Introduction (trad. Sommer)

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Traduction par Édouard Sommer.
Comédies de PlauteHachettetome I (p. --iv).
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INTRODUCTION.

Les comédies de Plaute ne sont pas de nature à être mises dans toutes les mains : ce n’est pas que la décence y soit outragée aussi souvent qu’on se plaît à le dire ; mais, dans son théâtre, il y a peu de pièces où l’on ne rencontre quelques plaisanteries grossières, quelques passages licencieux, quelques scènes que tout le monde ne peut lire. À ma connaissance, Shakspeare seul pousse aussi loin ces jeux peu délicats. Il semblerait donc que le premier devoir d’un traducteur fidèle devrait être de s’excuser pour avoir interprété avec le même soin que le reste, tout en les adoucissant, tout en évitant les expressions de mauvaise compagnie, ces endroits scabreux, d’une liberté plus que fescennine.

Cependant je ne me sens nullement disposé à faire cette amende honorable, et voici pourquoi : ces plaisanteries blâmables ne sont pas tout Plaute, il s’en faut, mais il les place toujours de telle manière que, si on les supprime, on rompt la suite du dialogue, quelquefois même de l’action ; et si on les déguise, on tombe dans ces contre-sens burlesques où une honnête et louable ignorance a jeté si souvent Mme Dacier, et on défigure son auteur. Je comprends à merveille que l’on ne traduise pas un Martial, où la grossièreté la plus immonde tient trop souvent la place de l’esprit ; je comprends qu’on retranche d’un Aristophane tant de passages orduriers, qui ne sont chez lui la plupart du temps que des hors-d’œuvre ; qu’on enlève à un Juvénal certains vers d’une énergie repoussante, dont Plaute, Dieu merci, n’approche jamais : je ne comprendrais pas que pour quelques traits un peu trop libres, tolérables encore lorsqu’ils ne renferment aucune allusion au vice le plus honteux de l’antiquité, on vouât à l’oubli un des génies comiques les plus fortement trempés qui aient paru dans le monde.

Plaute est le miroir le plus fidèle de la société romaine dans l’antiquité. Qu’il ait emprunté le cadre de ses pièces tantôt à Ménandre, tantôt à d’autres comiques grecs dont il ne nous est rien resté, cela est incontestable, et lui-même le dit assez. Mais il a beau calquer son intrigue sur la comédie grecque, donner à ses personnages des noms et des costumes grecs, mettre en Grèce le lieu de la scène, ce sont des caractères romains qu’il trace, ce sont les mœurs romaines qu’il peint. Mille détails, et sur la vie intérieure des familles, et sur le rôle si considérable des courtisanes dans les anciens temps, et même sur la police municipale, ne nous sont connus que par lui. Supprimez les comédies de Plaute, et du même coup vous rejetterez dans l’ombre bien des traits de la vieille société romaine. À ce titre seul Plaute mérite d’être lu ; il mérite par conséquent d’être traduit, d’être mis à la portée de ceux qui ne peuvent connaître la littérature latine que par une interprétation française.

Mon intention n’est pas d’étudier ici le génie de Plaute, d’analyser ses procédés, ses moyens comiques, de le comparer avec Térence, qui lui est si inférieur en verve et en originalité, ou avec notre Molière, qui lui a emprunté tant de choses, mais qui lui est si supérieur à tant d’égards. Une pareille étude, pour être intéressante, devrait nécessairement être complète ; et dans ces conditions, je n’ai ni l’espace ni le talent nécessaires pour l’aborder. J’ai voulu simplement traduire les comédies de Plaute, mais les traduire fidèlement, en leur conservant autant qu’il est possible leur physionomie, leur ton, leur allure. Cette tâche était déjà bien assez difficile et assez délicate, sans prétendre y joindre encore celle de critique.

Je parlerai peu de ma traduction : ce n’est pas à moi qu’il appartient de la juger. Je n’étonnerai personne si je dis que la réputation si méritée de celle de M. Naudet m’a fait hésiter bien longtemps. Cette traduction est citée à juste titre comme un modèle. Cependant, quelque peu de modestie qu’il y ait à faire un semblable aveu, j’ai accepté la lutte: je ne me suis pas flatté de pénétrer mieux le sens, de deviner plus finement l’intention comique ; mais, si j’ose me permettre de critiquer cet illustre maître, le scrupule même avec lequel il a calqué sa phrase sur la phrase latine, tout en faisant l’admiration de ceux qui, le texte à la main, applaudissent à la difficulté vaincue, laisse sentir un peu de gêne au lecteur qui ne se reporte pas à l’original. Tel passage rempli d’entrain revêt une teinte un peu triste, malgré une merveilleuse fidélité dans les moindres détails, et je le crois, à cause de cette fidélité. Quant aux introductions qui précèdent chaque pièce, aux notes qui l’accompagnent, M. Naudet s’y retrouve tout entier ; il est lui-même, avec son style vif et gracieux, sa critique à la fois sensée et pénétrante, et je me serais bien gardé de m’aventurer sur son terrain. Les notes surtout sont l’honneur de l’érudition française, et, malgré le préjugé si répandu en faveur de la philologie allemande, elles ne craignent aucune comparaison. L’hésitation était donc bien légitime, trop légitime peut-être, mais l’attrait était bien puissant. J’ai toujours aimé Plaute, je me suis toujours plu à le lire. La traduction que je livre au public, je ne l’ai pas entreprise comme un labeur, mais comme un délassement de prédilection ; elle a rempli mes loisirs pendant bien des années ; je l’ai quittée plus d’une fois, lorsque j’éprouvais la moindre sensation de fatigue, mais pour y revenir bien vite, et je serais trop heureux si elle procurait au lecteur une faible partie seulement du plaisir qu’elle m’a donné.

J’ai cru inutile de mettre au bas des pages des discussions de texte ; je ne me suis pas astreint non plus à indiquer que je suivais telle ou telle leçon. Les personnes qui voudraient me lire avec l’auteur latin sous les yeux devront consulter de préférence le texte donné par M. Naudet dans la collection de Lemaire. Toutes les fois que je m’en écarte, et cela arrive assez souvent, c’est pour adopter les conjectures de Reiske, dont une grande partie sont d’incontestables et habiles restitutions.

Nous savons peu de chose de la vie de Plaute : la date même de sa naissance est incertaine. Il s’appelait Marcus Accius, et naquit à Sarsine, bourg de l’Ombrie. Il eut une longue et heureuse vieillesse, au dire de Cicéron, et mourut l’an 570 de Rome. Le reste ressemble à une légende. Qu’il ait été à la fois auteur, entrepreneur de spectacles et acteur, on peut l’admettre : il aura cela de commun avec Molière ; qu’il se soit enrichi au théâtre, puis ruiné dans les hasards du commerce, passe encore ; mais qu’il ait dû en venir à se faire esclave, à tourner la meule pendant quelques années avant de reparaître sur la scène, il faudrait pour le croire se trouver en face d’autorités bien imposantes, et il n’en est pas ainsi. Bien que Plaute n’ait pas été, comme Térence, le client de grands personnages, les Romains, au temps des Marcellus et des Scipions, n’étaient plus assez barbares pour que leur premier poëte comique ait été réduit à vendre sa liberté.

Le nombre des comédies de Plaute est incertain. On lui en attribue jusqu’à cent vingt ; Varron n’en admet que vingt-trois : la vérité sans doute est entre ces deux chiffres.


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