Introduction aux études historiques/3/2

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Librairie Hachette et Cie (p. 200-217).
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Livre III

CHAPITRE II

GROUPEMENT DES FAITS

I. La première nécessité qui s’impose à l’historien mis en présence du chaos des faits historiques, c’est de limiter son champ de recherches. Dans l’océan de l’histoire universelle quels faits choisira-t-il pour les recueillir ? — Puis, dans la masse des faits ainsi choisis, il lui faudra distinguer des groupes et faire des sections. — Enfin dans chacune de ces sections il aura à ranger les faits un à un. Ainsi toute construction historique doit commencer par trouver un principe pour trier, encadrer et ranger les faits. Ce principe on peut le chercher soit dans les conditions extérieures où les fait se sont produits, soit dans la nature intérieure des faits.

Le classement par les conditions extérieures est le plus naïf et le plus facile. Tout fait historique se produit en un moment du temps, en un lieu de l’espace, chez un homme ou dans un groupe d’hommes : voilà des cadres commodes pour délimiter et classer les faits. Ainsi naît l’histoire d’une période, d’un pays, d’une nation, d’un homme (biographie) ; les historiens de l’antiquité et de la Renaissance n’en ont pas pratiqué d’autre. — Dans ce cadre général les subdivisions sont taillées suivant le même principe et les faits sont rangés par ordre de temps, de lieux ou de groupes. — Quant au triage des faits à mettre dans ces cadres, il s’est longtemps opéré sans aucun principe fixe ; les historiens prenaient, suivant leur fantaisie personnelle, parmi les faits qui s’étaient produits dans une période, un pays ou une nation, tout ce qui leur semblait intéressant ou curieux. Tite-Live et Tacite, pêle-mêle avec les guerres et les révolutions, racontaient les inondations, les épidémies et la naissance des monstres.

Le classement d’après la nature des faits s’est introduit très tard, lentement et d’une façon incomplète ; il est né hors de l’histoire dans les branches spéciales d’études de certaines espèces de faits humains, langue, littérature, arts, droit, économie politique, religion, qui ont commencé par être dogmatiques et sont peu à peu devenues historiques. Le principe de ce classement est de trier et de grouper ensemble les faits qui se rapportent à une même espèce d’actes ; chacun de ces groupes devient la matière d’une branche spéciale d’histoire. L’ensemble des faits vient ainsi se classer dans un casier qui peut être construit a priori en étudiant l’ensemble des activités humaines ; c’est le questionnaire général dont il a été parlé au chapitre précédent.

Le tableau suivant est une tentative de classification générale des faits historiques[1], fondée sur la nature des conditions et des manifestations de l’activité.

I. Conditions matérielles. — 1o Étude des corps : A. Anthropologie (ethnologie), anatomie et physiologie, anomalies et particularités pathologiques. B. Démographie (nombre, sexe, âge, naissance, mort, maladies). — 2o Étude du milieu : A. Milieu naturel géographique (relief, climats, eaux, sol, flore et faune). B. Milieu artificiel, aménagement (cultures, édifices, voies, outillage, etc.).

II. Habitudes intellectuelles (non obligatoires). — 1o Langue (vocabulaire, syntaxe, phonétique, sémantique). Écriture. — 2o Arts : A. Arts plastiques (conditions de production, conceptions, procédés, œuvres). B. Arts de l’expression, musique, danse, littérature. — 3o Sciences (conditions de production, méthodes, résultats). — 4o Philosophie et morale (conceptions, préceptes, pratique réelle). — 5o Religion (croyances, pratiques)[2].

III. Coutumes matérielles (non obligatoires). — 1o Vie matérielle : A. Alimentation (matériaux, apprêts, excitants). B. Vêtement et parure. C. Habitation et mobilier. — 2o Vie privée : A. Emploi du temps (toilette, soins du corps, repas). B. Cérémonial social (funérailles et mariage, fêtes, étiquette). C. Divertissements (exercices et chasse, spectacles et jeux, réunions, voyages).

IV. Coutumes économiques. — 1o Production : A. Culture et élevage. B. Exploitation des minéraux. — 2o Transformation. Transports et industries[3] : procédés techniques, division du travail, voies de communication. — 3o Commerce : échange et vente, crédit. — 4o Répartition : régime de la propriété, transmission, contrats, partage des produits.

V. Institutions sociales. — 1o Famille : A. Constitution, autorité, condition de la femme et des enfants. B. Organisation économique[4]. Propriété familiale, successions. — 2o Éducation et instruction (but, procédés, personnel). — 3o Classes sociales (principe de division, règles des relations).

VI. Institutions publiques (obligatoires). — 1o Institutions politiques : A. Souverain (personnel, procédure). B. Administration, services (guerre, justice, finances, etc.). C. Pouvoirs élus, assemblées, corps électoraux (pouvoirs, procédure). — 2o Institutions ecclésiastiques (mêmes questions). — 3o Institutions internationales : A. Diplomatie. B. Guerre (usages de guerre et arts militaires). C. Droit privé et commerce.

Le groupement des faits d’après leur nature se combine avec le groupement d’après le temps et le lieu où ils se sont produits, de façon à fournir dans chaque branche des sections chronologiques, géographiques ou nationales. L’histoire d’une espèce d’actes (la langue, la peinture, le gouvernement) se subdivise en histoire de périodes, de pays, de nations (l’histoire de la langue grecque dans l’antiquité, l’histoire du gouvernement français au xixe siècle).

Les mêmes principes servent à décider l’ordre où on rangera les faits. La nécessité de présenter les faits l’un après l’autre contraint à adopter une règle méthodique de succession. On peut exposer à la suite ou tous les faits qui ont eu lieu en un même temps, ou tous les faits d’un même pays, ou tous les faits d’une même espèce. Toute matière historique peut être distribuée suivant trois espèces d’ordre différents : l’ordre chronologique (ordre des temps), — l’ordre géographique (ordre des lieux, qui souvent coïncide avec l’ordre des nations), — l’ordre des espèces d’actes appelé d’ordinaire ordre logique. Il est impossible de suivre exclusivement l’un de ces ordres : dans tout exposé chronologique il faut découper des tranches géographiques ou logiques, passer d’un pays à l’autre et d’une espèce de faits à une autre et inversement. Mais il faut toujours décider quel sera l’ordre dominant dont les autres ne seront que des subdivisions.

Entre ces trois ordres le choix est délicat, il doit se décider par des raisons différentes suivant le sujet et suivant l’espèce de public pour lequel on travaille. À ce titre il dépendrait de la méthode d’exposition ; mais il faudrait un trop long développement pour en donner la théorie.

II. Aussitôt qu’on commence à trier les faits historiques pour les classer, on se heurte à une question qui a provoqué d’ardentes querelles.

Tout acte humain est par nature un fait individuel, passager, qui ne se produit qu’à un seul moment et en un seul endroit. Au sens réel tout fait est unique. Mais tout acte d’un homme ressemble à d’autres actes de lui-même ou des autres hommes du même groupe, et souvent à tel point qu’on les confond sous le même nom ; ces actes semblables qui se groupent irrésistiblement dans l’esprit humain, on les appelle habitudes, usages, institutions. Ce ne sont que des constructions de l’esprit, mais elles s’imposent avec tant de force aux intelligences des hommes que beaucoup deviennent des règles obligatoires ; ces habitudes sont des faits collectifs, durables dans le temps, étendus dans l’espace. — On peut donc considérer les faits historiques sous deux aspects opposés : ou dans ce qu’ils ont d’individuel, de particulier, de passager, ou dans ce qu’ils ont de collectif, de général et de durable. Dans la première conception l’histoire est le récit continu des accidents arrivés aux hommes du passé ; dans la seconde elle est le tableau des habitudes successives de l’humanité.

Sur ce terrain s’est livrée, en Allemagne surtout, la bataille entre les partisans de l’histoire de la civilisation (Culturgeschichte)[5], et les historiens de profession restés fidèles à la tradition de l’antiquité ; en France on a eu la lutte entre l’histoire des institutions, des mœurs et des idées et l’histoire politique, dédaigneusement surnommée par ses adversaires « l’histoire-bataille ».

Cette opposition s’explique par la différence des documents que les travailleurs des deux partis avaient l’habitude de manier. Les historiens, occupés surtout d’histoire politique, voyaient les actes individuels et passagers des gouvernants où il est très difficile d’apercevoir aucun trait général. — Dans les histoires spéciales, au contraire (sauf celle des littératures), les documents ne montrent que des faits généraux, une forme de langage, un rite religieux, une règle de droit ; il faut un effort d’imagination pour se représenter l’homme qui a prononcé ce mot, accompli ce rite, pratiqué cette règle.

Il n’y a pas à prendre parti dans cette controverse. La construction historique complète suppose l’étude des faits sous les deux aspects. Le tableau des habitudes de pensée, de vie et d’action des hommes est évidemment une portion capitale de l’histoire. Et pourtant, quand on aurait réuni tous les actes de tous les individus pour en extraire ce qu’ils ont de commun, il resterait un résidu qu’on n’a pas le droit de jeter, car il est l’élément proprement historique ; c’est le fait que certains actes ont été l’acte d’un homme ou d’un groupe donné à un moment donné. Dans un cadre réduit aux faits généraux de la vie politique il n’y aurait pas place pour la victoire de Pharsale ou la prise de la Bastille, faits accidentels et passagers, mais sans lesquels l’histoire des institutions de Rome ou de la France ne serait pas intelligible.

Ainsi l’histoire est obligée de combiner avec l’étude des faits généraux l’étude de certains faits particuliers. Elle a un caractère mixte, indécis entre une science de généralités et un récit d’aventures. La difficulté de classer cet hybride dans une des catégories de la pensée humaine s’est souvent exprimée par la question puérile : si l’histoire est un art ou une science.

III. Le cadre général donné plus haut peut servir de questionnaire pour déterminer toutes les espèces d’habitudes (usages ou institutions) dont on peut essayer de faire l’histoire. Mais avant d’appliquer ce cadre général à l’étude d’un groupe quelconque d’habitudes historiques, langue, religion, usages privés ou institutions politiques, toujours il faut résoudre une question préalable : Les habitudes qu’on va étudier, de qui ont-elles été l’habitude ? Elles étaient communes à un grand nombre d’individus, et c’est la collection d’individus de mêmes habitudes que nous appelons groupe. La première condition pour étudier une habitude est donc de déterminer le groupe qui l’a pratiquée. C’est ici qu’il faut prendre garde au premier mouvement, car il nous porte à une négligence qui peut rendre ruineuse toute la construction historique.

La tendance naturelle est de se représenter le groupe humain sur le modèle de l’espèce animale, comme un ensemble d’hommes tous semblables. On prend un groupe uni par un caractère très apparent, une nation liée par un même gouvernement officiel (Romains, Anglais, Français), un peuple parlant la même langue (Grecs, Germains) ; et on procède comme si tous les membres de ce groupe se ressemblaient en tout point et avaient les mêmes usages.

En fait aucun groupe réel, pas même une société centralisée, n’est un ensemble homogène. Pour une grande part de l’activité humaine — la langue, l’art, la science, la religion, la vie économique, — le groupe reste flottant. Qu’est-ce que le groupe des gens parlant grec, le groupe chrétien, le groupe de la science moderne ? — Et même les groupes précisés par une organisation officielle, les États et les Églises, ne sont que des unités superficielles formées d’éléments hétérogènes. La nation anglaise comprend des Gallois, des Écossais, des Irlandais ; l’Église catholique se compose de fidèles épars dans le monde entier et différents en tout, sauf la religion. Il n’y a pas de groupe dont les membres aient les mêmes habitudes sur tous les points. Le même homme est à la fois membre de plusieurs groupes et dans chaque groupe se trouve avec des compagnons différents. Un Canadien français est membre de l’État britannique, de l’Église catholique, du groupe de langue française. Les groupes chevauchent ainsi l’un sur l’autre de façon qu’il est impossible de diviser l’humanité en sociétés nettement distinctes et juxtaposées.

On trouve dans les documents historiques des noms de groupes employés par les contemporains, beaucoup ne reposent que sur des ressemblances superficielles. Avant d’adopter ces notions vulgaires, il faut se faire une règle de les critiquer, il faut préciser la nature et l’étendue du groupe, en se demandant : de quels hommes était-il composé ? quel lien les unissait ? quelles habitudes avaient-ils en commun ? et par quelles espèces d’activité différaient-ils ? Alors seulement on verra pour quelles habitudes le groupe peut servir de cadre d’études, et on sera conduit à choisir l’espèce de groupe suivant l’espèce de faits. Pour étudier les habitudes intellectuelles (langue, religion, art, science), on prendra, non une nation politique, mais le groupe des gens qui ont eu en commun cette habitude ; pour étudier les faits économiques on prendra un groupe lié par une communauté économique ; on réservera le groupe politique pour l’étude des faits sociaux et politiques ; on écartera entièrement la race[6].

Le groupe, même sur les points où il est homogène, ne l’est pas entièrement ; il se divise en sous-groupes dont les membres diffèrent par quelques habitudes secondaires ; une langue se divise en dialectes, une religion en sectes, une nation en provinces. — En sens inverse le groupe ressemble à d’autres groupes de façon à pouvoir en être rapproché ; dans une classification d’ensemble, on peut reconnaître des « familles » de langues, d’arts, de peuples. — Il faut donc se poser ces questions : comment le groupe était-il subdivisé ? dans quel ensemble rentrait-il ?

Il devient possible alors d’étudier méthodiquement une habitude ou même l’ensemble des habitudes dans un temps et un lieu donnés, en suivant le tableau donné plus haut. L’opération ne présente aucune difficulté de méthode pour toutes les espèces de faits qui se présentent sous forme d’habitudes individuelles et volontaires : langue, art, sciences, conceptions, usages privés ; là il suffit de constater en quoi consistait chaque habitude. Il faut seulement avoir soin de distinguer le personnel qui créait ou maintenait les habitudes (artistes, savants, philosophes, créateurs de la mode), et la masse qui les recevait.

Mais quand on arrive aux habitudes sociales ou politiques (celles qu’on appelle des institutions), on rencontre des conditions nouvelles qui créent une illusion inévitable. Les membres d’un même groupe social ou politique n’ont pas seulement l’habitude d’actes semblables, ils agissent les uns sur les autres par des actes réciproques, ils se commandent, se contraignent, se paient l’un l’autre. Les habitudes deviennent des rapports entre eux ; quand elles sont anciennes, formulées dans des règles officielles, rendues obligatoires par une autorité matérielle, maintenues par un personnel spécial, elles prennent une telle place dans la vie qu’elles donnent l’impression de réalités extérieures aux gens qui les pratiquent. Les hommes eux-mêmes, spécialisés dans une occupation ou une fonction qui devient l’habitude dominante de leur vie, paraissent se grouper en catégories distinctes (classes, corporation, églises, gouvernements) ; et ces catégories paraissent des êtres réels, ou tout au moins des organes chargés chacun d’une fonction dans un être réel, qui est la société. Par analogie avec le corps d’un animal, on arrive à décrire la « structure » et le « fonctionnement » d’une société, — ou même son « anatomie » et sa « physiologie ». Il n’y a là que des métaphores. La structure, ce sont les coutumes et les règles qui répartissent les occupations, les jouissances et les fonctions entre les hommes ; le fonctionnement, ce sont les actes habituels par lesquels chaque homme entre en rapport avec les autres. Si l’on trouve commode d’employer ces termes, il faut se rappeler qu’ils ne recouvrent que des habitudes.

Cependant l’étude des institutions oblige à se poser des questions spéciales sur les personnes et leurs fonctions. — Pour les institutions économiques et sociales, il faut chercher comment se faisait la division du travail et la division en classes, quelles étaient les professions et les classes, comment elles se recrutaient, dans quels rapports vivaient les membres des différentes professions et classes. — Pour les institutions politiques, consacrées par des règles obligatoires et une autorité matérielle, il se pose deux séries nouvelles de questions : 1o Quel était le personnel chargé de l’autorité ? Quand l’autorité est partagée il faut étudier la division des fonctions, analyser le personnel en ses différents groupes (souverain et subordonné, central et local), et distinguer chacun des corps spéciaux. Pour chaque espèce de gouvernants on doit se demander : comment se recrutaient-ils ? quelle était leur autorité officielle ? et leurs moyens d’action réels ? — 2o Quelles étaient les règles officielles ? Leur forme (coutume, ordres, loi, précédents) ? Leur contenu (règles du droit) ? La façon de les appliquer (procédure) ? Et surtout en quoi les règles différaient-elles de la pratique (abus de pouvoir, exploitation, conflits entre les agents, règles non observées) ?

Après avoir déterminé tous les faits qui constituent une société, il resterait à replacer cette société dans l’ensemble des sociétés du même temps. C’est l’étude des institutions internationales, intellectuelles, économiques, politiques (diplomatie et usages de guerre) ; elle pose les mêmes questions que l’étude des institutions politiques. — Il y faudrait joindre l’étude des habitudes communes à plusieurs sociétés et des rapports qui ne prennent pas une forme officielle. C’est une des parties les moins avancées de la construction historique.

IV. Tout ce travail aboutit à dresser le tableau de la vie humaine à un moment donné ; il donne la connaissance d’un état de société (en allemand, Zustand). Mais l’histoire ne se borne pas à étudier des faits simultanés pris au repos (on dit souvent à l’état statique). Elle étudie les états de société à des moments différents et constate entre eux des différences. Les habitudes des hommes et leurs conditions matérielles changent d’une époque à l’autre ; même lorsqu’elles semblent se conserver, elles ne restent pas exactement pareilles. Il y a donc lieu de rechercher ces changements ; c’est l’étude des faits successifs.

De ces changements les plus intéressants pour la construction historique sont ceux qui se produisent dans un même sens[7], de façon que par une série de différences graduelles, un usage, ou un état de société se transforme en un usage ou un état différents, ou pour parler sans métaphore, que les hommes d’un temps pratiquent une habitude très différente de leurs devanciers sans avoir traversé de changement brusque. C’est l’évolution.

L’évolution se produit dans toutes les habitudes humaines. Il suffit donc pour la rechercher de reprendre le questionnaire qui a servi à dresser le tableau de la société. Pour chacun des faits, conditions, usages, personnel investi de l’autorité, règles officielles, se pose la question : Quelle a été l’évolution de ce fait ?

L’étude comportera plusieurs opérations : 1o déterminer le fait dont on veut étudier l’évolution ; 2o fixer la durée du temps pendant lequel elle s’est accomplie ; on devra la choisir de façon que la transformation soit évidente et que pourtant il reste un lien entre le point de départ et le point d’arrivée ; 3o établir les étapes successives de l’évolution ; 4o chercher par quel moyen elle s’est faite.

V. Une série, même complète, des états de toutes les sociétés et de toutes leurs évolutions ne suffirait pas à épuiser la matière de l’histoire. Il reste des faits uniques dont on ne peut se passer, puisqu’ils expliquent la formation des états et le commencement des évolutions. Comment étudier les institutions ou l’évolution de la France sans parler de la conquête des Gaules par César et de l’invasion des Barbares ?

Cette nécessité d’étudier des faits uniques a fait dire que l’histoire ne peut être une science, car toute science a pour objet le général. — L’histoire est ici dans la même condition que la cosmographie, la géologie, la science des espèces animales ; elle n’est pas la connaissance abstraite des rapports généraux entre les faits, elle est une étude explicative de la réalité ; or la réalité n’a existé qu’une seule fois. Il n’y a eu qu’une seule évolution de la terre, de la vie animale, de l’humanité. Dans chacune de ces évolutions les faits qui se sont succédé ont été le produit non de lois abstraites, mais du concours à chaque moment de plusieurs faits d’espèce différente. Ce concours, appelé parfois le hasard, a produit une série d’accidents qui ont déterminé la marche particulière de l’évolution[8]. L’évolution n’est intelligible que par l’étude de ces accidents ; l’histoire est ici sur le même pied que la géologie ou la paléontologie.

Ainsi l’histoire scientifique peut reprendre, pour les utiliser dans l’étude de l’évolution, les accidents que l’histoire traditionnelle avait recueillis par des raisons littéraires, parce qu’ils frappaient l’imagination. On pourra donc chercher les faits qui ont agi sur l’évolution de chacune des habitudes de l’humanité ; chaque accident se classera à sa date dans l’évolution où il aura agi. Il suffira ensuite de réunir les accidents de tout genre et de les classer par ordre chronologique et par ordre de pays pour avoir le tableau d’ensemble de l’évolution historique.

Alors, par-dessus les histoires spéciales où les faits sont rangés par catégories purement abstraites (art, religion, vie privée, institutions politiques), on aura construit une histoire concrète commune, l’histoire générale, qui reliera les différentes histoires spéciales en montrant l’évolution d’ensemble qui a dominé toutes les évolutions spéciales. Chacune des espèces de faits qu’on étudie à part (religion, art, droit, constitution) ne forme pas un monde fermé où les faits évolueraient par une sorte de force interne, comme les spécialistes sont enclins à l’imaginer. L’évolution d’un usage ou d’une institution (langue, religion, Église, État) n’est qu’une métaphore, un usage est une abstraction ; une abstraction n’évolue pas ; il n’y a que des êtres qui évoluent au sens propre[9]. Lorsqu’apparaît un changement dans un usage, c’est que les hommes qui le pratiquent ont changé. Or les hommes ne sont pas divisés en compartiments étanches (religieux, juridiques, économiques) où se passeraient des phénomènes intérieurs isolés ; un accident qui modifie leur état change leurs habitudes à la fois dans les espèces les plus différentes. L’invasion des Barbares a agi à la fois sur les langues, la vie privée, les institutions politiques. On ne peut donc pas comprendre l’évolution en s’enfermant dans une branche spéciale d’histoire ; le spécialiste, pour faire l’histoire complète même de sa branche, doit regarder par-dessus sa cloison dans le champ des événements communs. C’est le mérite de Taine d’avoir déclaré, à propos de la littérature anglaise, que l’évolution littéraire dépend, non d’événements littéraires, mais de faits généraux.

L’histoire générale des faits uniques s’est constituée avant les histoires spéciales. Elle est le résidu de tous les faits qui n’ont pu prendre place dans les histoires spéciales, et s’est réduite à mesure que les branches spéciales se sont créées et s’en sont détachées. Comme les faits généraux sont surtout de nature politique et qu’il est plus difficile de les organiser en une branche spéciale, l’histoire générale est restée en fait confondue avec l’histoire politique (Staatengeschichte)[10]. Ainsi les historiens politiques ont été amenés à se faire les champions de l’histoire générale et à conserver dans leurs constructions tous les faits généraux (migrations de peuples, réformes religieuses, inventions et découvertes) nécessaires pour comprendre l’évolution.

Pour construire l’histoire générale il faut chercher tous les faits qui peuvent expliquer soit l’état d’une société, soit une de ses évolutions, parce qu’ils y ont produit des changements. Il faut les chercher dans tous les ordres de faits, déplacement de population, innovations artistiques, scientifiques, religieuses, techniques, changement de personnel dirigeant, révolutions, guerres, découvertes de pays.

Ce qui importe, c’est que le fait ait eu une action décisive. Il faut donc résister à la tentation naturelle de distinguer les faits en grands et petits. Il répugne d’admettre que de grands effets puissent avoir de petites causes, que le nez de Cléopâtre ait pu agir sur l’Empire romain. Cette répugnance est métaphysique, elle naît d’une idée préconçue sur la direction du monde. Dans toutes les sciences d’évolution on trouve des faits individuels qui sont le point de départ d’un ensemble de grandes transformations. Une troupe de chevaux amenée par les Espagnols a peuplé toute l’Amérique du Sud. Dans une inondation un tronc d’arbre peut barrer le courant et transformer l’aspect d’une vallée.

Dans l’évolution humaine on rencontre de grandes transformations qui n’ont pas d’autre cause intelligible qu’un accident individuel[11]. L’Angleterre au xvie siècle a changé trois fois de religion par la mort d’un prince (Henri, Édouard, Marie). L’importance doit se mesurer non à la taille du fait initial, mais à la taille des faits qui en sont résultés. On ne doit donc pas a priori nier l’action des individus et écarter les faits individuels. Il faut examiner si l’individu a été en situation d’agir fortement. C’est ce qu’on peut présumer dans deux cas : 1o quand son acte a agi comme exemple sur une masse d’hommes et a créé une tradition, cas fréquent en art, en science, en religion, en technique ; 2o quand il a été en possession du pouvoir de donner des ordres et d’imprimer une direction à une masse d’hommes, comme il arrive aux chefs d’État, d’armée ou d’Église. Les épisodes de la vie d’un homme deviennent alors des faits importants.

Ainsi dans le cadre de l’histoire on doit faire une place aux personnages et aux événements.

VI. C’est un besoin, dans toute étude de faits successifs, de se procurer quelques points d’arrêt, des limites de commencement et de fin, afin de pouvoir découper des tranches chronologiques dans la masse énorme des faits. Ces tranches sont les périodes ; l’usage en est aussi ancien que l’histoire. On en a besoin non seulement dans l’histoire générale, mais dans les histoires spéciales, dès qu’on étudie une durée assez longue pour que l’évolution soit sensible. Ce sont les événements qui fournissent le moyen de les délimiter.

Pour les histoires spéciales, après avoir décidé quels changements des habitudes doivent être regardés comme les plus profonds, on les adopte comme marquant une date dans l’évolution ; puis on cherche quel événement les a produits. L’événement qui a produit la formation ou un changement de l’habitude devient le commencement ou la fin d’une période. Ces événements marquants sont parfois de même espèce que les faits dont on étudie l’évolution, des faits littéraires dans l’histoire de la littérature, politiques dans l’histoire politique. Mais le plus souvent ils sont d’une autre espèce et l’histoire spéciale est obligée de les emprunter à l’histoire générale.

Pour l’histoire générale, les périodes doivent être découpées d’après l’évolution de plusieurs espèces de faits ; on trouve des événements qui marquent une période à la fois dans plusieurs branches (invasion des Barbares, Réforme, Révolution française). On peut alors construire des périodes communes à plusieurs branches de l’évolution, et dont un même événement marque le commencement et la fin. Ainsi s’est opérée la division traditionnelle de l’histoire universelle. — Les sous-périodes sont obtenues par le même procédé, en prenant pour limites les événements qui ont produit des changements secondaires.

Les périodes construites ainsi d’après les événements sont de durée inégale. Il ne faut pas s’inquiéter de ce défaut de symétrie ; une période ne doit pas être un nombre fixe d’années, mais le temps employé à une partie distincte de l’évolution. Or l’évolution n’est pas un mouvement régulier ; il s’écoule une longue série d’années sans changement notable, puis viennent des moments de transformation rapide. Cette différence a fourni à Saint-Simon la distinction en périodes organiques (à changement lent) et critiques (à changement rapide).



  1. La classification de M. Lacombe (De l’histoire considérée comme science, chap. vi), fondée sur les mobiles des actes et les besoins qu’ils sont destinés à satisfaire, est philosophiquement très judicieuse, mais ne répond pas aux besoins pratiques des historiens ; elle repose sur des catégories psychiques abstraites (économique, génésique, sympathique, honorifique, etc.), et aboutit à classer ensemble des espèces de manifestations très différentes (les institutions militaires avec la vie économique).
  2. Les institutions ecclésiastiques font partie du gouvernement ; dans les Manuels d’antiquités allemands elles figurent parmi les institutions, tandis que la religion est classée avec les arts.
  3. Les transports, souvent classés dans le commerce, sont une espèce d’industrie.
  4. La propriété est une institution mixte, économique, sociale et politique.
  5. Pour l’histoire et la bibliographie de ce mouvement, voir Bernheim, o. c., p. 45-55.
  6. Il n’est plus nécessaire de démontrer l’inanité de la notion de race. Elle s’appliquait à des groupes vagues, formés par la nation ou par la langue, car les races des historiens (grecque, romaine, germanique, celtique, slave) n’avaient de commun que le nom avec la race au sens anthropologique, qui est un groupe d’hommes pourvus héréditairement des mêmes caractères. Elle a été réduite à l’absurde par l’abus que Taine en a fait. On en trouvera une très bonne critique dans Lacombe, o. c., chap. xviii, et dans M. Robertson, The Saxon and the Celt, Londres, 1897, in-8.
  7. On n’est pas d’accord sur la place à faire en histoire aux changements en sens inverses, aux oscillations qui ramènent les choses au point de départ.
  8. La théorie du hasard a été faite de façon décisive par M. Cournot, Considérations sur la marche des idées et des événements dans les temps modernes, Paris, 1872, 2 vol. in-8.
  9. Lamprecht, dans un long article, Was ist Kulturgeschichte, publié dans la Deutsche Zeitschrift für Geschichtswissenschaft, nouvelle série, t. I, 1896, a tenté de fonder l’histoire de la civilisation sur la théorie d’une âme collective de la société qui produirait des phénomènes « socialpsychiques » communs à toute la société et différents dans chaque période. C’est une hypothèse métaphysique.
  10. Le nom d’histoire nationale, introduit par des préoccupations patriotiques, désigne la même chose ; l’histoire de la nation se confond en fait avec l’histoire de l’État.
  11. Voir Cournot, o. c., I, p. iv.