante passion qui vous aura fait perdre vos biens, votre honneur et votre âme.

O Dieu ! quel aveuglement que de risquer, comme au jeu, sur des gages si frivoles, ce que notre âme a de plus cher ! Oui, Philothée, car Dieu ne veut l’homme que pour son âme, et il ne veut l’âme que pour son amour. Hélas ! nous sommes bien éloignés d’avoir autant d’amour que nous en avons besoin ; je veux dire, qu’il s’en faut infiniment que nous en ayons assez pour aimer Dieu. Et cependant, misérables que nous sommes, nous le prodiguions avec un épanchement entier de notre cœur sur mille choses sottes, vaines et frivoles, comme si nous en avions de reste. Ah ! ce grand Dieu qui s’étoit réservé le seul amour de nos âmes, en reconnoissance de leur création, de leur conservation, de leur rédemption, exigera un compte bien rigoureux de l’usage et de l’emploi que nous en aurons fait. Que s’il doit faire une recherche si exacte des paroles oiseuses, que sera-ce des amitiés oiseuses, imprudentes, folles et pernicieuses ?

Le noyer nuit beaucoup aux champs et aux vignes, parce qu’étant fort gros et fort grand, il tire tout le suc de la terre ; qu’il lui fait perdre l’air et la chaleur du soleil par son feuillage extrêmement étendu et touffu, et qu’il attire encore les passans, qui, pour avoir de son fruit, y font un grand dégât. C’est le symbole des amitiés sensuelles : elles occupent si fort une âme, et épuisent tellement ses forces, qu’il ne lui en reste plus pour la pratique de la Religion ; elles offusquent entièrement la raison par tant de réflexions, d’imaginations, d’entretiens et d’amusemens, qu’elle n’a presque plus d’attention, ni à ses propres lumières, ni à celles du ciel ; elles attirent tant de tentations, d’inquiétudes, de soupçons et de sentiments contraires à son vrai bien, que le cœur en souffre un dommage incroyable. En un mot, elles bannissent non-seulement l’amour céleste, mais encore la crainte de Dieu ; elles énervent l’esprit, elles flétrissent la réputation, elles font le divertissement des cours, mais elles sont la peste des cœurs.


CHAPITRE XIX.

Des vraies Amitiés.


O PHILOTHÉE ! aimez toutes sortes de personnes d’un grand amour de charité ; mais ne liez d’amitié qu’avec celles dont le commerce vous peut être bon ; et plus vous le rendrez parfait, plus aussi votre amitié sera parfaite. Si c’est un commerce de sciences, l’amitié sera honnête et louable ; beaucoup plus encore, si c’est un commerce de vertus morales, comme de prudence, de justice et de force ; mais si la Religion, la dévotion, l’amour de Dieu et le désir de la perfection font entre vous et les autres cette douce et mutuelle communication, ô Dieu, que votre amitié sera précieuse ! elle sera excellente, parce qu’elle vient de Dieu ; excellente, parce qu’elle conduit à Dieu ; excellente, parce que Dieu en est le lien ; excellente enfin, parce qu’elle subsistera éternellement en Dieu. O qu’il fait bon aimer en terre comme l’on aime au ciel, et apprendre à s’entre-chérir en ce monde comme nous ferons éternellement en l’autre ! Je ne parle donc pas ici du simple amour de charité que l’on doit à son prochain, quel qu’il soit ; mais de l’amitié spirituelle, par laquelle deux ou trois personnes, ou davantage, se communiquant leurs dévotions, leurs bons désirs et leurs dispositions pour Dieu, n’ont plus en elles qu’un même cœur et une même âme. Que c’est alors avec raison qu’elles peuvent chanter ces paroles de David : ô que l’union des frères qui vivent ensemble est bonne et agréable ! Oui, Philothée, car le baume délicieux de la dévotion coule des cœurs des uns dans les cœurs des autres, par un flux et reflux perpétuel : si bien qu’on peut dire avec vérité, que Dieu à répandu sur cette amitié sa bénédiction jusqu’aux siècles des siècles. Toutes les autres amitiés ne sont que comme les ombres de celle-ci, et leurs liens sont aussi fragiles que le verre ou le jais ; au lieu que ces bienheureux cœurs unis en esprit de dévotion, sont enchaînés avec une chaine toute d’or. Philothée, ne faites jamais d’amitiés que de cette nature ; j’entends celles qui sont à votre choix, parce qu’il ne faut rompre ni négliger celles que la nature et vos devoirs vous obligent de cultiver, comme à l’égard de vos parens, de vos alliés, de vos bienfaiteurs et de vos voisins.

L’on vous dira peut-être qu’il ne faut point avoir d’affection particulière, ni d’amitié pour personne, parce qu’elle occupe trop la cœur, distrait l’esprit et produit des jalousies ; mais ce seroit vous donner un mauvais conseil, car si l’on a appris de plusieurs sages et saints Auteurs, que les amitiés particulières nuisent infiniment aux Religieux, il ne faut pas appliquer ce principe aux gens du monde : et véritablement il y a une grande différence. Dans un monastère bien réglé, tous conspirent à une même fin, qui est la perfection de leur état ; ainsi ces communications d’amitié particulière ne doivent pas y être tolérées, de peur que, cherchant en particulier ce qui est commun à tous, on ne passe des particularités aux partialités ; mais dans le monde, il est nécessaire que ceux qui prennent le parti de la vertu, s’unissent par une sainte amitié, pour s’animer et se soutenir dans ses exercices. Dans la Religion, les voies de Dieu sont aisées et applanies ; et ceux qui y vivent sont semblables aux voyageurs qui marchant en une belle plaine, n’ont pas besoin de se prêter la main ; mais ceux qui vivent dans le siècle, où il y a tant de mauvais pas à franchir pour aller à Dieu, sont semblables aux voyageurs, qui dans les chemins difficiles, rudes ou glissans, se tiennent les uns aux autres pour s’y soutenir, et pour y marcher avec plus de sûreté. Non, dans le monde, tous ne conspirent pas à la même fin, et n’ont pas le même esprit ; et c’est ce qui fonde la nécessité de ces liaisons particulières, que le Saint-Esprit forme et conserve entre les cœurs qui veulent également lui être fidèles. J’avoue que cette particularité fait une partialité, mais une partialité sainte, qui ne cause aucune séparation que celle du bien et du mal, des brebis fidèles à leur pasteur, et des chèvres ou des boucs, des abeilles et des frelons : séparation absolument nécessaire.

Certes, l’on ne sauroit nier que Notre-Seigneur n’aimât d’une plus douce et plus spéciale amitié saint Jean, Marthe, Madeleine, et Lazare leur frère, puisque l’Évangile nous le marque assez. On sait que saint Pierre chérissoit tendrement saint Marc et sainte Pétronille, ses enfans spirituels, comme saint Paul les siens, et principalement son cher Timothée et sainte Thècle. Saint Grégoire de Nazianze, l’ami de saint Basile, se fait un honneur et un plaisir de parler souvent de leur amitié, et voici la description qu’il en fait. Il sembloit qu’il n’y eût en nous qu’une seule âme pour animer deux corps ; et il ne faut donc pas croire ceux qui disent que chaque chose est en elle-même tout ce qu’elle est, et non pas dans un autre ; car nous étions tous deux en l’un de nous, et l’un étoit en l’autre. Une seule et même prétention nous unissoit dans le dessein que nous avions de cultiver la vertu en nous, et de conformer notre vie à l’espérance du ciel, travaillant tous deux comme une seule et même personne à sortir de cette terre périssable avant que d’y mourir. Saint Augustin témoigne que saint Ambroise aimoit uniquement sainte Monique, pour les rares vertus qu’il voyoit en elle, et qu’elle-même chérissoit le saint Prélat comme un Ange de Dieu.

Mais j’ai tort de vous arrêter à une chose qui ne souffre aucun doute. Saint Jérôme, saint Augustin, saint Grégoire, saint Bernard, et tous les plus grands Serviteurs de Dieu, ont eu des amitiés particulières, sans qu’elles aient donné aucune atteinte à leur perfection. Saint Paul reprochant aux Païens toute la corruption de leur vie, les accuse d’être des gens sans affection, c’est-à-dire, de n’avoir aucune amitié. Saint Thomas reconnoît, avec tous les bons Philosophes, que l’amitié est une vertu, et il ne parle que de l’amitié particulière, puisqu’il dit que la parfaite amitié ne peut s’étendre à beaucoup de personnes.

La perfection donc ne consiste pas à n’avoir point d’amitié, mais à n’en avoir qu’une bonne et sainte.


CHAPITRE XX.

De la différence des vraies et des vaines Amitiés.


VOICI, Philothée, l’important avertissement, et la grande règle. Le miel d’Héraclée, dont je vous ai parlé, et qui est un vrai poison, est tout semblable au miel ordinaire, dont l’usage est si sain ; et il est fort dangereux de prendre l’un pour l’autre, ou de les prendre mêlés ensemble, parce que la bonté de l’un ne corrigeroit pas la malignité de l’autre. Je dis aussi qu’il faut être sur ses gardes, pour n’être point trompé en amitié : principalement quand il s’agit d’une personne de différent sexe, quelque bon principe que puisse avoir cette liaison ; car souvent Satan donne le change à ceux qui s’aiment. On commence par l’amour vertueux ; mais à moins que de prendre de sages précautions, l’amour frivole s’y mêlera, et puis l’amour sensuel, et enfin l’amour charnel. Oui, il y a même du danger dans l’amour spirituel, si l’on ne sait pas bien s’armer de défiance et de vigilance ; bien qu’il soit plus difficile d’y prendre le change, parce que la parfaite innocence du cœur lui découvre plus évidemment tout ce qui peut s’y glisser d’impur, en la manière que des taches paroissent plus sur un fond bien blanc. C’est pourquoi quand le démon entreprend de corrompre cet amour tout spirituel, il le fait plus finement, en essayant de faire couler insensiblement dans le cœur quelques dispositions peu favorables à la pureté.

Le discernement de l’amitié sainte et de l’amitié mondaine dépend donc des règles suivantes.

Le miel d’Héraclée est plus doux à la langue que le miel commun, parce que les abeilles le cueillent sur l’aconit, qui lui donne cette douceur extraordinaire ; et l’amitié mondaine a un certain flux de paroles douces, molles, passionnées et pleines de flatteries, sur la beauté, sur la bonne grâce, sur de vains avantages naturels. Mais l’amitié sainte a un langage simple, uni et sincère ; et elle ne peut jamais louer que la vertu et les dons de Dieu, l’unique fondement sur lequel elle subsiste,

Ceux qui ont mangé de méchant miel, sont aussi frappés d’un tournoiement de tête, et de beaucoup de vertiges ; et la fausse amitié cause un dangereux étourdissement d’esprit, qui fait chanceler à tout moment une personne dans la voie du salut ; car c’est de la que procèdent la tendresse et la mollesse des regards, les démonstrations sensuelles, les soupirs déréglés, les plaintes affectées sur le défaut de correspondance, les contenances étudiées, les manières enjouées et insinuantes, les demandes de plusieurs mauvaises marques d’amitié ; présage certain de la ruine prochaine de toute honnêteté. Mais l’amitié sainte n’a des yeux que pour la pudeur, ni des démonstrations que pour la pureté et la sincérité, ni des soupirs que pour le Ciel, ni de la libéralité que pour l’esprit, ni des plaintes que pour l’intérêt de Dieu qui n’est pas aimé : marques infaillibles d’une honnêteté parfaite.

Le miel d’Héraclée trouble la vue ; et l’amitié mondaine trouble si fort le jugement, que l’on ne distingue plus le bien et le mal, et que l’on prend pour de vraies raisons, les prétextes les plus mal fondés, que l’on craint la lumière, et que l’on aime les ténèbres. Mais l’amitié sainte a les yeux clairvoyans, ne se cache point, et se montre même volontiers aux gens de bien.

Enfin, ce miel empoisonné laisse une grande amertume à la bouche, quelque doux qu’il ait paru d’abord ; et la fausse amitié se termine à des demandes honteuses ; et en cas de refus, à des dégouts et des ennuis, à des défiances et à des jalousies, à des reproches et à des injures, à des impostures et à des calomnies, qui vont souvent jusqu’à la rage la plus emportée, et jusqu’à la trahison la plus noire ; mais la chaste amitié, semblable en tout temps à elle-même, est toujours également honnête, civile et douce ; et elle ne reconnoît point d’autre changement que celui d’une nouvelle perfection qu’elle donne de jour en jour à l’union des esprits et des cœurs ; image fort vive de la bienheureuse amitié qui règne dans le Ciel.


CHAPITRE XXI.

Avis et remèdes contre les mauvaises Amitiés.


Mais vous me demandez comment l’on peut se précautionner contre ces folles et impures amours : en voici les moyens.

Dès la première atteinte que votre cœur en ressentira, quelque légère qu’elle soit ; tournez-le tout d’un coup de l’autre côté, et avec une secrète, mais très-ferme détestation de cette sensuelle vanité, ayez recours en esprit à la croix du Sauveur ; et prenez sa couronne d’épines pour en faire, comme parle la sainte Écriture, une haie à votre cœur, de peur que, comme elle le dit aussi, ces petits renardeaux n’en approchent. Gardez-vous bien d’en venir à aucune composition avec votre ennemi ; ne dites pas, je l’écouterai, mais je ne ferai rien de ce qu’il me dira ; je lui prêterai l’oreille, mais je lui refuserai le cœur. O Philothée ! armez-vous, au nom de Dieu, de toute la fermeté la plus rigoureuse en ces occasions. Le cœur et l’oreille ont des liaisons trop sympathiques, pour croire que l’un ne soit pas touché de ce qui frappe l’autre ; et comme il est impossible d’arrêter un torrent qui a pris son cours vers le penchant d’une montagne, il est bien difficile que ce que l’amour a fait entrer dans l’oreille ne tombe dans le cœur. Une personne qui a de l’honneur ne se rendra jamais attentive à la voix de l’enchanteur ; si elle l’écoute, ô Dieu quel mauvais augure de la perte de son cœur ! La sainte Vierge se troubla en voyant un Ange, parce qu’elle étoit seule, et qu’il lui donnoit de grandes louanges, quoiqu’il ne lui parlât que du ciel. O Sauveur du monde ! la pureté craint un Ange en forme humaine, et l’impureté ne devroit pas craindre un homme, encore qu’il parut en figure d’Ange, s’il lui donnoit des louanges pleines d’une flatterie vaine et sensuelle. Ce sont des complaisances que jamais aucune raison de bienséance et de respect ne peut ni permettre ni justifier, pût-on s’attirer des reproches, et se voir blâmer d’incivilité.

Souvenez-vous bien qu’ayant consacré votre cœur à Dieu, et lui ayant sacrifié votre amour, ce seroit une espèce de sacrilège, que de lui en faire perdre la moindre partie ; renouvelez même en ce temps votre sacrifice par toutes sortes de bonnes résolutions et de protestations, et y tenant votre cœur renfermé, comme le cerf l’est dans son fort, réclamez l’assistance de Dieu ; il viendra à votre secours, et son amour prendra le vôtre en sa protection, afin qu’il soit tout entier pour lui.

Que si votre cœur s’est déjà laissé prendre aux pièges de ces mauvaises amours, 0 Dieu, qu’elle difficulté que celle de l’en dégager ! Prosternez-vous devant sa divine majesté, reconnoissez en sa présence l’excès de votre misère, de votre foiblesse, de votre vanité ; ensuite, que votre cœur fasse le plus grand effort qu’il pourra pour détester ces amours commencées, pour abjurer la déclaration que vous en avez faite, et pour renoncer à toutes les promesses que vous avez acceptées, et formez une vive et absolue résolution de ne jamais rentrer dans un tel commerce,

Si vous pouviez vous éloigner, j’approuverois tout-à-fais cet éloignement : car, s’il est véritable qu’un homme mordu par un serpent ne puisse pas aisément guérir en présence d’une personne qui a eu autrefois le même malheur, cela est encore plus vrai de deux personnes dont un même amour a blessé le cœur. L’on a toujours dit que le changement de lieu est fort salutaire pour calmer les inquiétudes de la douleur et les empressemens de l’amour. Ce fut aussi par cette raison que saint Augustin sensiblement affligé de la perte de son cher ami, sortit de Tagaste où il étoit mort, et s’en alla à Carthage : et c’est ce que l’on vit en ce jeune homme débauché dont parle saint Ambroise au second livre de la pénitence, et qui revint d’un long voyage entièrement guéri de ses folles amours. Dès les premiers jours de son retour, il rencontra, sans vouloir s’en apercevoir, une personne qu’il n’avoit que trop connue ; et comme elle lui eût dit : quoi ! ne me connoissez-vous pas ? je suis toujours la même ; oui, lui répondit-il : mais pour moi, je ne suis pas le même ; l’absence l’avoit heureusement changé.

Mais que doit-on faire quand on ne peut absolument s’éloigner ? il faut absolument retrancher toutes les conversations particulières, tout le commerce secret, toutes les démonstrations muettes d’amitié ; en un mot, tout ce qui peut porter, universellement parlant, quelque attrait de cette mauvaise passion ; ou pour le plus, si c’est une nécessité indispensable que de se parler, ce ne doit être que pour une fois, et pour déclarer en peu de paroles et avec beaucoup de force le divorce éternel que l’on veut faire. Je crie fort haut à quiconque voudra l’entendre : taillez, coupez et tranchez ; ne vous amusez pas à découdre ces folles amitiés, ni à démêler leurs liens ; il faut promptement y mettre le fer et le feu ; et l’on ne doit point ménager un amour qui est si contraire à l’amour de Dieu.

Mais, direz-vous, les esclaves qui ont été affranchis, ne portent-ils pas toujours sur eux des marques de leurs fers ? et quand j’aurai rompu mes chaînes, mon cœur n’en retiendra-t-il pas les impressions ? marques bien importunes d’un esclavage qu’on a trouvé trop doux. Non, Philothée, si vous détestez tout votre péché autant qu’il le mérite, il ne vous en restera qu’une extrême horreur, qui, vous affranchissant de toutes les mauvaises inclinations passées, ne laissera tout au plus à votre cœur que les sentimens de la charité chrétienne que l’on doit à son prochain, quel qu’il soit. Mais si votre pénitence n’est pas assez forte pour arracher de votre cœur ces mauvaises inclinations jusqu’à la racine, voici les règles que vous devez suivre. Faites-vous, comme je vous l’ai enseigné, une solitude intérieure en vous-même ; retirez-vous-y, et, par les plus vifs élancemens de votre âme mille fois réitérés, renoncez à toutes vos inclinations et à toutes les atteintes que votre cœur en sentira ; donnez plus de temps à la lecture des saints livres ; confessez-vous plus souvent ; communiez selon vos besoins, et de l’avis de votre Directeur ; découvrez-lui, ou à une personne fidèle et prudente, vos peines, vos tentations, toutes vos dispositions, avec beaucoup d’humilité et de sincérité ; et si vous persévérez fidèlement en ces exercices, ne doutez pas que Dieu ne vous affranchisse de restes de vos passions.

Ah ! repartez-vous, ne sera-ce point une ingratitude de rompre d’une manière si rude ! O la bienheureuse ingratitude, que celle qui vous rendra agréable à Dieu ! Non, je vous le dis de la part de Dieu ; non, Philothée, ce ne sera pas une ingratitude, mais un grand bienfait. En rompant vos liens, vous romprez ceux d’un autre ; et quoique son bonheur lui soit caché, ce ne sera pas pour long-temps : et bientôt chacun dira de son côté en action de grâces, comme David : O Seigneur ! vous avez rompu mes liens, je vous offre un sacrifice de louanges et de reconnoissance ; et désormais j’invoquerai votre nom dans une douce et entière liberté.


CHAPITRE XXII.

Quelques autres avis sur les Amitiés.


L’ON ne peut, sans une grande communication, ni faire une amitié, ni l’entretenir : et parce que cette communication est continuelle, on se fait bientôt confidence des secrets du cœur. Toutes les inclinations que l’on a de son fonds passent insensiblement de l’un à l’autre par une mutuelle impression d’un cœur sur l’autre, et par un réciproque écoulement de sentimens et d’affections.

Cela arrive principalement quand l’amitié est fondée sur une grande estime : car l’amitié ouvre le cœur, et l’estime y laisse entrer tout ce qui se présente, bon ou mauvais. Les abeilles ne cherchent que le miel sur les fleurs ; mais si elles sont vénéneuses, elles en prennent aussi tout le venin : image de l’amitié qui reçoit insensiblement le mal avec le bien. Il faut donc, Philothée, bien pratiquer cette parole que le Fils de Dieu disoit souvent, comme la tradition nous l’apprend : soyez de bons changeurs et de bons monnoyeurs, c’est-à-dire, ne recevez pas la mauvaise monnoie avec la bonne, ni le bon or avec le faux or ; séparez ce qui est précieux de tout ce qui est vil et méprisable. En effet, il n’y a presque personne qui n’ait quelque imperfection ; et quelle raison y a-t-il de recevoir les imperfections d’un ami avec son amitié ? Il faut l’aimer, quoiqu’il soit imparfait, mais il ne faut prendre ni aimer son imperfection ; puisque l’amitié étant une communication du bien et non pas du mal, l’on doit distinguer dans un ami ses bonnes qualités de ses imperfections, comme ceux qui travaillent sur le Tage y séparent l’or du sable. Saint Grégoire de Nazianze rapporte que plusieurs amis de saint Basile se firent ses admirateurs, jusqu’à l’imiter dans ses défauts naturels et extérieurs, comme dans sa lenteur à parler, dans son air rêveur et abstrait, dans sa manière de marcher et même en celle de porter la barbe ; et nous voyons des maris, des femmes, des amis, prendre ainsi les imperfections les uns des autres, et les enfans celles de leurs pères et mères, par une certaine imitation imperceptible, que l’estime ou la complaisance inspire et conduit. Or, chacun a bien assez de ses mauvaises inclinations, sans se charger de celles des autres ; et non-seulement l’amitié n’exige rien de semblable, mais au contraire elle veut que nous nous aidions réciproquement à nous défaire de nos défauts. L’on doit assurément supporter avec douceur les imperfections de son ami, mais il ne faut pas l’y entretenir par flatterie, bien moins les laisser passer jusqu’à nous par complaisance.

Je ne parle que des imperfections ; car à l’égard des péchés, l’on ne doit pas même les supporter dans un ami ; c’est une amitié ou foible ou méchante, que de le voir périr sans le secourir, et de n’oser lui donner un avis un peu sensible pour le sauver. La véritable amitié ne peut subsister dans le péché, parce qu’il la ruine entièrement, comme l’on dit que la salamandre éteint le feu. Si c’est un péché passager, l’amitié le chasse aussitôt par un sage conseil ; mais si c’est un péché habituel, il éteint l’amitié, qui ne peut subsister que sur la vraie vertu. Il faut donc encore beaucoup moins pécher par raison d’amitié, puisque notre ami devient notre ennemi, quand il nous porte au péché, et qu’il mérite de perdre notre amitié, quand il veut perdre notre âme. Bien plus, la marque assurée d’une fausse amitié, est son attachement à une personne vicieuse ; et quelque vice que ce soit, notre amitié est vicieuse : car n’étant pas établie sur une vraie vertu, elle ne peut avoir d’autre fondement que le plaisir sensuel, ou quelqu’une de ces imperfections vaines et frivoles dont je vous ai parlé.

La société des marchands n’a que l’apparence de l’amitié, d’autant que ce n’est pas l’amour des personnes, mais l’amour du gain qui en fait le nœud. Enfin voici deux maximes toutes divines, que j’appelle les deux colonnes de la vie chrétienne. L’une est du Sage : qui aura la crainte de Dieu, aura aussi une bonne amitié. L’autre est de saint Jacques : l’amitié de ce monde est ennemie de Dieu.


CHAPITRE XXIII.

Des Exercices de la Mortification extérieure.


LES Naturalistes nous assurent, que si on écrit quelques paroles sur une amande bien entière, et que l’ayant remise dans son noyau, on le jette en terre après l’avoir fermé soigneusement, tout le fruit de l’arbre qui en proviendra portera la même parole. Pour moi, Philothée, je n’ai jamais pu approuver la méthode de ceux qui, pour réformer l’homme, commencent par l’extérieur, par les contenances, par les habits, par les cheveux.

Il me semble, au contraire, qu’on doit commencer par l’intérieur. Convertissez-vous à moi, dit Dieu, de tout votre cœur : mon fils, donnez-moi votre cœur. En effet, le cœur étant la source des actions, elles sont telles qu’il est lui-même. Le divin Époux invitant l’âme à une parfaite union, lui dit : mettez-moi comme un cachet sur votre cœur et sur votre bras. Il a bien raison de le dire ; car quiconque a Jésus-Christ en son cœur, l’a bientôt dans toutes ses actions intérieures, qui nous sont figurées par les bras. C’est pourquoi, Philothée, j’ai voulu, avant toutes choses, graver sur votre cœur ce mot saint et sacré ; vive Jésus, assuré que je suis que le doux Jésus vivant en votre cœur, sera après cela en toutes vos actions extérieures, dans votre bouche, dans vos yeux, dans vos mains ; que vous pourrez dire à l’imitation de saint Paul : je vis, mais non plus moi-même, c’est Jésus-Christ qui vit en moi. Enfin, qui a gagné le cœur de l’homme, a gagné tout l’homme. Mais ce cœur même, par lequel nous devons commencer à réformer l’homme, demande qu’on l’instruise des manières de régler tout l’extérieur ; de sorte qu’on y reconnoisse le caractère de la sainte dévotion, et celui d’une sage discrétion. Je vais donc vous en donner ici des règles en peu de mots.

Si vous pouvez supporter le jeûne, vous ferez bien de jeûner un peu plus que l’Église ne commande ; car, outre que le jeûne élève l’esprit à Dieu, il réprime la chair, facilité la vertu, et augmente nos mérites ; c’est un grand bien de se maintenir en la possession de gourmander la gourmandise même, et d’assujettir l’appétit sensuel et le corps à la loi de l’esprit : et bien qu’on ne jeûne pas beaucoup, notre ennemi nous craint davantage quand il connoit que nous savons jeûner : le Mercredi, le Vendredi et le Samedi ont toujours été distingués par l’abstinence des anciens Chrétiens. Prenez donc quelque chose de leur pratique selon votre dévotion, et le sage conseil de votre Directeur.

Je dirois volontiers ce que saint Jérôme dit à la pieuse Dame Leta : les jeûnes longs et immodérés me déplaisent fort, surtout en ceux qui sont encore dans un age tendre. J’ai appris par expérience, que les petits ânons étant las du chemin, cherchent à s’en écarter : je veux dire par là, que les jeunes gens à qui l’excès du jeûne a causé quelque infirmité, se laissent aisément aller à une vie délicate et molle. Les cerfs courent mal en deux temps, quand ils sont trop chargés de venaison, et quand ils sont trop maigres ; et nous autres nous sommes exposés à de grandes tentations en deux états, à savoir quand le corps est trop nourri, et quand il est trop abattu. Dans le premier état, il devient rebelle, et dans l’autre il ne se croit plus capable de rien : de sorte que comme nous ne pouvons le porter, quand il a trop d’embonpoint, aussi ne peut-il nous porter quand il est trop affoibli. L’usage excessif des jeûnes, des disciplines, des haires et de toutes les austérités, rend inutiles aux emplois de la charité les meilleures années de plusieurs personnes, ainsi qu’il arriva à saint Bernard, qui se repentit bien de sa vie trop austère ; et l’on voit souvent que pour avoir trop maltraité sa chair dans les commencemens, on est contraint de la flatter à la fin. N’auroit-il pas mieux valu en avoir un soin modéré, égal, proportionné aux peines et aux travaux de son état ?

Le jeûne et le travail mattent et abattent la chair : si donc votre travail est nécessaire, ou fort utile à la gloire de Dieu, j’aime mieux que vous souffriez la peine du travail, que celle du jeûne ; et c’est le sentiment de l’Église qui exempte même des jeûnes commandés les personnes occupées de travaux utiles au service de Dieu et du prochain. S’il y a de la peine à jeûner, il y en a aussi à servir les malades, à visiter les prisonniers, à confesser, à prêcher, à assister les affligés, à prier, à faire de semblables exercices : cette dernière peine vaut mieux que la première ; car outre qu’elle matte également la chair, les fruits en sont plus grands et plus souhaitables. Ainsi, généralement parlant, il vaut mieux conserver plus de forces corporelles qu’il n’en faut, que d’en ruiner plus qu’il ne faut ; car on peut toujours les affoiblir quand on veut, mais on ne peut pas toujours les réparer quand on veut.

Il semble que nous devons respecter beaucoup cette parole de notre Sauveur à ses Disciples : mangez ce que l’on vous servira. C’est, comme je crois, une plus grande vertu de manger sans choix ce que l’on vous présente, et selon l’ordre qu’on vous le présente, soit qu’il soit à votre goût ou non, que de choisir toujours ce qu’il y a de plus méchant sur la table : car bien que cette pratique semble plus austère, il y a moins de propre volonté dans l’autre ; puisqu’on ne renonce pas seulement à son goût, mais encore à son choix. D’ailleurs, ce n’est pas une petite mortification que de tourner son goût à toutes mains, et de le tenir assujetti à toutes sortes de rencontres ; outre que cette manière de le mortifier ne paroît point, n’incommode personne, et convient tout-à-fait aux usages de la vie civile. Repousser un plat pour en prendre un autre, regarder de près et tâter toutes les viandes, ne trouver jamais rien de bien apprêté ni d’assez propre, et beaucoup d’autres façons semblables ; tout cela est d’une âme molle et trop attentive à sa bouche : j’estime plus saint Bernard d’avoir bu de l’huile pour de l’eau ou pour du vin, que si de dessein il avoit bu de l’eau d’absinthe, puisque c’étoit une marque qu’il ne faisoit pas d’attention à ce qu’il buvoit ; et c’est dans cette indifférence sur le boire et sur le manger que consiste la perfection de la parole du Sauveur : mangez ce que l’on vous servira. J’excepte néanmoins les viandes qui nuisent à la santé, ou même aux fonctions de l’esprit, comme à l’égard de plusieurs personnes, les viandes chaudes et épicées, fumeuses et venteuses ; et je n’entends pas non plus parler des occasions où la nature a besoin de quelque soulagement extraordinaire pour se soutenir dans les travaux utiles à la gloire de Dieu. En un mot, une sobriété modérée et toujours égale, est préférable à une abstinence violente, et mêlée de certains intervalles d’un grand relâchement…

L’usage modéré de la discipline ranime vivement la ferveur de la dévotion ; la haire matte extrêmement le corps, mais extraordinairement l’usage n’en convient pas, ni à l’état du mariage, ni aux complexions délicates, ni à aucun état chargé de quelques grandes peines : il est vrai que l’on pourroit s’en servir, avec l’avis d’un Confesseur discret, les jours qui sont plus particulièrement destinés à la pénitence. Le sommeil doit être réglé sur la nécessité que chacun en peut avoir selon sa complexion, pour s’occuper utilement durant le jour ; et parce que la sainte Écriture, l’exemple des Saints, et la raison avec l’expérience nous font connoître que les premières heures du jour en sont la meilleure partie, et la plus utile ; je pourrois dire même, parce que Notre-Seigneur est appelé le Soleil levant, et sa sainte Mère, l’Aurore, je pense que c’est une pratique louable de régler si bien l’heure du coucher, que l’on puisse se lever de bon matin : certainement, c’est le temps le plus doux à l’esprit, le plus libre et le plus favorable aux exercices de piété, et au désir que l’on peut avoir de bien conserver sa santé ; les oiseaux ne nous excitent-ils pas de grand matin à quitter le sommeil, et à chanter les louanges de Dieu ?

Balaam monté sur son ânesse, alloit trouver le Roi Balaac : et comme il n’avoit pas une intention bien droite, un Ange l’attendit en chemin avec une épée pour le tuer : cette pauvre bête qui vit l’Ange, s’arrêta par trois fois, quelques efforts que fit le Prophète à grands coups de bâton pour la faire avancer ; jusqu’à ce qu’enfin s’étant abattue sous lui à la troisième fois, elle lui parla par un miracle bien extraordinaire, pour lui faire ce reproche : que vous ai-je fait ? et pourquoi me frappez-vous ainsi jusqu’à trois fois ? Ensuite le Seigneur ayant ouvert les yeux de Balaam, ce Prophète apperçut l’Ange qui lui dit : pourquoi as-tu battu ton ânesse ? si elle ne se fût détournée de devant moi, je t’eusse tué, et je l’eusse épargnée : alors Balaam dit à l’Ange, j’ai péché, car je ne savois pas que vous vous opposassiez à mon voyage. Voyez-vous, Philothée, Balaam étoit la cause de tout le mal, et il s’en prenoit à son ânesse qui n’y avoit nulle part ; et c’est de la sorte que nous en usons souvent dans nos affaires. Une femme voit son mari ou son enfant malade, et elle court au jeûne, à la haire, à la discipline, comme fit David dans une pareille occasion : hélas ! chère amie, vous faites comme Balaam qui battoit son ânesse : vous affligez votre corps quoiqu’il ne soit pas la cause de la colère de Dieu, qui a la main levée sur vous. Allez à la source du mal, corrigez le cœur qui est idolâtre de ce mari et de cet enfant que vous avez laissé le maître de ses mauvaises inclinations, et que votre orgueil n’a élevé que pour la vanité. Un homme commet souvent un péché d’impureté, et aussitôt sa conscience lui perce le cœur par des reproches intérieurs, qu’elle lui fait craindre comme des traits de la colère de Dieu ; sur cela, revenant à soi : ah ! chair rebelle, dit il, corps déloyal, tu m’as trahi ! et il décharge son indignation sur sa chair par l’usage immodéré des austérités. Oh, pauvre âme ! si ta chair pouvoit parler comme l’ânesse de Balaam, elle te diroit : pourquoi me frappes-tu, misérable ? c’est contre toi que Dieu s’arme de colère, c’est toi qui es la criminelle : pourquoi me conduis-tu à de mauvaises conversations ? pourquoi appliques-tu mes yeux et mes sens à des objets déshonnêtes ? pourquoi me troubles-tu par de sales imaginations ? forme de bonnes pensées, et je n’aurai jamais de mauvais sentimens ; fréquente des personnes qui aient de la pudeur, et la passion ne s’allumera pas en moi. Hélas ! tu me jettes dans le feu, et tu ne veux pas que je brûle ; tu me remplis les yeux de fumée, et tu ne veux pas qu’ils s’enflamment. Or, Philothée, Dieu vous dit en ce temps-là : brisez vos cœurs de douleur ; mortifiez-les, faites-leur porter la pénitence qu’ils méritent ; c’est principalement contre eux que je suis irrité. Certes, pour guérir la démangeaison, il n’est pas si nécessaire de se baigner que de purifier le sang, et à l’égard de nos vices, quoiqu’il soit bon de mortifier la chair, il est surtout nécessaire de purifier le cœur.

Mais la règle universelle que je vous donne, est de n’entreprendre jamais d’austérités corporelles sans l’avis de votre Directeur.


CHAPITRE XXIV.

Des Conversations et de la Solitude.


RECHERCHER les conversations et les fuir, ce sont deux extrémités blâmables dans la dévotion, qui doit régler les devoirs de la vie civile : la fuite marque de la fierté et du mépris du prochain, et la recherche porte beaucoup d’oisiveté et d’inutilité. Il faut aimer le prochain comme soi-même ; pour montrer qu’on l’aime, il ne faut pas fuir sa compagnie ; et pour témoigner qu’on s’aime soi-même, il faut se plaire avec soi-même : or, on y est quand on est seul. Pensez à vous-même, dit saint Bernard, et puis aux autres : s’il n’y a donc rien qui vous oblige à faire des visites, ou à en recevoir chez vous, demeurez avec vous-même, et vous entretenez avec votre cœur ; mais si quelque juste raison vous oblige à ces devoirs, allez, au nom de Dieu, et voyez votre prochain de bon œil et de bon cœur.

L’on appelle mauvaise conversation celle où il y entre une mauvaise intention, ou bien une mauvaise liaison de personnes indiscrètes, libres et dissolues : et il faut absolument s’en éloigner, comme les abeilles s’éloignent d’un amas de frelons et de taons ; car si l’haleine et la salive de ceux qui ont été mordus d’un chien enragé est fort dangereuse, principalement aux enfans et aux personnes d’une complexion délicate, le commerce de ces personnes vicieuses n’est pas moins à craindre, surtout pour ceux dont la vertu est encore tendre, foible et délicate.

Il y a des conversations qui sont inutiles à toute autre chose, qu’à soulager agréablement l’esprit fatigué des occupations sérieuses ; et comme l’on ne doit pas s’en faire un amusement d’oisiveté, l’on peut aussi y donner le temps nécessaire à une honnête récréation.

Il est d’autres conversations qui ne sont que d’honnêteté, telles que celles des visites réciproques, et de certaines assemblées où l’on se trouve pour faire honneur à son prochain : or, il ne faut ni s’acquitter de ces devoirs avec une crainte inquiète et surperstitieuse de manquer aux plus petites choses, ni les mépriser ou les négliger par incivilité ; mais vous devez y satisfaire avec un soin raisonnable, tâchant d’éviter également la rusticité et la légèreté.

Je n’ai donc plus qu’à vous parler des conversations utiles, et qui sont celles des personnes dévotes et vertueuses : Ô Philothée ! ce vous sera toujours un grand bien d’en trouver de semblables. La vigne plantée parmi les oliviers porte des raisins onctueux, et qui ont le goût de l’olive ; sachez aussi qu’une âme qui se trouve souvent avec des gens de bien, en prend infailliblement les bonnes qualités, et que leur conversation nous est toujours un grand moyen d’avancer dans la vie spirituelle : les bourdons seuls ne peuvent faire de miel, mais ils aident les abeilles à le faire.

Les manières naturelles et simples, modestes et douces, sont les plus estimées dans les conversations ; et il y a des gens qui n’y font et qui n’y disent rien qu’avec tant d’artifice, que chacun en est dégoûté ; et je ne m’en étonne pas. Celui qui ne voudroit se promener qu’en comptant ses pas, ni parler qu’en chantant, se rendroit un homme fort fâcheux aux autres ; ceux aussi qui ne parlent et qui n’agissent que d’une manière toujours mesurée, et comme en cadence, gâtent extrêmement une bonne conversation ; et ces gens-là portent partout je ne sais quel esprit de présomption. Une joie douce et modérée doit être l’âme de la conversation : aussi louoit-on beaucoup saint Antoine et saint Romuald, de ce que toutes les austérités ne leur avoient rien fait perdre d’un air de civilité et de gaité qui ornoit leurs personnes et leurs discours. Réjouissez-vous avec ceux qui sont en joie ; et je vous le dis encore avec le saint Apôtre : Réjouissez-vous toujours, mais en Notre-Seigneur, et que votre modestie vous rende recommandable à tous les hommes. Pour vous réjouir en Notre-Seigneur, ce n’est pas assez que le sujet de votre joie soit licite, il doit encore être honnête ; ainsi tenez-vous bien aux règles de la modestie ; ne vous permettez jamais ces mauvaises insultes que l’on fait aux autres par manière de divertissement, et qui sont toujours répréhensibles ; faire tomber l’un, piquer l’autre, noircir celui-ci, faire du mal à un fou, tout cela est d’une joie sotte et maligne.

Mais outre la solitude intérieure dont je vous ai parlé, et que vous devez conserver en vous au milieu des conversations, vous devez aimer la solitude extérieure ; non pas jusqu’à la chercher dans les déserts, comme sainte Marie l’Égyptienne, saint Paul, saint Antoine, saint Arsène, et tant d’autres Solitaires ; mais pour avoir quelque temps que vous puissiez être à vous, soit en votre chambre ou dans votre jardin, ou ailleurs avec plus de liberté, et pour vous y occuper avec votre cœur de quelque bonne pensée ou de quelque douce lecture ; c’est la pratique du grand Évėque de Nazianze : Je me promenois, dit-il, avec moi-même sur les bords de la mer, environ l’heure que le soleil se couche, et j’y passois doucement le temps ; car j’ai coutume de prendre ce petit divertissement pour soulager mon esprit des ennuis ordinaires de la vie. Saint Augustin rapporte que saint Ambroise en usoit de la sorte ; J’allois souvent, dit-il, chez lui, et étant entré dans sa chambre, dont on ne refusoit l’entrée à personne, je prenois plaisir à le voir attaché à la lecture d’un livre ; et après avoir longtemps attendu en grand silence, je m’en retournois sans lui parler, pensant qu’il ne falloit pas lui ôter ce peu de temps qui lui restoit de ses grandes affaires pour en délasser son esprit. Enfin, c’est l’exemple que le Fils de Dieu nous a donné ; car ses Apôtres lui ayant un jour raconté tout ce qu’ils avoient fait dans une Mission, il leur dit : retirons-nous seuls dans la solitude ; venez vous y reposer un peu.


CHAPITRE XXV.

De la bienséance des Habits.


SAINT Paul veut que les femmes chrétiennes (cela s’entend aussi des hommes) s’habillent selon les règles de la bienséance, en retranchant de toutes leurs parures l’excès de l’immodestie : or, la bienséance des habits et des ornemens dépend de leur matière, de leur forme et de leur propreté.

La propreté doit être universelle et perpétuelle, pour ne souffrir jamais sur nous, ni tâches, ni rien qui puisse choquer les yeux : et cette propreté extérieure est regardée comme un indice de la pureté de l’âme, jusques-là même que Dieu exige dans les Ministres de ses Autels, pour les dispositions du corps, une netteté et honnêteté parfaite.

A l’égard de la matière et de la forme des habits, la bienséance n’en peut être réglée que par rapport aux circonstances du temps, de l’âge, des qualités, des compagnies et des occasions : l’usage est tout établi, que l’on se pare un peu mieux les jours de Fêtes, à proportion de leur solennité, et que l’on se néglige beaucoup dans le temps de pénitence, comme en carême ; les jours de noces et ceux de deuil ont encore leur différence et leurs règles. Dans les cours des Princes auprès de qui l’on est, l’on donne plus de dignité et plus de splendeur à son état, mais on l’oublie volontiers chez soi ; une femme peut et doit se parer quand elle est avec son mari, et qu’elle sait qu’il le désire ; mais si en son absence elle prenoit le même soin, on demanderoit aux yeux de qui elle voudroit plaire. L’on permet encore plus d’ajustemens aux filles, parce qu’elles peuvent désirer de plaire, pourvu que ce désir soit conduit par l’intention de ne gagner qu’un cœur en vue d’un saint mariage ; l’on ne trouve pas non plus mauvais cet usage dans les veuves qui pensent à un nouvel engagement, pourvu qu’elles en retranchent tous les airs de la première jeunesse ; car ayant passé par l’état du mariage, par la tristesse en la viduité, on croit leur esprit plus mûr et plus modéré : pour ce qui est des véritables veuves, comme parle l’Apôtre, c’est-à-dire, celles dont le cœur a les vertus de la viduité, nul ornement ne leur convient, sinon celui qu’elles peuvent recevoir de l’humilité, de la modestie et de la dévotion ; car si elles veulent donner de l’amour aux hommes, elles ne sont pas de ces véritables veuves ; et si elles n’en veulent pas donner, pourquoi en prendre sur elles les attraits ? On se moque toujours des vieilles gens, quand ils veulent faire les jolis ; et c’est une folie que le monde même ne pardonne qu’à la jeunesse.

Soyez propre, Philothée, et qu’il n’y ait rien sur vous de déchiré et de mal arrangé ; c’est un mépris de ceux avec qui l’on converse, que d’aller parmi eux avec des habits qui peuvent leur donner du dégoût ; mais gardez-vous bien des vanités et des affèteries, des curiosités et des modes badines : tenez-vous aux règles de la simplicité et de la modestie, qui sont sans doute le plus grand ornement de la beauté, et la meilleure excuse de la laideur. Saint Pierre et saint Paul défendent principalement aux jeunes femmes toutes frisures extraordinaires de cheveux ; les hommes qui sont assez lâches pour s’amuser à ce badinage de sensualité et de vanité, sont décriés partout pour avoir plus l’esprit de femme que d’homme ; et les femmes si vaines sont tenues pour foibles en chasteté ; du moins si elles en ont, elle ne paroit pas assurément parmi toutes ces bagatelles de la volupté. On dit qu’on n’y pense pas du mal ; mais je réplique, comme j’ai fait ailleurs, que le diable y en pense toujours : pour moi, je voudrois qu’un homme dévot et une dévote, selon mon idée, fussent toujours les mieux habillés de la compagnie, mais les moins pompeux et les moins affectés, et qu’ils fussent, comme il est dit dans le proverbe, ornés de grâce, de bienséance, et de dignité. Saint Louis décide tout en un seul mot, quand il dit, que l’on doit s’habiller selon son état ; de sorte que les personnes sages et les gens de bien ne puissent dire que l’on en fait trop, ni les jeunes gens que l’on n’en fait pas assez ; et si les jeunes ne veulent pas se contenter de la bienséance, il faut s’en tenir à l’avis des sages.


CHAPITRE XXVI.

Du Discours, et premièrement comment il faut parler de Dieu.


LES médecins prennent une grande connoissance de la santé où de la maladie d’une personne, par l’inspection de sa langue ; et je puis dire que nos paroles sont les vrais indices des bonnes ou des mauvaises dispositions de notre âme. Par vos paroles, dit le Sauveur, vous serez justifiés, et par vos paroles vous serez condamnés. Nous portons souvent et soudainement la main sur la douleur que nous sentons ; et la langue sur l’amour que nous avons dans le cœur.

Si donc vous aimez bien Dieu, Philosthée, vous parlerez souvent de Dieu dans vos entretiens familiers avec vos domestiques, vos amis et vos voisins. Oui, dit l’Écriture, la bouche du Juste sera remplie de ce que la sagesse lui aura fait méditer, et la Justice se servira de sa langue pour prononcer ses Oracles. Parlez donc souvent de Dieu, et vous éprouverez ce que l’on dit de saint François, qui, en prononçant seulement le saint nom du Seigneur, sentoit son âme toute perpétrée d’une suavité si abondante, que są langue même et sa bouche en recevoient de très-douces impressions.

Mais parlez de Dieu comme de Dieu, c’est-à-dire, avec un vrai sentiment de respect et de piété ; et n’en parlez pas, ni d’un air de suffisance, ni d’un ton de prédicateur, mais en esprit de charité, de douceur et d’humilité ; imitez en ce point l’Épouse des Cantiques, faisant couler du miel délicieux de la dévotion, et le goût des choses divines dans les cœurs, et priez Dieu secrètement qu’il lui plaise de répandre cette rosée sur l’âme des personnes qui vous écoutent ; surtout, ne leur parlez pas par manière de correction, mais par manière d’inspiration, et comme les Anges ; c’est-à-dire, avec une douceur toute angélique ; car il est surprenant de voir combien l’attrait des bonnes et saintes paroles, que l’esprit de suavité sait bien assaisonner, est puissant sur les cœurs.

Ne parlez donc jamais de Dieu, ni de la dévotion par manière d’acquit et d’entretien, mais toujours avec attention et dévotion ; et je vous le dis, pour vous précautionner contre une dangereuse vanité, à laquelle plusieurs personnes, qui font profession de piété, se laissent surprendre, c’est de dire à tous propos beaucoup de saintes et ferventes paroles par forme de discours, et sans aucune attention ; et après cela, l’on croit que l’on est tel que ces paroles le peuvent faire penser aux autres, et malheureusement cela n’est pas.


CHAPITRE XXVII.

De l’honnêteté des paroles, et du respect que l’on doit aux personnes.


SI quelqu’un ne pèche point en paroles, il est un homme parfait, nous dit saint Jacques. Gardez-vous soigneusement qu’il ne vous échappe aucune parole malhonnête ; car quoiqu’elle ne partît pas d’une mauvaise intention, cependant ceux qu& l’entendroient la pourroient prendre d’une autre manière. Une parole malhonnête tombant dans un cœur foible, s’étend comme une goutte d’huile, et quelquefois elle occupe tellement ce cœur, qu’elle le remplit de mille pensées et tentations fort sensuelles : c’est un poison du cœur, que l’on y fait couler par l’oreille ; et la langue, qui en est l’instrument, est coupable de tout le mal que le cœur en peut souffrir, parce qu’encore qu’il s’y trouve peut-être d’assez bonnes dispositions, pour lui servir d’un contre-poison salutaire, il seroit toujours vrai de dire qu’il n’auroit pas tenu à vous que vous n’eussiez fait périr cette âme. Qu’on ne dise pas, je n’y ai point fait d’attention, d’autant que Notre-Seigneur, qui connoit les pensées, nous a dit : que la bouche parle de l’abondance du cœur ; et quand on n’y penseroit pas de mal, le malin esprit y en pense beaucoup, et se sert toujours secrètement de ces méchantes paroles, pour en faire entrer le sentiment dans le cœur de quelques personnes.

L’on dit que ceux qui ont mangé de la racine qu’on appelle Angélique, ont toujours l’haleine douce et agréable ; et ceux qui ont bien dans le cœur l’amour de la chasteté, par laquelle on devient des Anges sur la terre, n’ont jamais que des paroles chastes, honnêtes et respectueuses, Pour ce qui est de tout ce qui porte quelque indécence et malhonnêteté, l’Apôtre ne veut pas même en souffrir le nom dans nos entretiens, nous assurant que rien ne corrompt davantage les bonnes mœurs que les mauvais discours. Si l’on parle malhonnêtement en mots couverts, et de ces manières tournées par une méchante subtilité d’esprit, le poison que portent ces paroles n’en sera aussi que plus subtil et plus pénétrant ; car elles sont semblables aux dards, qui sont plus à craindre quand ils sont d’une trempe plus fine, et qu’ils ont la pointe plus aiguisée. En vérité, celui qui pense mériter le nom et l’estime de galant homme par de telles paroles, ignore bien la fin de la conversation : et ne peut-on pas comparer les compagnies ou elles sont bien reçues, à un amas de guêpes attachées à quelque pourriture ; comme l’on doit comparer une société honnête en tous ses discours à un essaim d’abeilles qui travaillent à faire un miel exquis ? Si donc un étourdi vous dit des paroles messéantes, témoignez qu’elles vous déplaisent, soit en vous détournant pour parler à quelqu’un, soit d’une autre manière que votre prudence vous suggérera.

C’est une fort mauvaise qualité, que celle d’avoir l’esprit de moqueur : Dieu hait extrêmement ce vice, et l’a puni autrefois souvent et fort sévèrement ; rien n’est si contraire à la charité, et beaucoup plus à la dévotion, que le mépris du prochain ; or la dérision porte essentiellement ce mépris : elle est donc un très-grand péché, et les Docteurs ont raison de dire, que, de toutes les manières d’offenser le prochain par les paroles, celle-ci est la plus mauvaise, parce qu’elle porte toujours du mépris, au lieu que l’estime peut subsister avec les autres. Mais à l’égard de ces jeux de paroles et d’esprit, qui se font entre d’honnêtes gens avec une certaine gaîté, laquelle ne blesse ni la charité ni la modestie, ils appartiennent à la vertu, que les Grecs nomment Eutrapélie, et que nous pouvons appeler l’art de converser agréablement, et ils servent à réjouir l’esprit en ces petites occasions que les imperfections humaines des uns et des autres fournissent au divertissement. Mais l’on doit prendre garde de ne pas laisser aller cette honnête gaité d’humeur jusqu’à la moquerie, parce que la dérision provoque à rire du prochain par mépris, au lieu que la douce et fine raillerie ne provoque à rire que par l’enjouement et la gentillesse de quelques paroles, que la liberté, la confiance et la familiarité de la conversation font dire avec franchise, et recevoir avec douceur, et avec une sûreté entière que personne ne s’en plaindra. Quand les Religieux que saint Louis avoit à sa Cour vouloient entamer un discours sérieux et relevé après son diné, il leur disoit : Ce n’est pas ici le temps de raisonner, mais de se divertir de quelques bons mots ; ainsi, que chacun dise librement et honnêtement ce qu’il voudra : et il vouloit en cela faire plaisir à sa Noblesse, qui étoit autour de lui pour recevoir des marques plus familières de la bonté de sa Majesté.

Mais, Philothée, passons le temps qu’on doit donner à une douce récréation, de manière que la dévotion nous assure toua jours de la sainte éternité.


CHAPITRE XXVIII.

Des Jugemens téméraires.


NE jugez point, et vous ne serez point jugés, dit le Sauveur de nos âmes : ne condamnez point, et vous ne serez point condamnés. Non, dit le saint Apôtre, ne jugez pas avant le temps, jusqu’à ce que Le Seigneur vienne révéler le secret des ténèbres, et manifester les conseils des cœurs. O que les jugemens téméraires sont désagréables à Dieu ! Les jugemens des enfans des hommes sont téméraires, parce qu’ils ne sont pas juges les uns des autres, et qu’ils usurpent les droits et l’office de Notre-Seigneur ; ils sont encore téméraires, parce que la principale malice du péché dépend de l’intention et du conseil du cœur, et c’est le secret des ténèbres pour nous ; ils sont enfin téméraires, parce que c’est assez à chacun que d’avoir à se juger soi-même, sans entreprendre de juger son prochain. Il est également nécessaire, pour n’être point jugé, de ne pas juger les autres, et de se juger soi-même ; puisque le Sauveur nous défend l’un, et que l’Apôtre nous ordonne l’autre en ces termes : Si nous nous jugions nous-mêmes nous ne serions point jugés. Mais, ô Dieu ! nous faisons tout le contraire ; car nous faisons ce qui nous est défendu, en jugeant notre prochain à tout propos ; et à l’égard de ce qui nous est ordonné, nous ne le faisons jamais, et c’est de nous juger nous-mêmes.

Les jugemens téméraires ayant divers principes, il faut y apporter des remèdes differens ; il y a des cœurs naturellement aigres, amers et sévères, qui répandent leur aigreur et leur amertume indifféremment sur toutes choses, et qui changent le jugement et la justice en absynthe, comme dit le Prophète Amos, ne jugeant jamais du prochain qu’en toute rigueur et avec dureté. Ceux-là ont besoin d’un médecin spirituel qui soit bien habile, d’autant que ce mal leur étant naturel, il est difficile de le vaincre ; et quoique cette amertume de cœur ne soit pas un péché, mais seulement une imperfection, elle est toutefois une indisposition habituelle, fort déterminante au jugement téméraire et à la médisance. Quelques-uns jugent témérairement, non pas par rigueur d’esprit mais par orgueil, voulant se persuader qu’à proportion qu’ils abaissent les autres, ils relèvent leur propre mérite : esprits arrogans et présomptueux, qui s’admirent sans cesse, et qui s’élèvent si haut dans les idées de leur propre estime, qu’ils regardent tout le reste comme quelque chose de bas et de petit. Non, disoit ce sot pharisien, je ne suis pas semblable aux autres hommes. Il en est d’autres dont l’orgueil n’est pas si déclaré, et qui considèrent le mal de leur prochain avec complaisance, et par rapport au bien qu’ils pensent être en eux, pour le goûter avec plus de douceur dans cette opposition, et pour s’en faire estimer davantage : or, cette complaisance est si imperceptible, qu’il faut avoir de bons yeux pour l’apercevoir : jusques-là même, que ceux qui en nourrissent leur cœur ne la voient pas d’ordinaire, à moins qu’on ne la leur découvre. Plusieurs, cherchant à se flatter et à se justifier contre les reproches de leur conscience, jugent volontiers que les autres sont atteints du même vice qu’eux, ou bien d’un aussi grand ; et en même-temps ils se persuadent que le nombre des criminels rend leur péché moins blâmable ; plusieurs aussi se font une occupation d’esprit, et un plaisir de Philosopher par de vaines conjectures sur l’humeur, sur l’inclination et sur les mœurs des autres ; tellement que si par malheur ils rencontrent bien quelquefois dans ces jugemens, ils en deviennent si faciles et si hardis à juger, que l’on a bien de la peine à les en détourner. Mais combien y en a-t-il qui jugent par passion, pensant toujours mal de ce qu’ils haïssent, et toujours bien de ce qu’ils aiment ? Oui, sinon en un seul cas fort étonnant, mais trop véritable ; et c’est que l’excès de l’amour provoque souvent à juger mal de la personne qu’on aime : effet monstrueux d’un amour impur, imparfait, troublé et malade ! Maudite jalousie, qui, comme l’on sait, condamne les personnes de perfidie et d’adultère sur un simple regard, sur la légèreté d’une parole, sur le moindre souris ! Enfin, la crainte, l’ambition et les autres foiblesses de l’esprit contribuent beaucoup et souvent à la production de ces vains soupçons, et de tous ces jugemens téméraires.

Mais quels remèdes à tant de maux ? L’on prétend que ceux qui ont bu du suc d’une herbe d’Ethiopie, que l’on appelle Ophiusa, s’imaginent voir partout des serpens, et mille objets affreux ; et pour les guérir, il faut leur faire boire un peu de vin de Palmier. Quoiqu’il en soit, je dis que ceux dont l’orgueil, ou l’envie, ou l’ambition, ou la haine a corrompu le cœur, ne voient plus rien qu’ils ne trouvent mauvais et blâmable ; et j’ajoute qu’il n’y a que l’esprit de charité, dont la palme est un symbole, qui puisse les affranchir de cette perverse inclination à faire tant de jugemens téméraires et iniques. La charité craint de rencontrer le mal, bien loin qu’elle aille le chercher ; et quand elle le rencontre, elle se détourne, et fait semblant de ne l’avoir pas vu ; bien plus, elle ferme les yeux pour ne pas le voir au premier bruit qu’elle entend ; et puis par une sainte simplicité elle croit que ce n’étoit pas le mal, mais seulement l’ombre ou quelque apparence du mal. Que si malgré elle, et comme par force, elle reconnoit que c’est le mal. même, elle en détourne aussitôt les yeux, et tâche d’oublier tout ce qu’il est. La charité est donc le grand remède à tous maux, mais spécialement à celui-ci. Toutes choses paroissent jaunes aux yeux des Ictériques ; et l’on dit que pour les guérir, il faut leur faire porter de l’éclaire sous la plante des pieds. Certes, la malice du jugement téméraire est comme une jaunisse, laquelle fait paroître toutes choses mauvaises aux yeux de ceux qui en sont frappés, Or qui en veut guérir, ne doit pas appliquer le remède à l’esprit, mais aux affections du cœur, lesquelles peuvent être appelées figurément les pieds de l’âme, parce que c’est par elles qu’elle se porte où elle veut. Si donc vous avez de la douceur et de la charité dans le cœur, tous vos jugemens seront doux et charitables : et en voici trois exemples admirables que je vous présente.

Isaac avoit dit que Rébecca étoit sa sœur, et Abimelech qui s’aperçut de quelques démonstrations d’amitié entr’eux, fort tendres et très-familières, jugea que c’étoit sa femme ; un vil malin eût jugé que c’étoit sa maîtresse, ou que si c’étoit sa sœur, il étoit lui-même un incestueux ; mais Abimelech prit le parti charitable qu’il pouvoit prendre sur un tel fait. Voilà comme l’on doit juger favorablement du prochain autant que l’on peut ; et, si une action avoit cent aspects différens, il faudroit la regarder uniquement par le plus bel endroit. Saint Joseph ne pouvoit douter que la sainte Vierge ne fût enceinte ; mais parce qu’il connoissoit son éminente sainteté, et sa vie toute pure, toute angélique, il ne se permit pas le plus léger soupçon contre elle, quelques violens que fussent ses préjuges ; ainsi il prit la résolution, en la quittant, d’en laisser tout le jugement à Dieu. L’esprit divin nous fait remarquer dans l’Évangile, qu’il en usa de la sorte, parce qu’il étoit un homme juste. Or, l’homme juste, qui ne peut absolument excuser ni le fait, ni l’intention d’une personne dont il connoît la probité, n’en veut pas juger, et tâche même d’ôter cela de son esprit, et en laisse le jugement à Dieu. Mais le Sauveur crucifié ne pouvant excuser entièrement le péché de ceux qui l’avoient attaché à la croix, voulut au moins en diminuer la malice par la raison de leur ignorance ; de même quand nous ne pouvons excuser le péché de notre prochain, tâchons de le rendre digne de compassion, en rejetant sa faute sur le principe le plus tolérable qu’elle puisse avoir, comme sur son ignorance, ou sur sa foiblesse.

Ne peut-on donc jamais juger de son prochain ? Non Philothée ; car c’est Dieu même qui juge les criminels dans les jugemens de la justice humaine : il est vrai que ce sont les Magistrats qui y paroissent et qui y parlent, mais ils ne sont que ses Ministres et ses interprètes ; ils n’y doivent rien prononcer, que ce qu’ils ont appris de lui, et leurs arrêts doivent être ses propres oracles. S’ils s’éloignent de cette règle pour suivre leurs passions, alors ce sont véritablement eux qui jugent, et qui par conséquent seront jugés ; car il est absolument défendu aux hommes, en qualité d’hommes, de juger les autres. Voir ou connoître une chose, ce n’est pas juger, puisque les jugemens, ainsi que la sainte Écriture s’en explique, présupposent toujours quelque sorte de raison, grande ou petite, véritable ou apparente, que l’on doit examiner prudemment ; c’est pourquoi elle dit que ceux qui n’ont pas la foi sont déjà jugés, parce qu’il n’y a nulle raison de douter de la damnation. Ce n’est donc pas mal fait, direz-vous, de douter de son prochain ? Non absolument, puisqu’il n’est pas défendu de douter, mais de juger ; il n’est pourtant pas permis ni de douter, ni de soupçonner, sinon précisément autant que les raisons que nous en avons nous y obligent, autrement les doutes et les soupçons seroient téméraires. Si quelque vil malin eût vu Jacob, quand il baisa Rachel auprès du puits en la saluant honnêtement selon l’usage établi, ou qu’il eût vu Rébecca recevoir des bracelets et des pendans d’oreilles de la main d’Eliezer, homme inconnu en ce pays-là, il eût sans doute mal jugé de ces deux jeunes personnes qui étoient des exemples de chasteté, mais sans raison ni fondement ; car, lorsqu’une action est indifférente d’elle-même, c’est un soupçon téméraire d’en tirer une mauvaise conséquence, à moins que plusieurs circonstances ne forment ensemble une raison bien convaincante.

Enfin, ceux qui sont attentifs à régler leur conscience, ne sont guères sujets à juger témérairement ; et bien loin de perdre leurs réflexions à démêler les actions et les intentions de leur prochain, dont la conduite paroit obscure et embarrassée, ils se rappelent à eux, et mettent toute leur application à reformer et perfectionner leur vie ; semblables aux abeilles, qui dans les temps obscurs et nébuleux se retirent dans leurs ruches, pour s’y occuper de leurs petits travaux ordinaires. Il n’y a qu’une âme inutile qui s’amuse à examiner la vie des autres ; exceptez cependant ceux qui y sont obligés, soit dans une famille, soit dans un État, d’autant que l’inspection et la vigilance font une bonne partie de leurs devoirs. Qu’ils s’en acquittent donc avec un vrai amour : et après cela, qu’il ménagent leurs réflexions pour eux-mêmes.


CHAPITRE XXIX.

De la Médisance.


L’INQUIÉTUDE, le mépris du prochain et l’orgueil, sont inséparables du jugement téméraire ; et il produit encore beaucoup d’autres effets pernicieux, entre lesquels la médisance qui est la peste des conversations, tient le premier rang. O que n’ai-je un des charbons du saint Autel, pour purifier les lèvres des hommes de toute leur iniquité, comme le Séraphin purifia celles du Prophète Isaïe, pour le rendre digne de bien parler de Dieu ! Certainement, si on avoit banni du monde la médisance, on y auroit exterminé une grande partie des péchés.

Outre le péché que l’on commet en ôtant injustement au prochain son honneur, l’on est obligé de lui en faire une réparation entière et proportionnée à la nature, à la qualité et aux circonstances de la médisance ; car nul ne peut entrer dans le ciel avec le bien d’autrui, et l’honneur est le plus grand et le plus cher de tous les biens extérieurs. Nous avons trois vies différentes : la spirituelle, dont la grâce de Dieu est l’origine ; la corporelle, dont notre âme est le principe ; et la civile, dont la bonne réputation est le fondement : le péché nous fait perdre la première, la mort nous ravit la seconde, et la médisance nous ôte la troisième. La médisance est une espèce de meurtre, et le médisant se rend coupable, par un seul coup de langue d’un triple homicide spirituel ; le premier et le second à l’égard de son âme, et de celle de la personne à qui il parle ; et le troisième à l’égard de la personne dont il détruit la réputation. C’est de la que saint Bernard dit que celui qui fait la médisance, et celui qui l’écoute, ont le diable sur eux, mais l’un sur sa langue, et l’autre dans son oreille ; David parlant des médisans, dit qu’ils ont affilés leur langue comme le serpent, c’est-à-dire, que comme la langue du serpent a deux pointes, selon la remarque d’Aristote, celle du médisant répand son venin d’un seul coup dans le cœur de celui dont il parle. Je vous conjure donc de ne médire jamais, Philothée, ni directement, ni indirectement : gardez-vous bien d’imposer de faux crimes au prochain, ni de découvrir ceux qui sont secrets, ni d’augmenter ceux qui sont connus, ni de mal interpréter les bonnes œuvres, ni de nier le bien que vous savez être en quelqu’un, ni de le dissimuler malicieusement, ni de le diminuer par vos paroles ; car vous offenseriez beaucoup Dieu en toutes ces manières, surtout par celles qui portent quelque mensonge, qui en toutes ces occasions comprennent deux péchés, l’un de mentir, et l’autre de nuire au prochain.

Ceux qui préparent la médisance par des manières de préliminaires honorables, sont les plus malicieux et les plus dangereux. Je proteste, dit-on, que j’aime Monsieur un tel, et qu’au reste, c’est un galant homme ; il le faut pourtant avouer, il eut tort de faire une telle perfidie ; c’est une fort vertueuse fille ; mais enfin elle fut surprise. Ne voyez-vous pas le mauvais artifice ? celui qui veut tirer à l’arc, attire tant qu’il peut la flèche à soi, mais ce n’est que pour la décocher avec plus de force ; il semble aussi que ces médisans retirent du discours une médisance qu’ils ont commencé d’avancer ; mais ce n’est que pour en retarder le trait avec plus de malice, et pour le faire pénétrer plus avant dans les cœurs.

Après tout, la médisance qui est assaisonnée d’une fine raillerie, est la plus cruelle de toutes ; et l’on en peut comparer la malignité avec celle de la ciguë, qui de soi n’était qu’un poison lent, et contre lequel on a beaucoup de préservatifs, devient irrémédiable, si elle est mêlée avec le vin. Car c’est ainsi qu’une médisance qui ne feroit qu’entrer par une oreille et sortir par l’autre, fait une violente impression sur l’esprit, quand on sait lui donner un tour subtil et plaisant. C’est ce que David veut nous faire entendre par ces paroles : Ils ont le venin d’aspic sous les lèvres. En effet, la piqûre de l’aspic est presque imperceptible, et elle excite seulement une démangeaison agréable, qui dilate le cœur et les entrailles, et y fait glisser le venin si intimement que l’on ne peut plus y remédier,

Ne dites pas un tel est un ivrogne ou un voleur, pour l’avoir vu une fois s’enivrer ou faire un larcin ; ce seroit une imposture, puisqu’un seul acte ne peut donner le nom à aucune chose. Le soleil s’arrêta une fois en faveur de la victoire de Josué, et une autre fois il s’obscurcit en faveur de la victoire du Sauveur mourant sur la croix : nul ne dira pour cela qu’il soit immobile ou obscur. Noé s’enivra une fois, et Loth une fois aussi ; ils ne furent pourtant pas des ivrognes ni l’un ni l’autre : non plus que saint Pierre ne fut pas un blasphémateur, un sanguinaire, pour avoir une fois blessé un homme, et blasphémé dans une occasion. Le nom de vicieux ou de vertueux suppose une habitude contractée par beaucoup d’actes d’un vice ou d’une vertu. Bien qu’un homme ait été vicieux depuis long-temps, l’on court risque de mentir quand on le nomme vicieux : c’est ce qui arriva à Simon le lépreux, qui appeloit Madeleine une pécheresse, car alors elle étoit une très-sainte pénitente, et Notre-Seigneur la prit en sa protection contre ses reproches. Ce Pharisien, ce fou qui regardoit le Publicain comme un très-grand pécheur, se trompoit encore grossièrement, puisque le Publicain avoit été justifié à l’heure même. Hélas ! puisque la bonté de Dieu est si grande, qu’un seul moment suffit pour obtenir et pour recevoir sa grâce, quelle assurance pouvons-nous avoir qu’un homme qui étoit hier pécheur, le soit aujourd’hui. Le jour précédent ne doit pas juger le jour présent ; il n’y a que le dernier jour qui juge tous les autres. Nous ne pouvons donc jamais dire qu’un homme soit méchant, sans danger de mentir ; et tout ce que nous pouvons dire, s’il faut en parler, c’est qu’il fit une telle action mauvaise, que sa vie fut méchante en tel temps ; actuellement il fait mal, mais on ne peut tirer nulle conséquence d’hier à aujourd’hui, ni d’aujourd’hui au jour d’hier, et moins encore du jour présent au lendemain. Il faut accorder toute cette délicatesse de conscience avec la prudence qui est nécessaire pour se garantir d’une autre extrémité où se jètent ceux qui, pour éviter la médisance, donnent des louanges au vice. Si donc une personne est sujette à médire, ne dites pas en l’excusant, qu’elle est libre, franche et sincère ; si une autre paroît manifestement vaine, n’allez pas dire qu’elle a le cœur noble et les manières propres. N’appelez pas les privautés dangereuses, des simplicités et des naïvetés d’une âme innocente ; ne donnez pas à la désobéissance le nom de zèle, ni à l’arrogance celui de générosité, ni à la volupté celui d’amitié. Non, Philothée, il ne faut pas en fuyant la médisance favoriser les autres vices, ni les flatter, ni les entretenir ; mais l’on doit dire rondement et franchemens qu’un vice est un vice, et blâmer ce qui est blâmable : ce sera indubitablement glorifier Dieu, pourvu qu’on observe les conditions suivantes.

Premièrement, l’on ne doit blâmer les vices du prochain que par la raison de l’utilité, ou de celui qui en parle, ou de ceux à qui on parle. L’on raconte devant les jeunes personnes les familiarités indiscrètes et dangereuses de tels et telles, la dissolution d’un tel ou d’une telle en paroles, ou en beaucoup de manières contraires à la pudicité. Hé bien ! si je ne blâme pas avec liberté cette conduite, et que je la veuille excuser, ces âmes tendres qui écoutent cela, prendroient occasion de s’en permettre autant. Il est donc de leur utilité que je blâme sur-le-champ ce que l’on en dit, à moins que je ne remette ce bon office à un temps plus convenable, et à une occasion ou la réputation de ces personnes en souffrira moins.

Il faut, en second lieu, que j’aie quelque obligation de parler, comme si j’étois des premiers de la compagnie, et que mon silence dût passer pour une approbation ; que, si je suis des moins considérable, je ne dois pas entreprendre de rien censurer, mais je dois avoir une grande justesse en mes paroles, pour ne dire que ce qu’il faut. Par exemple, s’il s’agit de quelque familiarité entre deux jeunes personnes, ô Dieu, Philothée, je dois tenir la balance bien juste, et ne rien y mettre qui diminue, ou exagère le fait. Si donc il n’y a dans la chose qu’une foible apparence, ou qu’une simple imprudence, je ne dirai rien de plus. S’il n’y a ni imprudence, ni apparence, et que l’on n’y voie rien, sinon quelque prétexte de médisance qu’un esprit malicieux a pu en tirer, ou je n’en dirai rien du tout, ou je dirai cela même. La sainte Écriture compare souvent la langue à un rasoir, et avec raison ; car je dois être sur mes gardes quand je juge mon prochain, comme l’est un habile Chirurgien qui fait une incision entre les nerfs et les tendons.

Enfin, quand on blâme le vice, il faut épargner la personne le plus qu’on peut. Il est vrai que l’on peut parler librement des pécheurs reconnus publiquement pour tels et diffamés ; mais ce doit être avec esprit de charité et de compassion, et non pas avec arrogance ou présomption, ni par aucune joie que l’on en ait, car ce dernier sentiment n’est le propre que d’un cœur bas et lâche. Entre tous ceux-là, j’excepte les ennemis déclarés de Dieu et de son Église, puisqu’il faut les décrier, autant que l’on peut, comme les chefs des Hérétiques et des Schismatiques, et de tous les partis : c’est une charité que de crier au loup, quand il est entre les brebis, quelque part qu’il soit.

Chacun se donne la liberté de censurer les Princes, et de médire des Nations entières, selon la diversité des inclinations dont on est prévenu : Philothée, ne faites pas cette faute, parce qu’outre l’offense de Dieu, elle vous pourroit susciter mille sortes de querelles. Quand vous entendez mal parler du prochain, tâchez de rendre douteux ce que l’on en dit, si vous pouvez le faire justement ; du moins excusez son intention ; si cela ne se peut pas encore, témoignez qu’il vous fait compassion. Écartez le discours, pensant pour vous-même, et faisant penser à la compagnie, que ceux qui ne tombent pas en faute, en sont uniquement obligés à la grâce de Dieu. Rappelez le médisant à lui-même par quelque douce manière : et dites librement ce que vous connoissez de bon dans la personne que l’on offense.


CHAPITRE XXX.

Quelques autres Avis touchant les Discours.


QUE votre langage soit sincère, doux, naturel et fidèle ; gardez-vous des duplicités, des artifices et de toutes sortes de dissimulations ; car bien qu’il ne soit pas bon de dire toujours ce qui est vrai, cependant il n’est jamais permis de blesser la vérité. Accoutumez-vous à ne jamais mentir, ni de propos délibéré, ni par excuse, ni autrement, vous souvenant que Dieu est le Dieu de vérité. Si donc quelque mensonge vous échappe par mégarde, et que vous puissiez réparer votre faute sur-le-champ par quelque explication, ou d’une autre manière, n’y manquez-pas : une excuse véritable a bien plus de grâce et de force pour se justifier, qu’un mensonge étudié.

Bien que l’on puisse quelquefois discrètement et prudemment déguiser et couvrir la vérité par quelque artifice de paroles, l’on ne peut pourtant pratiquer cela que dans les choses importantes, quand la gloire et le service de Dieu le demandent manifestement ; hors de-là les artifices sont dangereux, d’autant que, comme dit l’Écriture Sainte, le Saint-Esprit n’habite point en un esprit dissimulé et double. Il n’y eut jamais de finesse meilleure et plus souhaitable que la simplicité ; la prudence mondaine avec tous ses artifices, est le caractère des enfans du siècle ; mais les enfans de Dieu marchent sans détours, et ont le cœur sans aucun repli : Qui marche simplement, dit le Sage, marche avec confiance. Le mensonge, la duplicité, la dissimulation, seront toujours les traits naturels d’un esprit bas et foible.

Saint Augustin avoit dit au quatrième Livre de ses Confessions, que son âme et celle de son ami n’étoient qu’une seule âme, que la vie lui étoit en horreur depuis la mort de son ami, parce qu’il ne vouloit pas vivre d’une demi-vie, ni à moitié, et que pour cela même, il craignoit cependant de mourir, de peur que son ami ne mourut tout entier : ces paroles lui semblèrent après trop affectées et artificieuses, et il les blâma dans le Livre de ses Rétractations, où il les appelle une grande ineptie. Voyez-vous, Philothée, la délicatesse de cette sainte et belle âme sur l’affectation des paroles : certainement c’est un grand ornement de la vie chrétienne, que la fidélité, la sincérité et la naïveté du langage. Je l’ai dit et je le ferai, protestoit le saint Roi David, j’observerai mes voies, de peur que ma langue ne me rende coupable de quelque péché. Hé ! Seigneur, mettez une garde à ma bouche ; et pour que rien de blâmable n’en sorte, attachez la circonspection à mes lèvres.

C’est un avis du Roi saint Louis de ne contredire personne, sinon en cas de péché ou de quelque dommage, afin d’éviter toutes les contestations ; mais quand il est nécessaire de contredire les autres, et d’opposer son opinion à la leur, ce doit être avec tant de douceur et de ménagement que l’on ne paroisse pas vouloir faire de violence à leur esprit : aussi-bien ne gagne-t-on rien en prenant les choses avec chaleur.

La règle de parler peu, si recommandée par les anciens Sages, ne se prend pas en ce sens, que l’on dise peu de paroles, mais que l’on n’en dise pas beaucoup d’inutiles ; par en ce point-là, l’on n’a pas égard à la quantité, mais à la qualité ; et il faut, ce me semble, éviter deux extrémités. La première, est de prendre ces airs fiers et austères d’un silence affecté, dans les conversations où l’on se trouve, parce que ces manières marquent de la défiance ou du mépris ; la seconde, est de se laisser aller à un flux de paroles qui ne laisse à personne le temps et la commodité de parler, parce que c’est le caractère d’un esprit éventé et léger.

Saint Louis ne trouvoit pas bon qu’on parlât dans une compagnie en secret, et, comme on disoit de son temps, en conseil, particulièrement à table, de peur de faire penser aux autres qu’on parlât mal d’eux. Oui, disoit-il, si étant à table, en bonne compagnie, l’on a quelque chose de bon et de réjouissant à dire, on doit le dire tout haut ; et s’il s’agit d’une affaire sérieuse et importante, l’on n’en doit parler à personne.


CHAPITRE XXXI.

Des Divertissemens, et premièrement de ceux qui sont honnêtes et permis.


LA nécessité d’un divertissement honnête pour donner quelque relâche à l’esprit, et pour soulager le corps, est universellement reconnue. Le bienheureux Cassien rapporte qu’un chasseur ayant trouvé saint Jean l’Évangéliste qui se jouoit d’une perdrix qu’il tenoit sur son poing, lui demanda pourquoi un homme de son caractère perdroit le temps à cet amusement ; et le Saint l’ayant interrogé pourquoi il ne tenoit pas toujours son arc bandé, le chasseur lui répondit que s’il l’étoit toujours, il perdroit sa force. Sur cela le saint Apôtre lui répliqua : ne vous étonnez donc pas que je donne maintenant quelque relâche à mon esprit ; car ce n’est que pour le rendre plus capable de la contemplation. N’en doutons pas, c’est un vice que cette sévérité d’un esprit sauvage qui ne veut prendre pour soi aucun divertissement, ni en permettre aucun à personne.

Prendre l’air en se promenant, se réjouir dans une douce et agréable conversation, jouer du luth ou d’un autre instrument, chanter en musique, aller à la chasse, ce sont des divertissemens si honnêtes, que, pour en bien user, il n’est besoin que de la prudence commune, qui règle toutes choses selon l’ordre, selon le temps, le lieu et toutes les mesures nécessaires.

Les jeux où le gain est comme le prix ou la récompense des industries et des habiletés du corps ou de l’esprit, comme les jeux de la paume, du balon ou du mail, les courses de bague, les jeux des échecs et des tables, ce sont des divertissemens de soi-même bons et permis ; et il faut seulement éviter l’excès du temps et du prix de ce que l’on y joue. Si l’on donne trop de temps au jeu, ce n’est plus un divertissement, mais une occupation ; de sorte que, bien loin de soulager l’esprit et le corps, l’on en sort avec un esprit échauffé et fatigué, comme il arrive à ceux qui ont joué cinq ou six heures aux échecs, ou bien avec un grand épuisement de ses forces et une grande lassitude, comme il arrive à ceux qui ont joué trop long-temps à la paume. Si le prix du jeu, c’est-à-dire, ce que l’on joue est trop fort, les inclinations honnêtes des joueurs se dérèglent et deviennent des passions ; et d’ailleurs il est injuste de proposer un tel gain pour le prix de ces industries du jeu, qui sont au fond de peu d’importance et bien inutiles.

Surtout, prenez garde, Philothée, que vous ne vous affectionniez à tout cela ; car quelqu’honnête que soit un divertissement, c’est un vice de s’y porter avec inclination ; je ne dis pas qu’il ne faille prendre plaisir au jeu quand l’on joue, car autrement l’on ne se divertiroit point ; mais je dis qu’il ne faut pas y mettre son affection, jusqu’à le désirer, s’en empresser, et s’en faire un amusement.


CHAPITRE XXXII.

Des Jeux qui sont défendus.


LES jeux de dés et de cartes, et autres semblables, où le gain dépend principalement du hasard, ne sont pas seulement des divertissemens dangereux comme les danses, mais ils sont absolument, et de leur nature, mauvais et blâmables ; c’est pourquoi ils sont défendus par les Lois civiles et ecclésiastiques. Mais quel grand mal y a-t-il, direz-vous ? Je vous réponds que le gain n’étant pas réglé dans ces jeux par la raison, mais par le sort qui tombe bien souvent à celui dont l’industrie ne mérite rien, ce dérèglement est contraire à la raison. Mais, répliquez-vous, nous en sommes ainsi convenus ; je vous réponds aussi, que cela est bon pour justifier que celui qui gagne ne fait point tort aux autres ; cependant, il ne s’ensuit pas que la convention ne soit déraisonnable, et le jeu aussi, parce que le gain qui doit être le prix de l’industrie, devient le prix du sort, lequel ne dépendant nullement de nous, ne mérite rien.

De plus, le jeu n’est fait que pour nous divertir ; et néanmoins ces jeux de hasard ne sont point de véritables divertissemens, mais des occupations violentes ; car n’est-ce pas une violente occupation, que d’y avoir toujours l’esprit bandé avec une contention forcée et agitée par des inquiétudes et des vivacités continuelles ? Y a-t-il aucune application d’esprit plus mélancolique, plus sombre et plus chagrine que celle des joueurs, qui se dépitent et s’emportent, si l’on dit un mot, si l’ont rit tant soit peu, si l’on tousse seulement ?

Enfin, ces jeux ne portent point de joie, si l’on ne gagne ; et cette joie n’est-elle pas injuste, puisqu’elle suppose la perte et le déplaisir du prochain ? En vérité, un tel plaisir est indigne d’un honnête homme : et voilà les trois raisons pour lesquelles l’on a défendu ces mauvais jeux, Saint Louis étant sur mer, et sachant que le Comte d’Anjou son frère jouoit avec Messire Gautier de Nemours, il se leva tout malade qu’il étoit, s’en alla avec bien de la peine dans leur chambre, prit les tables, les dés et une partie de l’argent, et jeta tout dans la mer, en leur témoignant fortement son indignation. La jeune Sara parlant à Dieu de son innocence dans la belle prière qu’elle lui fit, lui représenta qu’elle n’avoit jamais eu de société avec les joueurs et les joueuses.


CHAPITRE XXXIII.

Des Bals, et des autres divertissemens permis, mais dangereux.


LES danses et les bals sont des choses indifférentes de leur nature : mais leur usage, tel qu’il est maintenant établi, est si déterminé au mal par toutes ses circonstances, qu’il porte de grands dangers pour l’âme. On les fait durant la nuit et dans les ténèbres, qui ne peuvent être suffisamment éclairées par les illuminations ; et il est aisé, à la faveur de l’obscurité, de faire glisser beaucoup de choses dangereuses dans un divertissement qui est susceptible du mal. L’on y fait de grandes veillées qui font perdre le matin du jour suivant, et par conséquent tout le service de Dieu. En un mot, c’est toujours une folie que de faire la nuit du jour, et le jour de la nuit, et de laisser les œuvres de piété pour de folâtres plaisirs. L’on porte au bal de la vanité à l’envi, et par émulation les uns des autres ; et la vanité est une si grande disposition à toutes les mauvaises affections, et aux amours dangereuses et blâmables, que c’est la suite ordinaire de ces assemblées.

Je vous parle donc des bals, Philothée, comme les médecins parlent des champignons : les meilleurs, disent-ils, n’en valent rien ; et je vous dis que les meilleurs bals ne sont guères bons. S’il faut manger des champignons, prenez garde qu’ils ne soient bien apprêtés, et mangez-en fort peu ; car pour bien apprêtés qu’ils soient, leur malignité devient un vrai poison dans la quantité. Si par quelque occasion dont vous ne puissiez absolument vous dégager, il faut aller au bal, prenez garde que la danse y soit bien réglée en toutes ses circonstances, pour la bonne intention, pour la modestie, pour la dignité et la bienséance, et dansez le moins que vous pourrez, de peur que votre cour, ne s’y affectionne.

Les champignons étant spongieux et poreux, attirent aisément, selon la remarque de Pline, toute l’infection qui est autour d’eux, et le venin des serpens qui peuvent s’y trouver ; de même toutes ces assemblées ténébreuses attirent ordinairement les vices et les péchés qui règnent en une ville, les jalousies, les bouffonneries, les railleries, les querelles, les folles amours. Et parce que leur appareil, leur tumulte et la liberté qui y domine, échauffent l’imagination, agitent les sens, et ouvrent le cœur au plaisir ; si le serpent vient souffler aux oreilles une parole sensuelle, ou quelque cajolerie, si l’on est surpris du regard de quelque basilic, les cœurs sont tout disposés à en recevoir le venin,

O Philothée ! ces ridicules divertissemens sont ordinairement dangereux ; ils dissipent l’esprit de dévotion, ils affoiblissent les forces de la volonté, ils refroidissent la sainte charité, et ils réveillent en l’âme mille sortes de mauvaises dispositions ; c’est pourquoi l’on ne doit jamais se les permettre, dans la nécessité même, qu’avec de grandes précautions.

Mais l’on dit surtout, qu’après avoir mangé des champignons, il faut boire du vin le plus exquis ; et je vous dis qu’après ces assemblées, il faut avoir recours à quelques considérations saintes et fort vives, qui préviennent les dangereuses impressions que le vain plaisir pourroit faire sur l’esprit, et voici celles que je vous conseille.

1. En même temps que vous étiez au bal, plusieurs âmes brûloient dans l’enfer, pour des péchés commis à la danse, ou par une mauvaise suite de la danse.

2. Plusieurs Religieux et personnes de piété étoient à la même heure devant Dieu, chantoient ses louanges, et contemploient sa divine bonté. O que leur temps a été bien plus heureusement employé que le vôtre !

3. Tandis que vous dansiez, plusieurs personnes sont mortes dans une grande angoisse ; mille milliers d’hommes et de femmes ont souffert les douleurs des maladies les plus violentes en leurs maisons et dans les hôpitaux. Hélas ! ils n’ont eu nul repos, et vous n’avez eu nulle compassion d’eux, Ne pensez-vous point qu’un jour vous gémirez comme eux, tandis que les autres danseront ?

4. Notre-Seigneur, la sainte Vierge, les Anges et les Saints vous voyoient au bal. Ah ! que vous leur avez déplu en cet état, avec un cœur occupé d’un amusement si badin et si ridicule !

5. Hélas ! tandis que vous étiez là, le temps s’est passé, la mort s’est approchée : considérez qu’elle vous appelle à ce passage affreux du temps à l’éternité, mais l’éternité des biens ou des peines.

Voilà, les considérations que je vous suggère ; mais Dieu vous en fera naître d’autres plus fortes, si vous avez sa crainte.


CHAPITRE XXXIV.

Quand on peut jouer ou danser.


POUR jouer et danser licitement, ce doit être par récréation, et non point par inclination ; pour peu de temps, et non pas jusques à se fatiguer ; rarement, et non point par manière d’occupation. Mais en quelle occasion peut-on jouer et danser ? Les justes occasions de la danse ou d’un jeu indifférent, sont plus fréquentes ; celles des jeux défendus, et qui sont bien plus blâmables, et plus dangereux, sont plus rares. En un mot, dansez et jouez, en observant les conditions que je vous ai marquées, lorsque la prudence et la discrétion vous conseilleront cette honnête complaisance pour la compagnie où vous vous trouverez ; car la complaisance, qui est comme un exercice de la charité, rend bonnes les choses qui sont indifférentes, et permet celles qui sont dangereuses ; elle rectifie même celles qui sont mauvaises par rapport à quelque règle : et c’est pourquoi les jeux de hasard, qui sans cela seroient blâmables, ne le sont pas, si une juste complaisance pour le prochain nous y engage quelquefois. J’ai été consolé d’avoir lu en la vie de saint Charles Borromée, qu’il usoit de cette condescendance avec les Suisses, en de certaines choses, dans lesquelles il étoit d’ailleurs fort sévère ; et d’avoir appris que le bienheureux Ignace de Loyola, ayant été invité à jouer, accepta l’invitation. Sainte Elisabeth de Hongrie jouoit et se trouvoit aux assemblées de divertissement, sans y perdre de sa dévotion. Les rochers qui sont autour du lac de Rieti croissent à proportion qu’ils sont battus des vagues ; ainsi la piété étoit si enracinée dans l’âme de cette Sainte, qu’elle prenoit de nouveaux accroissemens au milieu des pompes et des vanités auxquelles son état l’exposoit. Les grands feux s’enflamment au vent : mais les petits s’y éteignent, si on ne les couvre bien.


CHAPITRE XXXV.

De la fidélité que l’on doit à Dieu dans les petites choses, aussi-bien que dans les grandes.


L’ÉPOUX sacré, dit dans le Cantique des Cantiques, que son Épouse lui a ravi le cœur par un de ses yeux et par un de ses cheveux. Comment doit-on entendre cela ? Il est certain que l’œil est la partie du corps la plus admirable, soit pour sa conformation, soit pour son activité ; mais qu’y a-t-il de plus vil et de plus méprisable qu’un cheveu ? Philothée, Dieu a voulu nous apprendre que nos plus petites actions, et les plus basses, ne lui sont pas moins agréables que les plus grandes et les plus éclatantes ; et, pour lui plaire, il faut également le servir dans les unes et dans les autres, puisque nous y pouvons également mériter son amour.

Je le veux bien, Philothée, préparez-vous à souffrir de grandes croix pour Notre-Seigneur, portez votre amour jusqu’au martyre, offrez-lui tout ce qui vous est le plus cher, s’il veut le prendre ; père et mère, frère ou sœur, mari ou femme, enfans ou amis, vos yeux même et votre vie, vous le devez ; car il faut être dans cette disposition d’esprit et de cœur. Mais tandis que la divine Providence ne vous met pas à des épreuves si fortes et si sensibles, tandis qu’elle ne demande pas vos yeux, donnez-lui pour le moins vos cheveux. Je veux dire qu’il faut supporter avec douceur ces petites incommodités, ces pertes légères, et ces menus chagrins que chaque jour vous fait naître : d’autant que ces petites occasions étant bien ménagées avec un vrai amour de Dieu, vous gagneront entièrement son cœur, Oui, ces petites charités que vous faites tous les jours, ce mal de tête ou de dents, cette fluxion, cette mauvaise humeur d’un mari, ou d’une femme, cette petite marque de mépris, cette perte de quelque petit meuble, cette petite incommodité de se coucher de bonne heure et de se lever matin, pour prier ou pour communier, cette petite honte que l’on a de faire quelque action de piété en public ; en un mot, toutes ces petites actions ou souffrances étant animées de l’amour de Dieu, plaisent beaucoup à sa divine bonté, qui nous a promis le Royaume des cieux pour un seul verre d’eau, c’est-à-dire, infiniment plus que toute la mer n’est à l’égard d’une goutte d’eau : et parce que ces occasions reviennent à tout moment, voyez quel fonds de richesses spirituelles nous pouvons amasser, si nous savons bien en profiter.

Quand j’ai vu dans la vie de sainte Catherine de Sienne tant de ravissemens et d’élévations d’esprit en Dieu, tant de paroles d’une sublime sagesse, et même des prédications entières ; je n’ai point douté qu’avec cet œil de contemplation, elle n’eût ravi le cœur de son céleste époux : mais j’ai été également consolé quand je l’ai vue appliquée par le commandement de son père, à tous les plus bas offices de la maison et de la cuisine, avec un courage plein d’amour pour Dieu ; et je n’estime pas moins la méditation toute simple qu’elle faisoit parmi ces occupations viles et abjectes, que les extases et les ravissemens qui lui furent si ordinaires, et qui ne furent peut-être que la récompense de son humilité et de son abjection. Le fond de sa méditation étoit de penser qu’en appretant à manger pour son père, elle travailloit pour Notre-Seigneur, comme sainte Marthe ; que sa mère tenoit la place de Notre-Dame, et ses frères celles des Apôtres : de sorte qu’elle excitoit vivement sa ferveur à servir ainsi en esprit toute la Cour céleste, et que la conviction de faire en tout cela la volonté de Dieu, pénétroit son âme d’une merveilleuse suavité. Je vous ai rapporté cet exemple, Philothée, pour vous faire comprendre l’importance qu’il y a de faire nos actions, quelque petites et basses qu’elles puissent être, en vue du service de Dieu.

Pour cela je vous conseille, autant que je puis, d’imiter la femme forte, que Salomon a tant louée, de ce que toute occupée qu’elle étoit souvent de plusieurs actions : grandes et éclatantes, elle ne laissoit pas de filer sa quenouille. Faites de même, appliquez-vous beaucoup à la prière et à la méditation, à l’usage des Sacremens, à instruire et à consoler les autres, à inspirer l’amour de Dieu au prochain, à faire tout ce que votre vocation renferme d’œuvres les plus importantes et les plus excellentes ; mais n’oubliez pas le fuseau et la quenouille, c’est-à-dire, pratiquez ces petites et humbles vertus qui naissent comme de fleurs au pied de la croix ; le service des pauvres, les visites des malades, les petits soins d’une famille et les bonnes œuvres qui y sont attachées, l’utile diligence à vous défendre de l’oisiveté dans votre maison : et mêlez parmi tout cela quelques considérations semblables à celles de sainte Catherine de Sienne.

Les grandes occasions de servir Dieu se présentent rarement, mais les petites sont ordinaires. Or, qui sera fidèle en peu de choses, aura l’avantage, dit le Sauveur, que je me servirai de lui en beaucoup d’autres très-importantes. Faites tout au nom de Dieu, et tout sera bien fait. Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, soit que vous dormiez, soit que vous vous divertissiez, soit que vous vous occupiez de quelque exercice abject, vous profiterez beaucoup devant Dieu, si, ménageant bien vos intentions, vous faites tout, parce que Dieu veut que vous le fassiez.


CHAPITRE XXXVI.

Il faut avoir l’esprit juste et raisonnable.


NOUS ne sommes hommes que par la raison, et il est pourtant rare de trouver des hommes véritablement raisonnables : car l’amour-propre dérègle ordinairement notre raison, et nous conduit insensiblement à mille sortes d’injustices, qui, pour petites qu’elles soient, ne laissent pas d’être fort dangereuses. Elles sont semblables à ces petits renardeaux dont il est parlé dans les Cantiques. On ne s’en défie pas, parce qu’ils sont petits, et ils ne laissent pas de faire un grand dégât dans les vignes, à cause de leur multitude. Pensez-y, et jugez si les articles que je m’en vais vous marquer ne sont pas de véritables injustices.

Nous accusons notre prochain pour de petites fautes, et nous nous excusons de nos fautes le plus grossières. Nous voulons vendre fort cher, et acheter à bon marché. Nous voulons que l’on fasse justice des autres, et que l’on nous fasse grâce. Nous voulons que l’on prenne en bonne part nos paroles, et nous sommes délicats jusqu’à l’excès sur tout ce que l’on nous dit. Nous voudrions que notre voisin nous vendit son bien ; et n’est-il pas plus juste qu’il le garde, s’il le veut ainsi ? Nous lui savons mauvais gré de ce qu’il ne veut pas nous accommoder : et n’a-t-il pas plus de raison d’être fâché de ce que nous voulons l’incommoder ?

Si nous affectionnons un exercice, nous méprisons tout le reste, et nous contrôlons ce qui n’est pas de notre goût. Si quelqu’un de nos inférieurs n’a pas bon air, ou que nous l’ayons une fois entrepris, nous prenons mal tout ce qu’il fait, et nous le chagrinons particulièrement. Si au contraire, l’extérieur d’un autre nous plait, il ne fait rien de mal que nous n’excusions. Il y a des enfans sages et vertueux, que leurs pères et leurs mères ne peuvent presque voir, à cause de quelque défaut naturel ; et il y en a de vicieux, qu’un certain air de bonne grâce leur rend aimables : partout nous préférons les riches aux pauvres, quoiqu’ils ne soient pas de meilleure condition, ni si vertueux ; et nous préférons même ceux qui se distinguent par la vaine apparence de leurs habits. Nous exigeons nos droits avec une dure exactitude ; et nous voulons que les autres ne le fassent qu’avec de grands ménagemens : nous tenons notre rang avec une régularité importune ; et nous voulons que les autres soient humbles et condescendans : nous nous plaignons aisément de tout le monde, et nous ne voulons pas qu’aucun se plaigne de nous, nous estimons toujours beaucoup ce que nous faisons pour le prochain, et nous comptons pour rien tout ce qu’il fait en notre considération : en un mot, nous avons deux cœurs, comme les perdrix de Paphlagonie ; car nous avons un cœur doux, charitable et complaisant pour tout ce qui nous regarde, et un cœur dur, sévère et rigoureux pour le prochain. Nous avons deux poids, l’un pour peser nos commodités à notre profit, et l’autre pour peser celles de notre prochain à perte pour lui. Or, comme dit l’Écriture, ceux qui ont les lèvres trompeuses parlent selon un cœur, et selon un cœur, c’est-à-dire, qu’ils ont deux cœurs : et avoir deux poids, l’un fort pour recevoir, et l’autre foible pour livrer ce que l’on doit, c’est dit-elle encore, une chose blâmable devant Dieu.

Philothée, soyez équitable et juste en toute votre conduite : mettez-vous toujours en la place du prochain, et le mettez en la vôtre, et vous jugerez équitablement ; prenez la place du vendeur en achetant, et de l’acheteur en vendant, et votre commerce sera de bonne foi.

Toutes ces injustices que je vous ai marquées en particulier sont petites, et ne nous obligent pas à restitution, parce qu’on suppose que nous nous y tenons seulement dans les termes de la rigueur, en ce qui nous est favorable ; mais nous ne laissons pas que d’être obligés à nous en corriger, parce que ce sont de grands défauts de raison et de charité, et des manières de tricheries contre l’équité naturelle ; d’ailleurs on ne perd jamais rien à vivre généreusement, noblement, civilement, et avec un cœur équitable, raisonnable, et comme l’on dit, loyal. Souvenez-vous donc, Pbilothée, de sonder souvent votre cœur, afin de connoître s’il est tel pour le prochain, que vous voudriez que le sien fût pour vous : voilà le point de la vraie et droite raison. Les confidens de Trajan lui ayant dit qu’il n’étoit pas de la majesté impériale, de se laisser si facilement aborder, il leur répondit : Quoi donc, ne dois-je pas être pour mes sujets un Empereur tel que je souhaiterois en trouver un si j’étois un homme particulier !


CHAPITRE XXXVII.

Des Désirs.


CHACUN sait bien qu’il ne faut désirer rien de vicieux ; car le désir du mal fait un méchant cœur : mais je vous dis plus, Philothée, qu’il ne faut rien désirer qui soit dangereux à l’âme, comme sont les bals, les jeux et les autres divertissemens, les honneurs et les charges, les visions et les extases ; d’autant que tout cela porte bien de la vanité, et est sujet à beaucoup de dangers et d’illusion. Ne désirez pas non plus les choses fort éloignées pour le temps, comme font plusieurs qui dissipent et fatiguent leur cœur inutilement, et le tiennent toujours exposé à de grandes inquiétudes. Si un jeune homme désire ardemment d’être pourvu d’une charge, avant que le temps en soit venu, de quoi, je vous prie, lui sert ce désir ? si une femme mariée désire d’être Religieuse, à quel propos ? si je désire d’acheter le bien de mon prochain, avant qu’il soit prêt de le vendre, n’est-ce pas perdre le temps ? si étant malade je désire de prêcher, ou de dire la sainte Messe, ou de visiter les autres malades, et de faire les exercices de ceux qui sont en santé, ces désirs ne sont-ils pas vains, puisque rien de tout cela n’est en mon pouvoir ? Cependant ces désirs inutiles occupent la place des autres que je dois avoir, et dont Dieu demande l’effet ; comme d’être bien patient, bien mortifié, obéissant et doux en mes souffrances : mais ordinairement nos désirs ressemblent à ceux des femmes enceintes, qui veulent des cerises fraiches en automne, et des raisins frais au printemps.

Je n’approuve nullement qu’une personne s’amuse à désirer un autre genre de vie que celui qui convient à ses devoirs, ni des exercices incompatibles avec son état ; car ces désirs inutiles dissipent le cœur, ne lui laissent plus de forces pour les exercices nécessaires. Si je désirois la solitude des Chartreux, je perdrois mon temps ; et ce désir tient la place de celui que je dois avoir de me bien appliquer à mes obligations actuelles : je ne voudrois pas même que l’on désirât d’avoir un meilleur esprit ni un meilleur jugement, parce que ces désirs sont frivoles, et tiennent la place de celui que chacun doit avoir pour cultiver le sien tel qu’il est ; ni enfin que l’on désirât les autres moyens de servir Dieu, que l’on n’a pas, au lieu d’employer fidèlement ceux que l’on a entre les mains : or tout cela s’entend des désirs qui amusent le cœur ; car les souhaits simples et passagers ne peuvent nuire beaucoup, pourvu qu’ils ne soient pas fréquens.

A l’égard des croix, ne les désirez qu’à proportion que vous sauriez bien porter celles que vous avez ; c’est un abus de désirer le martyre, et de n’avoir pas le courage de supporter une petite injure. L’ennemi nous fait prendre le change, en nous donnant de grands désirs pour des choses éloignées, et qui ne seront jamais, afin de détourner notre cour de celles qui sont présentes, et qui quelque petites qu’elles soient, nous seroient un grand fonds de vertus et de mérites. Nous combattons les monstres d’Afrique en imagination, et nous nous laissons tuer par les petits serpens qui sont en notre chemin, pour n’y pas faire l’attention nécessaire.

Ne désirez pas non plus les tentations ; ce seroit une témérité ; mais préparez votre cœur à les bien soutenir quand elles se présenteront

La variété des viandes et la quantité tout ensemble charge toujours l’estomac, et le ruinent même, s’il est foible ; de même la multitude des désirs pour les choses spirituelles embarrasse toujours le cœur, et le corrompt entièrement, s’ils regardent le monde. Quand notre âme a été bien purifiée de ses mauvaises inclinations, elle sent une grande avidité des choses spirituelles, et elle désire mille sortes d’exercices de piété, de mortification, de pénitence, d’humilité, de charité et d’oraison : c’est un bon signe, Philothée, que cette faim spirituelle ; mais dans la convalescence d’une maladie, il faut examiner si l’on peut digérer tout ce que l’appétit demande. Réglez donc le discernement et le choix de vos désirs par l’avis de votre Père spirituel, et faites bien valoir ceux qu’il approuvera ; et après cela, Dieu vous en fera naître d’autres, quand il sera nécessaire pour votre avancement. Je ne dis pas qu’il faille perdre aucune sorte de bons désirs ; mais je dis qu’il faut y mettre de l’ordre, et laisser mûrir dans le cœur ceux qui ne sont pas encore de saison, en s’appliquant à mettre en pratique ceux qui sont à leur maturité : or, cela se doit entendre même des désirs qui regardent le monde ; car l’on ne peut autrement se délivrer de l’empressement et de l’inquiétude.


CHAPITRE XXXVIII.

Avertissement pour les personnes mariées.


LE Mariage est un grand Sacrement, je dis en Jésus-Christ, et en son Église : il est honorable pour tous, en tous et en tout, c’est-à-dire, en toutes choses : pour tous, car les vierges même le doivent honorer avec humilité ; en tous, car il est également saint entre les pauvres et entre les riches ; en tout, car tout y est saint, son origine, sa forme, sa matière, sa fin et ses utilités. C’est l’état par lequel le Seigneur peuple la terre de ses fidèles adorateurs, pour en remplir le nombre de ses Élus dans le Ciel ; si bien que la conservation de son honnêteté et de sa sainteté est absolument nécessaire pour le bien de chaque état, qui en tire toujours sa prospérité.

Plût à Dieu que son Fils bien-aimé fût appelé à toutes les noces, comme il le fut à celles de Cana ; le vin spirituel des consolations et bénédictions spirituelles n’y manqueroit jamais, au lieu qu’il y manque ordinairement, parce que l’on fait présider à ces alliances Mammon, le Dieu des richesses, avec Adonis et Vénus. Qui veut rendre un mariage heureux, doit y entrer par la sainteté du Sacrement ; mais tout au contraire, la vanité, la folle joie du monde, l’intempérance et la licence des paroles en font l’ouverture : faut-il donc s’étonner qu’il soit encore si déréglé dans les suites ?

Sur toutes choses, j’exhorte les personnes mariées à l’amour mutuel que le Saint-Esprit leur recommande tant dans l’Écriture ; ce n’est rien de leur dire : aimez-vous l’un l’autre d’un amour naturel, car cet amour se trouve ailleurs que dans la société humaine : ni de leur dire encore, aimez-vous d’un amour humain et raisonnable, car les parens l’ont eu ; mais je leur dis après le grand Apôtre : Maris, aimez vos femmes, comme Jésus-Christ aime son Église ; et vous, femmes, aimez vos maris comme l’Église aime son Sauveur. Ce fut Dieu qui présenta Eve à Adam, et qui la lui donna pour femme ; c’est aussi la main de Dieu qui a préparé les sacrés liens de votre mariage, et qui vous a donné les uns aux autres ; pourquoi donc ne vous chéririez-vous pas d’un amour tout saint et surnaturel ?

Le premier effet de cet amour, est l’union indissoluble des cœurs après qu’elle a été sanctifiée par l’application des mérites du sang de Jésus-Christ dans le Sacrement ; c’est pourquoi elle est si forte, que l’âme du mari ou de la femme se doit plutôt séparer de son corps, que le mari et la femme se séparent l’un de l’autre ; et cette union est moins celle des corps que des cœurs.

Le second effet de cet amour, est la fidélité inviolable que l’on se doit réciproquement : les cachets étoient anciennement gravés sur les anneaux que l’on portoit au doigt ; la sainte Écriture même nous marque cet usage : voici donc le mystère d’une des cérémonies du mariage. l’Église bénit par la main du Prêtre un anneau qu’il donne premièrement à l’homme, comme le sceau du Sacrement, qui ferme son cœur à tout autre amour qu’à celui de son épouse, tandis qu’elle vivra : après cela, l’homme remet cet anneau en la main de son épouse, pour lui apprendre aussi, que tandis qu’il vivra, elle doit tenir son cœur fermé à tout amour étranger.

Le troisième fruit du mariage, est la génération légitime des enfans, et leur bonne éducation ; et c’est le grand honneur de cet état, que Dieu s’en serve pour multiplier les âmes, en qui il prétend se glorifier éternellement.

Hommes, conservez donc un amour tendre, sincère et constant pour vos femmes ; car c’est pour cela que la première de toutes fut tirée du côté le plus proche du cœur d’Adam ; bien loin donc que les foiblesses et les infirmités, soit du corps, soit de l’esprit, vous en doivent donner du mépris, cela même vous oblige à en avoir une compassion tendre et amoureuse, puisque Dieu les a créées telles qu’elles sont, afin que la nécessité les faisant dépendre de votre protection, les tienne dans un plus grand respect, et que vous en soyez les chefs et les supérieurs, quoi qu’il en ait fait vos compagnes. Et vous, femmes, aimez vos maris d’un amour aussi respectueux que tendre et sincère ; car le Seigneur leur a donné ce caractère de force prédominante, pour obliger la femme à vivre dans la dépendance de l’homme, comme étant un os de ses os, et une chair de sa chair. La première de votre sexe fut tirée de dessous les bras de l’homme, afin que toutes sussent qu’elles doivent se tenir sous la main et sous la conduite de leurs maris ; mais l’Écriture sainte, qui vous recommande si fort cette sujétion, vous l’adoucit extrêmement, puisque, voulant que vous vous y accommodiez avec amour, elle ordonne à vos maris de ne l’exiger qu’avec beaucoup d’amour et de suavité. Maris, dit saint Pierre, conduisez vos femmes avec une respectueuse discrétion, les considérant comme des vases fragiles, et vous souvenant qu’elles doivent partager avec vous l’héritage de la grâce et de la vie.

Mais tandis que je vous exhorte les uns et les autres à bien cultiver cet amour mutuel, prenez garde qu’il ne devienne jaloux ; parce qu’on voit souvent, que comme le ver se met dans le fruit le plus exquis, la jalousie se forme aussi de l’amour le plus ardent ; et puis l’ayant dépravé, elle en fait naître insensiblement les défiances, les querelles, les dissensions et les divorces. Il est certain que l’amitié fondée sur l’estime d’une vraie vertu, n’est point susceptible de jalousie ; c’est pourquoi la jalousie est une marque indubitable d’un amour imparfait, grossier, sensuel, et qui a découvert dans le cœur auquel il s’est attaché une vertu foible, inconstante et sujette à donner des soupçons : c’est donc une sotte vanité de l’amitié de vouloir la faire estimer par la jalousie ; car si la jalousie est une marque de la véhémence de l’amitié, elle n’en est pas une de la pureté, ni de la perfection de l’amitié, puisque la perfection de l’amitié présuppose une vertu sûre dans la personne qu’on aime, et que la jalousie en présuppose l’incertitude.

Hommes, si vous attendez de vos femmes une grande fidélité, donnez-leur en vous-mêmes un grand exemple. Avec quel front, dit saint Grégoire de Nazianze, voulez-vous que vos femmes soient sujettes aux lois de la pudicité, si vous vous laissez aller à la licence de la volupté ? pourquoi leur demandez-vous ce qu’elles ne trouvent pas en vous. Voulez-vous qu’elles soient chastes ? commencez par rendre bien pure la société que vous avez contractée avec elles, et que chacun, comme dit saint Paul, sache posséder son vase en esprit de sanctification ; si au contraire, vos mauvaises manières corrompent en elles l’honnêteté des mœurs, ne vous étonnez pas qu’après cela votre honneur souffre de leur infidélité ; mais vous, femmes, en qui l’honneur est inséparable de la pudeur, soyez extrêmement jalouses de votre gloire, et ne permettez jamais qu’aucune liberté mal réglée en ternisse l’éclat.

Craignez toutes choses autour de vous, pour petites qu’elles soient ; ne souffrez jamais aucune cajollerie, ni sotte flatterie : quiconque veut louer les avantages naturels que le Ciel vous a donnés, vous doit être suspect ; car l’on dit communément que celui qui loue avec chaleur une marchandise qu’il ne peut acheter, est ordinairement fort tenté de la dérober ; mais si l’on veut joindre à vos louanges le mépris de vos maris, l’on vous offense seulement l’on veut vous perdre, mais que l’on vous tient déjà pour demi-perdue ; et véritablement le marché est à demi fait avec le second marchand, quand on est dégoûté du premier. Lorsque j’ai fait réflexion qu’on donna à la chaste Rebecca de riches pendans d’oreilles de la part d’Isaac, son époux, comme les premiers gages de son amour, j’ai pensé que cet ornement, dont l’usage est de tout temps établi parmi les femmes, étoit plus mystérieux qu’on ne croit, et que n’a cru Pline, qui n’en marque pas d’autre raison, que le plaisir d’un certain bruit qui se fait à leurs oreilles, et qui flatte agréablement leur vanité. Pour moi je crois, selon cette observation de l’Écriture, que c’est pour marquer le premier droit de l’époux sur le cœur de son épouse, qui doit fermer l’oreille à toute autre voix qu’à la sienne ; car enfin, il faut toujours se souvenir que c’est par l’oreille qu’on empoisonne le cœur.

L’amour et la fidélité produisent ensemble une douce et familière confiance, qui se manifeste par des démonstrations tendres et amoureuses, mais chastes et sincères : c’est ainsi que les Saints et les Saintes en ont usé dans leurs mariages : c’est ce que l’Écriture a remarqué dans la conduite d’Isaac et de Rebecca, et par où Abimelech reconnut ce qu’ils étoient l’un à l’autre : c’est ce qui fit presque blâmer le grand saint Louis, qui tout dur qu’il étoit à sa propre chair, avoit une tendre amitié pour la Reine son épouse, à qui il en donnoit souvent des marques extrêmement démonstratives ; mais on auroit dû plutôt le louer de ce qu’il savoit si bien, quand il vouloit, se défaire de son esprit guerrier, pour s’accommoder à ces menus devoirs, si nécessaires à la conservation de l’amour conjugal ; car bien que ces petites démonstrations d’amitié ne lient pas les cœurs, elles les approchent, et servent à faire l’agrément d’une douce société.

Sainte Monique étant grosse de saint Augustin, le consacra par plusieurs oblations à la Religion Chrétienne et à la gloire de Dieu, comme il le témoignoit lui-même en disant, qu’il avoit déjà goûté, dès le ventre de sa mère, le sel sacré et divin. C’est une grande instruction pour les femmes chrétiennes qui doivent offrir à la divine Majesté leurs enfans avant qu’ils soient nés ; parce que Dieu, qui accepte ce qu’un cœur humble lui présente, donne ordinairement sa bénédiction en ce temps-là à la foi et à l’amour des mères : témoin Samuel, saint Thomas d’Aquin, saint André de Fiesole, et plusieurs autres. La mère de saint Bernard, digne mère d’un tel fils, prenoit ses enfans entre ses bras aussitôt qu’ils étoient nés, les offroit à Jésus-Christ, et commençoit à les aimer avec respect comme un dépôt sacré que Dieu lui avoit confié ; et cette piété lui réussit si bien, qu’ils furent tous sept très-Saints. Mais dès que la raison commence à se développer dans les enfans, c’est alors que les pères et les mères doivent avoir un grand soin d’imprimer la crainte de Dieu en leur cœur. La bonne Reine Blanche en eut une vive attention à s’acquitter de ce devoir envers saint Louis son fils, lui disant fort souvent : j’aimerois mieux, mon cher enfant, vous voir mourir devant mes yeux, que de vous voir commettre un seul péché mortel : maxime qui fit une telle impression sur l’âme du petit Prince, que comme il l’a témoigné lui-même, il ne passa jamais un jour de sa vie sans en rappeler le souvenir, et sans la faire servir à se précautionner contre les occasions du péché. Nous appelons en notre langue les familles, des maisons ; et les Hébreux, pour signifier la génération et l’éducation des enfans, se servoient de cette expression si commune dans l’Écriture : bâtir une maison, faire sa maison. Et c’est en ce sens qu’il est dit, que Dieu édifia des maisons aux sages femmes d’Égypte. Apprenons donc que ce n’est pas faire une bonne maison, que d’y faire entrer les biens du monde ; mais qu’il faut y élever les enfans dans la crainte de Dieu et dans la pratique de la vertu : et parce qu’ils font la couronne du père et de la mère, on n’y doit épargner ni soin ni peine. Ainsi, sainte Monique combattit avec tant de ferveur et de constance les mauvaises inclinations de son fils, que l’ayant suivi par mer et par terre, elle obtint de Dieu sa conversion ; et il fut plus heureusement l’enfant de ses larmes que de son sang.

Saint Paul, dans les règles qu’il donne de l’économie chrétienne, laisse en partage aux femmes le soin de la maison : et véritablement l’on a raison de croire que leur piété est plus utile au bon ordre d’une famille que celle de leurs maris, qui sont trop occupés des affaires du dehors, pour pouvoir régler leur domestique. C’est aussi pour cette raison, que Salomon, en ses Proverbes, attribue l’ordre et le bonheur de la famille à la prudence et aux soins de la femme forte dont il nous fait le caractère.

L’Écriture nous apprend qu’Isaac pria le Seigneur pour Rebecca sa femme qui étoit stérile ; et le Texte Hébreux marque que l’un et l’autre prioit chacun de son côté, et leur prière fut exaucée. Voilà justement la plus excellente et la plus utile union qui puisse être entre un mari et une femme, que celle de la dévotion à laquelle ils se doivent porter l’un l’autre avec une sainte émulation. Car un homme sans la dévotion est naturellement fâcheux, violent, dur et incommode, et semblable à ces fruits qui, ayant un suc trop âpre, comme le coin, ne sont guères bons qu’en confiture. Et une femme sans la dévotion est extrêmement foible, fragile et sujette à perdre ce qu’elle a de vertu ; semblable à ces fruits tendres et délicats, comme la cerise, qui ne conservent jamais leur bonté, qu’étant confis. L’homme infidèle, dit saint Paul, est sanctifié par la femme fidèle, et la femme infidèle sanctifiée par l’homme fidèle ; parce que l’amour conjugal porte un grand attrait à suivre la vertu où elle paroît. Mais quelle bénédiction répandra donc le Ciel sur un mari et une femme tous deux fidèles, qui savent se sanctifier l’un l’autre par une véritable crainte de Dieu !

Au reste, il faut qu’ils sachent si bien se supporter l’un l’autre dans leurs imperfections, que du moins ils ne se fâchent jamais tous deux en même-temps, de peur de donner lieu à de mauvaises contestations et à la dissension, parce que, comme les abeilles ne s’arrêtent pas dans les lieux où l’on entend la voix retentir par les échos, le Saint-Esprit n’habite point en une maison de tumulte, de bruit et de querelle.

Nous savons de saint Grégoire de Nazianze, que de son temps les Chrétiens faisoient tous les ans une fête du jour de leur mariage ; et j’approuverois fort cet usage parmi nous, pourvu que l’on voulut en bannir toute la joie mondaine et sensuelle ; de sorte qu’on sanctifiat ce jour par la confession et la communion, par l’application à demander au Seigneur la continuation de ses bénédictions, par le renouvellement des intentions et des désirs de ce sauver, et par une nouvelle protestation d’amitié et de fidélité ; car ainsi on prendroit de nouvelles forces en Jésus-Christ, pour remplir tous les devoirs de son état, et en soutenir patiemment les peines.


CHAPITRE XXXIX.

De l’honnêteté du Lit nuptial.


L’APÔTRE appelle le lit nuptial, immaculé, c’est-à-dire, exempt de toute sorte d’impureté ; et c’est peut-être pour cette raison que Dieu voulut instituer le premier mariage dans le paradis terrestre, où il n’y avoit encore eu aucun déréglement de la cupidité.

Or, pour vous expliquer la perfection que l’Apôtre exige des personnes mariées sur cet article, je me sers d’une comparaison assez naturelle ; et c’est celle de la nourriture et de la tempérance. 1. La nourriture est nécessaire à la conservation de la vie, et pour cela l’usage en est bon, saint et commandé. 2. Cependant, manger non pas précisément pour cette fin, mais pour s’acquitter des devoirs auxquels la société humaine nous oblige les uns envers les autres, c’est une chose juste et honnête. 3. Si l’on mange par la raison de ses devoirs, il faut que ce soit avec une douce liberté, et en marquant qu’on y prend plaisir. 4. Manger simplement pour contenter son appétit, c’est une chose supportable, mais nullement louable ; car le simple plaisir de l’appétit sensuel ne peut rendre une action honnête, et c’est bien assez si elle est supportable. Manger au-delà de son appétit et par excès, cela est plus ou moins blâmable à proportion de l’excès ; et cet excès ne consiste pas seulement en la qualité, mais aussi en la manière. 5. C’est une marque d’une âme basse, grossière et toute animale, de faire tant de réflexions et de s’épancher en paroles sur les viandes avant le repas, et encore plus après, comme font plusieurs sortes de gens qui ont toujours l’esprit dans les plats, qui préviennent sans cesse ou rappellent le plaisir de la bonne chère, et qui en un mot, font, comme dit saint Paul, un Dieu de leur ventre, au lieu que les honnêtes gens ne pensent à la table qu’en s’y mettant, et se lavent les mains et la bouche après le repas, pour n’avoir plus ni le goût, ni l’odeur des viandes.

Voilà les règles, qui sont communes à la tempérance et à l’honnêteté du lit conjugal.

1. L’usage des droits du Sacrement étant nécessaire à la propagation de la société humaine, il est indubitablement honnête, louable, et spécialement saint dans le christianisme.

2. Cet usage est appelé par l’Apôtre un devoir réciproque, un devoir si grand, que bien qu’on puisse ne pas l’exiger, l’on est indispensablement obligé de le rendre ; de manière que l’un n’y puisse manquer sans le libre consentement de l’autre, non pas même pour les exercices de la dévotion, beaucoup moins pour des prétentions capricieuses de vertu, pour des aigreurs et pour des mépris.

3. L’on doit considérer que ce n’est pas assez de s’acquitter de ce devoir d’une manière chagrine, et avec une patience indifférente : ce doit être avec toute la fidélité et la correspondance entière que demande cet amour, comme s’il étoit accompagné de l’espérance d’avoir des enfans, encore que pour la raison de quelque conjoncture on ne l’eût pas.

4. Ici, comme partout ailleurs, le simple contentement de l’appétit sensuel ne peut rendre une chose honnête et louable par lui-même ; c’est beaucoup si l’on dit qu’elle soit tolérable.

5. Tout juste que soit l’usage des droits du mariage, tout nécessaire qu’on le sache dans la société humaine, tout saint qu’on le croie dans le christianisme, il porte des dangers de salut que l’on doit y éviter très-soigneusement, pour ne se rendre coupable ni d’aucun péché véniel, comme il arrive dans les simples excès de cet état, ni d’aucun péché mortel, comme il arrive quand l’ordre naturel et nécessaire pour la procréation des enfans est perverti. Or, dans cette supposition, selon que l’on s’écarte plus ou moins de cet ordre, les péchés sont plus ou moins exécrables, mais toujours mortels ; car la propagation de la société humaine étant la première et la principale fin du mariage, jamais on ne peut licitement se départir de l’ordre qu’elle vous demande. Cependant, quoique cette fin ne puisse pas avoir son effet par la raison de quelque empêchement, comme la stérilité ou la grossesse, le commerce de l’amour conjugal ne laisse pas de pouvoir être juste et saint, si l’on suit les règles que demande la procréation des enfans, aucun accident ne pouvant jamais préjudicier à la loi que la fin principale du mariage a imposée.

Certes, l’infâme et exécrable action d’Onan contre les lois du mariage, étoit détestable devant Dieu, ainsi que l’Écriture Sainte nous l’apprend. Et bien que quelques hérétiques de notre temps, cent fois plus blâmables que les Cyniques dont parle saint Jérôme, sur l’Épître aux Ephesiens, aient voulu dire que c’étoit l’intention perverse de ce méchant homme qui déplaisoit à Dieu ; l’Écriture en parle autrement, et assure en particulier que son action même étoit détestable et abominable devant Dieu.

6. L’honnêteté naturelle et chrétienne demande qu’on ne laisse pas engager son esprit dans tout ce commerce sensuel, et qu’on tâche même de l’en purifier promptement, pour qu’il conserve toute la liberté nécessaire aux obligations plus honnêtes et plus nobles de cette vocation. En vérité, l’on seroit surpris des exemples de l’honnêteté naturelle que le Seigneur a donné aux hommes, en de certains animaux qui serviront un jour à confondre la brutale grossièreté de plusieurs personnes.

Cet avis comprend la parfaite pratique de l’excellence de la doctrine que saint Paul enseigne aux Corinthiens, en ces termes : le temps est court ; que ceux donc qui ont des femmes, vivent comme s’ils n’en avoient pas. Car, selon la pensée de saint Grégoire, vivre dans le mariage, comme si l’on n’y étoit pas, c’est accorder tout ce que cet état a de naturel avec tout le spirituel du Christianisme. Que ceux qui se servent du monde, ajoute saint Paul, s’en servent comme s’ils ne s’en servoient pas. C’est donc à tous de se servir du monde, chacun selon sa vocation ; mais avec un si grand détachement du monde, que l’on puisse conserver pour le service de Dieu autant de liberté et de ferveur, que si l’on ne se servoit pas du monde. En effet, c’est le grand mal de l’homme, dit saint Augustin, que de vouloir jouir des choses dont il doit seulement se servir, et de vouloir seulement se servir de celles dont il doit jouir avec plaisir : cela s’entend de tout ce qui a rapport aux sens et à l’esprit. Ainsi quand l’on pervertit cet ordre, et que l’on change l’usage en jouissance, l’âme, toute spirituelle qu’elle est, devient toute animale.

Je crois avoir dit tout ce que je voulois dire, et avoir fait entendre, sans le dire, ce que je ne voulois pas dire.


CHAPITRE XL.

Instructions pour les Veuves.


SAINT PAUL instruisant tous les Prélats en la personne de son cher Timothée, lui dit : honorez les Veuves qui sont de vraies Veuves. Or, cette qualité de vraie veuve demande les conditions suivantes.

La première est la viduité du cœur, laquelle comprend une ferme résolution de vivre en cet état : car les femmes qui ne sont veuves qu’en attendant un nouvel engagement, ont le cœur tout entier dans le mariage. Que si la vraie veuve vouloit se consacrer à Dieu par un vœu de chasteté, elle ajouteroit un grand ornement à la viduité, et mettroit en sureté sa sainte résolution ; d’autant que la nécessité de garder son vœu pour ne pas perdre le ciel, éloigneroit de son esprit et de son cœur les plus simples vues et les plus légères inclinations pour un second mariage : si bien que ce vœu seroit comme une forte barrière entre son âme, et ce qui pourroit s’opposer à sa résolution. Ainsi, saint Augustin le conseille fortement aux veuves chrétiennes, et le savant Origène le conseille même aux femmes mariées, dans la supposition que la mort de leurs maris leur rende leur première liberté : afin, dit-il, que parmi tout ce que leur état a de sensuel, elles aient comme par anticipation le mérite d’une chaste viduité.

L’excellence du vœu est grande : car outre qu’il rend les œuvres sur lesquelles il s’étend plus agréables à Dieu, et qu’il inspire du courage et de la force pour les pratiquer, il donne tout ensemble à Dieu nos œuvres, qui sont les fruits de notre bonne volonté, et notre volonté même d’où procèdent nos œuvres, comme les fruits naissent de l’arbre.

La simple chasteté soumet le corps à l’esprit de Dieu, sans ôter à une personne la liberté d’en disposer pour les engagemens du mariage : mais le vœu de chasteté sacrifie à Dieu le corps et la liberté d’en jamais disposer : de sorte que l’on entre dans le saint et heureux esclavage de l’amour de Dieu, dont le service vaut mieux que la plus belle couronne du monde. Comme donc j’approuve infiniment la pensée de ces deux grands hommes, je souhaiterois aussi que les personnes qui voudroient aspirer à cette perfection, ne l’entreprissent pas sans consulter les règles de la prudence chrétienne, qui sont de bien sonder leur cœur, d’examiner leurs forces, de demander l’inspiration céleste, et de prendre conseil d’un vertueux et sage Directeur : c’est la manière de faire tout avec plus de profit et de sûreté.

Secondement, cette rénonciation aux secondes noces doit être pure et simple, c’est-à-dire, conduite uniquement par le désir de s’unir à Dieu d’une manière plus pure ; car si l’on y fait entrer le désir de laisser des enfans riches, ou quelque autre prétention du monde, la veuve en aura peut-être de la louange aux yeux des hommes, mais non pas aux yeux de Dieu, devant qui rien ne peut avoir un vrai mérite que ce qui est fait pour lui.

Il faut en troisième lieu que la vraie veuve se prive de tous les plaisirs du siècle : car celle qui vit dans les délices, dit saint Paul, est morte, toute vivante qu’elle est. En effet, vouloir demeurer veuve, et se plaire à être muguetée, caressée et cajolée, se trouver aux bals et aux festins, retenir en sa personne et en ses habits beaucoup d’usages pleins de vanité et de sensualité, c’est une veuve morte aux yeux de Dieu, quelque vivante que l’on soit aux yeux du monde. Qu’importe-t-il que l’amour profane fasse servir à ses desseins, ou ce que le luxe a de plus riche et de plus riant en habits et en parures, ou l’artificieuse modestie du deuil, dont la triste couleur donne encore de nouveaux agrémens à la beauté naturelle ? Extérieur d’autant plus dangereux, que l’on a su dans le mariage l’art de toutes les manières de plaire aux hommes. Une telle veuve n’est qu’une idole de la viduité.

Le temps d’émonder et de décharger les arbres est venu, la voix de la tourterelle s’est fait entendre. Ces paroles des Cantiques nous apprennent que le retranchement de toutes les superfluités vaines et sensuelles du monde est nécessaire à toutes sortes de personnes, pour vivre chrétiennement, mais beaucoup plus nécessaire à une veuve occupée comme une chaste tourterelle de ses gémissemens sur la mort de son mari. Aussi, quand Noémi revint de Moal à Bethléem, elle dit aux autres femmes qui la saluoient : Ne m’appelez point, je vous prie, Noémi, car ce nom marque une belle et agréable personne ; mais appelez-moi Maria, car le Seigneur a rempli mon âme d’amertume, depuis que j’ai perdu mon époux. C’est de cette sorte qu’une veuve chrétienne, bien loin de se faire honneur de sa beauté ni de tous ses agrémens, se contente d’être ce que Dieu veut qu’elle soit, c’est-à-dire, humble et abjecte à ses yeux.

Les lampes dont l’huile est aromatique, jètent une plus douce odeur quand on éteint la lumière, et les veuves dont l’amour a été pur et sincère dans le mariage, répandent partout une excellente odeur de vertu et de sainteté quand elles ont perdu leur lumière, qui est leur mari. Aimer un mari durant sa vie, c’est une vertu commune ; mais l’aimer après sa mort, jusqu’à lui conserver son premier amour, c’est la vertu des vraies veuves. Espérer en Dieu, tandis que l’on est soutenu de la puissance d’un mari, cela n’est pas rare ; mais espérer en Dieu quand on a perdu cet appui, c’est une grande louange : c’est pourquoi la viduité fait mieux connoître les vertus que l’on a eues dans le mariage.

La veuve qui est nécessaire à des enfans, soit pour leur établissement, soit principalement pour le salut, ne doit jamais les abandonner ; car l’Apôtre saint Paul nous dit qu’elles sont obligées de leur donner ce qu’elles ont reçu de leurs pères et de leurs mères ; et que si quelqu’un n’a pas soin des siens, surtout de ceux de sa famille, il est plus méchant qu’un infidèle. Mais si ses enfans n’ont pas besoin de sa conduite, elle doit uniquement appliquer ses pensées et ses soins à se perfectionner dans l’amour de Dieu. A moins qu’une nécessité absolument indispensable n’oblige sa conscience d’entrer dans beaucoup d’embarras, tels que sont les procès, je lui conseille de s’en abstenir entièrement, et de prendre en ses affaires la conduite la plus tranquille, quoiqu’elle paroisse la moins utile. En vérité, il faut que le fruit de ses soins si fatigans soit bien grand, pour le mettre en comparaison avec les avantages d’un saint repos ; outre qu’ils dissipent le cœur, et que la complaisance pour ceux dont la protection paroit nécessaire, fait prendre souvent des manières extérieures qui sont fort désagréables à Dieu, et qui ouvrent la porte du cœur aux ennemis de la chasteté.

L’Oraison doit être l’exercice continuel de la veuve, puisque ne devant plus aimer que Dieu, elle ne doit presque plus parler qu’à lui ; et comme le fer qu’un diamant empêche de s’attacher à l’aimant, s’élance vers cet aimant, aussitôt que le diamant en est éloigné ; ainsi le cœur d’une veuve que l’amour d’un mari empêchoit de suivre tous les attraits du divin amour, doit après sa mort courir ardemment dans ses voies, à l’odeur des parfums célestes, et dire, à l’imitation de l’Épouse sacrée : O Seigneur ! maintenant que je suis toute à moi, recevez-moi pour être toute à vous ; attirez-moi après vous, et je courrai à l’odeur de vos parfums.

Les vertus qui lui sont les plus propres, sont une parfaite modestie, et un renoncement déclaré aux vains honneurs du monde, à ses assemblées et à toutes ses vanités ; la charité à servir les pauvres et les malades, et à consoler les affligés : le zèle à engager les filles à une vie chrétienne, et à faire de sa conduite un modèle de perfection pour les jeunes femmes. La nécessité et la simplicité sont les deux ornemens de leurs habits : l’humilité et la charité, les deux ornemens de leurs actions ; l’honnêteté et la douceur, les deux ornemens de leurs discours : la modestie et la pudeur, les deux ornemens de leurs yeux ; et pour le principe de tout cela, Jésus-Christ crucifié doit être l’unique amour de leur cœur. En un mot, la veuve doit être entre les femmes et les filles, ce qu’est la violette entre les fleurs. Cette fleur a une douce odeur, elle se cache sous de larges feuilles ; la couleur n’en est point éclatante, et elle ne vient guère bien que dans des lieux frais et écartés : symbole de la douce dévotion, de l’humilité et de l’abjection, de la mortification et de la chasteté solitaire et tranquille d’une vraie veuve, qui sera heureuse, comme dit saint Paul, si elle persévère dans son état.

J’avois beaucoup d’autres choses à lui dire ; mais je lui aurai tout dit, en lui conseillant de lire attentivement les belles Lettres de saint Jérôme à Furia, à Salvia, et aux autres Dames qui eurent le bonheur d’être ses filles spirituelles ; car je ne puis rien ajouter, sinon cet avertissement : que jamais elle ne doit blâmer celles qui passent à de secondes noces, et même aux troisièmes et aux quatrièmes. Dieu en dispose ainsi en de certains cas pour sa plus grande gloire ; et il faut toujours avoir devant les yeux cette doctrine des Anciens : que ni la viduite, ni la virginité n’ont point de rang au Ciel, que celui que l’humilité leur donne.


CHAPITRE XLI.

Instructions sur la Virginité.


AMES toutes pures, je n’ai que deux choses à vous dire, car vous trouverez le reste ailleurs. Si vous attendez l’établissement d’un mariage, conservez avec grand soin votre premier amour pour la personne que le Ciel vous destine ; car c’est une très-grande tromperie que de lui présenter un cœur déjà possédé, usé et gâté par l’amour, au lieu d’un cœur entier et sincère. Mais si votre bonheur vous appelle aux chastes et virginales noces de l’Agneau immaculé, conservez avec une grande délicatesse de conscience tout votre amour à ce divin Époux, qui étant la pureté même, n’aime rien davantage que la pureté ; et à qui les prémices de tout sont dues, mais principalement celles de l’amour. Les lettres de saint Jérôme vous fourniront tous les autres avis qui vous sont nécessaires ; et puisque votre état vous oblige à l’obéissance, choisissez un Directeur, sous la conduite duquel vous puissiez plus saintement et plus sûrement vous consacrer à la divinité.

INTRODUCTION
À LA
VIE DÉVOTE.


QUATRIÈME PARTIE.

Les Avis nécessaires contre les tentations les plus ordinaires.


CHAPITRE PREMIER.

Il ne faut point s’arrêter aux discours des enfans du siècle.


AUSSITÔT que le monde s’apercevra de votre dévotion, la flatterie et la médisance ne manqueront pas de vous faire de la peine. Les libertins feront passer votre changement pour un artifice d’hypocrisie ; et ils diront qu’un chagrin que vous avez reçu du monde, vous a fait, à son refus, recourir à Dieu. A l’égard de vos amis, ils s’empresseront de faire bien des remontrances qu’ils croiront charitables et prudentes, sur la mélancolie de la dévotion, sur la perte de votre crédit dans le monde, sur la conservation de votre santé, sur l’incommodité que vous causerez aux autres, sur vos affaires qui en pourroient souffrir, sur la nécessité de vivre dans le monde comme l’on y vit, et sur tous les moyens qu’on a de faire son salut sans tant de mystères.

Philothée, tout cela n’est qu’un sot et vain babil du siècle ; et au fond ces gens-là n’ont aucun soin véritable, ni de vos affaires, ni de votre santé. Si vous étiez du monde, dit le Sauveur, le monde aimeroit ce qui lui appartient ; mais parce que vous n’êtes pas du monde, il vous hait. L’on voit des hommes et des femmes passer les nuits entières au jeu ; y a-t-il une attention plus sombre et plus chagrine que celle-là ? cependant leurs amis ne leur en disent rien : et pour une heure de méditation, ou pour se lever un peu plus matin qu’à l’ordinaire, afin de se préparer à la Communion, chacun court au médecin pour nous faire guérir de l’humeur hypocondriaque et de la jaunisse. On passera trente nuits à danser, nul ne s’en plaint ; et pour la seule nuit de Noël, chacun tousse et crie la tête le jour suivant. Qui ne voit que le monde est un juge inique, favorable à ses enfans, mais dur et sévère aux enfans de Dieu !

Nous ne saurions être bien avec le monde, qu’en nous perdant. avec lui ; et il n’est pas possible de contenter sa bizarrerie. Jean est venu : dit le Sauveur, ne mangeant, ni ne buvant ; et vous dites qu’il est possédé du diable. Le fils de l’homme est venu en mangeant et en buvant ; et vous dites qu’il est un Samaritain.

Il est vrai, Philothée, si vous vous relâchez par condescendance pour le monde, à jouer et à danser, il s’en scandalisera ; si vous ne le faites pas, il vous accusera d’hypocrisie ou de mélancolie ; si vous vous parez, il l’interprétera mal ; si vous vous négligez, ce sera pour lui une bassesse de cœur ; il appellera votre gaité une dissolution, et votre mortification une humeur sombre ; et comme il vous regarde toujours de mauvais œil, jamais vous ne pourrez lui plaire. Il fait passer nos imperfections pour des péchés, nos péchés véniels pour des mortels, et nos péchés d’infirmités pour des péchés de malice. Dans les mêmes choses, où la charité, comme dit saint Paul, est bénigne, le monde est malin : la charité ne pense mal de personne, et le monde en pense toujours de toutes sortes de gens ; quand il ne peut condamner nos actions, il accuse nos intentions. Enfin, soit que les moutons aient des cornes, ou qu’ils n’en aient pas, soit qu’ils soient blancs ou qu’ils soient noirs, le loup ne laissera pas de les manger s’il peut. Quoique nous fassions aussi, le monde nous fera toujours la guerre ; si nous sommes long-temps aux pieds d’un Confesseur, il demandera ce que nous pouvons tant dire ; si nous y sommes peu, il dira que nous ne disons pas tout ; il étudiera tous nos mouvemens, et pour une parole tant soit peu échauffée, il protestera que nous sommes insupportables ; il prendra pour une avarice le soin de nos affaires, et il fera passer notre douceur pour une niaiserie. Mais à l’égard des enfans du siècle, leur colère est une générosité, leur avarice une sage économie, et leurs manières trop libres sont une honnête conversation.

Laissons cet aveugle monde, Philothée ; qu’il crie tant qu’il voudra comme un chat-huant, pour inquiéter les oiseaux du jour, Soyons fermes en nos desseins, invariables en nos résolutions ; et la persévérance fera voir, si le parti de la dévotion que nous avons pris, a été sérieux et sincère. Les comètes et les planètes paroissent presque également lumineuses ; mais les comètes qui ne sont que des feux passagers, disparoissent en peu de temps, au lieu que la lumière des planètes est perpétuelle. De même l’hypocrisie et la vraie vertu se ressemblent fort, et on les connoît à ce que celle-là n’a point de constance, et se dissipe comme la fumée ; au lieu que celle-ci est ferme et constante. Au reste il est bon, pour assurer les commencemens de notre dévotion, d’en souffrir du mépris et quelques injustes reproches ; car on se précautionne ainsi contre la vanité et contre l’orgueil, qui font quelquefois périr les premiers fruits de la piété. Malheur figuré par le commandement que Pharaon fit aux sages femmes d’Égypte de tuer les enfans mâles d’Israël, le jour même de leur naissance. Enfin, nous sommes crucifiés au monde, et le monde nous doit être crucifié. Il nous prend pour des fous : regardons-le comme un insensé.


CHAPITRE II.

Qu’il faut s’armer de courage.


QUELQUE belle et douce que soit la lumière, elle nous éblouit quand nous avons été long-temps dans l’obscurité ; et quelque doux et honnêtes que soient les habitans d’un pays où l’on est étranger, on ne laisse pas d’en être d’abord embarrassé. Il pourra donc se faire, Philothée, que ce grand divorce des folles vanités du monde, et ce changement de vie, donneront quelque atteinte à votre cœur, et qu’il se trouvera frappé d’un triste abattement. Mais ayez un peu de patience, je vous en prie : tout cela ne sera rien avec le temps, et n’est d’abord qu’un peu d’étonnement que cause la nouveauté ; attendez, les consolations viendront bientôt. Vous regretterez peut-être la gloire de l’approbation, que les fous et les moqueurs donnoient à vos vanités ; mais, ô Dieu ! voudriez-vous bien perdre la gloire, dont le Dieu de vérité vous couronnera éternellement ? Les vains plaisirs des années passées viendront encore flatter votre cœur pour le rengager dans leur commerce ; mais voudriez-vous renoncer aux délices de l’éternité, pour des légèretés si trompeuses ! Croyez-moi, si vous persévérez, vous verrez bientôt votre persévérance récompensée de consolations si délicieuses, que vous avouerez que le monde n’a que du fiel, en comparaison de ce miel céleste, et qu’un seul jour de dévotion vaut mieux que mille années de la vie mondaine.

Mais vous considérez la hauteur de la montagne, où se trouve la perfection chrétienne : eh comment, dites-vous, y pourrai-je monter ? Courage, Philothée, les nymphes des abeilles (c’est ainsi qu’on appelle leurs petits moucherons qui ne commencent qu’à prendre leur forme) n’ont pas encore d’ailes pour s’en aller cueillir le miel sur les fleurs des montagnes et des collines ; mais se nourrissant peu à peu du miel que leurs mères leur ont préparé, les ailes leur viennent, et elles se fortifient si bien, qu’enfin elles prennent l’essor, et volent jusqu’aux lieux les plus élevés, Il est vrai, nous devons nous considérer comme de petits moucherons dans les voies de la dévotion, dont nous ne pouvons pas, comme nous voudrions, avoir tout d’un coup la perfection : mais commençons toujours à nous y former par nos désirs et par nos bonnes résolutions ; espérons qu’un jour nous aurons assez de force pour y parvenir ; vivons en attendant de l’esprit si doux de tant d’instructions que les Saints et les Saintes nous ont laissées ; et prions Dieu, comme le Prophète Royal, qu’il nous donne des ailes de colombe, afin que nous puissions non-seulement nous élever à la perfection de la vie présente, mais encore jusqu’au repos de la bienheureuse éternité.


CHAPITRE III.
De la nature des Tentations, et de la différence qu’il y a entre les sentir et y consentir.


IMAGINEZ-VOUS, Philothée, une jeune Princesse extrêmement aimée de son époux, et dont quelque jeune libertin prétend corrompre la fidélité par un infâme confident qu’il lui envoie pour traiter avec elle d’un si détestable dessein. Premièrement ce confident propose à la Princesse l’intention de son Maître ; secondement elle agrée ou désagrée la proposition ; et en troisième lieu, elle y consent ou la rejète. C’est de la sorte que Satan, le monde et la chair, voyant une âme attachée au fils de Dieu comme son Époux, lui font des tentations, dans lesquelles, premièrement le péché lui est proposé ; secondement, il lui plaît ou lui déplait ; troisièmement, elle y consent ou le rejète. Voilà les degrés qui conduisent à l’iniquité, la tentation, la délectation et le consentement ; et quoique ces trois choses ne se distinguent pas si évidemment en toutes sortes de péchés, on les connoît pourtant sensiblement dans les grands péchés.

Quand une tentation dureroit toute notre vie, elle ne peut nous rendre désagréables à la divine Majesté, pourvu qu’elle ne plaise pas, et que nous n’y consentions point, parce que, dans la tentation nous n’agissons pas, mais nous souffrons ; puisque nous n’y prenons point de plaisir, elle ne peut en aucune manière nous rendre coupables. Saint Paul souffrit longtemps des tentations de la chair, et tant s’en faut qu’elles le rendissent désagréable à Dieu, qu’au contraire Dieu en étoit glorifié. La bien heureuse Angèle de Foligni en fut aussi si cruellement tourmentée, qu’elle fait pitié quand elle les raconte, Celles de saint François et de saint Benoit ne furent pas moins fâcheuses, lorsque l’un se jète dans les épines, et l’autre dans la neige pour les combattre ; et cependant, bien loin d’en perdre rien de la grâce de Dieu, ils l’augmentent de beaucoup en eux.

Il faut donc avoir un grand courage, Philothée, dans les tentations, et ne se croire jamais vaincu, tandis qu’elles déplaisent : observant bien la différence qu’il y a entre les sentir et y consentir : car on les peut sentir, encore qu’elles déplaisent, mais on ne peut y consentir sans qu’elles plaisent, puisque le plaisir est ordinairement un degré au consentement. Que les ennemis de notre salut nous présentent autant d’amorces et d’appas qu’ils pourront, qu’ils se tiennent toujours à la porte de notre cœur pour y entrer, qu’ils nous fassent tant de propositions qu’ils voudront ; tandis que nous serons dans la disposition de ne pas nous plaire à tout cela, il est impossible que nous offensions Dieu, non plus que l’époux de la Princesse dont je vous ai parlé, ne peut lui savoir mauvais gré d’une telle proposition qu’on lui auroit faite, si elle n’y avoit pris aucune sorte de plaisir. Il y a néanmoins cette différence entre l’âme et cette Princesse, que la Princesse peut chasser, si elle veut, un tel entremetteur, et ne plus l’entendre : mais il n’est pas toujours au pouvoir de l’âme de ne point sentir la tentation, bien qu’elle puisse toujours n’y pas consentir. C’est pourquoi, encore que la tentation dure long-temps, elle ne peut nous nuire, pendant qu’elle nous déplait.

A l’égard de la délectation qui peut suivre la tentation, il est à remarquer que nous avons comme deux parties en notre âme, l’une inférieure et l’autre supérieure, et que l’inférieure ne suit pas toujours la supérieure, et même agit séparément d’elle : et de-là il arrive souvent que la partie inférieure se plaît à la tentation, sans le consentement de la partie supérieure, et même contre son gré. C’est justement le combat que saint Paul décrit, quand il dit que la chair convoite contre son esprit, et qu’il y a en lui une loi des membres, et une loi de l’esprit, et semblables choses. Avez-vous jamais vu, Philothée, un grand brasier de feu couvert de cendres ? Quand on vient dix ou douze heures après y chercher du feu, on a de la peine à y en trouver quelque peu de reste ; il y étoit néanmoins, puisqu’on l’y trouve, et il peut servir à rallumer tous les autres charbons éteints. Voilà comme la charité, qui est votre vie spirituelle, subsiste en vous contre les plus grandes tentations : car la tentation jetant la délectation contre la partie inférieure de l’âme, charge et couvre pour ainsi dire, cette pauvre âme de tant de fâcheuses dispositions, qu’elles y réduisent l’amour de Dieu à bien peu de chose : il ne paroît nulle part, sinon au fond du cœur, encore semble-t-il qu’il n’y soit pas, et on a bien de la peine à l’y trouver. Il y est cependant très-réellement, puisqu’encore que tout soit troublé dans l’âme et dans le corps, on a toujours la résolution de ne point consentir au péché ni à la tentation ; que la délectation qui plaît à l’homme extérieur, déplaît à l’intérieur, et que bien qu’elle soit, pour ainsi parler, tout autour de la volonté, elle n’est pas en elle. Or, c’est ce qui doit faire juger que cette délectation est involontaire, et qu’étant telle en effet, elle ne peut être un péché.


CHAPITRE IV.

Deux exemples remarquables sur ce sujet.


IL vous importe si fort, Philothée, de bien entendre ceci, que je ne ferai nulle difficulté de m’y étendre davantage. Le jeune homme dont parle sainte Jérôme, couché sur un lit d’une manière fort molle et attaché avec des cordons de soie, étoit provoqué par tout ce que l’on peut penser de l’impudence d’une femme, dont on se servoit pour ébranler sa constance ; et qu’est-ce que ses sens et son imagination n’en devoient pas souffrir ? Cependant au milieu d’un si terrible orage de tentations sensuelles, il témoigne que son cœur n’est point vaincu, et que sa volonté n’y consent en aucune manière : car son âme voyant tout révolté contre elle, et n’ayant rien à son commandement de tout son corps que la seule langue, il se la coupa avec les dents, et la cracha au visage de cette vilaine, qui lui étoit plus cruelle que les bourreaux les plus furieux. De sorte que le Tyran qui avoit désespéré de vaincre cette belle âme par les douleurs, pensa inutilement la pouvoir vaincre par les plaisirs.

Le récit des tentations intérieures et extérieures, que Dieu permit au malin esprit de faire à sainte Catherine de Sienne, sur sa pudeur, est tout-à-fait surprenant, et l’on ne peut rien imaginer de plus horrible, que ce qu’elle souffrit dans ce combat spirituel, soit des suggestions de l’ennemi, à l’égard de l’imagination et du cœur, soit pour les yeux, à l’égard des représentations les plus infâmes, que les démons lui faisoient sous des figures humaines, soit encore par les paroles les plus abominables : or, quoique tout cet extérieur détestable ne lui frappât que les sens, son cœur toutefois en étoit si pénétré, qu’elle confesse elle-même qu’il en étoit tout rempli, et qu’il ne lui restoit rien en elle-même qui ne fût violemment agité de cette tempête, que la seule partie raisonnable de sa volonté. Cette épreuve dura long-temps, jusqu’à ce qu’enfin Notre-Seigneur lui ayant un jour apparu, elle lui dit ; ou étiez-vous, mon aimable Seigneur, quand mon cœur étoit plein de tant de ténèbres et d’ordures ? Sur quoi il lui répondit, j’étois, ma fille, dans ton cœur même ; et comment, répliqua-t-elle, habitez-vous en un tel cœur ? Alors Notre-Seigneur lui demanda, si ces dispositions fâcheuses avoient produit en elle quelque sentiment de plaisir ou de tristesse, de l’amertume ou quelque délectation ? et la Sainte lui ayant répondu, tristesse et amertume ; le Seigneur lui dit : qui répandoit cette amertume et cette tristesse en ton cœur, sinon moi, qui demeurois caché au fond de ton âme ? Sache, ma fille, que si je n’y eusse pas été présent, ces dispositions qui assiégeoient ta volonté, sans pouvoir la vaincre, y eussent été reçues avec plaisir, et d’un plein consentement de ton franc arbitre, et eussent causé la mort à ton âme ; mais parce que j’y étois présent, je te donnois cette ferme résistance, avec laquelle tu refusois ton cœur à la tentation. Et comme il ne pouvoit pas résister autant qu’il le vouloit, il en ressentoit un plus grand déplaisir et une plus forte haine de la tentation et de soi-même : ainsi ces peines ont été un grand accroissement de vertu et de force pour toi, et un grand fonds de mérites.

Voyez-vous, Philothée, comme ce feu étoit couvert de cendres, et que la tentation avec la délectation étoit entrée en ce cœur, et avoit obsédé la volonté, qui seule soutenue de la grâce du Sauveur, résistoit par des amertumes, des déplaisirs et des détestations de tout péché, auquel elle refusoit perpétuellement son consentement, O Dieu ! quelle désolation à une âme qui aime Dieu, de ne savoir seulement pas s’il est en elle ou non, et si l’amour divin pour lequel elle combat, est entièrement éteint en elle ou non ! mais c’est la grande perfection de l’amour céleste, que de faire souffrir et combattre l’amant par l’amour, sans savoir s’il a l’amour, pour lequel et par lequel il combat.


CHAPITRE V.

Consolation de l’Ame qui est dans la Tentation.


PHILOTHÉE, jamais Dieu ne permet ces tentations si violentes, qu’à l’égard des âmes qu’il veut élever à la plus grande perfection de son amour ; mais ce n’est pas pour elles une sûreté, qu’après avoir passé par ces épreuves, elles doivent y parvenir ; car il est arrivé bien des fois, que plusieurs ne correspondant pas dans la suite avec fidélité à la grâce qui les leur avoit fait soutenir constamment, ont malheureusement succombé à des tentations fort légères. Je vous le dis, afin que si vous vous trouvez jamais dans des épreuves si affligeantes, vous vous consoliez du dessein que Dieu a de vous élever devant ses yeux, et que pourtant toujours humble en sa présence, vous ne vous teniez jamais. en sûreté contre les petites tentations, après avoir surmonté les plus grandes, qu’autant que vous avez une continuelle fidélité à sa grâce : quelque tentation donc qu’il vous arrive, et quelque délectation qu’il vous en revienne, ne vous en troublez point, durant que votre volonté refusera son consentement à l’une et à l’autre, parce qu’enfin Dieu n’en est point offensé. Quand un homme tombe en défaillance, ne donne aucune marque de vie, on lui met la main sur le cœur, et pour peu qu’on lui sente du mouvement, on juge qu’il n’est point mort, et que l’on peut avec quelque liqueur forte et subtile lui faire revenir ses forces. Jugeons ainsi de l’état de l’âme dans les violences des tentations, qui semblent quelquefois épuiser toutes ses forces, considérons si le cœur et la volonté ont encore quelque mouvement de la vie spirituelle, c’est-à-dire, si la volonté refuse son consentement, en rejetant la tentation et la délectation ; car tandis que ce mouvement reste en notre volonté, nous sommes sûrs que la vie de la charité n’y est pas éteinte, et que Jésus-Christ est présent en notre âme, quoiqu’il soit caché ; de sorte que, par l’usage continuel de l’Oraison et des Sacremens, et par la confiance en Dieu, nous pouvons reprendre toutes nos forces, et vivre toujours en Dieu d’une douce et parfaite vie.


CHAPITRE VI.

Comment la tentation et la délectation peuvent être des péchés.


LA Princesse dont je vous ai parlé, ne peut être blamée de la recherche qui lui est faite, puisque nous avons supposé que c’est absolument contre ses intentions ; mais elle seroit coupable, si elle se l’étoit attiré par quelques manières qui eussent pu en faire venir la pensée ; et voilà comme la tentation est quelquefois un péché, par la raison qu’on se l’est attirée. Par exemple, un homme sait que le jeu excite aisément sa colère, que la colère le fait blasphémer, et que le jeu conséquemment est une vraie tentation pour lui : je dis que cet homme péche toutes les fois qu’il joue, et que les tentations qui lui arrivent au jeu le rendent coupable. Un autre sait qu’une certaine conversation lui est une occasion de quelque chute, s’il s’y engage volontairement, il est indubitablement coupable de la tentation qu’il y trouve.

Quand on peut éviter la délectation qui suit la tentation, c’est toujours un péché que de la recevoir ; mais plus ou moins considérable, à proportion que le plaisir que l’on y prend, et que le consentement que l’on y donne, est grand ou petit, d’une longue ou courte durée. Si cette Princesse dont nous avons parlé, écoute non-seulement la proposition déshonnête qui lui est faite, mais y prend plaisir, et en occupe son cœur avec joie, elle est fort blâmable ; car bien qu’elle n’en veuille pas l’exécution, elle consent néanmoins à l’application de son cœur sur cet objet déshonnête, par le plaisir qu’elle y prend : or, la seule application volontaire du cœur à la déshonnêteté est mauvaise, comme celle même des sens ; de sorte que la déshonnêteté consiste tellement en cette application volontaire du cœur, que sans elle l’application des sens ne peut être un péché.

Lors donc qu’une tentation s’élèvera en vous, considérez si vous vous l’êtes attirée volontairement, parce que c’est un péché que de se mettre en danger de pécher ; et cela suppose que vous ayiez pu raisonnablement éviter l’occasion, et que vous ayiez prévu ou dû prévoir la tentation qui vous en devoit venir ; mais si vous n’avez donné nul sujet à la tentation, elle ne peut aucunement vous être imputée à péché.

Quand on a pu éviter la délectation qui suit la tentation, et qu’on ne l’a pas évitée, il y a toujours quelque sorte de péché, à proportion qu’on s’y est peu ou beaucoup arrêté, et selon la cause du plaisir qu’on y a pris. Une femme qui, n’ayant donné aucun sujet à la cajolerie, y prend pourtant plaisir, ne laisse pas d’être blâmable, si le plaisir qu’elle y prend n’a point d’autre cause que la cajolerie même ; car si celui qui veut lui inspirer de l’amour jouoit en perfection du luth, et qu’elle prit plaisir, non pas à sa mauvaise recherche, mais à l’harmonie et à la douceur du luth, il n’y auroit point de péché pour elle, bien qu’elle ne dût pas prendre longtemps ce plaisir, de peur de passer à celui d’être recherchée : de même encore, si l’on me propose un stratagème fort artificieux de me venger de mon ennemi, et que je ne donne aucun consentement à la vengeance, ni y prenne aucun plaisir, mais seulement à la subtilité de cet artifice, sans doute je ne péche point ; mais il n’est pas expédient que je m’arrête beaucoup à ce plaisir, de peur qu’il ne me porte peu à peu à celui de la vengeance même.

On est quelquefois surpris des impressions de la délectation, qui suit immédiatement la tentation, avant qu’on s’en soit bien aperçu ; et cela ne peut être qu’un péché véniel assez léger, lequel cependant devient plus grand, si après que l’on a reconnu le mal distinctement, on demeure par négligence quelque temps à prendre son parti sur l’acceptation ou le refus de cette délectation ; et le péché sera encore plus grand, si l’ayant reconnue, on s’y arrête quelque temps par une vraie négligence, et sans aucune sorte de volonté de la rejeter. Mais lorsque volontairement et de propos délibéré, nous sommes résolus de nous plaire en telles délectations, ce propos même délibéré est un grand péché, si l’objet auquel on se plaît est notablement mauvais ; c’est un grand vice à une femme de vouloir entretenir de mauvaises amours, quoiqu’elle ne veuille jamais s’y abandonner.


CHAPITRE VII.

Les remèdes aux grandes Tentations.


DÈS que vous apercevrez une tentation, imitez les petits enfans, qui à la vue d’un loup ou d’un ours, se jètent entre les bras de leur père et de leur mère, ou du moins les appellent à leur secours : recourez ainsi à Dieu, et implorez le secours de sa miséricorde ; c’est le remède que Notre-Seigneur nous donne en ces paroles : Priez, afin que vous n’entriez point en tentation.

Si elle continue, ou si elle devient plus forte, embrassez la sainte croix en esprit, comme si vous voyiez J. C. devant vous ; protestez-lui que vous ne consentirez point à la tentation ; demandez-lui qu’il vous défende de l’ennemi, et persévérez en cette protestation et en cette prière, tandis que le combat durera.

Mais parmi ces protestations, ne considérez point la tentation, et regardez uniquement Jésus-Christ, d’autant que si vous y arrêtez votre esprit, elle pourroit ébranler votre cœur, principalement quand elle est forte ; donnez donc un détour à votre esprit, par quelque occupation bonne et louable, qui puisse aussi, par l’attachement que votre cœur y prendra, éteindre le sentiment de la tentation,

Le grand remède contre toutes les tentations, grandes ou petites, c’est d’ouvrir son cœur à son Directeur, en lui faisant connoître les suggestions de l’ennemi et les impressions qu’elles font : car, observez que le silence est toujours la première condition que l’ennemi impose à celui qu’il veut séduire, en la manière qu’un libertin qui entreprend une femme ou une fille, l’engage d’abord à tenir leur commerce fort secret, ou à son mari ou à son père : conduite du Démon, toute opposée à celle de Dieu, qui nous oblige absolument de faire examiner ses inspirations par nos supérieurs et par nos directeurs. Que si après cela, la tentation s’opiniâtre à nous persécuter et à nous fatiguer, nous n’avons rien à faire qu’à lui refuser, avec une généreuse opiniâtreté, le consentement de notre cœur. Une personne ne peut être mariée pendant qu’elle dit non ; et une âme n’est jamais vaincue par la tentation, tandis qu’elle dit aussi non.

Ne disputez jamais avec votre ennemi, et ne lui répondez à toutes choses que par ces paroles, avec lesquelles le Sauveur le confondit : Retire-toi, Satan, il est écrit : tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et tu ne serviras que lui. L’honnête femme quitte tout court un malhonnête homme, sans le regarder et sans lui répondre, et elle tourne son cœur vers son époux, renouvelant en elle-même les sentimens de la fidélité qu’elle lui a promise, et l’âme dévote attaquée par son ennemi, ne doit pas s’amuser à lui répondre, ni à disputer avec la tentation : il lui suffit de se tourner simplement vers J. C. son époux, et de lui protester qu’elle veut être toujours et uniquement à lui avec une parfaite fidélité.


CHAPITRE VII.

Il faut résister aux petites Tentations.


QUOIQU’IL faille combattre les grandes tentations avec un courage invincible, et que la victoire nous en soit extrêmement utile, il y a peut-être plus d’utilité à combattre les petites, dont la victoire peut égaler par leur grand nombre, tout l’avantage de ceux qui ont soutenu heureusement de grandes tentations. Les loups et les ours sont assurément plus à craindre que les mouches ; les mouches sont pourtant plus importunes, et exercent davantage notre patience. Il est aisé de s’abstenir d’un meurtre, mais il est difficile de réprimer les petites colères, dont les occasions se présentent à tous momens. Il est facile à un homme ou à une femme de ne pas commettre d’adultère ; mais il n’est pas également facile de conserver la pureté des yeux, de ne rien dire ou de ne rien entendre avec plaisir de tout ce qu’on appelle cajolerie, de ne pas donner, ou de ne pas recevoir de l’amour, ni de menues faveurs d’amitié. Ce n’est pas une chose difficile, que de ne point donner visiblement et extérieurement un rival à un mari, ou une rivale à une femme ; mais il est assez difficile de ne lui en point donner au fond du cœur. Il est bien aisé de ne point dérober le bien d’autrui, mais mal aisé de ne le pas muguetter et convoiter ; bien aisé de ne point porter de faux témoignages en jugement, mais mal aisé de ne point mentir en conversation ; bien aisé de ne point s’enivrer, mais mal aisé d’être sobre ; bien aisé de ne point désirer la mort d’autrui, mais mal aisé de ne point désirer son incommodité ; bien aisé de ne le point diffamer, mais mal aisé de ne le point mépriser. Enfin, ces petites tentations de colère, de soupçons, de jalousie, d’envie, d’amitiés folles et vaines, de duplicités, de vanité, d’afféterie, d’artifice, de pensées sensuelles, tout cela, dis-je, fait même l’exercice continuel de ceux qui sont les plus dévots et les plus déterminés à bien vivre. C’est pourquoi, Philothée, en attendant que nous combattions généreusement les grandes tentations, si elles nous viennent, il faut nous préparer avec soin à tous ces petits combats, persuadés que les victoires que nous y remporterons sur nos ennemis, ajouteront autant de pierres précieuses à la couronne que Dieu nous prépare en son Paradis.


CHAPITRE IX.

Les remèdes aux petites Tentations.


LA meilleure manière de résister à ces tentations dont nous ne pouvons pas plus nous exempter, que de l’importunité des mouches et des moucherons, c’est de ne s’en point tourmenter ; parce que rien de cela ne peut nous nuire, quoique nous en puissions recevoir de l’ennui, pourvu que l’on soit déterminé bien solidement au service de Dieu.

Méprisez donc, Philothée, ces foibles attaques de l’ennemi, et ne daignez pas y penser davantage qu’à des mouches que vous laissez voler et bourdonner autour de vous. Mais quand votre cœur en sentira quelque sorte d’atteinte, contentez-vous de les détourner simplement, en occupant votre cœur, soit intérieurement, soit extérieurement, de quelque chose de bon, et spécialement de l’amour de Dieu. Si vous me croyez, vous ne combattrez ces tentations qu’indirectement, et non pas d’une manière directe, comme est celle de leur opposer les vertus qui leur sont contraires, parce que ce seroit trop vous arrêter à disputer contre l’ennemi et à lui répondre. Que si, ayant eu le loisir de reconnoître la qualité de la tentation, vous lui opposez quelque acte de vertu directement contraire, ajoutez-y un simple retour de votre cœur vers J. C. crucifié, et lui baisez les pieds en esprit avec beaucoup d’amour. C’est le meilleur moyen de vaincre l’ennemi dans les petites tentations et dans les grandes ; car l’amour de Dieu contenant en soi toutes les perfections de toutes les vertus, et en un degré d’une plus grande excellence, il est un remède plus souverain contre tous les vices ; et votre esprit s’accoutumant dans les tentations, à recourir à ce principe général, il ne sera point obligé d’examiner la qualité des tentations, et il se calmera d’une manière simple, mais terrible au malin esprit, qui se retire de nous, quand il voit que ses suggestions nous font recourir à l’exercice de l’amour de Dieu.

Voilà ce que nous avons à faire contre ces menues et fréquentes tentations, au lieu de les examiner et de les combattre en détail ; car autrement on se donneroit bien de la peine, et on ne feroit rien.


CHAPITRE X.

La manière de fortifier son cœur contre les Tentations.


CONSIDÉREZ de temps en temps quelles passions dominent le plus en votre âme ; et les ayant reconnues, faites-vous une conduite de vie qui leur soit toute contraire en pensées, en paroles et en œuvres. Par exemple, si c’est la vanité, pensez souvent combien la vie humaine porte de misères, combien à l’heure de la mort votre conscience souffrira des vanités du monde, combien elles sont indignes d’un cœur généreux, ne devant être regardées que comme des amusemens d’enfans. Parlez souvent contre la vanité : et, quoiqu’il vous semble que ce soit à contre-cœur, ne laissez pas d’en parler avec mépris, parce qu’à force de parler contre quelque chose, nous nous excitons à la haïr, toute aimable qu’elle nous soit au commencement : ainsi vous vous engagerez, même par une raison d’honneur, à prendre le parti contraire à la vanité. Faites des œuvres d’abjection et d’humilité le plus que vous pourrez, bien qu’il vous semble que ce soit à regret. Par-là vous vous formerez à l’humilité, et vous affoiblirez toujours votre vanité : de sorte que quand la tentation viendra, votre inclination ne lui sera plus si favorable, et vous trouverez en vous plus de force pour la combattre.

Si votre cœur est enclin à l’avarice, représentez-vous souvent la folie de cette passion, laquelle nous rend si esclaves de ce qui n’est fait que pour nous servir ; et pensez qu’à la mort il faudra tout laisser, et peut-être entre les mains de tel qui dissipera tout, et se damnera encore par sa dissipation. Parlez fortement contre l’avarice, et louez le mépris du monde. Faites-vous souvent violence pour faire des aumônes, et pour laisser quelquefois échapper les occasions d’amasser du bien.

Si vous sentez du penchant à vouloir donner ou recevoir de l’amour, pensez souvent combien cet amusement est dangereux pour vous et pour les autres, combien c’est une chose indigne de profaner la plus noble inclination de votre âme, combien une telle conduite peut vous faire blâmer d’une grande légèreté d’esprit. Parlez souvent en faveur de la pureté et de la simplicité du cœur ; faites, le plus que vous pourrez, des actions conformes à cette vertu ; évitez toutes les afféteries et toutes les occasions de cajoleries.

En temps de paix, c’est-à-dire, lorsque l’ennemi ne fera point de tentations à votre mauvaise inclination, faites beaucoup d’actions de la vertu contraire, et cherchez-en les occasions, si elles ne se présentent pas ; car vous fortifierez ainsi votre cœur contre la tentation future.


CHAPITRE XI.

De l’Inquiétude.


L’INQUIÉTUDE n’est pas une simple tentation, mais une mauvaise source de plusieurs tentations ; et il est nécessaire que je vous en parle.

La tristesse n’est autre chose que la douleur que notre esprit ressent du mal que nous souffrons malgré nous ; soit qu’il soit extérieur, comme la pauvreté, la maladie, le mépris ; soit qu’il soit intérieur, comme l’ignorance, la sécheresse du cœur, la répugnance au bien, la tentation. Lors donc que l’âme sent quelque mal, elle a du déplaisir de l’avoir, et voilà la tristesse. Le désir d’être affranchi du mal et d’avoir les moyens de s’en délivrer, suit incontinent la tristesse ; jusques-là nous avons raison, car naturellement chacun désire le bien et fuit le mal.

Si l’âme cherche les moyens d’être délivrée de son mal pour l’amour de Dieu, elle les cherchera avec patience et douceur, humblement et tranquillement, attendant beaucoup plus sa délivrance de l’aimable providence de Dieu, que de son industrie, de ses soins et de ses peines. Si son amour-propre lui fait chercher son soulagement, ce sera avec beaucoup d’empressement et de chaleur, comme si ce bien dépendoit plus d’elle que de Dieu ; je ne dis pas qu’elle pense cela, mais je dis, comme si elle le pensoit.

Que si elle ne trouve pas aussitôt ce qu’elle désire, elle entre dans de grandes inquiétudes et impatiences ; et parce que ces inquiétudes, bien loin de la soulager de son mal, l’augmentent beaucoup, si elle est saisie d’une tristesse si démesurée, qu’elle perde tout ensemble le courage et la force, elle croit son mal sans remède, Vous voyez donc que la tristesse, toute juste qu’elle est au commencement, produit l’inquiétude ; et l’inquiétude augmente si fort la tristesse, qu’elle devient extrêmement dangereuse.

L’inquiétude est le plus grand mal de l’âme, si on en excepte le péché : car comme les séditions et les troubles domestiques d’un état le désolent entièrement, et l’empêchent de résister au dehors à ses ennemis, de même notre cœur étant inquiet et troublé, n’a plus la force, ni de conserver les vertus qu’il avoit acquises, ni de résister aux tentations de l’ennemi, qui fait alors tous ses efforts pour pêcher, comme l’on dit, en eau trouble. L’inquiétude provient d’un désir déréglé d’être délivré du mal que l’on sent, ou d’acquérir un bien que l’on espère ; et toutefois il n’y a rien qui augmente plus le mal, et qui éloigne plus le bien, que l’inquiétude et l’empressement : ainsi qu’il arrive à ces oiseaux, qui s’agitant turbulemment dans les filets où ils ont été pris, s’y embarrassent de plus en plus. Quand donc votre cœur sera pressé du désir d’être délivré de quelque mal ou de parvenir à quelque bien, calmez-vous avant toutes choses, tranquillisez votre esprit et votre cœur, et puis suivez le mouvement de votre désir, pour prendre doucement et avec ordre les moyens convenables à ce que vous souhaitez. Et, quand je dis doucement, je n’entends pas négligemment, mais sans empressement et sans inquiétude ; autrement, bien loin de réussir, vous gâterez tout, et ne ferez rien que vous embarrasser davantage.

Mon âme, Seigneur, est toujours entre mes mains, disoit David, et je n’ai point oublié votre loi. Philothée, examinez plus d’une fois le jour, mais au moins le soir et le matin, si vous avez, comme lui, votre âme entre vos mains, ou si quelque passion ou quelque inquiétude ne vous l’a point ravie. Considérez si vous avez votre cœur à votre commandement, ou bien s’il n’est pas échappé de vos mains pour s’engager à quelque déréglement d’amour, de haine, d’envie, d’avarice, de crainte, de tristesse, de joie ; et s’il s’est égaré, cherchez-le promptement, et le ramenez doucement en la présence de Dieu, remettant toutes vos affections et tous vos désirs sous l’obéissance et la conduite de sa divine volonté. Comme ceux qui craignent de perdre quelque chose qui leur est précieux, la tiennent bien serrée en leur main ; ainsi, à l’imitation de ce grand Roi, nous devons toujours dire ; O mon Dieu ! mon âme est en danger de se perdre ; c’est pourquoi je la porte toujours en mes mains, et cela m’empêche d’oublier votre sainte loi. Ne permettez jamais à vos désirs de vous inquiéter, pour petits et peu considérables qu’ils soient ; car après les petits, les grands trouveroient votre cœur plus disposé au trouble et au déréglement. Quand vous sentirez donc quelque inquiétude, recommandez-vous à Dieu, et déterminez-vous à ne rien faire de tout ce que votre désir demande, avant que l’inquiétude soit entièrement calmée, si ce n’est que la chose ne souffrît pas de délai ; mais alors faites un doux effort pour réprimer ou pour modérer le mouvement de votre désir ; et puis faites ce que vous croyez que la raison demande de vous, et non pas de votre désir.

Si vous pouvez découvrir votre inquiétude à votre Directeur, ou du moins à un confident et dévot ami, vous trouverez aussitôt le calme, parce que cette ouverture d’un cœur agité et échauffé le soulage aussi promptement que l’ouverture de la veine soulage un malade de la violence de la fièvre ; et c’est pour le cœur le meilleur de tous les remèdes. Oui, dit le Roi saint Louis à son fils, quand vous aurez quelque chose sur le cœur, faites-en aussitôt confidence à votre Confesseur ou à quelque bonne personne ; car la consolation que vous en recevrez, vous aidera à porter doucement votre peine.


CHAPITRE XII.

De la Tristesse.


LA tristesse qui est, selon Dieu, dit St. Paul, opère la pénitence pour le salut, et la tristesse du monde opère la mort. La tristesse peut donc être bonne et mauvaise, selon les divers effets qu’elle opère en nous ; mais elle y en opère plus de méchans que de bons ; car il n’y en a que deux qui soient bons, savoir : la miséricorde et la pénitence ; et il y en a six fort méchans, savoir : l’angoisse, l’indignation, la jalousie, l’envie, l’impatience et la mort : ce qui a fait dire au Sage, que la tristesse fait périr beaucoup de personnes, et ne porte aucune utilité.

L’ennemi s’en sert pour tenter les bons jusques dans leurs bonnes œuvres, comme il tâche de porter les méchans à se réjouir du mal qu’ils font ; et comme il ne peut procurer le mal, qu’en le faisant trouver agréable, il ne peut aussi détourner du bien, qu’en le faisant paroître incommode. L’on peut dire même, que tout livré qu’il est pour toute l’éternité à la tristesse la plus désespérée, il voudroit que tous les hommes fussent tristes comme lui.

La mauvaise tristesse trouble l’âme, l’inquiète, inspire des craintes déréglées, dégoûte de l’Oraison, accable l’esprit d’un assoupissement mortel, l’empêche de profiter des bons conseils, de juger sainement des choses, de prendre aucune résolution, ou d’avoir le courage et la force de rien exécuter. En un mot, elle fait sur les âmes les mêmes impressions qu’un froid excessif fait sur les corps, qui deviennent comme perclus et incapables de tout mouvement.

Si jamais, Philothée, votre cœur est atteint de cette mauvaise tristesse, servez-vous bien de ces règles : Quelqu’un de vous est-il triste ? dit St. Jacques, qu’il prie. En effet, la prière est un souverain remède, puisqu’elle élève l’esprit à Dieu, qui est notre joie et notre consolation. Mais employez dans votre prière ces paroles et ces affections qui inspirent la confiance en Dieu et en son amour : ô Dieu de miséricorde ! ô Dieu infiniment bon ! mon Sauveur débonnaire ! ô le Dieu de mon cœur, ma joie et mon espérance ! ô le cher Époux de mon âme ! ô le bien-aimé de mon cœur !

Combattez vivement ce que vous pouvez sentir d’inclination à la tristesse ; et bien qu’il vous semble que ce soit froidement et lâchement, ne laissez pas de le faire ; car l’ennemi qui prétend nous donner de l’indifférence et de la langueur pour les · bonnes œuvres, cessera de nous affliger, d’autant plus qu’étant faites avec quelque répugnance, elles en valent mieux.

Soulagez-vous par le chant de quelques Cantiques spirituels ; ils ont souvent servi à rompre le cours des opérations du malin esprit : témoin Saül, que David, par les doux accords de sa harpe, délivra plus d’une fois du démon qui le possédoit, ou qui l’obsédoit.

Il est bon de s’occuper extérieurement, et de diversifier ses occupations, soit pour dérober l’âme aux objets qui l’attristent, soit pour purifier et échauffer le sang et les esprits ; parce que la tristesse est une passion d’une complexion froide et sèche,

Faites de certaines actions de ferveur, bien que ce soit sans aucun goût, prenant entre vos bras votre crucifix, le serrant sur votre poitrine, baisant les pieds et les mains du Sauveur, levant les yeux et les mains au Ciel, élevant votre voix en Dieu, par des paroles d’amour et de confiance, comme celle-ci : Mon bien-aimé est à moi, et je suis à lui ; mon bien-aimé est un bouquet de myrrhe sur mon cœur. Mes yeux s’épuisent à force de regarder d’où me viendra le secours qui m’est nécessaire, et de vous dire : Seigneur, quand me consolerez-vous ? O Jésus ! soyez-moi Jésus ; vive Jésus, et mon âme vivra. Qui me séparera de l’amour de mon Dieu ?

L’usage modéré de la discipline est bon contre la tristesse, parce que cette peine extérieure impètre ordinairement la consolation intérieure, et que l’âme sentant quelque douleur du dehors, est moins attentive à celle du dedans ; mais la fréquente Communion est excellente ; car ce pain céleste fortifie le cœur, et réjouit l’esprit.

Découvrez à votre Directeur, avec une humble sincérité, votre tristesse et tout ce qui vous en revient de ressentimens et de mauvaises suggestions, et cherchez le plus que vous pourrez les personnes spirituelles. Enfin, résignez-vous à la volonté de Dieu, vous préparant à souffrir patiemment cette ennuyeuse tristesse, comme une juste punition de vos vaines joies ; et ne doutez pas que Dieu, après avoir éprouvé votre cœur, ne vienne à son secours.


CHAPITRE XIII.

Des consolations spirituelles et sensibles, et de l’usage qu’il en faut faire.


DIEU ne fait subsister ce grand monde, que par de perpétuelles vicissitudes des jours et des nuits, des saisons qui succèdent les unes aux autres, et des différens temps, soit de pluie ou de sécheresse, soit d’un air doux et serein, ou des vents et des orages, qui font que presque jamais les jours ne se ressemblent parfaitement. Admirable variété qui donne une grande beauté à tout cet Univers ! Il en est de même de l’homme, que les anciens ont appelé un abrégé du monde. Jamais il n’est en un même état : et sa vie s’écoule sur la terre, comme les eaux d’un fleuve, dans une perpétuelle variété de mouvemens qui l’élèvent par de grandes espérances, et puis qui l’abaissent par la crainte, et qui le poussent tantôt à droite par la consolation, et tantôt à gauche par l’affliction ; de sorte que jamais une seule de ses journées, ni même une de ses heures, n’est entièrement semblable à l’autre.

C’est donc à nous de conserver, parmi une si grande inégalité d’évènement et d’accidens, une continuelle et inaltérable égalité de cœur ; et de quelque manière que les choses tournent et varient autour de nous, demeurons immobiles et toujours constamment fixés à ce point unique de notre bonheur, qui est de ne regarder que Dieu, d’aller à lui, et de ne rien prendre que lui-même. Que le navire prenne telle route que l’on voudra, qu’il cingle à l’Orient ou à l’Occident, au Midi ou au Septentrion, avec quelque vent que ce soit ; jamais l’aiguille marine qui doit régler sa route ne regardera que l’étoile du Pôle.

Que tout se renverse autour de nous et en nous-mêmes ; c’est-à-dire, que notre âme soit triste ou en joie, dans l’amertume ou dans la consolation, en paix ou en trouble, dans les ténèbres ou dans la lumière, dans la tentation ou dans le repos, dans le goût de la dévotion ou dans le dégoût, dans l’état de la sécheresse ou dans celui d’une tendre dévotion ; qu’elle soit comme une terre, ou brûlée par le soleil, ou rafraîchie par la rosée ; ah ! il faut toujours que notre cœur, notre esprit et notre volonté tendent invariablement et continuellement à l’amour de Dieu son créateur, son Sauveur, son unique et son souverain bien. Soit que nous vivions, soit que nous mourions, dit l’Apôtre, nous sommes à Dieu ; et qui nous séparera de son amour ? Non, jamais rien ne nous en séparera, ni la tribulation, ni l’angoisse, ni la mort, ni la vie, ni la douleur présente, ni la crainte des accidens futurs, ni les artifices du malin esprit, ni l’élévation des consolations, ni l’humiliation des afflictions, ni la tendresse de la dévotion, ni la sécheresse du cœur ; rien de tout cela ne nous doit jamais séparer de la sainte charité qui est fondée en Jésus-Christ.

Cette résolution si absolue de ne jamais abandonner Dieu, ni son doux amour, sert de contrepoids à nos âmes, pour leur donner une sainte égalité parmi les variétés de tant d’accidens qui sont attachés à notre vie ; car comme les abeilles surprises du vent prennent de petites pierres pour se pouvoir balancer en l’air et résister plus facilement à son agitation, ainsi notre âme s’étant consacrée à Dieu par une vive résolution de l’aimer, subsiste toujours la même parmi les vicissitudes des consolations et des afflictions, soit spirituelles ou temporelles, soit intérieures ou extérieures.

Mais, outre cette instruction générale, nous avons besoin de quelques règles particulières. 1. Je dis donc que la dévotion ne consiste pas en cette suavité, ni consolation sensible, et douce tendresse du cœur qui excitent les larmes et les soupirs, et qui nous font de nos exercices spirituels, une occupation agréable. Non, Philothée, la dévotion et ces douceurs ne sont pas une même chose ; parce qu’il y a beaucoup d’âmes qui les ayant, ne laissent pas d’être fort vicieuses, et qui par conséquent n’ont aucun vrai amour de Dieu, et beaucoup moins aucune vraie dévotion. Saül poursuivant le pauvre David jusques dans les déserts pour le faire périr, entra seul en une caverne, où David, qui y étoit caché avec ses gens, eût pu facilement s’en défaire ; mais il ne voulut pas seulement lui en donner la peur : il se contenta, après l’avoir laissé sortir tranquillement, de l’appeler pour lui faire connoître ce qu’il auroit pu faire, et pour lui donner encore cette preuve de son innocence. Hé bien ! que ne fit pas Saül pour marquer à David que son cœur étoit attendri ? il l’appela son enfant, il pleura tendrement, il le loua de sa débonnaireté, il pria Dieu pour lui, il publia tout haut qu’il régneroit après sa mort, et lui recommanda sa famille. Pouvoit-il faire paroître une plus grande douceur et tendresse de cour ? Cependant son cœur n’étoit pas changé, et il ne laissa pas de continuer à persécuter cruellement David. Il se trouve aussi des personnes, qui, considérant la bonté de Dieu et la passion du Sauveur, sentent de certains attendrissemens de cœur, qui leur font jeter beaucoup de soupirs et verser bien des larmes parmi des prières et des actions de grâces fort sensibles ; si bien qu’on diroit qu’elles ont l’âme pénétrée d’une grande dévotion. Mais quand on en vient à l’épreuve, l’on voit que, comme les pluies d’un été bien chaud, lesquelles sont passagères, tombent à grosses gouttes sur la terre, ne la pénètrent point, et ne servent qu’à produire des champignons ; l’on voit, dis-je, que ces larmes si tendres tombant sur un cœur vicieux, et ne le pénétrant point, lui sont tout-à-fait inutiles ; car ces gens-là n’en relâcheroient pas un seul liard de tout le bien qu’ils possèdent injustement, ne renonceroient pas à la moindre de leurs mauvaises inclinations, et ne souffriroient pas la moindre incommodité pour le service de Jésus-Christ, sur qui ils ont pleuré ; et tous ces bons mouvemens de leur cœur n’ont été que de faux sentimens de dévotion, semblables aux champignons, qui ne sont qu’une fausse production de la terre. Or, ce qui est plus déplorable, c’est qu’une âme trompée par les artifices de l’ennemi, s’amuse de ces menues consolations, et en demeure si satisfaite, qu’elle n’aspire plus à la vraie et solide dévotion, qui consiste en une volonté constante prompte et active, de faire ce que l’on sait qui plait à Dieu.

Un enfant pleurera tendrement s’il voit donner un coup de lancette à sa mère pour la saigner ; mais si en même temps sa mère lui demande une bagatelle qu’il tient en sa main, il ne la lui donnera pas. Telles sont la plupart de nos tendres dévotions, lorsque voyant le cœur de Jésus-Christ crucifié, percé d’un coup de lance, nous versons beaucoup de larmes. Hélas ! Philothée, c’est bien fait de pleurer sur la mort et passion douloureuse de notre Père et de notre Rédempteur ; mais pourquoi donc ne lui donnons-nous pas notre cœur et notre amour, que ce cher Sauveur nous demande ? que ne lui sacrifions-nous ces inclinations, ces satisfactions, ces complaisances qu’il nous veut arracher du cœur, et dont nous aimons mieux faire nos délices que de sa sainte grâce ? Ah ! ce sont-là des amitiés d’enfans, tendres, il est vrai, mais foibles, mais fantasques, mais sans effet, et qui ne procèdent que d’une complexion molle et susceptible des mouvemens qu’on veut lui faire prendre, ou quelquefois des impressions artificieuses de l’ennemi sur notre imagination.

2. Ces affections tendres et douces sont cependant quelquefois utiles ; car elles donnent à l’âme le goût de la piété, confortent l’esprit, et ajoutent à la promptitude de la dévotion une sainte gaité, qui rend nos actions plus belles et plus agréables, même à l’extérieur ; c’est ce goût que l’on a des choses divines, sur lequel David s’écrioit : O Seigneur ! que vos paroles ont de douceur pour moi ! elles sont plus douces à mon cœur que le miel à ma bouche. Certes, la plus petite consolation que nous recevons de la dévotion, vaut mieux en tout sens que les plaisirs du monde les plus exquis. C’est ce lait qui nous représente les faveurs du divin Époux, et que l’Écriture préfère au plus excellent vin : qui en a goûté une fois, ne trouve plus que du fiel et de l’absynthe en toutes les consolations humaines. Oui, comme ceux qui ont un peu de l’herbe scitique en la bouche, en reçoivent une si grande douceur, qu’ils n’ont ni faim ni soif : de même ceux à qui Dieu a donné la manne des consolations célestes et intérieures, ne peuvent plus ni désirer ni recevoir celles de la terre, du moins pour y prendre goût et en occuper leur cœur. Ce sont des petits avant-goûts des suavités immortelles que Dieu donne aux âmes qui le cherchent, comme une mère attire son enfant avec les douceurs, ou comme un médecin fortifie le cœur d’une personne foible par des eaux cordiales : et ce sont aussi quelquefois des arrhes de la récompense éternelle de leur amour. On dit qu’Alexandre le Grand, étant sur mer, jugea qu’il n’étoit pas éloigné de l’Arabie heureuse, par la douce odeur dont l’air étoit pénétré ; ce qui lui servit beaucoup à encourager toute sa flotte : et voilà comme les suavités de la grâce, parmi tous les orages de cette vie mortelle, nous font pressentir les délices ineffables de la céleste patrie à laquelle nous aspirons.

3. Mais, direz-vous, puisqu’il y a des consolations sensibles qui sont bonnes et viennent de Dieu, et qu’il y en a d’autres inutiles, dangereuses, et même pernicieuses, qui viennent ou de notre complexion, ou de notre ennemi, comment en pourrai-je faire le discernement ?

C’est un principe général, Philothée, que nous pouvons connoître nos passions par leurs effets, comme l’on connoît les arbres par leurs fruits ; le cœur qui a de bonnes inclinations est bon, et les inclinations sont bonnes, si elles produisent de bonnes œuvres. Concluez de ce principe, que si les consolations nous rendent plus humbles, plus patiens, plus charitables, plus sensibles aux peines du prochain, plus traitables, plus fervens à mortifer nos passions, plus attachés à nos exercices, plus disposés à l’obéissance, plus simples en notre conduite ; concluez, dis-je, Philothée, qu’indubitablement elles viennent de Dieu ; mais si ces douces tendresses n’ont de la douceur que pour nous, et qu’elles nous rendent curieux, aigres, pointilleux, impatiens, opiniâtres, fiers, présomptueux, durs au prochain, et que, pensant être déjà de petits saints, nous ne voulions plus souffrir de direction, ni de correction ; concluez qu’indubitablement ce sont des consolations fausses et pernicieuses : un bon arbre ne produit que de bons fruits.

4. Quand nous aurons ces douces consolations, il faut premièrement nous humilier beaucoup devant Dieu : gardons-nous bien de dire pour ces douceurs : ô que je suis bon ! Non, Philothée, ce ne sont pas des biens qui nous rendent meilleurs : car, comme je l’ai dit, la dévotion ne consiste pas en cela ; mais disons : O que Dieu est bon à ceux qui espèrent en lui, à l’âme qui le cherche ! Qui a du sucre en sa bouche, ne peut pas dire que sa bouche soit douce ; bien qu’aussi cette consolation si douce soit fort bonne, et que Dieu qui vous la donne soit très-bon, il ne s’ensuit pas que celui qui la reçoit soit bon. 1. Reconnoissons que nous sommes encore de petits enfans qui avons besoin de lait, comme dit St. Pierre, parce que foibles et délicats que nous sommes, nous ne pouvons pas porter une nourriture plus solide, et qu’il nous faut quelque douceur pour nous attirer à l’amour de Dieu. 2. Après cette humiliation de nous-mêmes, estimons beaucoup ses grâces ; non pas pour ce qu’elles sont en elles-mêmes, mais parce que c’est la main de Dieu qui les opère en notre cœur : car, si un enfant avoit de la raison, il estimeroit beaucoup plus les caresses de sa mère qui lui met les douceurs en la bouche, que ces douceurs mèmes. Ainsi, Philothée, c’est beaucoup d’avoir ces douces consolations ; mais c’est beaucoup plus que Dieu veuille appliquer sa main infiniment amoureuse sur notre cœur, sur notre esprit, sur toute notre âme, pour les y opérer. 3. Après les avoir reçues avec humilité et avec estime, faisons-les servir aux intentions de celui qui nous les donne ; c’est justement pour nous communiquer la suavité d’esprit envers le prochain, et nous inspirer un plus doux amour pour lui-même. Nous devons donc avoir ce jour-là plus d’attention à observer ses commandemens, à faire ses volontés, et à suivre ses désirs.

5. Il faut outre cela renoncer de temps en temps à ces douces et tendres dispositions, détachant notre cœur du plaisir qui lui en revient, et protestant qu’encore que nous les acceptions avec humilité, et que nous les aimions comme des dons de Dieu et des attraits de son amour, nous ne cherchons pourtant ni la consolation, mais le consolateur ; ni la douceur, mais le doux esprit de Dieu ; ni la tendresse sensible, mais celui qui fait les délices du ciel et de la terre ; que nous ne cherchons en un mot que Dieu seul et son saint amour ; prêts de nous tenir à ce saint amour de Dieu, quoiqu’il ne dût jamais nous en revenir aucune consolation durant notre vie, indifférens à dire également sur le Calvaire ou sur le Thabor : O Seigneur ! il m’est bon d’être avec vous, quelque part que vous soyez soit sur la croix, soit en votre gloire.

6. Enfin, je vous avertis que si ces consolations, ces sensibilités et ces larmes de joie étoient si abondantes, et qu’il vous arrivât quelque chose d’extraordinaire en cet état, vous en confériez fidèlement avec votre Directeur, pour apprendre la manière de vous en servir et de vous y modérer ; car il est écrit : Si vous trouvez du miel, n’en mangez que ce qui vous suffit.


CHAPITRE XIV.
Des sécheresses et stérilités spirituelles.


CE temps si beau et si agréable ne durera pas toujours, Philothée : vous perdez quelquefois si fort le goût et le sentiment de la dévotion, que votre âme vous paroîtra comme une terre déserte et stérile, où vous ne verrez plus ni chemin ni sentier pour aller à Dieu : et où les eaux salutaires de la grâce ne couleront plus pour l’arroser dans le temps de la sécheresse, qui la réduira toute en friche et la désolera entièrement. Hélas ! que l’âme en cet état est digne de compassion, surtout quand ce mal est véhement : car alors, comme David, elle se nourrit de larmes jour et nuit, tandis que l’ennemi lui dit par dérision, pour la jeter dans le désespoir : ah misérable ! où est ton Dieu ? quel chemin prendras-tu pour le trouver ? qui te pourra jamais rendre la joie de sa sainte grâce ?

Que ferez-vous donc en ce temps-là, Philothée ? Allez à la source du mal : souvent ces stérilités et ces sécheresses tirent leur origine de notre propre fonds.

1. Comme une mère ôte le sucre à son enfant qui est sujet aux vers ; ainsi Dieu nous prive des consolations de sa grâce, lorsqu’une vaine et présomptueuse complaisance, qui est le ver du cœur, commence à s’y former. Il m’est avantageux, ô mon Dieu, que vous ayez humilié mon âme, disoit le Prophète Royal ; car avant que vous l’eussiez humiliée, je vous avois offensé.

2. Quand nous négligeons de faire un bon et prompt usage des suavités et des délices de l’amour de Dieu, il les retire ; et notre négligence est punie comme celle des Israélites paresseux, qui n’ayant pas ramassé la manne de bon matin, la trouvoient toute fondue après le soleil levé.

3. L’Épouse des Cantiques couchée mollement en son lit, ne voulut pas s’incommoder pour aller ouvrir la porte à son Époux, et elle perdit la douceur de sa présence ; et voilà ce qui nous arrive : plongés que nous sommes dans beaucoup de satisfactions sensuelles et passagères, nous ne voulons pas nous en priver pour aller à nos exercices spirituels ; Jésus-Christ, qui demande l’entrée de notre cœur par son inspiration, nous appelle. C’est pourquoi il se retire, et nous laisse croupir dans notre assoupissement ; et puis quand nous voulons le chercher, nous avons bien de la peine à le trouver : peine qui est une juste punition de l’infidèle mépris que nous avons fait de son amour, pour suivre l’attrait de celui du monde. Ah ! pauvre âme, vous avez fait provision de farine d’Égypte, vous n’aurez point le manne du ciel. Les abeilles haïssent toutes les odeurs artificielles ; et les suavités du Saint-Esprit sont incompatibles avec les délices artificieuses du monde.

4. La duplicité et les finesses dont on use dans les confessions et dans les communications spirituelles qu’on a avec son Directeur, attirent les sécheresses et les stérilités, puisqu’il est juste qu’ayant menti au Saint-Esprit, on soit privé de ses consolations. Vous ne voulez pas aller à votre père céleste avec la simplicité et la sincérité d’un enfant, vous n’aurez pas les douceurs qu’un père donne à ses enfans,

5. Votre cœur s’est rempli et rassasié des plaisirs du monde : faut-il vous étonner que vous ayiez du dégoût des délices spirituelles : et l’ancien proverbe ne dit-il pas que les colombes qui sont pleinement rassasiées trouvent les cerises amères ? Dieu a rempli de ses biens ceux qui étoient affamés, dit la sainte Vierge, et il a laissé mourir les riches de faim : parce que ceux qui jouissent des plaisirs mondains, ne sont pas capables de goûter les spirituels.

6. Avez-vous bien conserve le fruit des premières consolations ? vous en aurez ; car l’on donnera à celui qui a déjà quelque chose : à l’égard de celui qui n’a pas ce qu’on lui a donné, parce qu’il l’a perdu, on lui ôtera même ce qu’il n’a pas, c’est à-dire, qu’on le privera des autres grâces qui lui étoient préparées. Il « st vrai, la pluie vivifie les plantes qui ont encore de la verdeur ; mais elle détruit même et consume entièrement celles qui n’en ont plus.

C’est donc pour ces raisons et autres semblables, que nous perdons les consolations du service de Dieu, et que nous tombons en cet état de sécheresse et de stérilité d’esprit ; et nous devons nous bien examiner sur ces défauts, mais sans inquiétude ni curiosité. Si après un examen raisonnable, nous trouvons en nous quelque source de ce mal, il en faut remercier Dieu, d’autant que le mal est à moitié guéri, quand on en a découvert le principe. Si au contraire, vous n’apercevez en vous aucune cause de cette sécheresse, ne vous amusez pas davantage à la rechercher, et observez en toute simplicité ce que je vous dirai ici.

1. Humiliez-vous profondément devant Dieu, dans la connoissance de votre néant et de votre misère, en lui disant : hélas ! que suis-je, quand je suis à moi-même ? rien, Seigneur, qu’une terre desséchée et ouverte de toutes parts, qui a un extrême besoin de pluie, et que le vent réduit en poussière.

2. Invoquez le Saint nom de Dieu, et lui demandez la suavité de sa grâce. Rendez-moi, Seigneur, la joie salutaire de votre esprit : mon père, s’il est possible, éloignez ce calice de moi : vous Jésus, qui avez imposé silence aux vents et à la mer, arrêtez cette bise infructueuse qui dessèche mon âme, et m’envoyez ce vent agréable et vivifiant du Midi que demandoit votre Épouse, pour répandre partout la bonne odeur des plantes aromatiques de son jardin.

3. Allez à votre Confesseur, ouvrez-lui votre cœur, faites-lui bien voir les replis de votre âme, et suivez ses avis avec une humble simplicité ; car Dieu qui aime infiniment l’obéissance, bénit souvent les conseils qu’on reçoit du prochain, et surtout de ceux qu’il a établi pour conduire les âmes, même sans une grande espérance d’un heureux succès. C’est ce qui arriva à Naaman, qui fut guéri de la lèpre en se baignant dans le Jourdain, comme le Prophète Élisée lui avoit ordonné, sans aucune raison qui parût naturellement bonne.

4. Mais, après tout cela, rien n’est si utile que de ne pas désirer avec empressement et attachement la fin de sa peine, et de s’abandonner entièrement à la providence de Dieu, pour la porter autant qu’il lui plaira. Disons donc parmi les simples désirs que nous pouvons nous permettre, et au milieu des épines que nous sentons : O mon Père ! s’il est possible, retirez ce calice de moi ! mais ajoutons avec beaucoup de courage : cependant que votre volonté soit faite, et non pas la mienne ; et arrêtons-nous là avec le plus de tranquillité que nous pourrons. Dieu nous voyant dans cette sainte indifférence, nous consolera par ses grâces les plus nécessaires : de la même manière qu’ayant vu Abraham déterminé à lui sacrifier son fils, il se contenta de celle résignation à sa volonté, et le consola par une vision très-agréable, et par sa bénédiction qu’il lui donna pour toute sa postérité. Nous devons donc en toutes sortes d’affliction, soit corporelles, soit spirituelles, et parmi les distractions ou les privations de la dévotion sensible, dire de tout notre cœur, et avec une profonde soumission : le Seigneur m’avoit donné des consolations, le Seigneur me les a ôtées ; son saint nom soit béni. Et si nous persévérons en cette humble disposition, il nous rendra ses grâces délicieuses ; c’est ce qu’il fit à Job, qui parla toujours ainsi en toutes ses désolations.

5. Enfin, ne perdons point courage, Philothée, en ce fâcheux état ; mais, attendant avec patience le retour des consolations, suivons notre chemin, n’omettons aucun exercice de dévotion, multiplions même nos bonnes œuvres, offrons à notre divin Époux notre cœur, tout sec qu’il est ; il lui sera aussi agréable, que s’il se sentoit fondre en suavités, pourvu qu’il soit sincèrement déterminé à aimer Dieu.

L’on dit que quand le printemps est beau, les abeilles travaillent beaucoup plus à faire du miel, et se multiplient moins ; et que quand il est rude et nébuleux, elles se multiplient davantage, et font moins de miel. Il arrive ainsi et souvent, Philorhée, que l’âme se voyant à ce beau printemps des consolations célestes, elle s’amuse si fort à les goûter, que dans l’abondance de ces délices spirituelles, elle fait beaucoup moins de bonnes œuvres ; et au contraire, lorsqu’elle se voit privée des dispositions si douces de la dévotion sensible, elle multiplie ses œuvres et s’enrichit de plus en plus des vraies vertus, qui sont la patience, l’humilité, l’abjection de soi-même, la résignation et l’abnégation de son amour-propre.

C’est donc un grand abus en plusieurs personnes, et principalement parmi les femmes, de croire que le service que nous rendons à Dieu sans goût, sans tendresse de cœur, soit moins agréable à sa divine Majesté : puisque comme les roses, qui étant fraîches en paroissent plus belles, ont cependant plus d’odeur et de force quand elles sont sèches ; de même, bien qu’une vive tendresse de cœur nous rende à nous-mêmes nos œuvres plus agréables, parce que nous en jugeons par la délectation qui nous en revient, elles sont pourtant d’une meilleure odeur pour le Ciel, et d’un plus grand mérite devant Dieu en cet état de sécheresse spirituelle. Oui, Philothée, notre volonté se porte en ce temps au service de Dieu, en surmontant toutes ses répugnances. Par conséquent, il faut qu’elle ait plus de force et de constance que dans le temps d’une dévotion sensible.

Ce n’est pas une grande louange que de servir un Prince parmi les délices de la paix et de la cour ; mais le servir en un temps de trouble et de guerre, c’est une vraie marque de fidélité et de constance. La bienheureuse Angèle de Foligny dit que l’oraison la plus agréable à Dieu, est celle qui se fait par contrainte ; c’est-à-dire, celle que nous faisons non pas avec goût et par inclination, mais en nous violentant sur la répugnance que la sécheresse de notre cour nous y fait trouver. J’en dis de même de toutes les bonnes œuvres : car plus nous y trouvons de contradictions, soit intérieures, soit extérieures, plus elles ont de mérites devant Dieu. Moins il y a de notre intérêt particulier en la pratique des vertus, plus la pureté de l’amour divin y éclate. L’enfant baise aisément sa mère, quand elle lui donne du sucre ; mais ce seroit une marque qu’il l’aimeroit beaucoup, s’il la baisoit après qu’elle lui auroit donné de l’absynthe ou du chicotin.


CHAPITRE XV.

Exemple remarquable, pour servir d’éclaircissement à cette matière.


MAIS pour rendre toute cette instruction plus sensible, je veux rapporter ici un fort bel endroit de la vie de St. Bernard, tel que je l’ai lu dans un Auteur également savant et judicieux : il est, dit-il, ordinaire presque à tous ceux qui commencent à servir Dieu, et qui n’ont point encore l’expérience des vicissitudes que porte la vie spirituelle, que quand le goût de la dévotion sensible leur manque, et qu’ils perdent l’agréable lumière à la faveur de laquelle ils couroient dans les voies du Seigneur, ils perdent tout d’un coup haleine, et tombent en une triste pusillanimité de cœur : et voici la raison qu’en donnent ceux qui ont une grande expérience de la conduite des âmes. L’homme ne peut long-temps subsister sans aucun plaisir, qui lui vienne, soit de la terre, soit du Ciel : or, comme les âmes qui se sont élevées au-dessus d’elles-mêmes par l’essai des plaisirs supérieurs à la nature, renoncent facilement aux biens visibles et sensibles ; il arrive aussi que quand Dieu les prive de la joie salutaire de son Esprit, dépourvues qu’elles sont des consolations temporelles, et n’étant point encore faites à attendre avec patience le retour du Soleil de justice, il leur semble qu’elles ne sont ni dans le Ciel ni sur la terre, et qu’elles demeureront ensevelies dans une nuit perpétuelle ; si bien que semblables à des enfans que l’on a sevrés, elles languissent, elles gémissent, elles deviennent ennuyeuses et importunes à tout le monde, et principalement à elles-mêmes : c’est justement ce qui arriva dans un voyage de St. Bernard, à un de ses Religieux, nommé Geoffroy de Perronne, qui depuis peu de temps s’étoit consacré au service de Dieu ; car comme il fut soudainement privé de toute consolation, et rempli de ténèbres spirituelles, il commença à se rappeler l’idée de ses amis du monde, de ses parens et de ses biens ; mais ce souvenir fut suivi d’une tentation si violente, qu’un de ses plus confidens s’en aperçut par ses manières extérieures, et l’ayant adroitement abordé, lui dit en secret et avec beaucoup de douceur : Que veut dire ceci, Geoffroy ? d’où vient que je vous trouve contre votre ordinaire si rêveur et si triste ? Alors il lui répondit avec un profond soupir : ah ! mon frère, jamais de ma vie je n’aurai de joie. Sur quoi son ami touché de compassion, et d’un vrai zèle de charité fraternelle, s’en alla promptement en donner avis à leur Père commun saint Bernard : aussitôt le Saint entra dans une Église prochaine, afin de prier Dieu pour ce pauvre affligé, qui étant accablé de tristesse, se jeta sur une pierre et s’y endormit ; mais après un peu de temps, le saint Abbé sortit de l’Église, et son Religieux s’éveilla, avec un visage si riant et un air si tranquille, que son ami étonné d’un changement si grand et si prompt, ne put s’empêcher de lui reprocher doucement ce qu’il lui avoit répondu un peu auparavant ; et sur cela Geoffroy lui répliqua : Si je vous ai dit que jamais de ma vie je n’aurois de joie, je vous assure maintenant que jamais de ma vie je n’aurai de tristesse.

Voilà quel fut le sujet de cette tentation ; mais, Philothée, faisons sur cela quelques réflexions bien nécessaires. 1.° Dieu fait goûter ordinairement les délices du Ciel à ceux qui entrent dans son service, pour les dégager des plaisirs du siècle, et pour soutenir leur cœur dans les voies de son amour, comme une mère se sert du miel pour accoutumer son petit enfant à la mamelle. 2.° Cependant Dieu leur ôte quelquefois le lait et le miel après un certain temps, selon les sages dispositions de sa miséricorde, afin de les faire à une nourriture plus solide, c’est-à-dire, afin de fortifier leur dévotion par l’épreuve des dégoûts et des tentations. 3. Il s’élève quelquefois de grandes tentations parmi les sécheresses ou stérilités d’esprit, et il faut les bien distinguer : car l’on doit combattre constamment les tentations, puisqu’elles ne sont pas de Dieu ; mais il faut souffrir patiemment les sécheresses, puisque Dieu prétend qu’elles nous servent d’exercice. 4.° Nous ne devons pas nous laisser abattre par les dégoûts intérieurs, ni dire comme le bon Geoffroy, jamais je n’aurai de joie, puisque durant la nuit nous devons attendre la lumière : et réciproquement, il ne faut pas dire durant les beaux jours de la vie spirituelle, je n’aurai jamais de tristesse, puisque le Sage nous donne cet avis : En jouissant des biens que vous fournit le jour heureux où vous vous trouverez, précautionnez-vous contre le jour malheureux qui le suivra. L’on doit donc bien espérer dans les peines, et craindre dans les prospérités ; et en l’un et l’autre état, il se faut toujours humilier. 5. C’est un souverain remède de découvrir son mal à quelque ami sage et spirituel, qui nous puisse soulager.

Enfin, pour conclure cet avertissement si nécessaire, j’observe qu’en ceci, comme en toutes choses, notre bon Dieu et notre ennemi ont des prétentions bien contraires ; car Dieu nous veut conduire par ces peines à une grande pureté de cœur, à un parfait désintéressement surtout de ce qui est de son service, et à un dépouillement universel de nous-mêmes. Mais le malin esprit tâche de nous faire perdre le cœur, de nous attirer aux plaisirs sensuels, et de nous rendre ennuyeux à nous-mêmes et aux autres, afin de décrier et de déshonorer la sainte dévotion ; mais si vous observez les enseignemens que je vous ai donnés, vous vous perfectionnerez beaucoup en l’exercice des afflictions intérieures, dont il faut que je vous dise encore ce petit mot avant que de finir. Elles proviennent quelquefois de l’indisposition du corps, que l’excès des veilles, des travaux et des jeûnes, a accablé de lassitude, d’assoupissement, de pesanteur et d’autres semblables infirmités, qui ne laissent pas d’incommoder fort l’esprit par la raison de son étroite liaison avec le corps : or il faut toujours en ces occasions se servir le plus que l’on peut de la pointe de l’esprit et de la force de la volonté, pour faire beaucoup d’actes de vertus ; car bien que l’âme semble être accablée d’assoupissement et de lassitude, néanmoins ce qu’elle peut encore faire ne laisse pas d’être fort agréable à Dieu ; et nous pouvons dire en ce temps-là, comme son Épouse sacrée : Je dors, mais mon cœur veille ; et s’il y a moins de goût, comme j’ai dit, à travailler de la sorte, il y a plus de mérite et de vertu ; mais le remède salutaire, c’est de soulager le corps, et de réparer ses forces pas une honnête récréation : ainsi saint François ordonnoit à ses Religieux de modérer si bien leurs travaux, que la ferveur de l’esprit n’en fût pas accablée. Ce glorieux Père fut une fois lui-même attaqué et agité d’une si profonde mélancolie, qu’il ne pouvoit s’empêcher de la faire paroitre à l’extérieur ; s’il vouloit converser avec ses Religieux, il ne le pouvoit ; et s’il s’en séparoit, il s’en trouvoit plus mal : l’abstinence et la macération de la chair l’accabloient, et l’Oraison ne le soulageoit nullement. Il fut deux ans en un état si fâcheux, qu’il lui sembloit que Dieu l’avoit abandonné ; mais après cette rude tempête qu’il soutint humblement, le Sauveur lui rendit en un moment une heureuse tranquillité.

Apprenons de là, que les plus grands serviteurs de Dieu sont sujets à ces épreuves, et que les autres ne doivent pas s’étonner, si quelquefois il leur en vient de pareilles.

INTRODUCTION
À LA
VIE DÉVOTE.

CINQUIÈME PARTIE.

Les Avis et les exercices nécessaires pour renouveler et confirmer l’Ame dans la dévotion.


CHAPITRE PREMIER.

De la nécessité de renouveler tous les ans ses bons propos.


LE premier point de cet exercice est d’en bien comprendre l’importance : la fragilité et les mauvaises dispositions de notre chair, qui appesantissent l’âme, et l’entraîne toujours vers les choses de la terre, nous font aisément déchoir de nos bonnes résolutions, à moins qu’à force de les soutenir, nous ne tâchions de nous élever souvent vers les biens célestes. Comme nous voyons que les oiseaux craignant de retomber à terre, battent toujours l’air de leurs ailes, avec de continuels élancemens de leurs corps pour entretenir leur vol, c’est par cette raison, Philothée, que vous avez besoin de renouveler souvent vos bons propos pour le service de Dieu, de peur qu’avec le temps vous ne retombiez en votre premier état, ou plutôt dans un état plus mauvais ; parce que les chûtes que l’on fait dans la vie spirituelle nous mettent toujours au-dessous du point d’où nous nous étions élevé à la dévotion. Il n’y a pas d’horloge, pour bonne qu’elle soit, dont il ne faille remonter les poids de temps en temps, et même démonter toutes les pièces, au moins une fois l’année, afin de redresser celles qui ont été forcées, de réparer celles qui sont usées, et de nettoyer les autres où il s’est amassé de la crasse et de la rouille : et vous savez encore que si l’on en frotte les roues et les ressorts avec un peu d’huile bien fine, les mouvemens s’en font plus doucement, et que la rouille ne s’y met pas sitôt. Il faut aussi que celui qui a un vrai soin de son cœur, le remonte soir et matin, pour ainsi parler ; et c’est à quoi les exercices que je vous ai marqués lui doivent servir ; et qu’après cela il en observe souvent les mouvemens, pour y entretenir la régularité : il faut qu’au moins une fois l’année il en examine, par le menu et en détail, toutes les dispositions, pour réparer les défauts qui auroient pu s’y glisser et pour les renouveler entièrement, et qu’il tâche d’y faire entrer le plus qu’il pourra de la sainte Onction de la grâce que l’on reçoit en la Confession et en la Communion. Cet exercice, Philothée, réparera vos forces affoiblies par le temps, ranimera la ferveur de votre âme, fera revivre vos bonnes résolutions, et refleurir en vous toutes les vertus.

C’étoit la pratique des anciens Chrétiens, que le jour qu’on célébroit dans l’Église la mémoire du baptême de Notre-Seigneur, on renouveloit, comme le rapporte saint Grégoire de Nazianze, la profession et les protestations de leur baptême. Prenez donc cette pratique, Philothée, avec beaucoup d’affection et d’application ; choisissez un temps convenable, selon l’avis de votre Père spirituel, pour une retraite de quelques jours : et là, dans, un grand recueillement, méditez sur les points suivans, selon la méthode que je vous ai donnée dans la seconde Partie.


CHAPITRE II.

Considération sur le bienfait de Dieu qui nous a appelés à son service, conformément à la protestation que l’on a faite en la première Partie.


1. CONSIDÉREZ les articles de votre protestation. Le premier, est d’avoir détesté, quitté et renoncé pour jamais à tout péché mortel. Le second, est d’avoir consacré votre âme et votre corps, avec toutes leurs puissances et leurs facultés, à l’amour et au service de Dieu. Et le troisième, est que si vous faisiez quelque chûte, vous vous en releveriez soudainement : toutes ces résolutions ne sont-elles pas louables, justes et généreuses ? Pensez donc combien cette protestation est raisonnable, sainte et aimable.

2. Considérez à qui vous avez fait cette protestation ; c’est à Dieu : si les paroles que nous donnons aux hommes avec une sage délibération, nous obligent indispensablement, combien plus celles que nous avons données à Dieu ? Ah, Seigneur, disoit David, c’est à vous que mon cœur l’a dit : mon cœur a formé une bonne résolution ; jamais je ne l’oublierai.

3. Considérez en présence de qui vous avez protesté de servir Dieu ; ç’a été devant toutes la Cour céleste. Hélas ! sainte Vierge, saint Joseph, votre bon Ange, saint Louis, saint Cyprien et sainte Clotilde, toute cette bénite troupe de Saints et Saintes vous regardoit avec un amour singulier aux pieds du Sauveur, à qui vous consacriez votre cœur. L’on fit alors pour vous une fête d’allégresse dans la Jérusalem céleste : et maintenant on en célébrera la mémoire, si vous voulez bien renouveler cette consécration.

4. Considérez les moyens que vous eûtes pour vous aider à prendre ce parti. Hélas ! que la conduite de Dieu sur vous fut douce et miséricordieuse en ce temps là ! Dites-le sincèrement : le Saint-Esprit ne fit-il pas sentir tous ses attraits à votre cœur ? Dieu ne vous attira-t-il pas à lui avec les liens de son amour, pour vous conduire, parmi les orages du siècle, au port du salut ? O combien vous faisoit-il goûter de délicieuses douceurs de sa grâce dans les Sacremens, dans la lecture, dans l’Oraison ! Hélas, Philothée, vous dormiez, et Dieu veilloit sur vous avec des pensées de paix et d’amour.

5. Considérez en quel temps Dieu vous attira à lui ; ce fut à la fleur de votre âge : Ah ! quel bonheur d’apprendre sitôt ce que nous ne pouvons savoir que trop tard ! Saint Augustin ne s’étant converti qu’à trente ans, s’écrioit : O ancienne beauté ! comment vous ai-je connue si tard ? Hélas ! vous étiez présente à mes yeux, et je ne vous regardois pas. Or vous pourriez dire : Ô douceur ancienne, pourquoi ne vous ai-je pas goûtée plutôt ! Hélas, Philothée, vous ne le méritiez pas en ces : premiers temps ; ainsi reconnoissant la bonté et la grâce de Dieu, qui vous a attiré à lui dès votre jeunesse, dites avec David : O mon Dieu ! vous avez éclaire mon esprit et touché mon cœur dès ma jeunesse ; je le publierai éternellement à la louange de votre miséricorde. Que si vous n’ayez eu ce bonheur que dans votre vieillesse, hélas, Philothée ! quelle grâce, qu’après un si méchant usage des années précédentes, Dieu ait arrêté le cours de votre misère avant la mort, qui l’eût rendue éternelle !

6. Considérez les effets de cette vocation : vous trouverez, ce me semble, d’heureux changemens en vous, si vous comparez ce que vous êtes avec ce que vous étiez. Ne comptez-vous pas pour beaucoup de savoir parler à Dieu par l’Oraison, d’avoir de l’inclination à l’aimer, d’avoir calmé beaucoup de passions qui vous inquiétoient, d’avoir évité plusieurs péchés et embarras de conscience, et d’avoir tant de fois uni votre âme par la Communion à la source inépuisable des biens éternels ? Ah, que ces grâces sont grandes ! il faut, Philothée, les peser au poids du Sanctuaire : c’est la main droite de Dieu qui a fait tout cela. La main de Dieu, infiniment bonne, disoit David, a opéré ce prodige ; sa main droite m’a relevé de ma chûte. Ah ! je ne mourrai pas, je vivrai, je raconterai de bouche et de cœur, et par toutes mes œuvres, les merveilles de sa bonté.

Après ces considérations qui sont pleines de bonnes affections, il faut simplement conclure par une action de grâce, et par une fervente prière, pour en demander à Dieu l’effet tout entier : et puis, vous retirant avec beaucoup d’humilité et de confiance, vous remettrez les fortes résolutions que vous avez à prendre, après le second point de cet exercice.


CHAPITRE III.

Examen de l’Ame sur son avancement dans la Vie dévote.


LE second point de cet exercice est un peu long, et je vous conseille de ne le prendre que par parties, selon l’ordre que je leur ai donné ici. Il n’est pas nécessaire d’être à genoux, sinon au commencement, pour vous présenter à Dieu, et à la fin, qui en comprend les affections ; vous pouvez même, dans les autres parties de cet examen, le faire utilement en vous promenant, et encore plus utilement au lit, si vous pouvez y être quelque temps sans vous assoupir ; mais il faut pour cela les avoir bien lues auparavant : il faut néanmoins faire tout ce qui est de ce second point, en trois jours et deux nuits pour le plus, prenant de chaque jour et de chaque nuit quelques heures, je veux dire quelque temps, selon que vous le pourrez ; car si cet exercice ne se faisoit qu’en des temps fort éloignés les uns des autres, il perdroit sa force, et ne feroit sur vous que de foibles impressions. Après chaque partie de l’examen, vous remarquerez bien vos défauts, soit pour vous en confesser et pour prendre conseil, soit pour former vos résolutions, et fortifier votre esprit ; bien qu’il ne faille pas absolument vous dégager tout-à-fait des conversations ordinaires, durant ces jours-là, ni les autres, retirez-vous cependant un peu plutôt le soir, afin que vous couchant de meilleure heure, vous puissiez prendre tout le repos du corps et de l’esprit, qui est nécessaire à la considération : et durant le jour, faites de fréquentes aspirations à Dieu, à Notre-Dame, aux Anges, à toute la Jérusalem céleste ; mais faites-les d’un bon cœur plein de l’amour de Dieu, et du désir de votre perfection.

Pour commencer donc cet Examen, 1.° mettez-vous en la présence de Dieu.

2.° Demandez les lumières du St.-Esprit, comme St. Augustin, qui s’écrioit devant Dieu en esprit d’humilité : O Seigneur ! que je vous connoisse, et que je me connoisse. Dites avec St.-François, qui êtes-vous, ô mon Dieu, et qui suis-je ? Protestez que vous ne voulez pas remarquer votre avancement, pour vous en réjouir en vous-même, et pour vous en glorifier ; mais pour vous réjouir en Dieu, l’en glorifier et l’en remercier : protestez encore, que si, comme vous le croyez, vous trouvez que vous ayiez peu avancé, ou même reculé, vous ne voulez nullement vous laisser abattre ni décourager, et qu’au contraire, vous prétendez-vous animer à mieux faire, en tâchant de réparer vos défauts, avec la grâce de Dieu.

Après cela, examinez tranquillement quelle a été votre conduite envers Dieu, envers le prochain, et à l’égard de vous-même.


CHAPITRE IV.

Examen de l’état de l’âme à l’égard de Dieu.


1. QUEL est votre cour touchant le péché mortel ? Avez-vous une forte résolution de n’en commettre jamais aucun, pour quelque chose qui puisse arriver ? et cette résolution a-t-elle subsisté jusqu’à présent ? en elle consiste le fondement de la vie spirituelle.

2. Quel est votre cœur sur les commandemens de Dieu ? les trouvez-vous bons, doux, agréables ? Ah ! Philothée, qui a le goût bon et l’estomac sain, aime les bonnes viandes, et rejète les mauvaises.

3. Quel est votre cœur à l’égard des péchés véniels ? on ne peut s’observer si bien que l’on n’en commette quelqu’un ; mais n’y en a-t-il point auquel vous ayez une spéciale inclination, et ce qui seroit bien pis, auquel vous ayez de l’affection ?

4. Quel est votre cœur pour les exercices spirituels ? Les aimez-vous ? les estimez-vous ? ne vous déplaisent-ils point ? n’en avez-vous point de dégoût ? auquel sentez-vous plus ou moins d’affection ? entendre la parole de Dieu, la lire, en parler, la méditer, s’en servir dans les aspirations, se confesser, prendre des avis spirituels, se préparer à la communion, communier, modérer ses inclinations ; qu’y a-t-il en cela qui répugne a votre cœur ? et si vous trouvez quelque chose à quoi il ait moins d’attrait, examinez d’où vient ce dégoût.

5. Quel est votre cœur pour Dieu même ? votre cœur se plait-il à se ressouvenir de Dieu ? y trouve-t-il de la douceur ? Ah ! dit David : je me suis souvenu de Dieu, et j’y ai pris plaisir. Sentez-vous en votre cœur une certaine facilité à aimer, et un goût particulier à savourer cet amour ? votre cœur a-t-il de la joie de penser à l’immensité de Dieu, à sa bonté, à sa douceur ? Si le souvenir de Dieu se présente à votre cœur, parmi les occupations et les vanités du monde, y trouve-t-il place ? votre âme en demeure-t-elle saisie ? se tourne-t-elle de ce côté-là, et va-t-elle au-devant, pour ainsi parler ? certainement il y a des âmes de ce caractère. N’est-il pas vrai qu’une femme, dès qu’elle s’aperçoit du retour de son mari, après une longue absence, ou qu’elle croit entendre sa voix, part à l’instant même pour aller à lui, toute occupée qu’elle est des affaires les plus importantes ; que rien ne retient plus son cœur, et qu’elle abandonne toutes les autres pensées pour ne penser qu’à lui ? Il en est de même des âmes qui aiment bien Dieu ; quelqu’occupées qu’elles soient d’ailleurs, aussitôt que le souvenir de Dieu se présente, elles perdent presque toute l’attention aux autres choses, pour le plaisir qu’elles prennent en ce cher souvenir : et c’est un très-bon signe.

6. Quel est votre cœur pour Jésus-Christ, Dieu et homme ? prenez-vous plaisir d’être Dieu et homme ? prenez-vous plaisir d’être avec lui ? Les abeilles se plaisent autour de leur miel, et les guêpes sur les puanteurs : ainsi les bonnes âmes se plaisent d’être avec Jésus-Christ, et ont une grande tendresse d’amour pour lui ; mais les âmes déréglées se plaisent aux vanités du monde.

9. Quel est votre cœur pour Notre-Dame, pour les Saints et pour votre bon Ange ? les aimez-vous fort ? avez-vous une spéciale confiance en leur protection ? leurs images, leurs vies, leurs louanges vous plaisent-elles ?

8. Pour ce qui est de votre langue, comment parlez-vous de Dieu ? vous plaisez-vous à en parler selon votre état et votre capacité ? aimez-vous à chanter les Cantiques spirituels de son amour ?

9. Quant aux œuvres, pensez si vous avez du zèle pour la gloire extérieure de Dieu, et de l’affection à faire quelque chose pour son honneur ; car ceux qui aiment Dieu, aiment avec Dieu l’ornement de sa maison : pouvez-vous dire que vous avez renoncé à quelque affection ou à quelque chose pour Dieu ; parce que c’est un signe bien sûr d’amour, que de se priver de ce que l’on aime pour celui que l’on aime ? Qu’avez-vous donc jusqu’ici quitté pour l’amour de Dieu.


CHAPITRE V.

Examen de l’état de l’Ame par rapport à elle-même.


1. QUEL amour avez-vous pour vous-même ? ne vous aimez-vous point trop pour ce monde ? Si cela est, vous désirerez d’y demeurer toujours, et vous aurez un grand soin de vous y établir ; mais si vous vous aimez pour le Ciel, vous désirerez de quitter la terre ; du moins vous acquiescerez aisément à la quitter, quand il plaira à Notre-Seigneur.

2. Réglez-vous bien cet amour de vous-même ; car il n’y a que l’amour désordonné de nous-même qui nous ruine : or l’amour réglé veut que nous aimions plus l’âme que le corps, que nous ayons plus de soin d’acquérir les vertus que toute autre chose, et que nous estimions beaucoup plus, la gloire éternelle que l’honneur mondain et périssable. Un cœur réglé dit plus souvent en soi-même : que diront les Anges, si je pense à telle chose ? qu’il ne dit : que diront les hommes ?

3. Quel amour avez-vous pour votre propre cœur ? ne vous fâchez-vous point de le servir en ses maladies ? Hélas ! vous : lui devez ce soin, quand ces passions le tourmentent ; il faut laisser toutes choses pour cela, et lui procurer encore les charités des autres.

4. Que vous estimez-vous devant Dieu ? rien sans doute : or, vous ne devez pas vous en croire plus humble, que si vous jugiez qu’une mouche n’est rien au prix d’une montagne, ou une goutte d’eau en comparaison de la mer, ou une étincelle de feu en la présence du Soleil ; mais l’humilité consiste à ne pas vous préférer aux autres, et ne pas vouloir qu’on vous donne cette préférence. Où en êtes-vous sur cela ?

5. A l’égard de votre langue, ne vous vantez-vous point, ou d’une manière ou d’une autre ? ne vous flattez-vous point en parlant de vous ?

6. Quant aux œuvres, ne prenez-vous point de plaisir contraire à votre santé ? je veux dire, de plaisirs vains, inutiles, poussés trop avant dans la nuit, etc.


CHAPITRE VI.

Examen de l’état de l’Ame à l’égard du Prochain.


IL faut bien aimer un mari et une femme, d’un amour doux et tranquille, ferme et continuel, et que ce soit parce que Dieu l’ordonne ainsi ; j’en dis de même des enfans, des proches parens et des amis, selon le degré de liaison que l’on a avec eux.

Mais pour parler en général, quel est votre cœur à l’endroit du Prochain ? l’aimez-vous bien sincèrement et pour l’amour de Dieu ? Pour en juger, représentez-vous quelques gens déplaisans, ennuyeux et d’une malpropreté dégoûtante, d’autant que c’est là où se trouve l’amour de Dieu pour le prochain ; et beaucoup plus, quand on traite bien ceux qui nous ont offensés par leurs actions ou par leurs paroles. Examinez si votre cœur n’a rien contr’eux, et s’il ne sent pas une grande répugnance à les aimer. · N’êtes-vous point facile à parler du prochain désavantageusement, et surtout de ceux qui ne vous aiment pas ? Ne nuisez-vous à personne, ou directement ou indirectement ? pour peu que vous soyez raisonnable, vous vous en apercevrez facilement.


CHAPITRE VII.

Examen de l’état de l’âme sur ses passions.


J’AI étendu les point de cet examen qui ne consiste qu’à connoître le progrès qu’on a fait dans la vie spirituelle ; car l’examen des péchés regarde la confession de ceux qui ne pensent point à s’y avancer. Il ne faut cependant s’observer sur chacun de ces articles, qu’avec une douce application à considérer l’état du cœur, et les fautes notables qu’on a pu commettre.

Mais, pour abréger le tout, réduisons cet exercice à l’examen de nos passions, et considérons seulement ce que nous avons été, et comment nous nous sommes conduits sur les articles suivans.

Dans notre amour envers Dieu, envers le prochain, envers nous-mêmes.

En notre haine à l’égard de nos péchés et ceux des autres ; car nous devons désirer leur amendement comme le nôtre.

En nos désirs à l’égard des richesses, des plaisirs et des honneurs.

Dans la crainte des dangers de pécher et de perdre les biens de cette vie, si on craint trop l’un et trop peu l’autre.

Dans l’espérance trop établie peut-être sur le monde et sur les créatures, trop peu sur Dieu et sur les choses éternelles.

Dans la tristesse, si elle est excessive, et pour des choses vaines et frivoles.

Dans la joie, si elle est excessive, et pour des choses qui ne le méritent pas.

Enfin, observons quelles affections embarrassent notre cœur, quelles passions le possèdent, et en quoi principalement il s’est déréglé. Par les passions de l’âme, on en reconnoît l’état : car comme un joueur de luth en pince toutes les cordes, pour tâcher d’accorder celles qu’il trouve dissonantes, ou en les tirant, ou en les lâchant ; de même si après avoir observé toutes nos passions, nous les trouvons peu conformes aux désirs que nous avons de glorifier Dieu, nous pourrons les y ajuster avec la grâce de Dieu et le secours de notre Père spirituel.


CHAPITRE VIII.

Affections qui doivent suivre cet examen.


APRÈS avoir reconnu où vous en êtes, excitez votre âme à ces affections.

Si vous avez fait quelque progrès, quelque petit qu’il soit, remerciez-en Dieu, et reconnoissez que vous en êtes uniquement redevable à sa miséricorde.

Humiliez-vous fort devant Dieu, protestant que si vous n’avez pas beaucoup avancé, ç’a été votre faute ; parce que vous n’avez pas correspondu avec une fidélité courageuse et constante à ce qu’il vous donne d’inspirations, de lumières et de bons mouvemens, soit en l’oraison, soit ailleurs.

Promettez-lui de le louer à jamais des grâces par lesquelles il a opéré en vous ce petit amendement.

Demandez-lui pardon de votre infidélité, offrez-lui votre cœur, le priant de s’en rendre maître, et de le rendre plus fidèle.

Invoquez la sainte Vierge, votre bon Ange, les Saints, et principalement votre Patron, saint Joseph, et les autres.


CHAPITRE IX.

Des Considérations propres à renouveler les bons propos.


APRÈS avoir conféré avec votre Directeur sur vos défauts et sur les moyens d’y remédier, vous prendrez chaque jour une des considérations suivantes, pour en faire le sujet de votre oraison, selon la méthode des méditations de la première partie, soit pour la préparation, soit pour les affections ; vous mettant, avant toutes choses, en la présence de Dieu, et lui demandant la grâce de vous bien établir dans son amour et dans son saint service.


CHAPITRE X.

Première Considération.
Sur l’excellence de notre Ame.


CONSIDÉREZ la noblesse et l’excellence de votre âme dans la connoissance qu’elle a de ce monde visible, des Anges, de Dieu le maître souverain et infiniment bon, de l’éternité, et universellement de tout ce qui est nécessaire pour bien vivre en ce monde, pour s’associer aux Anges dans le Paradis, et pour y jouir éternellement de Dieu.

Votre âme à de plus une volonté capable d’aimer Dieu, et incapable de le haïr en lui-même. Sentez bien la noblesse de votre cœur, qui, ne trouvant rien parmi les créatures d’assez bon pour le satisfaire pleinement, ne peut trouver son repos qu’en Dieu seul. Rappelez hardiment les amusemens les plus chers et les plus violens qui ont autrefois occupé ce cœur ; et jugez de sang-froid, s’ils n’étoient pas si mêlés d’inquiétude, de chagrin, d’ennui et d’amertume, que votre pauvre cœur n’y trouvoit que de la misère.

Hélas ! notre cœur se porte avec beaucoup d’empressement aux biens créés, persuadé qu’il est d’y trouver de quoi satisfaire ses désirs. Mais aussitôt qu’il les a goûtés, il en voit l’impossibilité. C’est que Dieu ne veut pas qu’il trouve son repos en aucun lieu, non plus que la colombe sortie de l’arche de Noé, afin qu’il retourné à son Dieu, de qui il s’est éloigné. Ah que l’excellence de notre cœur est grande ! Et pourquoi donc le retiendrons-nous contre son gré dans l’esclavage des créatures ?

O mon âme, devez-vous dire, vous pouvez parfaitement connoitre et aimer Dieu ! pourquoi donc vous amuser à ce qui est infiniment au-dessous ? Vous pouvez prétendre à l’éternité : pourquoi donc vous fixer à des momens passagers ? Ce fut l’un des regrets de l’enfant prodigue : n’ayant pu vivre délicieusement à la table de son père, il se voyoit réduit à manger le reste des bêtes. O mon âme ! tu es capable de posséder Dieu : malheur à toi, si tu te contentes de moins que ce que Dieu est.

Élevez donc et excitez votre âme, qui est éternelle, à la contemplation et à la recherche de l’éternité, puisqu’elle en est digne.


CHAPITRE XI.

Seconde Considération.
Sur l’excellence des Vertus.


CONSIDÉREZ que les vertus attachées à la dévotion peuvent seules rendre votre cœur content en ce monde. Admirez-en les beautés, et les comparez aux vices contraires. Quelle suavité dans la patience, dans la douceur, dans l’humilité, en comparaison de la vengeance, de la colère et du chagrin, de l’ambition et de l’arrogance ! dans la libéralité, dans la charité, dans la sobriété, en comparaison de l’avarice, de l’envie et des désordres de l’intempérance ! Les vertus ont cela d’admirable, que la pratique en laisse à l’âme une consolation infiniment douce ; au lieu que les vices la jètent dans un abattement et une désolation tout-à-fait déplorable. Pourquoi donc ne tâcherons-nous pas de nous procurer toute cette joie ?

Qui n’a qu’un vice, n’est pas content ; et qui en a plusieurs, est mécontent. Mais qui a peu de vertus, en reçoit déjà de la joie, et son contentement croit à proportiou qu’il devient plus vertueux. O vie dévote ! que tu es belle, douce, agréable ! tu adoucis les afflictions, et tu donnes de la suavité aux consolations : sans toi, le bien, le mal et les plaisirs ne causent que de l’inquiétude, du trouble et de l’abattement. Ah ! qui te connoîtroit assez, pourroit bien dire avec la Samaritaine : Seigneur, donnez-moi cette eau : Domine, da mihi hanc aquam ! Aspiration fort ordinaire à la bienheureuse Mère Thérèse, et à sainte Catherine de Gènes, quoique pour d’autres sujets.


CHAPITRE XII.

Troisième Considération.
Sur l’exemple des Saints.


CONSIDÉREZ l’exemple des Saints de tout âge, de tout sexe et de tout état. Que n’ont-ils pas fait pour aimer Dieu avec un entier dévouement ! Regardez les Martyrs inébranlables en leurs résolutions : quels tourmens n’ont-ils pas soufferts, plutôt que d’un rien relâcher ? Voyez ces personnes si belles et si florissantes, l’ornement du sexe dévot, plus blanches que le lys par leur pureté, et plus vermeilles que la rose par leur charité ! les unes à douze, à treize, à quinze ans, les autres à vingt et à vingt-cinq, ont endurés plusieurs martyres, plutôt que de changer de résolutions, non-seulement sur la foi, mais même sur la dévotion, soit à l’égard de la virginité ou du service des pauvres affligés, soit à l’égard de la consolation de ceux qu’on conduisoit au supplice, ou de la sépulture des morts. 0 Dieu ! quelle constance a fait paroitre ce sexe fragile en ces occasions !

Regardez tant de saints Confesseurs ; avec quelle force d’esprit ont-ils méprisé le monde ? combien leur fermeté a-t-elle été invincible ? rien n’a jamais pu l’ébranler. Ils ont pris leur parti sans réserve, et l’ont soutenu sans exception. Mon Dieu ! que n’a pas dit saint Augustin de sa sainte Mère ? avec quelle constance suivit-elle son dessein de servir Dieu fidèlement dans le mariage et dans la viduité ? et combien de traverses, d’obstacles et d’accidens sainte Paule, la chère fille de saint Jérôme, n’ont-elle pas à soutenir et à combattre ; comme nous l’apprenons de lui ? Mais que ne devons-nous pas faire sur de si excellens modèles ? Les Saints étoient ce que nous sommes, ils faisoient tout pour le même Dieu que nous adorons, et ils travailloient pour acquérir les mêmes vertus. Pourquoi donc n’en ferons-nous pas autant dans notre condition,’et selon notre vocation, pour soutenir la sainte protestation que nous avons faite d’être à Dieu ?


CHAPITRE XIII.

Quatrième Considération.
Sur l’amour de Jésus-Christ pour nous.


CONSIDÉREZ l’amour avec lequel Jésus-Christ Notre-Seigneur a tant souffert en ce monde, particulièrement au jardin des Oliviers et sur le Calvaire. Cet amour nous regardoit, et obtenoit de Dieu le Père, par tant de peines et de travaux, les bonnes résolutions et protestations que votre cœur a faites, et de plus les grâces nécessaires pour les nourrir. pour les fortifier et pour les accomplir. O saintes résolutions ! que vous êtes précieuses, puisque vous êtes les fruits de la passion de mon Sauveur ! O combien mon âme vous doit-elle chérir, puisque vous avez coûté si cher à mon Jésus ! Hélas ! Seigneur de mon âme ! vous mourûtes pour me mériter la grâce de les faire ; faites-moi la grâce que je meure plutôt que de les perdre.

Pensez-y bien, Philothée ; il est certain que le cœur de notre Jésus attaché à la croix consideroit le vôtre qu’il aimoit, et que par cet amour il lui obtenoit tous les biens. que vous avez eu, et que vous n’aurez jamais. Qui, Philothée, nous pouvons dire comme Jérémie : O Seigneur ! avant que je fusse né, vous me regardiez et m’appeliez par mon nom. N’en doutons pas, le divin Jésus qui nous enfanta sur sa croix, nous portoit tous en son cœur comme une mère porte son enfant en ses entrailles. Sa divine bonté nous y prépara tous les moyens genéraux et particuliers de notre salut, tous les attraits et toutes les grâces dont elle se sert maintenant pour conduire nos âmes à la perfection. Semblable à une bonne mère qui prépare à l’enfant qu’elle porte, tout ce qui doit lui être nécessaire pour le conserver après sa naissance.

Ah, mon Dieu, que nous devrions graver ceci profondément en notre mémoire ! Est-il possible que j’aie été aimé, et si doucement aimé de mon Sauveur ? qu’il ait pensé à moi en particulier, et pour toutes les petites occasions dans lesquelles il m’a depuis attiré à lui ? hé ! combien donc devons-nous aimer, chérir et employer tout cela utilement ? Ceci est bien doux : le cœur si tendre de Jésus pensoit à Philothée, l’aimoit, et lui procuroit mille moyens de salut, comme s’il n’y eût pas eu d’autre âme au monde à qui il eût pensé ; de même que le Soleil éclairant un seul endroit de la terre, ne l’éclaire pas moins que s’il répandoit sa lumière partout ailleurs. Il m’a aimé, dit saint Paul : Il s’est donné pour moi, comme s’il disoit pour moi seul, et tout autant que s’il n’eût rien fait pour le reste des hommes. C’est, Philothée, ce qui doit être gravé en votre âme, pour bien chérir et nourrir votre résolution, qui a été si précieuse aux yeux du Sauveur,


CHAPITRE XIV.

Cinquième Considération.
Sur l’amour éternel de Dieu.


CONSIDÉREZ l’amour éternel que Dieu a eu pour vous. Avant l’incarnation et la mort de Jésus-Christ, la divine Majesté vous aimoit infiniment, et vous prédestinoit à son amour. Mais quand commença-t-il à vous aimer ? il commença quand il commença d’être Dieu ; et quand commença-t-il d’être Dieu ? jamais : car il a toujours été sans commencement et sans fin ; et son amour qui n’a jamais eu de commencement pour vous, vous a préparé de toute éternité les grâces et les faveurs qu’il vous a faites. Il le dit pour nous tous par le Prophète Jérémie : Je t’ai aimé d’une charité perpétuelle, et je t’ai attiré miséricordieusement à moi. Il parle à vous aussi-bien qu’à tout autre : vous devez donc à son amour les bonnes résolutions que vous aurez faites.

O Dieu ! quelles résolutions donc que celles-ci, que Dieu a eu présentes à sa divine sagesse et à sa bonté de toute éternité ! combien nous doivent-elles être chères et précieuses ? Que ne devrions-nous pas souffrir, plutôt que d’en rien perdre, quand même tout le monde devroit périr ? car tout le monde ensemble ne vaut pas une âme, et une âme ne vaut rien sans ees saintes résolutions.


CHAPITRE XV.

Affections générales sur les Considérations précédentes, pour conclure tout cet Exercice.


O CHÈRES résolutions ! je vous regarde comme le bel Arbre de vie que mon Dieu a planté au milieu de mon cœur, et que mon Sauveur veut arroser de son sang, pour lui faire porter de bons fruits. Plutôt mille morts que de permettre qu’il soit déraciné de mon cœur. Non, ni la vanité, ni les délices de la vie, ni les richesses, ni les afflictions ne me feront pas changer de dessein.

Hélas, Seigneur ! je dois cet avantage à votre paternelle bonté, qui a choisi mon cœur, toute méchante terre qu’il étoit, pour porter des fruits dignes de vous. Combien y a-t-il d’âmes qui n’ont pas eu ce bonheur ? Et puis-je jamais m’humilier assez sous la main de votre miséricorde ?

O délicieuses et saintes résolutions ! si je vous conserve, vous me conserverez ; si vous vivez en mon âme, mon âme vivra en vous. Subsistez donc à jamais dans mon cœur, aimable résolution, qui êtes éternelle en la miséricorde de mon Dieu ; soyez et vivez éternellement en moi, et que jamais je ne vous abandonne.

Après ces affections, il faut particulariser ici les moyens de bien soutenir vos chères résolutions. Ce sont principalement le fréquent usage de l’Oraison et des Sacremens, les bonnes œuvres, le soin de vous corriger des fautes que vous avez reconnues, la fuite des mauvaises occasions, et la fidélité à suivre les avis qu’on vous donnera.

Enfin, protestez vivement et mille fois, que vous persévérerez en vos résolutions, comme si vous teniez votre cœur entre vos mains ; présentez-le à Dieu pour le lui consacrer et sacrifier entièrement, lui disant que vous le laissez entre les siennes, que vous ne voulez jamais le reprendre, et que vous voulez suivre en tout et partout sa sainte volonté. Priez Dieu qu’il vous renouvelle entièrement, qu’il bénisse et qu’il soutienne par la force de son esprit cette rénovation : et invoquez sur cela la sainte Vierge, votre Ange, les Saints, saint Louis et les autres.

Allez dans cette disposition d’un cœur ému par la grâce, aux pieds de votre Père spirituel : accusez-vous des fautes principales que vous aurez remarquées dans votre confession générale : et ayant prononcé devant lui et signé la même protestation que vous fîtes alors, recevez-en l’absolution avec les mêmes sentimens. Enfin, allez unir votre cœur, ainsi renouvelé, à son principe et à son Sauveur, dans la participation du saint Sacrement de l’Eucharistie.


CHAPITRE XVI.

Sentiment qu’il faut conserver après cet Exercice.


LE jour que vous aurez fait cette rénovation, et les jours suivans, vous devez prononcer souvent de cœur et de bouche, ces ferventes paroles de saint Paul, de saint Augustin et de sainte Catherine de Gènes. Non, je ne suis plus à moi ; soit que je vive, soit que je meure, je suis à mon Sauveur ; je n’ai plus rien de moi, ni rien à moi ; c’est Jésus qui vit en moi, et tout ce que je puis appeler mon bien, c’est d’être à lui. O monde ! vous êtes toujours vous-même ; et moi j’ai toujours été aussi moi-même, mais dorénavant je ne serai plus moi-même. Non, nous ne serons plus nous-mêmes, car nous aurons le cœur changé : et le monde qui nous a trompé, sera trompé en nous ; car ne s’apercevant de notre changement que peu à peu, il nous croira toujours semblables à Esaü, et il nous trouvera enfin semblables à Jacob.

Il faut que notre cœur conserve bien l’impression de cet exercice, et que nous passions doucement de la méditation aux affaires et aux conversations, de peur que l’onction des bonnes résolutions ne se perde tout d’un coup ; parce qu’il faut que notre âme en soit bien pénétrée en toutes ses parties, mais sans qu’il nous en coûte aucun effort violent ni d’esprit ni de corps.


CHAPITRE XVII.

Réponse à deux objections qu’on peut faire sur cette Introduction.


LE monde vous dira, Philothée, que ces avis, ces exercices sont si multipliés, que qui voudroit les observer, ne pourroit vaquer à autre chose. Hélas, Philothée ! quand nous n’aurions fait autre chose, nous aurions assez fait, puisque nous aurions fait ce que nous devons faire en ce monde. Mais ne voyez-vous pas la ruse de l’ennemi ? s’il falloit chaque jour faire tous ces exercices, véritablement ils nous occuperoient entièrement. Or, Dieu ne vous le demande qu’en de certains temps, et en de certaines occasions. Combien y a-t-il de lois civiles dans le Digeste et dans le Code que l’on doit observer, et qu’on ne doit pas observer tous les jours, ni en tout temps ?

Au reste David, tout Roi qu’il étoit, et occupé d’affaires fort difficiles, pratiquoit bien plus d’exercices que je ne vous en ai marqués. Saint Louis, si grand Roi pour la guerre et pour la paix, et si appliqué à rendre la justice et à conduire les affaires du Royaume, entendoit chaque jour deux Messes, disoit Vêpres et Complies avec son Chapelain, faisoit la méditation, visitoit les Hôpitaux, se confessoit tous les vendredis, et portoit le cilice. Il entendoit fort souvent la prédication, outre les conférences spirituelles très-fréquentes ; et avec tout cela, il ne manqua jamais d’application et d’exactitude à une seule affaire qui fût du bien public ; et sa cour fut encore plus belle et plus florissante qu’elle n’avoit jamais été du temps de ses prédécesseurs. Pratiquez donc avec courage ces exercices selon que je vous les ai marqués, et Dieu vous donnera assez de temps et de forces pour toutes vos affaires : oui, quand il devroit arrêter le soleil, comme il fit du temps de Josué. Nous faisons toujours assez, quand Dieu travaille avec nous.

Le monde dira encore que je suppose presque partout que Philothée ait le don de l’oraison mentale ; et que, comme chacun ne l’a pas, cette Introduction ne peut pas servir à tous. Je l’avoue : j’ai présupposé cela, et il est encore vrai que chacun n’a pas le don de l’oraison.

Mais il est vrai aussi que presque chacun le peut avoir, même les plus grossiers, pourvu qu’ils aient de bons Directeurs, et que, pour l’acquérir, ils veuillent travailler autant que la chose le mérite ; et s’il s’en trouve qui n’aient pas ce don au plus petit degré que ce soit, (ce que je crois fort rare) un sage Directeur leur fera aisément suppléer à ce défaut, par l’attention à lire ou à entendre lire les mêmes considérations des méditations.


CHAPITRE XVIII.

Trois derniers et principaux Avis sur cette Introduction.


RENOUVELEZ tous les premiers jours du mois la protestation qui est dans la première partie après la méditation ; et dites ce jour là à tous momens, comme David : Non jamais, ô mon Dieu, je n’oublierai rien de toute votre loi : car c’est en elle que vous avez justifié et vivifié mon âme. Et quand vous sentirez en vous quelque altération considérable, prenez votre protestation en main, et proférez-la de tout votre cœur dans une profonde humiliation de vous-même : vous y trouverez un grand soulagement.

Faites une profession ouverte, non pas d’être dévot ou dévote, mais de vouloir l’être ; et n’ayez point de honte des actions communes et nécessaires qui nous conduisent à l’amour de Dieu. Avouez hardiment que vous tâchez de vous faire à la méditation ; que vous aimeriez mieux mourir que de pécher mortellement ; que vous voulez fréquenter les Sacremens et suivre les conseils de votre Directeur, qu’il n’est pas souvent nécessaire de nommer pour plusieurs raisons. Cette déclaration sincère de vouloir servir Dieu, et d’être consacré à son amour de bon cœur, est fort agréable à sa divine Majesté, qui ne veut point que l’on ait honte de son service, ni de la croix de son fils ; et d’ailleurs cela coupe chemin à beaucoup de mauvaises remontrances du monde, et nous oblige encore par honneur à la persévérance. Les Philosophes se déclaroient pour Philosophes, afin qu’on les laissât vivre philosophiquement ; et nous devons déclarer le désir que nous avons de la dévotion, afin qu’on nous laisse vivre dévotement. Si quelqu’un vous dit que la dévotion ne demande pas absolument toute cette pratique d’avis et d’exercices, ne le niez pas : mais répondez doucement que votre infirmité est si grande, qu’elle a besoin de plus d’aide et de secours qu’il n’en faut aux autres.

Enfin, je vous conjure, Philothée, par toute ce qui est sacré au Ciel et en la terre, par le baptême que vous avez reçu, par les mamelles que Jésus-Christ suça, par le cœur charitable dont il vous aima, et par les entrailles de la miséricorde en laquelle vous espérez : continuez et persévérez dans l’heureux dessein que vous avez de mener une vie sincèrement dévote. Nos jours s’écoulent et la mort est à la porte : la trompette, dit saint Grégoire de Nazianze, sonne la retraite : que chacun se prépare, car le jugement est proche. La mère de saint Symphorien voyant qu’on le conduisoit au martyre, crioit après lui : Mon fils, mon fils, souviens-toi de la vie éternelle, regarde le Ciel, et contemple celui qui y règne : te voilà au terme heureux de cette courte et misérable vie. Je vous le dis ainsi, Philothée : regardez le Ciel, et ne le perdez pas pour la terre. Regardez l’enfer, et ne vous y jetez pas pour le plaisir de quelques momens ; regardez Jésus-Christ, et ne le renoncez pas pour le monde, et quand la pratique de la vie dévote vous semblera dure, chantez avec saint François :

A cause des biens que j’attends,
Les travaux me sont passe-temps.

Vive Jésus, auquel, avec le Père et le Saint-Esprit, soit honneur et gloire maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.




Manière de dire dévotement le Chapelet, et de bien servir la sainte Vierge Marie.


Vous prendrez votre chapelet par la croix, que vous baiserez après vous en être servi, pour former sur vous le signe du Chrétien ; et puis vous vous mettrez en la présence de Dieu, et direz le Credo, tout entier.

Sur le premier gros grain vous invoquerez Dieu, le priant d’agréer votre prière et de vous aider de sa grâce pour sa bien faire.

Sur les trois premiers petits grains, vous demanderez l’intercession de la sacrée Vierge ; la saluant au premier, comme la plus chère fille de Dieu le Père ; au second, comme la Mère de Dieu le Fils ; et au troisième, comme l’Épouse bien-aimée du Saint-Esprit.

Sur chaque dizaine, vous penserez à un des mystères du Rosaire selon le loisir que vous aurez, et vous y ferez principalement attention, en prononçant les très-saints noms de Jésus et de Marie avec toute la vénération intérieure et extérieure qu’ils méritent. S’il vous vient quelqu’autre sentiment, (comme celui de la douleur de vos péchés, ou celui du désir sincère de vous amender) vous pouvez vous en occuper du mieux qu’il vous sera possible, en disant tout votre chapelet ; et vous y ferez une attention particulière quand vous prononcerez ces deux très-sacrés noms : Jésus et Marie.

Au gros grain, que l’on trouve après la dernière dizaine, vous remercierez Dieu de la grâce qu’il vous a fait de dire dévotement votre chapelet ; et, passant aux trois petits grains qui suivent, vous saluerez la sacrée Vierge Marie en cette manière. Au premier, vous la supplierez d’offrir votre entendement au Père Éternel, afin que vous puissiez à jamais considérer ses miséricordes. Au second, vous la supplierez d’offrir votre mémoire au Fils, pour avoir continuellement sa passion et sa mort en votre souvenir. Au troisième, vous la supplierez d’offrir votre volonté au Saint-Esprit, afin qu’elle puisse être à jamais enflammée de son sacré amour. Au gros grain qui est au bout, vous supplierez la divine Majesté d’agréer tout cela pour sa gloire et pour le bien de son Église, lui demandant la grâce de vous y conserver, d’y faire rentrer tous ceux qui s’en sont séparés, et de donner à tous vos amis ce qui leur est nécessaire. Après cela vous finirez comme vous aurez commencé par la confession de la foi, en disant le Credo et faisant le signe de la croix.

Vous porterez le chapelet à votre ceinture ou ailleurs, de manière qu’il paroisse, comme une sainte marque de la protestation que vous faites de persévérer dans le service de Dieu notre Sauveur, et de sa très-sacrée Épouse Vierge et Mère, et de vivre en vrai enfant de la sainte Église Catholique, Apostolique et Romaine.


PRATIQUE
POUR
SE PRÉPARER A LA MORT ;


Le premier Dimanche de chaque mois, suivant l’esprit de saint François de Sales, ou autre jour.


VEILLEZ et priez, dit Notre-Seigneur, parce que vous ne savez ni l’heure ni le jour auquel le Fils de l’homme viendra. C’est pour suivre un conseil si salutaire et se disposer à mourir saintement, que plusieurs personnes font tous les mois un jour de Retraite, qu’elles appellent l’exercice de la Mort ; en voici la pratique.

I. Choisissez un jour de Fête pour ce saint Exercice. Dès la veille tâchez de ménager quelques momens pour lire sur le soir un Livre spirituel, qui traite de la mort ou des dernières fins, et, après avoir préparé votre Méditation, allez prendre votre repos, dans la pensée que le lendemain sera le dernier jour de votre vie.

II. Le matin en vous éveillant, remerciez Dieu de ce qu’il vous donne encore le temps d’expier vos péchés par la pénitence ; et pensez à faire toutes vos actions, comme vous voudriez les avoir faites le jour de votre mort : dans l’Oraison, examinez sérieusement ce qui vous feroit le plus de peine, si en effet vous deviez mourir à la fin de cette journée.

III. Vous vous confesserez comme pour la dernière fois ; et, si quelques péchés de votre vie passée vous font de la peine, il faudra vous en accuser de nouveau, afin de mettre votre conscience en repos.

IV. Assistez à la Messe avec beaucoup d’attention ; demandez à Jésus-Christ, lorsqu’on élèvera la sainte Hostie, la grâce de mourir chrétiennement : disposez-vous ensuite avec ferveur à communier, et tâchez de recevoir la Communion avec les mêmes sentimens que vous voudriez avoir en recevant à l’agonie le sacré Viatique. Quand Jésus-Christ sera dans votre cœur, écoutez-le en silence, adorez-le avec respect ; faites des Actes de foi, d’amour, d’espérance, de contrition, etc. et promettez à Notre-Seigneur d’exécuter au plutôt ce qu’il vous aura inspiré.

V. Occupez-vous pendant la journée à lire quelques Vies des Saints, comme sont celles de saint Joseph, Alexis, Bernardin, François de Borgia.

VI. Après avoir entendu les Vêpres et le Sermon, retirez-vous dans votre chambre, et faites pendant une heure la Considération en cette manière. Étant à genoux, demandez les lumières du Saint-Esprit, pour découvrir les maux de votre âme et y remédier ; levez-vous ensuite, et en vous promenant, ou même étant assis, faites réflexion sur les points suivans. Premièrement, comment avez-vous vécu jusqu’à cette heure ? Voudriez-vous bien mourir dans l’état où vous êtes ? de quelle manière voulez-vous vivre à l’avenir ? Secondement, quelles sont les grâces particulières que Dieu vous a faites ? comment en avez-vous profité jusqu’à présent ? Troisièmement, quel est votre péché dominant ? quels sont ceux que vous avez commis le plus souvent pendant le mois passé ? Tâchez d’en découvrir les causes, les effets, et les moyens nécessaires pour les éviter dans la suite. Quatrièmement, remarquez soigneusement le propos que vous avez fait contre le vice qui étoit la matière de votre examen particulier ; déterminez le sujet de ce même examen pour le mois suivant. Cinquièmement, écrivez brièvement les choses que vous voulez pratiquer dans la suite.

VII. L’heure de la considération étant passée, mettez-vous à genoux pour remercier Notre-Seigneur des grâces qu’il vient de vous faire, et promettez-lui de garder fidèlement votre propos.

VIII. Rendez quelques visites au très-saint Sacrement ; c’est là, où prosterné devant Jésus-Christ, après avoir fait une amende honorable, pour réparer vos irrévérences dans les Églises, vous le conjurerez, de vous accorder les secours nécessaires pour vivre saintement à l’avenir.

IX. Enfin, le soir ayant fait vos prières et l’examen de conscience, vous produirez les actes que l’on fait faire aux mourans, pour les disposer à aller paroître devant Dieu : vous communierez aussi spirituellement, après quoi prenant un Crucifix, ou une image de Jésus-Christ crucifié, vous vous administrerez à vous-mène, à l’exemple de plusieurs saints personnages, une espèce d’extrême-onction en cette manière. Appliquant les plaies de Jésus-Christ sur vos yeux, vous direz : Divin Jésus, pardonnez-moi tous les péchés que j’ai commis par mes regards. Baisant ensuite les pieds, les mains et la bouche sacrée du Crucifix, dites : Divin Jésus, pardonnez-moi les péchés que j’ai commis par la langue, par l’ouïe et par l’attouchement. Enfin, mettant le Crucifix sur votre cœur, dites : Divin Jésus, pardonnez à mon cœur. toutes ses ingratitudes ; c’est un cœur contrit et humilié, qui vous aime sans réserve dès ce moment, et qui ne veut plus respirer que pour vous.

X. Pénétré de ces pensées, faites-vous à vous-même la recommandation de l’âme, en disant : Sors, mon âme, sors, áme chrétienne, de ce corps de péché ; va paroître devant ton Juge pour être jugée selon tes œuvres ; le voilà entre le Paradis et l’Enfer. Hélas ! que vas-t-ii devenir ? ô mon Dieu, mon Père, avez pitié de moi ! Reine du Ciel, venez à mon secours ; mes saints Patrons, mon Ange Gardien, aidez-moi dans ces derniers momens. Et après avoir dit, Seigneur, je mets mon esprit entre vos mains, prononcez les sacrés noms de Jésus et de Marie, et allez en paix prendre votre repos.


PRIÈRES ET DIVERS ACTES

POUR LA PRÉPARATION A LA MORT.


Avertissement.


L’on a introduit depuis peu une Pratique très-utile pour se préparer à la Mort ; elle consiste en plusieurs Actes, que l’on lit à haute voix dans quelques Églises, le troisième Dimanche de chaque mois, jour consacré à soulager les âmes souffrantes dans le Purgatoire : l’on fait cette lecture avant de donner la Bénédiction du très-saint Sacrement. Chaque particulier peut lire ce jour-là les mêmes Actes après la Communion.


Acte de Demande.


PÈRE Éternel, Dieu tout-puissant, Créateur et conservateur de toutes choses, prosterné en votre présence, je vous fais hommage de ma vie, et je vous demande par les mérites infinis, et par la précieuse mort de Jésus-Christ votre Fils, la grâce de mourir dans votre saint amour. Et vous Seigneur Jésus, Rédempteur de tous les hommes, vous pour qui je vis et pour qui je veux mourir, faites qu’à ce dernier moment de ma vie, je me trouve disposé à paroître devant votre Tribunal redoutable ; que je sois alors purifié par une vraie pénitence de cœur, par une humble confession de mes péchés ; que je sois fortifié du sacré Viatique et de l’Extrême-Onction. Ne m’abandonnez pas, o mon divin libérateur, à ce dernier combat que les démons me livreront ; envoyez auprès de moi vos Saints Anges, pour me défendre contre les tentations, afin que je finisse ma vie dans une sainte paix, pour passer heureusement de ce lieu d’exil dans la céleste Patrie.


Acte de Remerciment.


GRAND Dieu, qui nous avez donné tout ce que nous avons de biens, et à qui nous ne pouvons rendre que de foibles remercimens, je vous rends de très-humbles actions de grâces de tous les biens que vous m’avez faits pendant ma vie, et qui sont un gage de ceux que vous me préparez dans l’éternité. Je vous remercie en particulier de m’avoir fait naître dans le sein de votre Église, d’y avoir nourri si souvent mon âme de votre chair sacrée dans la divine Eucharistie ; de ne m’avoir pas fait mourir, lorsque j’étois le plus engagé dans le péché, mais de m’avoir donné le loisir de faire pénitence. Je vous remercie de m’avoir toujours conservé dans le cœur une ferme foi pour toutes les vérités que vous avez révélées à votre sainte Église Catholique, Apostolique et Romaine, dans laquelle je veux vivre et mourir, avec le secours de votre sainte grâce.


Acte de Foi.


OUI, mon adorable Maître, je crois fermement tout ce que votre sainte Église m’a enseigné de votre part, parce que vous-même, qui êtes la vérité éternelle, le lui avez en effet révélé. Je reçois donc très-sincèrement tout ce qu’elle reçoit, et je rejète de tout mon cœur tout ce qu’elle rejéte. Je crois en particulier que vous êtes réellement et substantiellement présent dans le très-auguste Sacrement de l’autel, que vous êtes l’auteur de mon salut, et l’arbitre souverain de ma vie, que vous êtes mon Juge, et qu’après cette vie mortelle, il y en a une immortelle et bienheureuse, que vous avez préparée à ceux qui vous servent ici fidèlement. O Jésus ! augmentez et fortifiez ma foi, faites qu’elle soit accompagnée de toutes les bonnes œuvres qui sont les seuls biens qui nous suivent après cette vie.


Acte de Résignation.


SOUVERAIN Juge, dont toutes les volontés sont justes, puisqu’il vous a plu condamner tous les hommes à la mort, j’accepte avec une humble soumission cet arrêt de votre justice. Je vous offre dès aujourd’hui ma mort, avec toutes les douleurs dont elle pourra être accompagnée, comme une juste peine de mes péchés ; disposez de votre créature selon votre bon plaisir, détruisez ce corps de péché ; je consens qu’il soit séparé de mon âme, en punition de ce qu’il n’a porté si souvent à me séparer de vous ; je consens qu’il soit privé de tous ses sens par un juste châtiment de l’abus que j’en ai fait ; je veux qu’il soit jeté dans la terre, foulé aux pieds, et caché dans l’obscurité du tombeau, pour punir ma vanité et mon orgueil ; je veux qu’il soit livré aux vers et réduit en poussière, pour vous faire un sacrifice entier de la vie que vous lui aviez donnée, et dont il a fait un si mauvais usage. Que ce corps de terre retourne donc dans la terre ; mais que l’âme créée à votre image, et faite pour vous posséder, retourne dans votre sein. Mon cœur est prêt à vous obéir, Seigneur, mon cœur est prêt : que votre volonté se fasse, et non pas la mienne.


Acte de Contrition.


TOUTE ma peine à la mort, ô mon Dieu, c’est de mourir après tant de crimes et si peu in de pénitence. Qu’il est terrible de tomber entre vos mains dans cet état ! O Jésus ! souverain Juge de tous les hommes, si vous examinez dans la rigueur toutes mes iniquités, qui pourra soutenir votre présence ? N’entrez donc pas en Jugement avec votre serviteur ; que votre miséricorde qui m’a soutenu jusqu’ici, me défende encore contre votre justice. Souvenez-vous que, si vous êtes mon Juge, vous êtes aussi mon Rédempteur ; que si je suis indigne d’être appelé votre enfant, je suis cependant votre créature et l’ouvrage de vos mains. Vous qui avez promis qu’en quelque temps que le pécheur reviendra de ses égaremens, vous oublierez ses iniquités ; ne rejetez pas devant votre présence un criminel qui revient à vous avec un cœur contrit et humilié. J’ai péché contre le ciel et devant vous, ô le Père de mon âme ! j’ai péché, je le confesse, je m’en accuse, je me repens de tout mon cœur de tous mes péchés, parce qu’ils vous ont offensé, vous qui méritez tous mes respects et tout mon amour, vous que j’aime aussi de toute mon âme et de toutes mes forces. Je suis donc résolu de tout perdre, plutôt que de perdre jamais plus votre amitié par le péché. Confirmez vous-même cette résolution, ô mon Sauveur ! et suppléez par vos mérites et vos {{{2}}} infinies, à tout ce qui manque à ma contrition et à ma pénitence.


Acte d’Espérance.


QUE puis-je désirer dans le ciel et sur la terre, si ce n’est de vous posséder, ô le Dieu de mon cœur, mon souverain et unique bien ! je sais que je suis très-indigne d’entrer dans votre Cité céleste, où rien d’impur n’est reçu ; mais je sais aussi qu’une seule goutte du sang de mon Sauveur répandu pour moi, peut laver toutes les taches de mon âme. C’est ce qui fait mon espérance, et nul de ceux qui espèrent en vous, Seigneur, ne sera confondu ; car votre volonté n’est point qu’aucun de nous périsse. Ne me perdez donc pas avec les impies, qui n’espèrent point en vous ; ne livrez pas aux démons une âme qui bénit encore votre saint nom. Pour moi, je ne cesserai point d’espérer en votre miséricorde, lors même que vous me frapperez du coup de la mort. Non, mon Rédempteur, vous ne me perdrez pas, après m’avoir racheté, vous qui m’avez racheté quand j’étois perdu. Vous conserverez jusqu’à la fin l’ouvrage de votre bonté : c’est dans cette douce pensée que je me reposerai, et que je vous rendrai mon esprit.

O Jésus ! qui avez prié pour vos ennemis, lorsqu’ils vous crucifioient, pardonnez-moi mes offenses, comme je pardonne à ceux qui m’ont offensé.

O Jésus ! qui de dessus votre croix, promîtes au bon larron de le faire entrer avec vous dans le Ciel, accordez-moi, quoique je sois plus criminel que lui, une place dans votre Royaume.

O Jésus ! qui recommandâtes en mourant votre disciple bien-aimé à votre bienheureuse Mère, mettez-moi vous-même sous sa protection, et rendez-moi digne de l’avoir pour mère pendant la vie et à la mort.

O Jésus ! qui par un ardent amour pour les souffrances, avez voulu dans le plus fort de vos douleurs, être délaissé de votre Père, ne me délaissez pas à l’heure de ma mort ; soyez toujours auprès de moi, de peur que je ne sois ébranlé, et cachez-moi dans vos plaies sacrées.

O Jésus ! qui dans votre plus brûlante soif, ne fûtes abreuvé que de fiel et de vinaigre, allumez dans mon cœur une soif ardente pour mon salut et pour votre gloire.

O Jésus ! qui consommâtes par votre mort l’ouvrage de notre rédemption, faites-moi la grâce de consommer et d’accomplir avant que de mourir, tous les desseins que vous avez sur moi, pour votre honneur et pour ma sanctification.

O Jésus ! qui remîtes en mourant votre esprit entre les mains de votre Père, recevez le mien entre les bras de votre miséricorde, lorsque je rendrai le dernier soupir.

O Jésus ! ayez pitié de moi. O Jésus ! pardonnez-moi. O Jésus ! sauvez-moi ; soyez mon Jésus et Sauveur à l’heure de la mort.

Marie, Mère de grâce, Mère de miséricorde, secourez-moi en ce dernier moment, défendez-moi contre les ennemis de mon salut, montrez alors que vous êtes ma Mère, et ne cessez de prier pour moi, jusqu’à ce que vous m’ayez conduit à votre divin Fils dans le Ciel.

Grand St. Joseph, qui eûtes le bonheur d’expirer entre les bras de Jésus et de Marie, obtenez-moi la grâce de mourir sous leur protection.

Mon saint Ange Gardien, tous les saints protecteurs, ne m’abandonnez point en ce dernier moment ; priez pour moi, et venez au-devant de mon âme. Et vous Jésus, le Saint des Saints, l’auteur de mon salut, je ne me retirerai point, que vous ne m’ayez donné votre bénédiction, pour le temps présent et pour l’éternité.


Acceptation de la Mort.


J'ADORE, Ô mon Dieu, votre Être éternel ! je remets entre vos mains celui que vous m’avez donné, pour être détruit quand il vous plaira par la mort, que j’accepte avec soumission, en union de celle de J. C., en esprit de pénitence, et dans cette vue je m’en réjouis ; j’espère que l’acceptation que j’en fais attirera sur moi votre miséricorde, pour me faire faire heureusement ce redoutable passage.

Je désire, ô mon Dieu, par ma mort, vous faire un sacrifice de moi-même, pour rendre hommage à la grandeur de votre Être, par l’anéantissement du mien.

Je désire que ma mort soit un sacrifice d’expiation que vous agréyiez, ô mon Dieu, pour satisfaire à votre justice, pour tant d’offenses que j’ai commises ; et dans cette vue, j’accepte tout ce que la mort a de plus affreux aux sens et à la nature..

Je consens, ô mon Dieu, à la séparation de mon âme avec mon corps, en punition de ce que par mes péchés je me suis séparé de vous ; j’accepte la privation de l’usage de mes sens, en satisfaction des péchés que j’ai commis par eux.

J’accepte, ô mon Dieu, que je sois foulé aux pieds, et caché en terre, pour punir non orgueil, qui n’a fait chercher à paroître aux yeux des créatures ; j’accepte qu’elles m’oublient, et qu’elles ne se souviennent plus de moi, en punition du plaisir que j’ai eu d’être aimé d’elles.

J’accepte la solitude et l’horreur du tombeau, pour réparer mes dissipations et mes amusemens ; j’accepte enfin la réduction de mon corps en poudre et en cendre, et qu’il soit la pâture des vers, en punition de l’amour désordonné que j’ai eu pour mon corps. O poudre ! ô cendre ! Ô vers ! je vous reçois, je vous chéris, et vous regarde comme les instrumens de la justice de mon Dieu, pour punir la superbe et l’orgueil qui m’a rendu rebelle à ses ordres : vengez ses intérêts, réparez les injures que je lui ai faites, détruisez ce corps de péché, cet ennemi de Dieu, ce membre d’iniquités, et faites triompher la puissance du Créateur sur la foiblesse de son indigne créature ; je m’y soumets, ô mon Dieu, et au jugement tel qu’il soit, que vous ferez de mon âme au moment de ma mort.


ORAISON UNIVERSELLE

Qui comprend des Actes des principales vertus.


Mon Dieu, je crois en vous, mais fortifiez ma foi ; j’espère en vous, mais assurez mon espérance ; je vous aime, mais redoublez mon amour ; je me repens d’avoir péché, mais augmentez mon repentir.

Je vous adore comme mon premier principe, je vous désire comme ma dernière fin, je vous remercie comme mon bienfaiteur perpétuel, je vous invoque comme mon souverain défenseur.

Mon Dieu, daignez me régler par votre sagesse, me contenir par votre justice, me consoler par votre miséricorde, et me protéger par votre puissance.

Je vous consacre mes pensées, mes paroles, mes actions, mes souffrances, afin que désormais je pense à vous, je parle à vous, j’agisse selon vous, je souffre pour vous.

Seigneur, je veux ce que vous voulez, parce que vous le voulez, comme vous le voulez, et autant que vous le voulez.

Je vous prie d’éclairer mon entendement, d’embraser ma volonté, de purifier mon corps, et de sanctifier mon âme.

Mon Dieu, animez-moi à expier mes offenses passées, à surmonter mes tentations à l’avenir, à corriger les passions qui me dominent, et à pratiquer les vertus qui me conviennent.

Remplissez mon cœur de tendresse pour vos bontés, d’aversion pour mes défauts, de zèle pour le prochain, et de mépris pour le monde.

Qu’il me souvienne, Seigneur, d’être soumis à mes supérieurs, charitable à mes inférieurs, fidèle à mes amis, et indulgent à mes ennemis.

Venez à mon secours, pour vaincre la volupté par la mortification, l’avarice par l’aumône, la colère par la douceur, et la tiédeur par la dévotion.

Mon Dieu, rendez-moi prudent dans les entreprises, courageux dans les dangers, patient dans les traverses, et humble dans les succès.

Faites que je joigne l’attention à mes prières, la tempérance à mes repas, l’exactitude à mes emplois, et la constance à mes résolutions.

Seigneur, excitez-moi à veiller sur moi-même, afin que j’aie toujours une conscience droite, un extérieur modeste, une conversation édifiante, et une conduite régulière.

Que je m’applique sans cesse à dompter la nature, à seconder la grâce, à garder la loi, et à mériter le salut.

Mon Dieu, découvrez-moi quelle est la petitesse de la terre, la grandeur du ciel, la brièveté du temps, et la longueur de l’éternité.

Faites que je me prépare à la mort, que je craigne votre jugement, que j’évite l’enfer, et que j’obtienne enfin le Paradis, par les mérites de N. S. J. C. Ainsi soit-il.


MAXIMES CHRÉTIENNES

DE SAINT FRANÇOIS DE SALES.
ENVERS DIEU.


1. IL ne faut jamais parler de Dieu, ni des choses qui regardent son service, comme par manière d’acquit, de devis, ou d’entretien, mais toujours avec un grand respect et un humble sentiment.

2. L’on demande des secrets pour s’avancer à la perfection ; je n’en sais point d’autre que celui-ci, à savoir, d’aimer Dieu de tout son cœur, et son prochain comme soi-même.

3. A qui Dieu est, tout le monde ne doit être rien.

4. Il faut craindre les Jugemens de Dieu, sans découragement, et il se faut encourager sans présomption.

5. Le moyen d’être simple, est de tenir son cœur proche de Dieu qui est un esprit très-simple.

6. Tenez votre vue ramassée en Dieu et en vous ; vous ne verrez jamais Dieu sans bonté, ni vous sans misère.

7. Il ne faut en ces actions regarder que ce que Dieu veut, et le reconnoissant, essayer de le faire gaîment, au moins courageusement ; et non-seulement cela, mais il faut aimer cette volonté de Dieu.

8. Il faut demeurer en l’oraison, soit en regardant Dieu, soit en regardant quelque chose pour lui, ou même ne regardant rien ; mais simplement demeurant ou il nous a mis, comme une statue dans une niche.

9. Ne regardez jamais à la substance des choses, mais l’honneur qu’elles ont d’être agréables à Dieu.

10. Soyons ce que Dieu veut, pourvu que nous soyons siens ; et ne soyons pas ce que nous voulons contre son intention.

11. Je suis et serai, et veux être à jamais à la merci de la Providence de Dieu, sans que je veuille que ma volonté y tienne rang que de suivante.

12. Dieu ne se plaît que dans les cœurs approfondis par l’humilité, avilis par la simplicité, élargis par la charité.

13. Je n’aime point qu’on dise, il faut faire ceci ou cela, parce qu’il y a plus de mérite : il faut tout faire pour la gloire de Dieu.

14. En l’exercice des tentations, il ne se faut point effaroucher, mais demeurer en une gaie et douce résignation à la volonté de Dieu.

15. Le grand profit de l’âme en la vertu, ne consiste pas à beaucoup penser à Dieu, mais à le beaucoup aimer.

16. Considérez souvent que Dieu vous regarde de son œil d’amour parmi vos plus grandes incommodités, pour voir comme vous vous comportez selon son gré. Faites donc élegamment la pratique de son amour en ces occasions.


Envers le Prochain.

1. L’AME de votre prochain est l’arbre du bien et du mal. Il est défendu d’y toucher ou d’en juger, sous peine d’être châtié, parce que Dieu s’en est réservé le jugement.

2. C’est une injustice spirituelle de vouloir savoir l’intérieur d’autrui, et ne vouloir rien dire du nôtre.

3. Quand nous exhortons le prochain à faire ce que nous ne faisons pas, il faut parler en qualité d’Ambassadeur envoyé de la part de Dieu.

4. Regardons notre prochain d’un œil simple et affectionné, sans éplucher ce qu’il fait, ni ce qu’il deviendra.

5. Faisons comme les abeilles, suçons le miel de toutes les fleurs, c’est-à-dire, voyons les belles qualités de notre prochain, excitons en nous un désir de les imiter.

6. Si nous lui connoissons quelques défauts, compatissons-y charitablement, et désirons ardemment de les corriger.

7. Il faut que l’amitié que l’on porte à son prochain, soit fondée sur les solides fondemens de la charité ; car elle sera bien plus ferme et constante que celle qui a son fondement en la chair, au rang et au respect humain.

8. Il faut nous aimer les uns les autres ici-bas en terre, comme nous nous aimerons dans le Ciel.

9. Les Païens aiment ceux qui les aiment ; mais les Chrétiens doivent exciter leur amitié à l’endroit de ceux qui ne les aiment pas.

10. Nous ne pouvons trop aimer notre prochain, ni excéder les termes de la raison ; mais quant au témoignage de cet amour, nous pourrons excéder.

11. Nous ne devons pas aimer notre prochain par inclination, ou parce qu’il est vertueux, ou par l’espérance que nous avons qu’il le deviendra, mais principalement parce que telle est la volonté de Dieu.

12. Le support des imperfections du prochain, est un des principaux points de l’amour que nous lui devons.

13. Notre-Seigneur répandant son sang en la Croix, a fait un ciment sacré, duquel il a voulu cimenter, unir, confondre et attacher toutes les pierres de son Église, (qui sont les Fidèles) les unes avec les autres.

14. Il faut aimer notre prochain jusques à ce point, de le préférer toujours à nous en toutes choses dans l’ordre de la sainte charité, ne lui refuser jamais rien que nous puissions contribuer à son utilité, excepté de nous damner.

15. Il faut témoigner que l’on aime son prochain, pourvu que la sainteté accompagne toujours les témoignages de l’amour.

16. Celui qui préviendra son prochain en bénédiction de douceur, sera le plus parfait imitateur de Notre Sauveur.


Envers Soi-même.

1. Celui qui mortifie davantage ses inclinations naturelles, attire davantage les inspirations surnaturelles.

2. Pour donner un bon maintien à notre âme, il lui faut commander de faire toutes ses actions en la présence de Notre-Seigneur.

3. Il faut vivre en ce monde comme si nous avions l’esprit au Ciel, et le corps au tombeau.

4. Si quelqu’un veut être content de sa médiocrité, qu’il ne considère pas ceux qui ont plus, mais seulement ceux qui ont moins que lui.

5. Quand on a commis quelques fautes, il se faut humilier devant Dieu, se relever à l’instant, et n’y penser qu’en lui confessant son péché.

6. Celui qui est vraiment humble, ne pense jamais qu’on lui fasse tort.

7. Nous ne devons pas nous dépouiller de nous-mêmes, afin de demeurer nus, mais afin de nous revêtir de Jésus-Christ crucifié.

8. Il faut bien reconnoître notre néant, mais il n’y faut pas demeurer ; car nous ne devons jamais nous anéantir, sinon pour nous unir à notre tout, qui est Dieu.

9. Il ne faut jamais s’estimer de soi, selon le jugement des hommes, d’autant que pour l’ordinaire il est flatteur.

10. Ne regardez jamais vos croix qu’à travers la Croix du divin-Sauveur, et vous les trouverez si douces, ou du moins si agréables, que vous aimerez plus la souffrance, que la jouissance de toutes le consolations du monde.

11. Quand il arrive quelque notable difficulté, ne remuez rien que vous n’ayez premièrement regardé l’éternité, que vous ne vous soyez mis en l’indifférence.

12. En la maison du juste tout y travaille : il n’y a rien d’inutile, il n’y a rien de paresseux.

13. Les tentations, quelles qu’elles soient, nous troublent, parce que nous y pensons trop et que nous les craignons trop. Les tentations ne sauroient troubler un esprit qui ne les aime pas.

14. Soyez bien-aise que le monde tienne compte de vous. S’il vous estime, moquez-vous-en joyeusement, et tirez de son jugement votre misère : s’il ne vous estime pas, consolez-vous joyeusement.

15. Il faut haïr nos défauts, mais d’une haine tranquille, et non point d’une haine défectueuse et troublée.

16, Regardez souvent à la durée de l’éternité, et vous ne vous troublerez point des accidens de la vie, de cette mortalité.


Fin de l’Introduction à la vie dévote.


EXERCICE SPIRITUEL

DURANT
LA SAINTE MESSE.


JE vais, mon doux Jésus, avec vous au Calvaire ; faites-moi participant de la charité qui vous y conduisoit. Donnez-moi le ressentiment que les filles de Sion, vous rencontrant chargé de votre Croix, la corde au cou et la couronne d’épines sur la tête. Accordez-moi une résignation de ma volonté à la vôtre, telle qu’étoit celle de votre bienheureuse Mère au pied de la croix, par les mérites de vos douleurs, et. de votre sainte constance en votre amour : pour nous. Ainsi soit-il.


En entrant dans l’Église, dites :

SEIGNEUR, j’approcherai de votre saint Autel, j’y verrai le Saint des Saints, et louerai votre saint Nom.

Vous direz devant le saint Crucifix :

O amour crucifié ! qui vous a porté à souffrir tant de peines et une mort cruelle : pour moi, misérable pécheur ?

O Dieu de mon âme ! attachez-moi à vous, et me détachez de moi-même.

Faites-moi cette grâce, mon doux Jésus ; que ma croix soit jointe à la vôtre, et que je la porte volontiers. Je présente à vos pieds mes intentions, à votre côté mes affections, désirant de tout mon cœur que vous soyez à jamais l’unique objet de mon âme ; mon Dieu, faites-moi miséricorde. Ainsi soit-il.


Au commencement de la Messe.

TRès-doux Jésus ! je me prosterne en toute humilité à vos pieds, désirant les arroser et laver de mes larmes pour le déplaisir des péchés que j’ai commis contre votre divine Majesté ; vous suppliant d’avoir pitié de cette pauvre et chétive créature rachetée par votre précieux Sang : ne la punissez pas selon ses mérites.

Seigneur, je reconnois mes fautes et m’en repens de bon cœur. Je vous en demande très-humblement pardon me proposant, moyennant votre sainte grâce, de me garder mieux à l’avenir de retomber en de telles offenses, de tâcher avec toute diligence d’être mieux sur mes gardes, et de vous aimer de toutes les forces de mon âme. Ainsi soit-il.

Puis vous direz le Misereatur et le Confiteor, après le Prêtre.


A l’Introït de la Messe.

O Dieu Éternel ! je me réjouis de ce que vous êtes seul celui qui est, et que pas un n’ait l’être que par vous. O grandeur infinie ! vous savez bien ce que vous êtes et ce que je suis ; vous êtes tout et je ne suis rien, et cependant vous me cherchez.


Au Kyrie eleison.

O Très-miséricordieux Sauveur ! je vous demande humblement pardon pour tous ceux qui sont en péché mortel, et vous supplie par votre précieux Sang, Mort et Passion, de leur inspirer une parfaite douleur et repentance de leurs péchés, afin que votre saint Nom soit loué en eux et par eux.


Au Gloria in Excelsis.

JE me réjouis, ô mon Dieu, de vous voir adoré des Anges, et il me déplait grandement que vous soyez si méconnu et oublié des hommes. Seigneur, je vous adore avec ces esprits bienheureux, et souhaite extrêmement que tout le monde vous connoisse et vous adore. O Roi de gloire ! élevez mon cœur en haut, afin qu’il glorifie votre S. Nom en terre, comme les Anges le glorifient au Ciel. Tout ce que je dirai et ferai sera pour votre gloire, sans rechercher la mienne, j’aurai toujours en ma bouche : Gloire soit à Dieu.


Quand le Prêtre dit Dominus vobiscum, dites :

MOn Dieu, demeurez toujours avec moi, et jamais ne vous en éloignez.


A l’Épître.

O Doux Sauveur ! donnez-moi la lumière pour connoitre et accomplir toujours votre sainte volonté, et me faites la grâce de porter patiemment, pour votre amour, les adversités qui m’arriveront. Ainsi soit-il.


A l’Évangile.

O Dieu de mon cœur ! illuminez les yeux de mon entendement, et enflammez mon cœur et mes affections, afin que je puisse exécuter et garder vos commandemens, vos conseils et vos saintes inspirations. Ainsi soit-il.


Au Credo.

O Souveraine Majesté ! je crois fermement que vous êtes un Dieu en trois personnes, Père, fils et Saint-Esprit, qui de rien a créé toutes choses…

Je crois que votre seconde personne, qui est votre Fils, s’est fait homme, et est né de la bienheureuse Vierge Marie, par l’opération du Saint-Esprit ; qu’il est mort pour moi, qu’il doit juger le monde. Je crois les sept Sacremens de la Ste Église Catholique, Apostolique et Romaine. Finalement, je crois tout ce que la méme Église enseigne, et je veux vivre et mourir en cette foi, encore qu’il fut besoin d’endurer plusieurs tourmens, à l’imitation des saints Martyrs.


A l’Oblation de l’Hostie.

PÈre Éternel en l’union de votre S. Amour et en mémoire de ce divin Sacrifice qui vous fut offert sur l’Arbre de la Croix par mon Sauveur Jésus-Christ, représenté par celui-ci, je vous offre tout moi-même, toutes mes pensées, paroles et euvres, suppliant votre bonté infinie de les dresser toutes à votre honneur et gloire. Ainsi soit-il.


Au Sursum corda.

SEigneur, que vos tabernacles sont désirables ! mon âme souhaite de s’unir à vous plus ardemment que le Cerf lassé ne cherche les eaux de rafraîchissement.

Tirez-moi après vous, ô mon tout ! et je courrai après les odeurs de vos parfums ; car sans vous je ne prétends plus rien au Ciel ni en la terre. Oh ! si la mémoire de vos biens éternels demeuroit toujours empreinte dans mon âme, je ne tiendrois plus compte des biens périssables de ce monde ! O mon Dieu ! quand vous irai-je voir clairement en votre gloire ? quand aurai-je ce bonheur de me prosterner devant vous visiblement ?


Au Sanctus.

O Saint des Saints ! donnez-moi à connoître ce que vous êtes, et votre être éternel, afin que mon âme illustrée de votre lumière, vous loue, vous glorifie et vous bénisse en l’éternité. Ainsi soit-il.


A l’Élévation de l’Hostie.

O salutaris hostia, quæ cœli pandis ostium, bella premunt hostilia, da robur, fer auxilium.


Ou autrement.

O Dieu tout-puissant ! ô bonté suprême ! ô grande miséricorde ! Ô justice ! ô charité infinie ! ô Père Éternel ! voilà mon Sauveur Jésus-Christ votre Fils bien-aimé, que je vous offre en satisfaction de toutes mes offenses, négligences et ingratitudes.


A l’Élévation du Calice.

TRès-précieux Sang de mon Sauveur ! lavez-moi, purifiez-moi par l’excès de l’amour par lequel vous fûtes répandu, et pénétrez-moi de la douleur par laquelle vous fûtes tiré des veines de mon doux Rédempteur. Ainsi soit-il.


Après l’Élévation.

1. O Père très-saint, qui habitez les hauts cieux ! je me réjouis de votre sainteté ; donnez, je vous supplie, la lumière de la Foi aux infidèles, la grâce et la charité à tous les Chrétiens, et un fervent amour à tous les justes, afin que tous sanctifient votre nom en la terre, comme les bienheureux.

2. O très-sainte Trinité ! entrez dedans nous, demeurez et régnez en ceux qui vivent en la terre, comme vous régnez dans les Saints qui vivent au Ciel, afin que nous vous servions comme eux.

3. O grand Dieu ! enseignez-moi à faire votre volonté, entièrement, sans faillir, avec une pure intention de plaire à vous seul, avec promptitude, sans aucune répugnance, avec force et persévérance jusqu’à la fin, par amour et avec un amour fervent.

4. O pain de vie, qui descendîtes du Ciel pour donner la vie au monde ! donnez-vous à moi, afin que je vive pour vous, et continuellement uni avec vous.

5. O Père très-libéral ! je pardonne volontiers les offenses qu’on m’a faites, afin que vous me remettiez celles dont je vous suis débiteur.

6. O Père céleste ! voyez comme je suis combattu de plusieurs ennemis ; je ne refuse pas le combat puisqu’il vous plaît ; mais aidez-moi à remporter la victoire, qui retournera à votre gloire.

7. Seigneur, délivrez-moi de tous péchés, de votre colère, de l’esprit de fornication et de tout mal. Ainsi soit-il.


Au premier Agnus Dei.

TRès-doux Agneau, pardonnez-moi, s’il vous plaît, tous mes péchés, et particulièrement celui auquel je suis le plus enclin.


Au second.

Très-innocent Agneau, je vous demande, par le mérite de votre sainte Passion, le pardon général de tous mes péchés.


Au troisième.

O très agréable Agneau de Dieu ! donnez-moi votre paix, le repos de mes passions intérieures, et votre gloire en l’autre vie. Ainsi soit-il.

Agnus Dei, qui tollis peccata mundi, miserere nobis. Agnus Dei, qui tollis peccata mundi, miserere nobis. Agnus Dei, qui tollis peccata mundi, dona nobis pacem.


Quand le Prêtre communie, il dit trois fois :

DOmine Jesu Christe, non sum dignus ut intres sub tectum’meum ; sed tantum dic verbum et sanabitur anima mea.


Pendant le dernier Évangile.

Dites un Ave, Maria, à la Mère de Dieu pour la prier, et avec elle tous les Anges qui ont assisté au saint Sacrifice de la Messe, et spécialement votre Ange Gardien, ceux des assistans et du Prêtre, qu’ils louent et remercient Dieu pour vous, étant trop insuffisant pour le faire. ·


Bénédiction.

LE Seigneur Dieu le Père, Fils et Saint-Esprit nous bénisse, nous défende de tout mal, et nous conduise à la vie éternelle. Ainsi soit-il.


FIN.