Introduction aux Deux Hamlet
François-Victor Hugo | |||
Introduction aux deux Hamlet | |||
Textes établis par François-Victor Hugo | |||
Œuvres complètes de Shakespeare | |||
Tome I : Les deux Hamlet | |||
Paris, Pagnerre, 1865 | |||
p. 41-100 | |||
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INTRODUCTION
AUX DEUX HAMLET
La bibliothèque que pouvait avoir le jeune William Shakespeare, quand il demeurait chez son père, à Stratford-sur-Avon, n’était pas bien considérable. Les ouvrages qui devaient le plus l’intéresser, les ouvrages purement littéraires étaient encore fort rares. William savait peu le latin et encore moins le grec, little latin and less greek, comme nous l’a dit Ben Jonson ; il avait reçu l’éducation sommaire que la corporation de Stratford accordait gratuitement à tous les enfants de la commune. Il ignorait donc forcément les maîtres de l’antiquité qui n’avaient pas été traduits : il ne connaissait ni Homère, ni Eschyle, ni Sophocle, ni Euripide, ni Aristophane, ni Plaute, ni Virgile, ni Tacite, ni Juvénal. Parmi les auteurs grecs, les seuls qu’il pût lire étaient des historiens : Hérodote (traduit en 1544), Thucydide (en 1550), Polybe (en 1568), Diodore de Sicile (en 1569), Appien (en 1578), Ælien (en 1576), et enfin Plutarque traduit par North, non sur le texte original, mais sur la traduction d’Amyot. Parmi les latins, les seuls qu’il pût étudier dans sa propre langue étaient des historiens encore : Salluste (traduit en 1557), César (en 1565), Justin (en 1564), Quinte-Curce (en 1561), Eutrope (en 1564). Ainsi William ne pouvait connaître l’antiquité que par douze écrivains dont pas un poëte ! — En revanche, la littérature moderne pouvait lui être plus familière. Si les chefs-d’œuvre de la vieille Grèce et de la vieille Rome lui manquaient, il pouvait du moins se rabattre sur les ouvrages récents importés d’Italie, d’Espagne ou de France : le Décaméron de Boccace, les romans de Sachetti, de Massuccio, de Sabadino, de Giraldi Cinthio, de Luigi da Porto, de Pierre Boisteau, tout nouvellement traduits. Quand, avec ces romans nous aurons cité quelques chroniques nationales, comme celles de Holinshed, de Hall et de Fox, nous aurons épuisé tout le catalogue que l’imprimerie offrait alors à Shakespeare.
Mais ce fonds intellectuel, si restreint déjà, était moins accessible au jeune poëte qu’à tout autre. N’oublions pas que William était le fils d’un petit bourgeois de Stratford, lequel était devenu si pauvre qu’en 1578 sa paroisse avait dû l’exempter de payer une taxe de quelques liards. Lui-même, selon le récit du biographe Aubrey, était obligé pour vivre d’aider son père dans l’exercice de son état de boucher. Il saignait lui-même les moutons ! Il était le bourreau des bêtes, lui, leur futur ami, l’auteur à venir de Comme il vous plaira ! — En 1583, à dix-neuf ans, Shakespeare était déjà marié et père de famille. Les charges du ménage devaient donc lui interdire les dépenses luxueuses de la pensée. C’est bien beau un livre, mais c’est bien cher. Avant de nourrir l’esprit, il faut nourrir le corps ; avant de garnir la bibliothèque, il faut garnir l’armoire. Avant d’acheter tel ou tel bouquin, il faut que notre pauvre Will voie si la robe de sa femme Anne n’est pas trouée au coude et si la layette de la petite Suzanne n’a pas besoin d’être renouvelée.
On ne saura jamais tout ce qu’il y eut de douloureux dans ces premières luttes du génie avec la nécessité, et que d’amertume cette grande âme y puisa. Je me figure que le jeune homme dut cruellement souffrir de ces privations intellectuelles que la pauvreté lui imposait. Quand le colporteur nouvellement venu de Londres à Stratford passait devant l’humble maison de Henley Street, quel crève-cœur de le laisser aller sans lui rien acheter ! Bien souvent Will a dû le voir tourner le coin de la rue en soupirant. C’est alors qu’il aurait voulu être riche, et qu’il enviait cet imbécile de chevalier Lucy qui s’ennuyait si fastueusement dans son manoir de Charlecote. Mais Will, si gêné qu’il fût, n’était pas homme à résister indéfiniment à la tentation. La veille de Noël, par exemple, à l’approche de cette fête joyeuse qui est le jour de l’an des Anglais, le colporteur ne manquait pas de faire sa tournée dans la ville et de passer devant la demeure du jeune poëte. Alors Will n’y tenait plus : il faisait une folie, il ouvrait la porte et appelait le colporteur. Celui-ci entrait, défaisait sa balle, et étalait sous les yeux avides de Shakespeare toutes ces richesses importées de la grande ville. Mais ce qui attirait l’attention de Will, ce n’étaient pas ces verroteries, ces bijoux faux, ces dentelles, ces soieries, ces brimborions, ces fanfreluches ; c’était ce petit bouquin relié en parchemin et doré sur tranche, relégué négligemment au coin de la boîte. Will prenait le volume, le feuilletait, et, si sa curiosité était piquée, demandait le prix au marchand. Puis, quoique le prix fût toujours bien élevé, il se disait qu’on était à Noël, qu’il fallait faire un cadeau à sa femme et qu’Anne aimerait certainement mieux ce livre qu’un ruban. Alors il se décidait, fouillait sa poche, en tirait une pièce d’argent, la remettait au colporteur, et remontait triomphalement avec son emplette.
L’apparition d’un livre nouveau devait faire événement dans la maison de Shakespeare, au milieu de cette monotone existence de province, où les émotions sont si rares. La lecture en était annoncée d’avance ; elle devait se faire le soir en famille, car, le jour, tout le monde était occupé et Will aidait au service de la boutique. Le soir, donc, toute la famille se réunissait dans la même salle, devant la même bûche, à la lueur de la même chandelle, car il fallait économiser. Tous les siéges étaient mis en réquisition et placés le plus près possible de l’âtre, car l’hiver était rude et il faisait déjà grand froid. Les voyez-vous d’ici, tous les membres de l’auguste famille, rangés en cercle autour de ce triste feu ? À droite de la cheminée, cet homme aux cheveux grisonnants, qui est assis sur cette chaise haute, c’est le père de William, maître John Shakespeare, boucher, corroyeur, gantier et marchand de laine de son état, jadis élu par ses concitoyens bailli de la bonne ville de Stratford. En face de lui, à gauche de la cheminée, sur ce fauteuil unique dans la maison, cette matrone respectable qui tricote, c’est la mère de William, mistress Shakespeare, qui de son nom de fille s’appelle Marie Arden et qui descend d’un valet du roi Henry VII, s’il vous plaît. À côté d’elle, sur cette chaise basse, cette jeune femme qui allaite un enfant, c’est la femme même de William, demoiselle Anne Hathaway, fille d’un fermier de Shottery, humble village des environs. Près d’elle, sur ce tabouret, ce tout jeune homme au front élevé, au nez aquilin, à l’œil étincelant, c’est lui ! lui, l’auteur encore inconnu d’Othello et de Macbeth ! lui, le futur prince des poëtes, William Shakespeare ! Enfin, sur ce banc qui touche la chaise du père, cet adolescent, de dix-sept ans, c’est Gilbert, frère puîné de William. Et où sont donc les autres ? Will a encore une petite sœur et deux petits frères. Où est Jeanne ? où est Richard ? où est Edmond ? où se sont-ils fourrés, ces enfants ? Eh bien, regardez avec attention, vous les trouverez sous la cheminée même, blottis dans les deux niches pratiquées à droite et à gauche du foyer.
Ainsi, la réunion est au complet, la porte est bien fermée, la fenêtre bien close. Rien n’empêche que la lecture commence. Cette lecture doit être faite à haute voix, et c’est Gilbert qui s’en charge, car Gilbert a un grand goût pour la déclamation et une grande envie d’être comédien. On recommande aux petits d’être sages et de ne pas faire de bruit. Gilbert prend le livre que Will vient d’acheter : c’est un recueil de nouvelles et de légendes, traduites du français. Parmi ces récits arrangés et classés par le célèbre conteur Belleforest, Gilbert n’a qu’à choisir. Il ouvre le volume au hasard et lit avec un accent solennel :
Ce titre intéressant émeut la curiosité générale. La lecture de l’histoire est demandée par tous, et Gilbert continue en ces termes :
« Longtemps auparavant que le royaume de Danemark reçût la foi de Jésus et embrassât la doctrine et saint lavement des chrétiens, comme le peuple fut assez barbare et mal civilisé, aussi leurs princes étaient cruels, sans foi ni loyauté, et qui ne jouaient qu’aux boutehors, tâchant à se jeter de leurs siéges ou à s’offenser, fût en la robe ou en l’honneur et le plus souvent en la vie, n’ayant guère de coutume de mettre à rançon leurs prisonniers, mais les sacrifiaient à la cruelle vengeance imprimée naturellement en leur âme. Que s’il y avait quelque bon roi ou prince qui, poussé des instincts les plus parfaits de nature, voulût s’adonner à la vertu et usât de courtoisie, bien que le peuple l’eût en admiration (comme la vertu se rend admirable aux vicieux même), si est-ce que l’envie de ses voisins était si grande, qu’on ne cessait jamais jusqu’à tant que le monde fût dépêché de cet homme ainsi débonnaire. Régnant donc en Danemark, Rorique, après qu’il eut apaisé les troubles du pays et chassé les Suèves et Slaves de ses terres, il départit les provinces de son royaume, y mettant des gouverneurs qui depuis (ainsi qu’il en est advenu en France) ont porté titre de ducs, marquis et comtes : il donna le gouvernement de Jutland à deux seigneurs vaillants hommes, nommés Horwendille et Fengon, enfants de Gerwendille, lequel avait été aussi gouverneur de cette province.
» Or, le plus grand honneur que pouvaient acquérir les hommes de sorte en ce temps-là, était en exerçant l’art d’écumeur et pirate sur mer, assaillant leurs voisins et ravageant les terres voisines, et tant plus accroissaient leur gloire et réputation, comme ils allaient voltiger par les provinces et isles lointaines, en quoi Horwendille se faisait dire le premier de son temps et le plus renommé de tous ceux qui écumaient alors la mer et havres du septentrion.
» La grande renommée de celui-ci émut le cœur du roi de Norwége, nommé Collère, lequel se fâchait que Horwendille le surmontât en faits d’armes et obscurcît la gloire qu’il avait déjà au fait de la marine, car c’était l’honneur plus que les richesses qui aiguillonnait ces Princes Barbares à s’accabler l’un l’autre, sans qu’ils se souciassent de mourir de la main de quelque vaillant homme. Ce Roi magnanime ayant défié au combat, corps à corps, Horwendille, y fut reçu avec pactes que celui qui serait vaincu perdrait toutes les richesses qui seraient en leurs vaisseaux, et le vainqueur ferait enterrer honnêtement celui qui serait occis au combat, car la mort était le prix et salaire de celui qui perdrait la bataille. Que sert de discourir ? Le Roi (quoique vaillant, courageux et adextre fût-il) enfin fut vaincu et occis par le Danois, lequel lui fit dresser tout soudain un tombeau et lui fit des obsèques dignes d’un roi, suivant les façons de faire et superstitions de leur siècle et selon l’accord du combat, dépouillant la suite du Roi de leurs richesses, ayant fait mourir une sœur du roi défunt, fort gaillarde et vaillante guerrière, et ayant couru toute la côte de Norwége et jusqu’aux îles septentrionales, il s’en revint chargé d’honneur et de richesses, envoyant à son souverain, le roi Rorique, la plupart du butin et des dépouilles, afin de le gagner et qu’étant si brave, il pût tenir le lieu des plus favoris de Sa Majesté. Le roi, alléché de ces présents, et s’estimant heureux d’avoir un tel homme de bien pour sujet, tâcha avec une honnêteté de le rendre à jamais obligé, car il lui donna pour femme Geruthe sa fille, de laquelle il savait ce seigneur être fort amoureux, et voulut lui-même la conduire, pour plus l’honorer, jusqu’en Jutland, où les noces furent célébrées selon la façon ancienne : et pour trousser brièvement matière, de ce mariage sortit Amleth, duquel je prétends parler et pour lequel j’ai desseigné le discours de l’histoire présente.
» Fengon, frère de ce gendre royal, poussé d’un esprit d’envie, crevant de dépit en son cœur, tant pour la grande réputation acquise par Horwendille au maniement des armes, que sollicité d’une sotte jalousie, le voyant honoré de l’alliance et amitié royale, craignant d’être dépossédé de sa part du gouvernement, ou plutôt désirant d’être seul en la principauté, et obscurcir par ce moyen la mémoire des victoires de son frère, délibéra comme que ce fût, de le faire mourir, ce qui lui succéda assez aisément, nul ne se doutant de lui, et chacun pensant que d’un tel nœud d’alliance et de consanguinité ne pourrait jamais sortir autre chose que des effets pleins de vertu et courtoisie ; mais, comme j’ai dit, le désir de régner ne respecte sang et amitié et n’a souci aucun de vertu, voire il est sans respect ni révérence des lois ni de la majesté divine, s’il est possible que celui qui sans aucun droit envahit le bien d’autrui, ait quelque opinion de la divinité.
» Ainsi Fengon, ayant gagné secrètement des hommes, se sentant assez fort pour exécuter son entreprise, se rua un jour en un banquet sur son frère, lequel il occit autant traîtreusement comme cauteleusement ; il se purgea devant ses sujets d’un si détestable massacre : vu qu’avant que mettre sa main sanguinolente et parricide sur son frère, il avait incestueusement souillé la couche fraternelle, abusant de la femme de celui duquel il devait autant pourchasser l’honneur, comme il en poursuivait et effectua la ruine. Or, couvrit-il avec si grande ruse et cautelle, et sous un voile si fardé de simplicité, son audace et méchanceté, que, favori de l’honnête amitié qu’il portait à sa belle-sœur, pour l’amour de laquelle il se disait avoir ainsi puni son frère, que son péché trouva excuse à l’endroit du peuple, et fut réputé comme justice envers la noblesse. D’autant qu’étant Géruthe autant douce et courtoise que dame qui fût en tous les royaumes du Septentrion, et tellement que jamais n’avait tant soit peu offensé homme de ses sujets, soit du peuple ou des courtisans, ce paillard et infâme meurtrier calomnia le défunt d’avoir voulu occire cette dame, et que, s’étant trouvé sur le point qu’il tâchait de la massacrer, il avait défendu la dame et occis son frère, parant aux coups rués sur la princesse innocente, et sans fiel ni malice quelconque.
» Il n’eut jà faute de témoins approuvant son fait, et qui déposèrent selon le dire du calomniateur, mais c’étaient ceux mêmes qui l’avaient accompagné comme participant de la conjure, et qu’au reste, au lieu de le poursuivre comme parricide et incestueux, chacun des courtisans lui applaudissait et le flattait en sa fortune prospère, et faisaient les gentilshommes plus de compte des faux rapporteurs et honoraient les calomniateurs plus que ceux qui, mettant en jeu les vertus du défunt, eussent voulu punir les brigands et assassineurs de sa vie, qui fut cause que Fengon, enhardi pour telle impunité, osa encore s’accoupler par mariage à celle qu’il entretenait exécrablement durant la vie du bon Horwendille, souillant son nom de double vice et chargeant sa conscience de double impiété, d’adultère incestueux et de félonie et parricide.
» Et cette malheureuse, qui avait reçu l’honneur d’être l’épouse d’un des plus vaillants et sages princes du Septentrion, souffrit de s’abaisser jusques à telle vilenie que de lui fausser sa foi : et qui pis est, épouser encore celui lequel était le meurtrier tyran de son époux légitime ; ce qui donna à penser à plusieurs qu’elle pouvait avoir causé ce meurtre pour jouir librement de son adultère. Que saurait-on voir de plus effronté qu’une grande, depuis qu’elle s’égare en ses honnêtetés ? Cette princesse, qui auparavant était honorée de chacun pour ses rares vertus et courtoisie, et chérie de son époux, dès aussitôt qu’elle prêta l’oreille au tyran Fengon, elle oublia et le rang qu’elle tenait entre les plus grands et le devoir d’une épouse honnête pour le salut de sa partie.
» Géruthe s’étant ainsi oubliée, le prince Amleth se voyant en danger de sa vie, abandonné de sa mère propre, délaissé de chacun, et que Fengon ne le souffrirait guère longuement sans lui faire tenir le chemin de Horwendille, pour tromper les ruses du tyran qui le soupçonnait pour tel que, s’il venait à perfection d’âge, il n’aurait garde de se passer de poursuivre la vengeance de la mort de son père, il contrefît le fou avec telle ruse et subtilité que, feignant d’avoir tout perdu le sens, et sous un tel voile, il couvrit ses desseins et défendit son salut et vie des trahisons et embûches du tyran.
» Car tous les jours étant au palais de la reine, qui avait plus de soin de plaire à son paillard que de souci de venger son mari ou de remettre son fils en son héritage, il se souillait tout de vilenie, se vautrant ès-balayures et immondices de la maison, et se frottant le visage de la fange des rues, par lesquelles il courait comme un maniaque, ne disant rien qui ne ressentît son transport de sens et pure frénésie. Et toutes ses actions et gestes n’étaient que les contenances d’un homme qui est privé de toute raison et entendement, de sorte qu’il ne servait plus que de passe-temps aux pages et courtisans éventés qui étaient à la suite de son oncle et beau-père. Mais le galant les marquait avec intention de s’en venger un jour avec tel effort qu’il en serait à jamais mémoire. Voilà un grand trait de sagesse et bon esprit en un jeune Prince que de pourvoir avec un si grand défaut à son avancement, et par son abaissement et mépris, se faciliter la voie à être un des plus heureux Rois de son âge.
» Aussi jamais homme ne fut réputé avec aucune sienne action plus sage et prudent que Brute, feignant un grand devoiement de son esprit : vu que l’occasion de telle ruine, feinte de son meilleur, ne procéda jamais d’ailleurs que d’un bon conseil et sage délibération, tant afin de conserver ses biens et éviter la rage du tyran le Roi superbe, qu’aussi pour se faire une large voie de chasser Tarquin, et affranchir le peuple oppressé sous le joug d’une grande et misérable servitude. Aussi tant Brute que celui-ci, auquel vous pouvez ajouter le roi David, qui feignit le forcené entre les Roitelets de Palestine, pour conserver sa vie, montrent la leçon à ceux qui, malcontents de quelque grand, n’ont les forces suffisantes pour s’en prévaloir, ni se venger de l’injure reçue.
» Amleth donc, se façonnant à l’exercice d’une grande folie, faisait des actes pleins de grande signifiance, et répondait si à propos qu’un sage homme eût jugé bientôt de quel esprit est-ce que sortait une invention si gentille : car étant auprès du feu, et aiguisant des bûchettes en forme de poignards et estocs, quelqu’un lui demanda en riant à quoi servaient ces petits bâtons et ce qu’il faisait de ces bûchettes : J’apprête, dit-il, des dards acérés et sagettes poignantes pour venger la mort de mon père.
» Les fous, comme je l’ai dit, accomptaient ceci à peu de sens, mais les hommes accorts et qui avaient le nez long, commencèrent à soupçonner ce qui était, et estimèrent que sous cette folie gisait et était cachée une grande finesse, et telle qui pourrait un jour être préjudiciable à leur Prince : disant que sous telle rudesse et simplicité, il voilait une grande et cauteleuse sagesse, et qu’il célait un grand lustre de bon esprit sous l’obscurité de cette fardée subtilité. À cette cause donnèrent conseil au Roi de tenter par tout moyen s’il se pourrait faire que ce fard fût découvert et qu’on s’aperçût de la tromperie de l’adolescent. Or ne voyaient-ils ruse plus propre pour l’attraper, que s’ils lui mettaient quelque belle femme en lieu secret, laquelle tâchât de le gagner avec ses caresses les plus mignardes et attrapantes, desquelles elle se pourrait aviser.
» Ainsi furent députés quelques courtisans pour mener le prince en quelque lieu écarté dans le bois, et lesquels lui présentassent cette femme, l’excitant à se souiller à ses baisers et embrassements, artifice assez fréquent de notre temps, non pour essayer si les grands sont hors de leurs sens, mais pour les priver de force, vertu et sagesse, par le moyen de ces sangsues et infernales lamies, produites par leurs serviteurs, ministres de corruption. Le pauvre prince eût été en danger de succomber à cet assaut, si un gentilhomme, qui du vivant de Horwendille avait été nourri avec lui, ne se fût plus montré ami de la nourriture prise avec Amleth, qu’affectionné à la puissance du tyran ; lequel s’accompagna des courtisans députés pour cette trahison, plus avec délibération d’instruire le prince de ce qu’il avait à faire, que pour lui dresser des embûches et le trahir, estimant que le moindre indice qu’il donnerait de son bon sens suffirait pour lui faire perdre la vie.
» Celui-ci, avec certains signes, fit entendre à Amleth en quel péril est-ce qu’il se mettait, si en sorte aucune il obéissait aux mignardes caresses et mignotises de la damoiselle envoyée par son oncle : ce que étonnant le prince, ému de la beauté de la fille, fut par elle assuré encore de la trahison : car elle l’aimait dès son enfance et eût été bien marrie de son désastre et fortune et plus de sortir de ses mains sans jouir de celui qu’elle aimait plus que soi-même.
» Ayant le jeune seigneur trompé les courtisans, et la fille soutenant qu’il ne s’était avancé en sorte aucune à la violer, quoiqu’il dît du contraire, chacun s’assura que véritablement il était insensé et que son cerveau n’avait force quelconque capable d’appréhension raisonnable.
» Entre tous les amis de Fengon, y en avait un qui sur tout autre se doutait des ruses et subtilités de ce fou dissimulé, et lequel, pour cette raison, dit qu’il était impossible qu’un galant si rusé que ce plaisant qui contrefaisait le fou, fût découvert avec des subtilités si communes et lesquelles on pouvait aisément découvrir : et que pour ainsi il fallait inventer quelque moyen plus accort et subtil, et où l’astuce fût effrayante et l’attrait si fort, que le galant n’y sût user de ses accoutumées dissimulations. De ceci il se disait savoir une voie propre pour exécuter leur dessein et lui faire de lui-même se prendre au filet et déclarer quelles sont les conceptions de son âme.
» Il faut, dit-il, que le roi Fengon feigne s’en aller en quelque voyage pour quelque affaire de grande importance, et que, cependant, on enferme Amleth seul avec sa mère, dans une chambre, dans laquelle soit caché quelqu’un à l’insu de l’un et de l’autre, pour ouïr et sentir leurs propos et les complots qu’ils prendront pour les desseins bâtis par ce fol, sage et rusé compagnon.
» Assurant le Roi que, s’il y avait rien de sage ni arrêté en l’esprit du jeune homme, que facilement il se découvrirait à sa mère, sans craindre rien, et qu’il ferait son conseil et délibération à la foi et loyauté de celle qui l’avait porté en ses flancs et nourri avec si grande diligence, celui-là même s’offrit pour être l’espion et témoin des propos du fils avec la mère, afin qu’on ne l’estimât tel qui donnait un conseil duquel il refusât être l’exécuteur pour servir son prince.
» Le Roi prit grand plaisir à cette invention, comme le seul souverain remède pour guérir le prince de sa folie : et ainsi, en feignant un long voyage, sort du palais et s’en va promener à la chasse, là où cependant le conseiller entra secrètement en la chambre de la Reine, se cacha sous quelque loudier un peu auparavant que le fils y fût enclos avec sa mère. Lequel, comme il était fin et cauteleux, sitôt qu’il fut dans la chambre, se doutant de quelque trahison et surprise, et que, s’il parlait à sa mère de quelque cas sérieux, il ne fût entendu, continuant en ses façons de faire folles et niaises, se prit à chanter tout ainsi qu’un coq, et, battant tout ainsi des bras comme cet oiseau fait des ailes, sauta sur ce loudier, où sentant qu’il y avait dessous quelque cas caché, ne faillit aussitôt d’y donner dedans à tout son glaive, puis, tirant le galant à demi mort, l’acheva d’occire et le mit en pièces, puis le fit bouillir, et cuit qu’il est le jeta par un grand conduit de cloaque par où sortaient les immondicités, afin qu’il servît de pâture aux pourceaux.
» Ayant ainsi découvert l’embûche et puni l’inventeur d’icelle, il s’en revint trouver la Reine, laquelle se tourmentait et pleurait, voyant que ce seul fils qui lui restait ne lui servait que de moquerie, chacun lui reprochant sa folie, un trait de laquelle elle avait vu devant ses yeux : ce qui lui donna un grand changement de conscience, estimant que les dieux lui envoyassent cette punition pour s’être incestueusement accouplée avec le tyran meurtrier de son époux.
» Mais ainsi que la Reine se tourmentait, voici entrer Amleth, lequel ayant visité encore tous les coins de la chambre, comme se défiant aussi bien de sa mère que des autres, se voyant seul avec elle, lui parla fort sagement en cette manière :
« Quelle trahison est celle-ci, ô la plus infâme de toutes celles qui onc se sont prostituées à la volonté de quelque paillard abominable, que sous le fard d’un pleur dissimulé vous couvriez l’acte le plus méchant et le crime le plus détestable que homme saurait imaginer ni commettre ? Quelle fiance peux-je avoir en vous, qui comme une lascive paillarde, déréglée sur toute impudicité, allez courant les bras tendus après ce félon et traître tyran qui est le meurtrier de mon père ? Est-ce à une reine et fille de Roi de suivre les appétits des bêtes, et que, tout ainsi que les juments s’accouplent à ceux qui ont vaincu leurs premiers maris, vous suiviez la volonté du Roi abominable qui a tué un plus vaillant et homme de bien que lui, et a éteint, en massacrant Horwendille, la gloire et l’honneur des Danois ? Je ne veux l’estimer mon parent, et ne puis le regarder comme oncle, ni vous comme mère très-chère, l’un n’ayant respecté le sang qui nous devait unir plus étroitement que avec l’alliance de l’autre, qui aussi ne pouvait avec son honneur, ni sans soupçon d’avoir consenti à la mort de son époux, s’accorder jamais aux noces de son cruel ennemi. Ah ! reine Géruthe, c’est à faire aux chiennes à se mêler avec plusieurs, et souhaiter le mariage et accouplement de divers mâles : c’est la lubricité qui vous a effacé en l’âme la mémoire des vaillances et vertus du bon roi votre époux et mon père ; c’est un désir effréné qui a conduit la fille de Rorique à embrasser le tyran Fengon, sans respecter les ombres d’Horwendille, indignées d’un si étrange traitement. — Ce n’est pas être femme et moins princesse en laquelle doit reluire toute douceur, courtoisie, compassion et amitié, que laisser ainsi sa chère géniture à l’abandon de fortune et entre les mains sanglantes et meurtrières d’un félon et voleur. Les bêtes les plus farouches n’en font pas ainsi : car les lions, tigres, onces et léopards combattent pour la défense de leurs faons, et les oiseaux de bec et griffes résistent à ceux qui veulent voler leurs petits, là où vous m’exposez et livrez à mort au lieu de me défendre. N’est-ce pas me trahir, quand, connaissant la perversité d’un tyran et ses desseins pleins de conseil de mort sur la race et image de son frère, vous n’avez su ou daigné trouver les moyens de sauver votre enfant, ou en Suède ou Norwége, ou plutôt l’exposer aux Anglais que le laisser la proie de votre infâme adultère ? — Ne vous offensez, je vous prie, Madame, si, transporté de douleur, je vous parle si rigoureusement et si je vous respecte moins que de mon devoir : car vous m’ayant oublié et mis à néant la mémoire du défunt roi mon père, ne faut s’ébahir si je sors des limites de toute reconnaissance. Voyez en quelles détresses je suis tombé, et à quel malheur m’a acheminé ma fortune et votre trop grande légèreté, que je sois contraint de faire le fou pour sauver ma vie, au lieu de m’adextrer aux armes, suivre les aventures et tâcher par tout moyen de me faire connaître pour le vrai enfant du vaillant et vertueux roi Horwendille. — Je veux que chacun me tienne pour privé de sens et connaissance, vu que je sais bien que celui qui n’a point fait conscience de tuer son propre frère, accoutumé aux meurtres, ne se souciera guère de s’acharner avec pareille cruauté sur le sang et les reliques qui sont sorties de son frère par lui massacré. Ainsi, il me vaut mieux feindre le fou que suivre ce que nature me donne : les clairs et saints rayons de laquelle je cache sous cet ombragement, tout ainsi que le Soleil ses flammes sous quelque grand nuage, durant les ardeurs de l’été. Le visage d’un insensé me sied pour y couvrir mes gaillardises, et les gestes d’un fou me sont propres, afin que sagement me conduisant, je conserve ma vie au pays danois et la mémoire du feu roi mon père, car les désirs de le venger sont tellement gravés en mon cœur que, si bientôt je ne meurs, j’espère d’en faire une telle et si haute vengeance qu’il en sera à jamais parlé en ces terres. Toutefois, faut-il attendre le temps et les moyens et occasions, afin que, si je précipitais par trop les matières, je ne causasse ma ruine trop soudaine, et ne finisse plutôt que donner commencement aux effets que mon cœur desseigne. La force n’étant point de mon côté, c’est raison que les ruses, dissimulations et secrètes menées y donnent ordre. — Au reste, Madame, ne pleurez point pour l’égard de ma folie, plutôt gémissez sur la faute que vous avez commise, et vous tourmentez pour cette infamie qui a souillé l’ancienne renommée et gloire qui rendait illustre la reine Géruthe. Vous avisant sur tout, aussi cher que vous avez la vie, que le Roi ni autre ne soit en rien informé de ceci, et me laissez faire au reste, car j’espère de venir à bout de mon entreprise. »
» Quoique la Reine se sentît piquée de bien près et qu’Amleth la touchât vivement où plus elle se sentait intéressée, si est-ce qu’elle oublia tout le dédain qu’elle eût pu recevoir se voyant ainsi aigrement tancée et reprise, pour la grande joie qui la saisit, connaissant la gentillesse d’esprit de son fils, et ce qu’elle pouvait espérer d’une telle et si grande sagesse. D’un côté, elle n’osait lever les yeux pour le regarder, se souvenant de sa faute, et de l’autre elle eût volontiers embrassé son fils pour les sages admonitions qu’il avait faites, et lesquelles eurent telle efficace que sur l’heure elle éteignit les flammes de convoitise qui l’avaient rendue amie de Fengon, pour placer encore en son cœur le souvenir des vertus de son époux légitime, lequel elle regrettait en son cœur, voyant la vive image de sa vertu et sagesse en cet enfant, représentant le haut cœur de son père. Ainsi vaincue de cette honnête passion, et fondant tout en larmes, après avoir longtemps tenu les yeux fichés sur Amleth, comme ravie en quelque grande contemplation, enfin l’accollant avec la même amitié qu’une mère vertueuse peut baiser et caresser sa portée, elle lui usa de ce langage :
« Je sais bien, mon fils, que je t’ai fait tort en souffrant le mariage de Fengon, pour être le cruel tyran et assassineur de ton père, et de mon loyal époux, mais quand tu considéreras le peu de moyens de résistance et la trahison de ceux du palais, le peu de fiance que nous pouvons avoir aux courtisans, tous faits à sa poste, et la force qu’il préparait, là où j’eusse fait refus de son alliance, tu m’excuseras plutôt que m’accuser de lubricité ni d’inconstance, et moins me feras ce tort que de soupçonner que jamais Géruthe ait consenti à la mort de son époux, te jurant par la haute majesté des dieux que, s’il eût été en ma puissance de résister au tyran, et qu’avec l’effusion de mon sang, et perte de ma vie, j’eusse pu sauver la vie de mon seigneur et époux, je l’eusse fait d’aussi bon cœur, comme depuis j’ai plusieurs fois donné empêchement à l’accourcissement de la tienne, laquelle t’étant ravie, je ne veux plus demeurer en ce monde, puisque l’esprit étant sain, je vois les moyens plus assis de la vengeance de ton père. — Toutefois, mon fils et doux ami, si tu as pitié de toi et soin de la mémoire de ton père, et si tu veux rien faire pour celle qui ne mérite point le nom de mère en tout endroit, je te prie de conduire sagement tes affaires, n’être hâté ni trop bouillant en tes entreprises, ni t’avancer plus que de raison à l’effet de ton dessein. Tu vois qu’il n’y a homme presque en qui tu te puisses fier, ni moi femme à qui j’osasse avoir dit un seul secret, lequel ne soit soudain rapporté à ton adversaire, lequel combien que feigne de m’aimer, si est-ce qu’il se défie et craint de moi à ta cause. Et n’est si sot qu’il se puisse bien persuader que tu sois fou ou insensé : or si tu fais quelque acte qui ressente rien de sérieux et prudent, tant secrètement le saches-tu exécuter, si est-ce que soudain il en aura les nouvelles. Et ne crains encore que les démons ne lui signifient ce qui s’est passé à présent entre nous, tant fortune nous est contraire, et poursuit nos aises, ou que ce meurtre que tu as commis ne soit cause de notre ruine, duquel je feindrai ne savoir rien, comme aussi je tiendrai secrète et ta sagesse et ta gaillarde entreprise. Prions les dieux, mon fils, que guidant ton cœur, dressant tes conseils et bienheurant ton entreprise, je te voie jouissant des biens qui te sont dus, et de la couronne de Danemark que le tyran t’a ravie, afin que j’aie le moyen de me réjouir en ta prospérité et me contenter, voyant avec quelle hardiesse tu auras pris vengeance du meurtrier de ton père, et de ceux qui lui ont donné faveur et mainforte pour l’exécuter. »
— « Madame, répondit Amleth, j’ajouterai foi à votre dire, et ne veux m’enquérir plus outre de vos affaires, vous priant que, selon l’amitié que vous devez à votre sang, vous ne fassiez plus de compte de ce paillard mon ennemi, lequel je ferai mourir, quoique tous les démons le tinssent en leur garde. Et ne sera en la puissance de ses courtisans, que je n’en dépêche le monde, et qu’eux-mêmes ne l’accompagnent aussi bien à la mort, comme ils ont été les pervers conseillers de la mort de mon père, et les compagnons de sa trahison, assassinat et cruelle entreprise. Vous savez, Madame, comme Hothère, votre aïeul, et père du bon roi Rorique, ayant vaincu Guimon, le fit brûler tout vif, à cause qu’auparavant ce cruel paillard avait usé de tel traitement à l’endroit de Génare son seigneur qu’il prit de nuit et par trahison. Et qui est celui qui ne sache que les traîtres et parjures ne méritent point qu’on leur garde foi ni loyauté quelconque, et que les pactes faits avec un assassin se doivent estimer comme toiles d’araignées et tenir en même rang comme chose non promise ? Mais quand j’aurai dressé la main contre Fengon, ce ne sera ni trahison ni félonie, lui n’étant point mon Roi ni seigneur ; mais justement le punirai, comme mon vassal qui s’est forfait déloyalement contre son seigneur et souverain prince. Il faut ou qu’une fin glorieuse mette, fin à mes jours, ou que les armes au poing, chargé de triomphe et victoire, je ravisse la vie à ceux qui rendent la mienne malheureuse. Et de quoi sert vivre où la honte et l’infamie sont les bourreaux qui tourmentent notre conscience, et la poltronnerie est celle qui retarde le cœur des gaillardes entreprises, et détourne l’esprit des honnêtes désirs de gloire et louange qui sera à jamais durable ? Je sais que c’est fortement fait que de cueillir un fruit avant saison, et de tâcher de jouir d’un bien duquel on ne sait si la jouissance nous est due. Mais je m’attends de faire bien et espère tant en la fortune qui a guidé jusqu’ici les actions de ma vie que je ne mourrai pas sans me venger de mon ennemi, et que lui-même sera l’instrument de sa ruine, et me guidera à exécuter ce que de moi-même je n’eusse osé entreprendre. »
» Après ceci, Fengon, comme s’il fût venu de quelque lointain voyage, arrive en cour, et, s’inquiétant de celui qui avait entrepris la charge d’espion, pour surprendre Amleth en sa sagesse dissimulée, fut bien étonné n’en pouvant ouïr vent ni nouvelle : et pour cette cause, demanda au fou s’il savait qu’était devenu celui qu’il nomma. Le prince, qui n’était menteur, et qui, en quelque réponse que jamais il fit durant sa feinte folie, ne s’était oncques égaré de la vérité, lui répondit que le courtisan qu’il cherchait s’en était allé par les privés, là où suffoqué par les immondices du lieu, les pourceaux s’y rencontrant en avaient rempli leur ventre.
» On eût cru plutôt toute autre chose que ce massacre fait par Amleth : toutefois Fengon ne se pouvait assurer, et lui semblait toujours que ce fou lui jouerait quelque mauvais tour. Il l’eût volontiers occis, mais il craignait le Roi Rorique son aïeul, et qu’aussi il n’osait offenser la Reine mère du fou qu’elle aimait et caressait, quoiqu’elle montrât un grand crève-cœur de le voir ainsi transporté de son sens : ainsi voulant s’en dépêcher, il tâcha de s’aider du ministère d’un étranger et fit le Roi des Anglais le ministre du massacre de l’innocence simulée, aimant mieux que son ami souillât son renom avec une telle méchanceté que de tomber en infamie par l’exploit d’une si grande cruauté.
» Amleth, entendant qu’on l’envoyait en la Grande-Bretagne vers l’Anglais, se douta tout aussitôt de l’occasion de ce voyage ; pour ce, ayant parlé à la Reine, la pria de ne faire aucun signe d’être fâchée de ce départ, plutôt feignit d’en être joyeuse, comme déchargée de la présence de celui lequel bien qu’elle aimât, si mourait-elle de deuil le voyant en si piteux état, et privé de tout usage de raison : encore supplia-t-il la Reine qu’à son départ elle tapissât la Salle et affichât avec des clous les tapisseries contre le mur, et lui gardât ces tisons qu’il avait aiguisés par le bout, lorsqu’il disait qu’il faisait des sagettes pour venger la mort de son père ; enfin l’admonesta que, l’an accompli, elle célébrât ses funérailles, l’assurant, qu’en cette même saison elle le verrait de retour, et tel qu’elle serait contente et plus que satisfaite de son voyage. Auquel avec lui furent envoyés deux des fidèles ministres de Fengon, portant des lettres gravées dans du bois qui portaient la mort d’Amleth, ainsi qu’il la commandait à l’Anglais. Mais le rusé prince danois, tandis que ses compagnons dormaient, ayant visité le paquet et connu la grande trahison de son oncle et la méchanceté des courtisans qui le conduisaient à la boucherie, rasa les lettres mentionnant sa mort, et au lieu y grava et cisela un commandement à l’Anglais de faire pendre et étrangler ses compagnons : et non content de tourner sur eux la mort ordonnée pour sa tête, il y ajouta que Fengon commandait au Roi insulaire de donner au neveu du Roi sa fille en mariage.
» Arrivés qu’ils sont en la Grande-Bretagne, les messagers se présentent au Roi et lui donnent des lettres de leur seigneur, lequel voyant le contenu d’icelles dissimula le tout, attendant son opportunité de mettre en effet la volonté de Fengon. Cependant il traita les Danois fort gracieusement et leur fit cet honneur de les recevoir à sa table. Comme les messagers s’éjouissaient parmi les Anglais, le cauteleux Amleth, tant s’en faut qu’il s’éjouît avec la troupe, qu’il ne voulut toucher viande ni breuvage quelconque qu’on servit à la table royale. Le Roi, qui sur l’heure dissimula ce qu’il en pensait, fit conduire ses hôtes en leur chambre, enjoignant à un sien loyal de se cacher dedans pour lui rapporter les propos tenus par les étrangers en se couchant. Or ne fûrent-ils si tôt dans la chambre qu’étant sortis ceux qui avaient la charge de les traiter, les compagnons d’Amleth ne lui demandassent pour quelle occasion il avait dédaigné et les viandes et la boisson qu’on lui avait présentées à table et n’avait honoré la table d’un si grand Roi qui les avait recueillis avec telle honnêteté et courtoisie. Le Prince, qui n’avait rien fait sans raison, leur répondit tout soudain : — Eh quoi ! pensez-vous que je veuille manger le pain trempé avec le sang humain, et souiller mon gosier de rouillure de fer, et user de la chair qui sent la puanteur, et corruption des corps humains, déjà tous pourris et corrompus, et qui rapporte au goût d’une charogne de longtemps jetée à la voirie ? Et comment voulez-vous que je respecte le Roi qui a un regard d’esclave, et une Reine laquelle en lieu d’une grande Majesté a fait trois choses dignes d’une femme de vil état et qui sont plus propres à quelque chambrière qu’à une Dame de son calibre ? Et ayant dit ceci, il avança plusieurs propos injurieux et piquants, tant contre le Roi et la Reine que les autres qui avaient assisté à ce banquet et festin, pour la réception des ambassades de Danemarck.
» Amleth ne dit rien qui ne fût véritable, ainsi que pourrez entendre ci-après, vu qu’en ce temps-là tous ces pays septentrionaux étant sous l’obéissance de Satan, il y avait une infinité d’enchanteurs et n’était fils de bonne mère qui n’en savait assez pour sa provision ; si, comme encore en la Gothie et Biarmie, il se trouve infinité qui savent plus de choses que la sainteté de la religion chrétienne ne permet : ainsi Amleth, vivant son père, avait été endoctriné en cette science avec laquelle le malin esprit abuse les hommes et avertissait ce prince des choses passées.
» Les compagnons duquel, oyant sa réponse, lui reprochaient sa folie et disaient qu’il n’en pouvait donner plus grand indice qu’en méprisant ce qui était louable, et qu’au reste il s’était bien lourdement oublié, accusant ainsi un si excellent homme que le Roi et vitupérant la Reine des plus illustres et sages princesses qui fût ès villes voisines ; — le menaçant au reste de le faire châtier, selon le mérite de son outrecuidance. Mais lui continuant en sa folie dissimulée, se moquait d’eux et disait qu’il n’avait rien fait ni proposé qui ne fût bon et plus que véritable.
» D’autre part le Roi, averti qu’il est de tout ceci, jugea soudain qu’Amleth parlant aussi ambigument, ou était fou jusqu’à la plus haute gamme ou des plus sages de son temps : et pour en savoir mieux la vérité, commanda qu’on fît venir le boulanger qui avait fait le pain de sa bouche, auquel il s’enquit en quel lieu est-ce qu’on cueillait le grain duquel on faisait le pain pour son ordinaire. À quoi fut répondu que, non loin de là, était un champ tout chargé des ossements d’hommes occis jadis en quelque cruelle rencontre, vu le tas amoncelé qu’on y pouvait encore apercevoir, et que, pour être la terre plus grasse et fertile à cause de l’humeur et graisse des morts, on y semait tous les ans le plus beau blé qu’on pouvait choisir pour son service. — Le Roi, voyant la vérité correspondre aux paroles du jeune prince, s’enquit encore où est-ce qu’on avait nourri les pourceaux, la chair desquels avait été servie sur table, et connut qu’étant échappés de leur étable, ils s’étaient rassasiés de la charogne et corps d’un larron justicié pour ses forfaits et démérites. — C’est ici que le prince anglais s’étonna et voulut savoir de quelle eau était-ce que la bière servie à table avait été composée : tellement que, faisant creuser bien avant le ruisseau duquel on s’était aidé à faire leur boisson, on trouva des épées et des armes rouillées qui donnaient ce mauvais goût au breuvage. — Tout ceci épluché, le Roi fut ému encore d’une curiosité, de savoir pourquoi le seigneur danois avait dit que le Roi avait un regard d’esclave ; et afin d’éclaircir ce doute, il s’adressa à sa mère, et, l’ayant conduite secrètement en une chambre, laquelle il ferma sur eux, la pria de lui dire sur son honneur à qui il devait rendre grâces d’être né en ce monde. La bonne dame, assurée que jamais aucun n’avait rien su de ses amours ni forfaiture, lui jura que le Roi seul se pouvait vanter d’avoir joui de ses embrassements. Lui qui déjà était abreuvé de l’opinion des réponses véritables du Danois, menace sa mère de lui faire dire par force ce que de bon gré ne lui voulait confesser, entendit qu’elle d’autrefois se soumettant à un esclave, l’avait rendu le père du Roi de la Grande-Bretagne. De quoi le Roi fut étonné et camus : toutefois dissimulant son maltalent, aima mieux laisser un grand péché impuni que de se rendre contemptible à ses sujets qui peut-être l’eussent rejeté, comme ne voulant un bâtard qui commandât à une si belle province. — Comme donc il était marri d’ouïr sa confusion, il vint trouver le prince, et s’enquit de lui pourquoi est-ce qu’il avait repris en la Reine trois choses plus requises à une esclave et ressentant leur servitude que rien de Roi et qui eût une majesté propre pour une grande princesse. Ce Roi, non content d’avoir reçu un grand déplaisir pour se savoir être bâtard, voulut aussi entendre ce qui lui déplut autant que son malheur propre, à savoir que la Reine sa femme était fille d’une chambrière.
» Le Roi, admirant ce jeune homme, et contemplant en lui quelque cas de plus grand que le commun des hommes, lui donna sa fille en mariage, suivant les tablettes falsifiées par le cauteleux Amleth, et dès le lendemain il fit pendre les deux serviteurs du roi Fengon, comme satisfaisant à la volonté de son grand ami : mais Amleth, quoique le jeu lui plût, et que l’Anglais ne pût lui faire chose plus agréable, feignit d’être fort marri, et menaça le Roi de se ressentir de l’injure : pour lequel apaiser, l’Anglais lui donna une grande somme d’or que le prince fit fondre et mettre dans des bâtons qu’il avait fait creuser pour cet effet. Il n’emporta rien en Danemarck que ces bâtons, prenant son chemin à son pays, sitôt que l’an fut accompli, ayant plus tôt obtenu congé du Roi son beau-père, avec promesse de revenir le plus tôt pour accomplir le mariage d’entre lui et la Princesse anglaise.
» Arrivé qu’il fut en la maison et palais de son oncle, dans lequel on célébrait ses propres funérailles et entrant dans la salle où le deuil était démené, ce ne fut sans causer un grand étonnement à chacun, n’y ayant personne qui ne le pensât être mort, et d’entre lesquels la plupart n’en fussent joyeux, pour le plaisir qu’ils savaient que Fengon recevait d’une si plaisante perte, et peu qui se contristaient, se souvenant de la gloire du défunt Horwendille, les victoires duquel ils ne pouvaient oublier. L’ébahissement converti que fut en risée, chacun de ceux qui assistaient au banquet funèbre de celui qu’on tenait pour mort, se moquait de son compagnon pour avoir été si simplement déçu. Comme chacun fut ententif à faire grande chère, et semblât que l’arrivée d’Amleth leur donnât plus d’occasion de hausser le gobelet, le Prince faisait aussi l’état et office d’échanson et gentilhomme servant, ne laissant jamais les hanaps vides, et abreuva la noblesse de telle sorte que tous étant chargés de vins et offusqués de viandes, fallut que se couchassent au lieu même où ils avaient pris leurs repas, tant les avaient abêtis et privés de sens, et de force de trop boire, vice assez familier et à l’Allemand et à toutes ces nations et peuples septentrionaux.
» Amleth, voyant l’opportunité si grande pour faire son coup et se venger de ses adversaires, et ensemble laisser et les actions, et le geste, et l’habillement d’un insensé, ayant l’occasion à propos, et qui lui offrait sa chevelure, ne faillit de l’empoigner ; mais voyant ces corps assoupis de vin, gisant par terre comme pourceaux, les uns dormant, les autres vomissant le trop de vin que par trop goulûment ils avaient avalé, fit tomber la tapisserie tendue par la salle sur eux, laquelle il cloua sur le pavé de la salle qui était tout d’ais, et aux coins il mit les tisons qu’il avait aiguisés, et desquels il a été parlé ci-dessus, qui servaient d’attaches, les liant avec telle façon que, quelque effort qu’ils fissent, il leur fût impossible de se dépêtrer, et soudain il mit le feu par les quatre coins de la maison royale : de sorte que de ceux qui étaient en la salle, il n’en échappa pas un seul, qui ne purgeât ses fautes par le feu, et ne déchassât le trop de liqueur qu’il avait avalée, mourant tous enveloppés dans l’ardeur inévitable des flammes.
» Ce que voyant l’adolescent, devenu sage, et sachant que son oncle s’était retiré, avant la fin du banquet, en son corps de logis, séparé du lieu exposé aux flammes, s’en y alla, si que entrant en sa chambre, se saisit de l’épée du meurtrier de son père et y glissa la sienne au lieu qu’on lui avait clouée, avec le fourreau, durant le banquet : puis s’adressant à Fengon, lui dit : « Je m’étonne, Roi déloyal, comme tu dors ainsi à ton aise, tandis que ton palais est tout en feu, et que l’embrasement d’icelui a brûlé tous les courtisans et ministres de tes cruautés et détestables tyrannies ; et ne sais comme tu es assuré de ta fortune que de reposer, voyant Amleth, si près de toi, et armé des pieux qu’il aiguisa, il y a longtemps, et qui à présent est tout prêt de se venger du tort et injure traîtresse par toi faite à son seigneur et père. »
» Fengon, connaissant à la vérité la découverte des ruses de son neveu, et l’oyant parler de sens rassis, et, qui plus est, lui voyant le glaive nu en main, que déjà il haussait pour le priver de vie, sauta légèrement du lit, jetant la main à l’épée clouée de son neveu, laquelle comme il s’efforçait de dégainer, Amleth lui donna un grand coup sur le chignon du cou, de sorte qu’il lui fit voler la tête par terre, disant : — « C’est le salaire dû à ceux qui te ressemblent que de mourir ainsi violemment : et pour ce, va ! Et étant aux enfers, ne faux de conter à ton frère que tu as occis méchamment, que c’est son fils qui te fait faire ce message, afin que, soulagée par cette mémoire, son ombre s’apaise parmi les esprits bienheureux, et me quitte de cette obligation qui m’étreignait à poursuivre cette vengeance sur mon sang même, puisque c’était par lui que j’avais perdu ce qui me liait à telle consanguinité et alliance. »
» Homme hardi et courageux, et digne d’éternelle louange, qui, s’armant d’une folie cauteleuse, trompa sous telle simplicité les plus sages, fins et rusés ! Conservant non-seulement sa vie des efforts et embûches du tyran, mais, qui plus est, vengeant avec un nouveau genre de punition la mort de son père, plusieurs années après l’exécution : de sorte que, conduisant ses affaires avec telle prudence et effectuant ses desseins avec une si grande hardiesse et constance, il laisse un jugement indécis entre les hommes de bon esprit, lequel est le plus recommandable en lui ou la constance et magnanimité, ou la sagesse en desseignant et accortise en mettant ses desseins au parfait accomplissement de son œuvre de longtemps prémédité.
« Si jamais la vengeance sembla avoir quelque justice, il est hors de doute que la piété et affection qui nous lie à la souvenance de nos pères, poursuivis injustement, est celle qui nous dispense à chercher les moyens de ne laisser impunie une trahison. Où le public est intéressé, le désir de vengeance ne peut porter, tant s’en faut, titre de condamnation, que plutôt il est louable et digne de recommandation et récompense. De ceci font foi les lois athéniennes, érigeant des statues en l’honneur de ceux qui, vengeant le tort et injure faits à la République, massacraient hardiment les tyrans et ceux qui troublaient l’aise des citoyens… »
Pendant cette lecture, écoutée par tous dans le plus grand silence, le spectateur privilégié qui eût pu observer William Shakespeare aurait certainement remarqué d’abord sur son visage les signes d’une attention profonde. Mais il y eut un moment où la physionomie de William changea. Le jeune homme devint pensif, comme si une idée puissante s’était tout à coup emparée de son esprit. Son regard, en apparence fixé, sur la flamme du foyer, était en réalité perdu dans une rêverie sans fin. Will écouta, sans l’entendre, la lecture des dernières pages du livre. Pourtant ce n’était pas l’intérêt qui manquait à ces pages : on y racontait comment Amleth, après avoir occis le tyran Fengon, avait été élu roi de Jutland par les Danois assemblés ; comment il était devenu bigame en épousant à la fois la fille du roi d’Angleterre et la reine d’Écosse, Hermétrude ; comment il était revenu dans son pays, accompagné de ses deux femmes, et enfin comment il était mort sur le champ de bataille en combattant contre son oncle, Wiglère, que la déloyale Hermétrude avait suscité contre lui. Mais le récit de ces aventures, si émouvant qu’il fût, ne put soustraire William à la préoccupation visible qui le dominait. Évidemment le poëte était absorbé par quelque travail mystérieux. Son imagination, guidée sans doute par les premières indications du chroniqueur français, esquissait déjà les linéaments de je ne sais quelle œuvre supérieure ; les personnages dont Belleforest avait fait le naïf portrait étaient déjà pour Shakespeare descendus du cadre de la légende : pour lui, ils s’animaient, ils marchaient, ils parlaient, ils se coudoyaient, ils se colletaient, et ils vivaient d’une vie nouvelle dans un monde à la fois réel et fantastique. Les spectres devenaient des hommes. Amleth devenait Hamlet.
À quel époque Shakespeare, devenu auteur dramatique, exécuta-t-il l’œuvre dont la chronique de Belleforest lui donnait le sujet ? Quand réalisa-t-il en drame le scénario qu’il venait de rêver ! Quand écrivit-il Hamlet ? Ici se pose un problème littéraire que je vais essayer de résoudre.
Malone, qui a fait une classification chronologique des pièces de Shakespeare, généralement adoptée, fixe la première représentation d’Hamlet à l’année 1600. En adoptant cette date qu’une allusion lui paraissait désigner, Malone ne tenait pas compte d’un fait important : c’est que la pièce d’Hamlet est mentionnée trois fois dans des documents antérieurs à l’année 1600 : — la première fois, en 1596, dans un conte de Thomas Lodge, intitulé Misère de l’Esprit, où l’auteur parle du fantôme « qui criait si misérablement sur le théâtre : Hamlet, venge-moi ! » — la seconde fois, en 1594, sur les registres du chef de troupe Henslowe, où il est pris note d’une somme de huit shillings reçue par lui comme sa part dans la recette d’une représentation d’Hamlet, donnée à Newington Butts ; — la troisième fois, en 1589, dans une Épître adressée aux Étudiants de l’Université par le satiriste Thomas Nash, où l’on trouve cette phrase : « Si vous savez bien presser Sénèque par une froide matinée, il vous fournira des Hamlet entiers, je veux dire des poignées de tirades tragiques. » Malone ne contestait pas l’authenticité de tous ces documents : il se bornait à affirmer que ce n’était pas de l’Hamlet de Shakespeare qu’il s’agissait, mais d’un Hamlet antérieur, écrit probablement par un certain Kid, et qu’on n’a jamais pu retrouver.
Les choses en seraient restées là, et, sur l’affirmation solennelle de Malone Shakespeare aurait passé indéfiniment pour avoir plagié Kid, si une révélation récente n’était venue le justifier. On découvrit en 1825 un exemplaire in-quarto, daté de 1603, d’une œuvre ayant pour titre : La tragique histoire d’Hamlet, prince de Danemark, par Willam Shake-speare. Après un court examen, on reconnut vite que cet Hamlet, qu’un hasard venait de remettre au jour, n’était pas le même Hamlet que toute l’Europe avait admiré jusqu’alors, et qui ne fut imprimé pour la première fois qu’en 1604. Cet Hamlet-là était beaucoup plus court que l’autre. Il contenait plusieurs scènes ou nouvelles ou différemment disposées. Le rôle de la reine s’y trouvait complètement modifié. Enfin, les noms d’un certain nombre de personnages y étaient changés : Laertes s’y appelait Léartes ; Rosencrantz s’y appelait Rossencraft ; Guildenstern s’y nommait Gilderstone ; Polonius s’y nommait Corambis. — Désormais le mystère était expliqué. Évidemment, cet Hamlet primitif était celui que Lodge avait mentionné en 1596, Henslowe en 1594 et Nash en 1589. Mais cet Hamlet-là n’était pas de Kid, il était de Shakespeare. Et, en se servant du premier Hamlet pour faire le second, Shakespeare n’avait plagié que lui-même.
Ainsi, le premier Hamlet, bien qu’imprimé seulement en 1603, était déjà connu en 1589. Pour être déjà célèbre en 1589, la pièce a dû être jouée au plus tard en 1588 ; mais il faut supposer qu’elle a été au moins écrite avant cette dernière date, et voici pourquoi : dans une des scènes de ce drame primitif, Gilderstone explique à Hamlet que les comédiens qui arrivent ont été obligés de quitter la cité, parce que la nouveauté l’emporte, et que leur public habituel les a abandonnés pour aller voir jouer des enfants. Tous les commentateurs ont vu là une allusion au théâtre ouvert, en 1584, par les enfants de chœur de la chapelle Saint-Paul pour faire concurrence à la troupe de Blackfriars. Selon toute vraisemblance, les paroles de Gilderstone ont donc été dites à l’époque où le jeu de ces enfants était une nouveauté, c’est-à-dire vers 1584. À l’appui de cette conclusion, on ne peut s’empêcher de remarquer, tout au moins comme une coïncidence frappante, que le fils que Shakespeare eut de sa femme Anne en cette même année 1584, reçut le nom d’Hamlet. On lit, en effet, sur les registres baptismaux de l’église paroissiale de Stratford-sur-Avon l’inscription suivante :
Faut-il voir dans le choix de ce nom étrange, Hamlet, une preuve de l’admiration que Shakespeare ému par le récit de Belleforest, éprouvait déjà pour le héros futur de son drame ? ou bien, en plaçant son enfant sous l’invocation du Brutus danois, William avait-il une pensée plus tragique encore ? Accablé de ses propres misères et des misères de sa famille, écrasé du poids de la tyrannie sociale, découragé de l’existence, songeant peut-être au suicide, William a-t-il voulu par ce baptême léguer au fils qui devait lui survivre une sorte de mission vengeresse ? Ce sont là des questions qui échappent à la recherche humaine et dont l’âme immortelle du poëte a emporté le secret.
Si ces conjectures sont fondées, Hamlet, composé vers 1584 dans sa forme primitive, doit être regardé comme une des premières créations de Shakespeare, alors âgé de vingt ans. L’auteur nous a dit lui-même dans ses Sonnets que ce fut la misère qui l’obligea à travailler pour le théâtre. William connaissait dès l’enfance le grand tragédien de l’époque, le fameux Burbage, dont la famille était de Stratford. Son plan alors devenait très-simple. Il n’avait qu’à faire une pièce et à la communiquer à Burbage. Si celui-ci trouvait la pièce bonne, il lui en achetait le manuscrit, et Shakespeare était sauvé. Ce fut probablement ce qui arriva. Inspiré par la légende de Belleforest, Shakespeare fit son premier Hamlet et le porta à Burbage. Frappé des beautés extraordinaires que renfermait ce drame, Burbage le fit jouer par sa troupe et y créa lui-même le principal rôle[2]. La pièce réussit, et la compagnie de Blackfriars, désireuse de s’attacher l’heureux poëte, engagea William à la fois comme acteur et comme auteur. Un document, récemment découvert par M. Collier, prouve qu’en 1589 Shakespeare était déjà un des principaux actionnaires du théâtre. Il n’y avait que cinq ans alors qu’il avait quitté sa ville natale, et sa fortune était faite !
La pièce nouvelle eut un succès durable. Déjà célèbre en 1589, elle était encore jouée fructueusement en 1594, ainsi que les registres de Henslowe en font foi. L’effet en fut populaire, immense. Autant qu’on en peut juger par les rares indications qui nous sont parvenues, la première représentation d’Hamlet fut pour l’Angleterre ce que la première représentation du Cid fut pour la France, — une révélation. On peut dire qu’après l’une, le théâtre anglais est fondé, comme le théâtre français après l’autre. Et ce qui ajoute encore à l’analogie, c’est que ces deux grandes scènes nationales furent inaugurées, l’une et l’autre, par une œuvre qu’une littérature étrangère avait inspirée. Corneille a pris le Cid à l’Espagnol Guillen de Castro ; Shakespeare a pris Hamlet au Français Belleforest.
Mais, hâtons-nous de le dire, le plagiat des deux poëtes n’est qu’apparent. Rapprochez la pièce de Guillen de Castro de celle de Corneille, et vous reconnaîtrez toute l’originalité de Corneille. Comparez le récit de Belleforest au drame de Shakespeare, et vous proclamerez le génie de Shakespeare.
Examinons un peu les rapports qu’il y a entre le drame et la légende de Belleforest :
Dans la légende, l’oncle d’Amleth, Fengon, tue le père d’Amleth, Horwendille, devient roi par ce meurtre et épouse Géruthe, mère d’Amleth. Dans le drame, l’oncle d’Hamlet, Claudius, tue le père d’Hamlet, devient roi par ce meurtre et épouse Gertrude, mère d’Hamlet. — Dans la légende, Amleth fait vœu de venger son père et contrefait le fou. — Dans le drame, Hamlet fait vœu de venger son père et contrefait le fou. — Dans la légende, Fengon, alarmé pour sa sûreté, ménage, entre Amleth et « une demoiselle qui l’aimait dès l’enfance, » une entrevue où il espère qu’Amleth dévoilera la cause de sa folie. Dans le drame, Claudius, alarmé pour sa sûreté, ménage, entre Hamlet et Ophélia, une entrevue où il espère qu’Hamlet trahira le secret de sa folie. — Dans la légende comme dans le drame, cette première ruse échoue. — Dans la légende, un courtisan suggère à Fengon un second stratagème : il demande qu’Amleth « soit enfermé seul avec sa mère dans une chambre » et il offre de s’y cacher sous quelque « loudier pour ouyr leurs propos. » Dans le drame, Poloniug suggère à Claudius un second stratagème : il demande qu’Hamlet soit appelé dans la chambre de sa mère, et il offre de se cacher derrière une tapisserie pour entendre leurs propos. — Dans la légende, le plan est accepté et exécuté : mais à peine le courtisan s’est-il caché dans la chambre, qu’Amleth saute sur le loudier, y donne de tout son glaive et « occit le galant. » Dans le drame, le plan est accepté et exécuté : mais à peine Polonius a-t-il eu le temps de se cacher dans la chambre, qu’Hamlet saute sur la tapisserie l’épée à la main, et tue l’indiscret conseiller. — Dans la légende, Fengon, résolu à se défaire d’Amleth, l’envoie en Angleterre, accompagné de deux fidèles ministres « portant des lettres gravées dans du bois qui portaient la mort d’Amleth, ainsi qu’il la commandait à l’Anglais ; mais le rusé prince danois, tandis que ses compagnons dormaient, ayant visité le paquet et connu la trahison de son oncle et la méchanceté des courtisans qui le conduisaient à la boucherie, rasa les lettres mentionnant sa mort, et en lieu y grava et cisela un commandement à l’Anglais de faire pendre et étrangler ses compagnons. » Dans le drame, Claudius, résolu à se défaire d’Hamlet, l’envoie en Angleterre, accompagné de Guildenstern et de Rosencrantz, porteurs d’une dépêche qui enjoint au roi anglais de mettre à mort Hamlet sur-le-champ : mais, pendant la traversée, le rusé prince danois découvre la lettre, tandis que ses compagnons sont endormis, la décachète, y efface son nom et y écrit à la place les noms des deux courtisans auxquels il fait subir ainsi le supplice préparé pour lui-même. — Dans la légende enfin, Amleth revient à l’improviste, tue Fengon et venge son père. Dans le drame, Hamlet revient inopinément, tue Claudius et venge son père.
Certes, l’analogie entre la légende et le drame est frappante, et jusqu’ici Shakespeare n’a fait que calquer Belleforest. Mais poursuivons la comparaison :
Dans la légende, le meurtre du père d’Amleth est un crime public, connu de tous, commis à main armée par Fengon, aidé de ses complices, au milieu d’une fête : « Fengon, ayant gagné des hommes, se rua en un banquet sur son frère, lequel il occit traîtreusement. » Et plus loin le chroniqueur ajoute : « Son péché trouva excuse à l’endroit du peuple… Il n’eut faute de témoins approuvant son fait. » Dans le drame, au contraire, le meurtre du père d’Hamlet est un crime ignoré, commis furtivement avec le poison, tandis que le vieux roi faisait sa sieste, et dans le secret duquel le criminel est seul.
De là, une différence radicale entre les deux œuvres.
En effet, dans la légende, le crime étant patent, la conduite du jeune Amleth est toute tracée : pour lui, pas de doute, pas de tergiversation, pas d’hésitation. Il sait que l’assassin de son père est le mari même de sa mère, et il n’attend qu’une occasion pour punir le misérable. — Dans le drame, le crime étant ignoré des hommes, ne peut être connu d’Hamlet que par une révélation. Or, comment lui sera-t-il révélé ? Ici éclate toute l’originalité du poëte. Le drame fait craquer l’étroite charpente de la légende et prend les proportions de l’idéal. L’imitateur de Belleforest se montre tout à coup l’égal d’Eschyle. Comme l’auteur des Perses conjurant l’ombre de Darius, Shakespeare évoque des profondeurs de son génie le spectre du roi assassiné, et, dans une scène prodigieuse, il nous montre le père racontant sa propre mort à son fils !
Mais cette déposition faite par le spectre ne suffit pas à convaincre Hamlet de la culpabilité de Claudius. Dès que le coq a chanté, dès que le fantôme a disparu, Hamlet, ramené à la réalité positive par l’apparition du jour, se prend à douter de tout ce qu’il a vu et entendu. Est-il bien sûr que cette ombre soit vraiment l’ombre de son père ? « L’esprit que j’ai vu, se dit-il à lui-même, pourrait bien être le diable, car le diable a le pouvoir de revêtir une forme qui plaît : oui, et peut-être, abusant de ma faiblesse et de ma mélancolie, avec toute la puissance qu’il a sur des âmes ainsi disposées, veut-il me tromper pour me damner. Je veux une preuve plus directe. »
Cette preuve directe, voici comment Hamlet va l’obtenir. Il a entendu dire que « des créatures coupables, assistant à une pièce de théâtre, ont, grâce uniquement à l’effet de la scène, été frappées dans l’âme, au point que tout à coup elles ont avoué leur crime. » Justement, on vient de lui annoncer l’arrivée d’une troupe de comédiens, venus de la cité pour le distraire. Il accueille ces comédiens avec empressement, et leur demande pour leur début de jouer le Meurtre de Gonzague, une tragédie dont les péripéties rappellent exactement l’assassinat de son père. Cette pièce doit être jouée devant le roi. « S’il se trouble, » Hamlet « sait ce qu’il a à faire. » Pour être plus sûr de l’effet scénique, le prince fait répéter lui-même les comédiens ; il leur recommande d’être bien naturels, de ne forcer ni leur voix ni leur geste, de mettre l’action d’accord avec la parole, la parole d’accord avec l’action. — La critique doctrinaire, tout en reconnaissant l’exquise sagesse des conseils qu’Hamlet donne alors aux comédiens, en a contesté hautement l’opportunité dramatique. Les deux scènes où Hamlet fait répéter les acteurs, ont été sans hésitation présentées par elle comme des hors-d’œuvre magnifiques, il est vrai, mais comme des hors-d’œuvre. C’est là, à mon avis, une grave erreur. Hamlet veut faire représenter une pièce dont l’effet doit forcer le roi coupable à révéler son crime. On comprend alors combien lui importe la manière dont cette pièce sera interprétée. Hamlet n’a sous la main que des comédiens ambulants, des saltimbanques aux habitudes vicieuses, aux contorsions grotesques, au costume ridicule. Or, si la représentation qui doit avoir lieu devant Claudius n’a pas la solennité nécessaire, si tel acteur déclame comme un crieur public, si tel autre a une perruque par trop ébouriffée, si le clown fait, au moment le plus intéressant, une de ces mauvaises plaisanteries dont il a l’habitude, eh bien ! l’effet qu’Hamlet veut obtenir est manqué. Cette tragédie terrible dont le dernier acte doit se jouer hors de la coulisse, finit comme une farce de la foire, au milieu des éclats de rire et des huées. Si, au contraire, la représentation marche bien, le résultat est certain. Plus le jeu des comédiens sera naturel, plus l’émotion de Claudius sera forte ; plus le geste du meurtrier imaginaire sera vrai, plus l’épouvante du meurtrier réel sera visible.
Il est donc nécessaire qu’Hamlet fasse répéter la pièce avec le plus grand soin avant qu’elle soit jouée. Et, en effet, ce n’est que quand les acteurs sont bien exercés et bien dressés que la représentation a lieu. Alors nous assistons à une scène extraordinaire, une scène incomparable, une scène unique.
L’intermède commence ; et sur ce tréteau, dressé au milieu de son palais, Claudius voit tout à coup se dérouler la tragédie dont il croyait avoir seul le secret. Dans ce bosquet de carton, il reconnaît le jardin royal ; sur cette planche de bois peint, il revoit le banc de fleurs où il avait l’habitude de s’asseoir ; dans ce baladin fardé, qui porte une couronne de papier doré, il retrouve son propre frère, le roi légitime, Hamlet ! Dans cette princesse de théâtre, qui minaude tant de protestations d’amour, il retrouve Gertrude, sa belle-sœur et sa femme ! Enfin, pour comble d’horreur, dans ce traître blafard et plâtré, qui fait mine de verser le poison, il se reconnaît lui, Claudius ! Ô triomphe de l’illusion scénique ! son crime, qu’il croyait pour jamais caché au fond de sa conscience, Claudius le voit subitement sortir d’une trappe et paraître sur une estrade devant toute sa cour, hideux, épouvantable et menaçant ! Devant cette apparition, Claudius pâlit, il tremble, il demande des lumières comme un enfant, et il se sauve. — Lui qui n’avait pas reculé devant le crime réel, il recule devant le crime fictif. Lui, le fratricide vrai, il fuit devant le fratricide imaginaire.
Alors Hamlet n’a plus de doute. Cette émotion du roi assassin a confirmé de la façon la plus éclatante le récit du spectre. L’ombre était bien l’ombre de son père, et tout ce qu’elle a dit est vrai. « Je parierais mille livres, dit Hamlet à Horatio, sur la parole du fantôme. »
Désormais sûr du crime, Hamlet n’a plus qu’une chose à faire : punir le criminel. Justement, voici une occasion qui se présente. En se dirigeant vers le cabinet de sa mère, qui l’a fait appeler, Hamlet a aperçu dans une salle le roi seul, agenouillé, sans défense, le dos tourné. Pour venger son père, vous croyez qu’Hamlet n’a qu’à tirer l’épée et à frapper le misérable. Erreur ! Hamlet ne le frappera pas. Pourquoi ? C’est que Claudius est en prière ! — « Le tuerai-je quand il purge son âme ? pense Hamlet. Non, je lui ouvrirais le chemin du ciel : ce serait un bienfait, ce ne serait pas une vengeance ? » Et Hamlet passe son chemin après avoir remis son épée au fourreau.
Cette scène marque toute la différence qu’il y a entre le héros de Belleforest et le héros de Shakespeare. Certes, si une occasion pareille avait « offert sa chevelure » au prince de la légende, il ne l’eût pas laissée échapper, lui ; il n’eût pas eu tous ces scrupules ; il eût marché droit au but, et il eût tué le tyran, sans se soucier qu’il allât au ciel ou en enfer, pourvu que la terre fût débarrassée de lui. — Mais Hamlet n’est pas Amleth ; ce n’est pas un prince barbare ayant pour ambition unique de régner, c’est un penseur qui a longtemps médité sur la vie future, et qui veut que sa vengeance atteigne le criminel, non-seulement dans ce mondes, mais dans l’autre.
Cependant cette hésitation a des suites fatales. Le prince, qui vient d’épargner le roi, se rend auprès de la reine. Alors a lieu entre la mère et le fils cette fameuse scène dont Shakespeare a emprunté à Belleforest les principaux incidents. C’est là qu’Hamlet, entendant du bruit dans la chambre, saute sur une tapisserie l’épée à la main, et tue l’espion qui l’écoutait.
Dans la légende, la mort de cet espion n’a aucune importance, l’homme tué n’a pas même de nom, c’est « un des amis » de Fengon, un courtisan quelconque. Amleth jette le cadavre aux pourceaux, et l’affaire en reste là. Mais dans le drame, il en est tout autrement, ce meurtre a des conséquences incalculables. C’est de cet accident qui passe inaperçu dans la légende que le poëte anglais va faire naître son dénoûment.
Ici se révèle encore l’originalité de Shakespeare. Cet espion que tue Hamlet, et que Belleforest n’a pas même nommé, Shakespeare a fait de lui le père d’Ophelia et de Laertes ; il a fait de lui Polonius.
Ces trois figures, Polonius, Ophélia, Laertes, appartiennent en propre à Shakespeare. La figure de Polonius est à peine indiquée dans la légende, celle d’Ophelia l’est moins encore, et il faut y mettre de la complaisance pour la reconnaître dans « la damoiselle qui aimait Amleth dès son enfance, et eût été bien marrie de son désastre et fortune, et plus de sortir de ses mains sans jouir de celui qu’elle aimait plus que soi-même. » Quant à la figure de Laertes, il est impossible d’en trouver trace dans la légende : elle est tout entière l’œuvre du poëte.
La critique contemporaine n’a pas, selon moi, étudié suffisamment cette création de Laertes, qui est sortie toute du cerveau de Shakespeare. Il est évident, en effet, que, si l’auteur s’est décidé à faire entrer dans son drame ce personnage nouveau, ce n’a pas été sans des considérations puissantes. Il est évident aussi que, dans l’intention de l’auteur, ce personnage doit avoir un rôle essentiel. Voyez, en effet, dès le commencement de la pièce, quelle importance Shakespeare attache aux moindres actions de Laertes. Avec quelle complaisance il retarde le moment où Hamlet doit aller trouver le spectre pour nous faire assister aux adieux de Laertes et d’Ophélia ! Ce riant tableau de famille, placé à côté de la sombre scène de la plate-forme, ne doit pas seulement son effet à ce contraste : il a évidemment par lui-même une valeur que le Rembrandt du théâtre a voulu lui donner. Ce n’est pas pour rien que l’auteur nous intéresse si vivement à ces personnages ; ce n’est pas pour rien qu’il nous montre le frère embrassant la sœur, et le père bénissant le fils. Et plus loin, quand nous sommes encore tout émus de l’entrevue d’Hamlet avec l’ombre, ne dirait-on pas que le poëte a peur que notre émotion nous fasse oublier son Laertes ? Comme il fait vite venir Polonius et son intendant pour nous parler de ce mauvais sujet ! Évidemment Shakespeare veut faire quelque chose de ce garçon. Qu’en veut-il faire ? c’est ce que nous ignorons jusqu’au moment où Hamlet tue le vieux conseiller de Claudius dans la chambre de la reine. Alors les intentions du poëte, jusqu’ici impénétrables, se dévoilent.
Désormais, remarquez-le bien, Laertes a sur cette terre la même mission qu’Hamlet. Comme le père d’Hamlet, le père de Laertes a été assassiné ; comme Hamlet, Laertes doit donc venger son père. Les deux fils ont désormais la même cause à faire triompher, et c’est ce qu’Hamlet lui-même nous explique lorsque, parlant de Laertes à Horatio, il lui dit : Dans ma propre cause je vois l’image de la sienne.
By the image of my cause I see
The portraiture of his.
L’intérêt se complique. Comment tout cela va-t-il finir ? Hamlet ne peut venger son père qu’en tuant Claudius. Laertes ne peut venger son père qu’en tuant Hamlet.
Le meurtre de l’ancien roi avait fait d’Hamlet l’antagoniste de Claudius ; le meurtre du vieux conseiller fait de Laertes l’antagoniste d’Hamlet.
Et, pour que cet antagonisme fût plus frappant, Shakespeare a voulu qu’Hamlet et Laertes fussent deux hommes tout différents. Autant Hamlet est rêveur, irrésolu, scrupuleux, autant Laertes est passionné, décidé, violent. Autant ces deux hommes sont différents au moral, autant ils le sont au physique. Hamlet est petit et délicat ; il est gras et il a l’haleine courte. Laertes est grand, élancé, vigoureux : il est, comme dit Osric, d’un extérieur imposant, of great showing.
La différence entre les deux natures produit nécessairement la différence entre les deux conduites.
Vous avez vu les hésitations d’Hamlet lorsqu’il s’agit de punir l’assassin de son père. La révélation faite par le spectre ne lui a pas suffi. Il lui a fallu une preuve directe : il a voulu que le meurtrier s’accusât lui-même par l’émotion que lui causerait son crime mis en scène. Cette preuve obtenue, voici une occasion qui se présente : Hamlet voit l’assassin, seul, dans une chambre, à genoux, le dos tourné. Il peut le frapper. Il ne le frappe pas, pourquoi ? parce que le meurtrier prie et irait au ciel !
Voyons maintenant Laertes à l’œuvre. Ah ! pour venger son père, celui-là n’a pas de pareilles délicatesses : « Aux enfers l’allégeance ! au plus noir démon la foi jurée ! au plus profond abîme la courtoisie et la grâce ! » Laertes ose la damnation : pour punir le meurtrier, il est prêt à tout, même à lui couper la gorge à l’église !
Aussi, quand il est de retour en Danemark, regardez avec quelle promptitude il agit. Le roi est soupçonné du meurtre de son père ; c’est assez pour Laertes. Il soulève une insurrection, il ameute le peuple, il enfonce les portes du palais, et il fait Claudius prisonnier. Heureusement pour lui, Claudius s’explique : il prouve qu’il est innocent et que le coupable est Hamlet. Désormais Laertes n’a plus qu’une idée : se trouver face à face avec Hamlet. Comme son cœur saute de joie quand il apprend que le prince est revenu d’Angleterre ! celui-ci vit donc encore pour que Laertes lui dise : Voilà ce que tu as fait !
Alors a lieu la scène étonnante du cimetière. Les deux jeunes gens se retrouvent devant le cadavre d’Ophélia, la sœur de l’un, la maîtresse de l’autre. La douleur du frère et la douleur de l’amant s’insultent et se prennent aux cheveux. L’un et l’autre sautent dans la fosse, et Laertes, qui est le plus fort, étranglerait Hamlet, si l’on n’arrêtait au plus vite cette rixe des deux désespoirs.
Mais, Laertes l’a juré, entre Hamlet et lui, c’est un combat à mort, et ce combat n’est qu’ajourné. L’assaut que Laertes attend avec tant d’impatience, et qui pour Hamlet n’est qu’une joute à armes courtoises, a enfin lieu. Hamlet n’a à la main qu’un fleuret : Laertes tient une lame démouchetée et empoisonnée ; et, si par hasard Laertes ne touchait pas Hamlet, voici une coupe empoisonnée aussi, que le roi présentera à son neveu. Ainsi, le stratagème est infaillible, l’ombre du père de Laertes sera satisfaite, sa mort sera vengée. Hamlet sera tué.
Mais cette conclusion suffit-elle ? Suffit-il que l’ombre du père de Laertes soit satisfaite ? Ne faut-il pas que l’ombre du vieil Hamlet le soit aussi ?
Suffit-il qu’Hamlet meure ? Non ! il faut que Claudius meure aussi. Et, puisqu’il faut que justice soit faite, puisque pas un criminel ne doit échapper, il ne suffit pas que Claudius meure ; il faut que la reine Gertrude, sa complice, meure aussi ! Il ne suffit pas que Gertrude meure, il faut que Laertes, instrument déloyal de Claudius, meure aussi ! La logique des représailles est inflexible.
L’assaut commence. Hamlet touche son adversaire à plusieurs reprises de son innocent fleuret. Toute fière de lui, Gertrude veut boire à sa santé, et, sans qu’on ait pu l’avertir, la reine avale tout d’un trait la coupe de poison que son mari a préparée pour son fils. Au moment où elle tombe, Laertes frappe enfin Hamlet de son fleuret démoucheté, mais, dans l’ardeur de la lutte, Hamlet a pu saisir l’arme de son adversaire et l’en frapper à son tour. Tandis que Laertes, blessé à mort, s’affaisse sur lui-même, Hamlet agonisant a encore assez de force pour se jeter sur Claudius et lui enfoncer au cœur l’épée empoisonnée de Laertes.
Ainsi, le père d’Hamlet et le père de Laertes sont enfin vengés ; et, pour que cette vengeance fût complète, il a fallu quatre cadavres. Le talion, cette sombre divinité à laquelle Oreste avait immolé jadis sa mère Clytemnestre, et que les générations passées n’apaisaient que par des sacrifices humains, le talion reparaît à la fin du drame anglais comme à la fin de la tragédie grecque, et réclame son hécatombe.
Tel est ce dénoûment implacable, nécessaire, sublime !
La critique doctrinaire a généralement condamné ce dénoûment comme immoral et injuste ; elle n’a vu qu’une tuerie sans cause et sans but dans le quadruple meurtre qui termine Hamlet. D’après mon humble opinion, la critique n’a peut-être pas suffisamment réfléchi au jugement qu’elle portait : elle s’est trop placée à son propre point de vue, et pas assez au point de vue de l’auteur. Hamlet n’est pas une œuvre moderne. La loi morale qui y règle la destinée des personnages n’est pas la loi nouvelle du pardon, c’est la loi de l’antiquité devenue celle du moyen âge, la vieille loi : œil pour œil, dent pour dent. La catastrophe où succombe la famille d’Hamlet est fatale comme la fin des Atrides. Il en est de la maison royale de Danemark comme de cette maison de Pélops dont tous les membres s’entretuent, et l’on peut dire de l’une ce qu’Horace a dit de l’autre : Sævu Pelopis domus ! Le Dieu qu’on adore au pays d’Hamlet n’est pas le Dieu de l’Évangile, le Dieu d’amour, c’est le Dieu de vengeance. Ce Dieu-là a exigé de Shakespeare son dénoûment, comme il l’eût exigé d’Eschyle.
Un célèbre écrivain que nous aimons disait dernièrement, pour excuser Shakespeare, que le dénoûment d’Hamlet était sans doute une conclusion improvisée, et que l’auteur, absorbé probablement par ses fonctions de directeur de troupe, n’avait pas eu le temps de l’étudier. À mon avis, Shakespeare ne mérite pas ces circonstances atténuantes. Mauvais ou non, le dénoûment d’Hamlet a été bel et bien prémédité par lui. Si le poëte avait été si pressé de trouver un dénoûment, que ne prenait-il simplement celui que lui indiquait la légende de Belleforest ? Dans la légende, en effet, on ne voit ni la mort de Gertrude ni la mort de Laertes ; Amleth tue le tyran fratricide et lui survit pour régner après lui. Si Shakespeare a rejeté ce dénoûment si simple, ce n’est, croyez-le bien, qu’après y avoir mûrement réfléchi. Parmi les raisons qui ont dû l’y déterminer, la plus puissante sans doute a été, selon moi, la nécessité de rétablir par la mort d’Hamlet l’équilibre moral violemment rompu par la mort de Polonius.
Quoi qu’il en soit, il est certain que l’auteur n’a fait sa conclusion qu’après y avoir longuement songé ; et la preuve nous en est donnée par la découverte littéraire de 1825. Nous savons maintenant qu’Hamlet a été pour Shakespeare ce que Faust a été pour Gœthe : la préoccupation de toute une vie.
Shakespeare a fait et refait son œuvre. Il a écrit le premier Hamlet, à l’âge de vingt et un ans, vers 1584 ; il a écrit le second Hamlet quinze ans plus tard, vers 1600. Il a eu quinze années pour réfléchir sur les changements à apporter à son drame, avant de le livrer à la postérité sous sa forme définitive. Or, le dénoûment que tant de critiques ont reproché à Shakespeare se trouve tout entier dans le premier Hamlet. Si le poëte eût été de l’avis de ces critiques, qui l’empêchait, lorsqu’il refit son œuvre en 1600, d’en corriger la conclusion défectueuse ? Mais non ! Shakespeare y met un entêtement singulier. Loin de renier ce dénoûment de jeunesse, il l’adopte à jamais, il nous le montre grandi encore et revêtu pour toujours de toutes les splendeurs de son style viril. Dans le second Hamlet, il ajoute même à la solennité du duel final, il le prépare par une scène nouvelle, et il crée Osric tout exprès pour en régler les conditions.
Pour bien se rendre compte de ce que je dis, le lecteur n’a qu’à comparer lui-même le premier Hamlet et le second Hamlet qu’il trouvera ici pour la première fois traduits et réunis dans le même volume. Cette comparaison est infiniment curieuse, en ce qu’elle nous permet de pénétrer jusqu’au fond la pensée du poëte et de surprendre les secrets du génie en travail.
De ce rapprochement naissent une foule de révélations, non-seulement sur la composition du dénoûment, mais sur celle de l’œuvre entière. Dans le drame définitif, chose remarquable, ce ne sont pas les grandes scènes que le poëte a modifiées le plus, ce sont les scènes en apparence les moins importantes. Dans le second Hamlet, Shakespeare donne aux personnages secondaires la valeur qu’ils n’ont pas suffisamment dans le premier : il veut que nous nous occupions davantage d’Horatio, de Corambis qu’il appelle désormais Polonius, d’Ophélia et de Laertes, de Laertes principalement ! Quant à l’action proprement dite, elle est restée dans le drame définitif à peu près ce qu’elle était dans le drame primitif, et le poëte n’y a fait que deux changements notables.
Le premier changement est une transposition de scènes. Dans le drame primitif, l’entrevue d’Hamlet et d’Ophélia a lieu avant la conversation d’Hamlet avec Guildenstern et Rosencrantz ; dans le drame définitif, elle est placée après cette conversation. Le motif de cette modification est facile à deviner. En effet, la conversation que Guildenstern et Rosencrantz ont avec Hamlet a pour but, on s’en souvient, de savoir si la cause de son trouble moral est bien, comme Polonius l’affirme, un chagrin d’amour. Or, cette conversation devient au moins superflue après l’entrevue d’Hamlet et d’Ophélia, qui a prouvé au roi que l’amour n’est pour rien dans le « mal » du jeune prince. Pour qu’elle eût toute sa portée, il fallait qu’elle précédât cette entrevue au lieu de la suivre, et l’auteur l’a rétablie à sa place véritable en intervertissant l’ordre des deux scènes.
Le second changement, beaucoup plus grave que le précédent, est relatif à la reine.
Dans le premier Hamlet, Gertrude ignore le crime de Claudius. Lorsqu’elle s’entend accuser par son fils d’avoir épousé le meurtrier de son premier mari, elle lui répond : « Aussi vrai que j’ai une âme, je jure par le ciel que je n’ai jamais rien su de cet horrible meurtre. Hamlet ! ceci n’est que de l’imagination ; par amour pour moi, oublie ces vaines visions. »
Et pour preuve de la sincérité de ses protestations, la voilà qui immédiatement entre dans le complot de son fils contre son mari.
… « Mère, aidez-moi à me venger de cet homme, et votre infamie mourra par sa mort.
« Hamlet, je le jure par cette majesté qui connaît nos pensées et voit dans nos cœurs : je cacherai, j’accepterai, j’exécuterai de mon mieux le stratagème, quel qu’il soit, que tu imagineras. »
Ici donc, Gertrude rachète sa faute en conspirant contre Claudius. Elle reste jusqu’au bout la confidente de son fils. Lorsque Hamlet est revenu de son périlleux voyage, Horatio accourt pour informer la reine du guet-apens auquel le prince vient d’échapper. Alors Gertrude confie à Horatio toute son horreur pour le roi assassin : « J’ai déjà remarqué chez lui une mine hypocrite qui dissimulait son infamie sous des airs sucrés ; mais je continuerai quelque temps à le caresser et à le flatter, car les âmes meurtrières sont toujours soupçonneuses. » Elle fait des vœux pour que son fils réussisse : « Oh ! n’y manquez pas, mon bon Horatio, confiez-lui mes inquiétudes de mère à son égard ; dites-lui qu’il soit quelque temps avare de sa présence, de peur qu’il n’échoue dans ce qu’il entreprend. »
Dans le second Hamlet, la reine joue un rôle tout différent. Elle est la complice de Claudius ; elle sait qu’en l’épousant elle s’est unie au meurtrier de son premier mari, et, quand Hamlet l’en accuse, elle lui jette ce cri : « Oh ! ne parle plus, Hamlet ! Tu tournes mes regards au fond de mon âme, et j’y vois des taches si noires et si tenaces que rien ne peut les effacer… Oh ! ne me parle plus ; ces paroles m’entrent dans l’oreille comme autant de poignards ; assez, mon doux Hamlet ! »
Cependant Hamlet ne veut pas se taire : « Repentez-vous, dit-il à sa mère, repentez-vous du passé !… Oh ! rejetez la pire moitié de votre cœur, vous n’en vivrez que plus pure avec l’autre. » Comme gage de repentir, il lui demande d’éviter le lit nuptial : « N’allez pas au lit de mon oncle… Abstenez-vous ce soir, et cela rendra plus aisée la prochaine abstinence. »
Mais la malheureuse ne veut pas même prendre l’engagement que son fils réclame d’elle et qu’elle n’aurait pas la force de tenir. Tout ce qu’elle lui promet, c’est de ne pas se laisser arracher par les caresses de l’autre le secret de ce qui vient de se passer :
« Sois sûr que, si les mots sont faits de souffle, et si le souffle est fait de vie, je n’ai pas de vie pour souffler mot de ce que tu m’as dit. »
Ainsi, dans le drame primitif, quand l’entrevue est terminée, la reine est la confidente active d’Hamlet ; dans le drame définitif, elle reste la complice silencieuse de Claudius. Ici, elle prend le parti de son fils ; là, elle garde le parti de son mari. Ici, c’est la mère qui l’emporte ; là, c’est la femme.
Dans le premier Hamlet, Gertrude, c’est encore la Géruthe de Belleforest ; dans le second, c’est presque la Clytemnestre d’Eschyle.
Qui ne reconnaît dans cette métamorphose la logique suprême du génie ? Si la reine, en épousant Claudius, ignorait le crime de celui-ci ; — si, mieux informée, elle rachète la faute qu’elle a faite de l’épouser en conspirant avec Hamlet contre lui ; — alors elle est innocente, et le dénoûment du drame est inique à son égard, et l’empoisonnement auquel elle succombe est un supplice immérité. — Si, au contraire, Gertrude a été la complice de Claudius, si elle a voulu épouser l’assassin de son premier mari, et si elle refuse de réparer son crime au moins par le repentir, alors elle est coupable, et la conscience du moyen âge la condamne à mort, et le poëte obéit à cette conscience en forçant l’incestueuse à boire le poison préparé par son amant pour son fils !
La figure de la reine n’est pas la seule que Shakespeare ait retouchée de cette façon magistrale. Il a retouché aussi la figure d’Hamlet, non pour en corriger les lignes, mais pour la rendre plus lumineuse.
C’est surtout pour bien comprendre Hamlet qu’il est utile de comparer attentivement le drame ébauché au drame achevé. On sait que de discussions l’étude de ce rôle a soulevées, non-seulement en Angleterre, mais en France et surtout en Allemagne. Autant de critiques, autant d’explications. Johnson, Steevens, Lamb, Coleridge, Hazlitt, Lessing, Schlegel, Tieck ont dit tour à tour leur mot dans cette controverse ; et s’il fallait citer toutes les opinions émises, un volume entier n’y suffirait pas. De toutes ces opinions, celle qui a évidemment le plus de poids est celle de Gœthe. Faisons donc une exception pour le génie, et écoutons ce que nous dit le grand poëte allemand par la voix de Wilhelm Meister :
« Plus j’avançai dans l’étude d’Hamlet, plus il me devint difficile de me former une idée de l’ensemble. Je me perdis dans des sentiers détournés et j’errai longtemps en vain : à la fin cependant je conçus l’espoir d’atteindre mon but par une route entièrement nouvelle.
» Je me mis à rechercher toutes les traces du caractère d’Hamlet, pour le voir tel qu’il était avant la mort de son père. Je tâchai de distinguer ce qui y était indépendant de ce douloureux événement, indépendant des douloureux événements qui suivirent, et de deviner ce que le jeune homme eût été très-probablement si rien de pareil n’avait eu lieu.
» Tendre et d’une noble tige, cette royale fleur avait grandi sous l’influence immédiate de la majesté : l’idée de la rectitude morale jointe à l’idée de son élévation princière, le sentiment du bien ennobli par la conscience d’une haute naissance, s’étaient développés en lui simultanément. Il était prince et né pour l’être, et il désirait régner, afin que les hommes de bien fussent bons sans obstacle. Agréable extérieurement, poli par la nature, courtois du fond du cœur, il devait être le modèle de la jeunesse et la joie du monde.
» Sans passion dominante, l’amour qu’il avait pour Ophélia était un secret pressentiment des plus doux besoins. Son ardeur pour les exercices chevaleresques ne lui était pas entièrement naturelle ; il fallait qu’elle fût excitée et enflammée par la louange accordée à d’autres et par le désir de les dépasser. Pur de sentiment, il reconnaissait vite l’honnêteté, et il savait apprécier cette paisible confiance dont jouit une âme sincère en s’épanchant dans le cœur d’un ami. Jusqu’à un certain point, il avait appris à honorer ce qui était bon, beau dans les arts et dans les sciences ; la médiocrité, le vulgaire l’offusquaient, et, si la haine pouvait prendre racine dans son âme, ce n’était que pour lui faire mépriser justement les êtres faux et changeants qui rampent dans une cour, et pour lui permettre de s’amuser d’eux avec l’aisance de la raillerie. Il était calme dans son tempérament, franc dans sa conduite, ni ami de la paresse, ni trop violemment désireux d’emploi. Il semblait continuer à la cour la routine de l’Université. Il avait plutôt la gaieté de l’esprit que celle du cœur ; il était bon compagnon, complaisant, courtois, discret, capable d’oublier et de pardonner une injure, incapable pourtant de se joindre jamais à ceux qui franchissent les bornes de la justice, de la vérité, de la décence…
» Imaginez-vous le prince tel que je vous l’ai peint ; son père meurt soudainement. L’ambition et l’amour du pouvoir ne sont pas les passions qui l’inspirent. Resté fils de roi, il eût été satisfait ; mais maintenant le voilà pour la première fois forcé de songer à la différence qui sépare un souverain d’un sujet. La couronne n’était pas héréditaire, et pourtant une plus longue occupation du trône par le père eût fortifié les prétentions d’un fils unique et assuré ses espérances de succession. Au lieu de cela, il se voit exclu par son oncle, en dépit de brillantes promesses, très-probablement pour toujours. Le voilà maintenant ruiné, disgracié, étranger sur la scène même qu’il regardait dès sa jeunesse comme son domaine héréditaire. Son caractère prend ici sa première teinte de tristesse. Il sent que maintenant il n’est pas plus, qu’il est moins qu’un simple seigneur : il se présente comme le serviteur de tous ; il n’est plus courtois et protecteur, il est besoigneux et dégradé. Il se souvient de sa condition passée comme d’un rêve évanoui. C’est vainement que son oncle essaye de le consoler, de lui montrer sa situation sous un autre point de vue. Le sentiment de son néant ne peut plus le quitter.
» Le second coup qui l’atteint l’a blessé, humilié plus profondément encore : c’est le mariage de sa mère. Le tendre et fidèle fils avait encore une mère quand son père est mort. Il espérait vivre dans sa société pour révérer l’ombre du héros disparu ; mais il perd aussi sa mère, et c’est quelque chose de pire que la mort qui la lui enlève ; l’image tutélaire qu’un enfant aime à se faire de ses parents n’existe plus. Plus de recours au mort, plus de prise sur la vivante. Elle aussi est femme, et elle a nom Fragilité !
» Alors, pour la première fois, il se sent orphelin, et il n’est plus de bonheur dans cette vie qui puisse compenser ce qu’il a perdu. Quoiqu’il ne soit naturellement ni rêveur ni triste, la rêverie et la tristesse sont devenues pour lui une accablante obligation.
» Figurez-vous ce jeune homme, ce fils de prince, vivant sous vos yeux, représentez-vous sa situation, et alors observez-le quand il apprend que l’ombre de son père apparaît ; tenez-vous près de lui dans cette nuit sinistre où le fantôme vénérable marche devant lui. Un frisson d’horreur parcourt tous ses membres ; il parle à l’ombre mystérieuse, il la voit lui faire signe de la tête, il la suit et il écoute. La voix terrible qui accuse son oncle retentit à son oreille : elle l’appelle à la vengeance en répétant cette prière déchirante : Souviens-toi de moi !
» Et quand le spectre s’est évanoui, qui avons-nous sous les yeux ? un jeune héros altéré de vengeance ? un prince légitime, heureux d’être appelé à punir l’usurpateur ? Non ! Le trouble et la surprise ont saisi le solitaire jeune homme ; il devient amer contre les scélérats qui lui sourient, il jure de ne pas oublier l’esprit, et il conclut par cette exclamation significative : « Le monde est détraqué. Ô malédiction ! que je sois jamais né pour le remettre en ordre !
» C’est dans ces mots, il me semble, qu’est la clef de toute la conduite d’Hamlet. Il est clair pour moi que Shakespeare a voulu nous montrer une âme chargée d’une grande action et incapable de l’accomplir. Cette pensée, selon moi, domine toute la pièce. Un chêne est planté dans un vase qui ne devait porter que des fleurs charmantes : les racines s’étendent et le vase est brisé. »
Si j’avais été de la troupe de Mélina, et si j’avais eu le bonheur d’assister à la leçon de haute critique donnée par Wilhelm Meister à ses camarades, j’aurais demandé la permission de répondre à l’orateur, et tout en approuvant ses conclusions, j’eusse fait des réserves sur ses prémisses.
Oui, certes, Wilhelm Meister a raison de le dire, Shakespeare a voulu nous montrer dans Hamlet « une âme chargée d’une grande action et incapable de l’accomplir. » On ne peut plus douter que ce soit là l’intention du poëte dès que l’on compare son œuvre primitive à son œuvre définitive.
Dans le drame primitif, le caractère indécis d’Hamlet n’est accusé que par quelques lignes. Ce n’est que quand il a vu le comédien si vivement ému des malheurs imaginaires d’Hécube qu’Hamlet s’adresse à lui-même ces reproches : « Et moi pourtant, espèce d’âne et de Jeannot rêveur, moi dont le père a été assassiné par un misérable, je me tiens tranquille, et laisse passer cela ! Ah ! vraiment, je suis un lâche ! Qui veut me tirer par la barbe ou me rire au nez ? Qui veut me jeter le démenti par la gorge dans la poitrine ? Pour sûr, je le garderais : il faut que je n’aie pas de fiel, autrement j’aurais engraissé tous les milans du ciel avec les entrailles de ce serf, de ce damné coquin ! de ce traître, de cet obscène, de ce meurtrier coquin ! Oui, que c’est brave à moi, vraiment, de me borner comme un laveur de vaisselle, comme une fille des rues, a m’emporter en paroles ! »
C’est là l’unique passage où la pensée du poëte se fasse jour. Évidemment, quand il refît sa pièce, après quinze ans de méditations, Shakespeare jugea cette indication insuffisante. Ce monologue qu’il avait prêté à Hamlet, il le trouva trop court et il le développa dans le drame définitif.
« Et moi pourtant, stupide tas de boue, blême coquin, espèce de Jeannot rêveur, impuissant dans ma propre cause, je ne trouve rien à dire, non, rien ! en faveur d’un roi à qui l’on a pris sa couronne et sa vie sacrée dans un guet-apens infernal. Suis-je donc un lâche ? Qui veut m’appeler manant ? me fendre ma caboche ? m’arracher la barbe et me la souffler à la face, me tirer par le nez ? me jeter le démenti par la gorge jusqu’au fond de la poitrine ? Qui veut me faire cela ? Ah ! pour sûr, je garderais la chose. J’ai donc le foie d’une tourterelle, qu’il n’y a pas assez de fiel en moi pour rendre amère une injure ! Autrement, depuis longtemps déjà j’aurais engraissé tous les milans du ciel avec les entrailles de ce serf ! sanguinaire et obscène coquin ! sans remords ! traître immonde ! ignoble coquin ! Ô vengeance ! quel âne je suis ! Oui-dà, que c’est brave à moi, à moi le fils du cher assassiné, à moi que le ciel et l’enfer poussent à me venger, de me borner, comme une catin, à décharger mon cœur en paroles, et à laisser tomber les jurons, comme une fille des rues, comme un laveur de vaisselle ! »
Pour expliquer son idée, Shakespeare ne s’est pas contenté de ces développements nouveau, il a multiplié ailleurs les indications. Il a voulu que, dans l’œuvre définitive, le spectateur eût sans cesse présente à la pensée le caractère inactif d’Hamlet. Voilà pourquoi, à la fin de la scène de la plate-forme, Hamlet pousse ce cri que Wilhelm Meister rappelait tout à l’heure : « Le monde est détraqué. Ô malédiction ! que je sois jamais né pour le remettre en ordre ! » Voilà pourquoi il termine le fameux monologue : To be or not to be, par cette réflexion qu’Ophélia interrompt : « Les couleurs natives de la résolution blêmissent sous les pâles nuances de la pensée : ainsi les entreprises les plus énergiques et les plus importantes se détournent de leur cours devant l’idée et perdent le nom d’action. » Voilà pourquoi le spectre lui dit, en lui apparaissant dans la chambre de la reine : « N’oublie pas ! Cette visitation a pour but d’aiguiser ta volonté presque émoussée ! » Voilà pourquoi enfin, ayant rencontré le capitaine qui va mourir avec son armée pour la conquête d’un champ stérile, Hamlet s’accuse encore dans un monologue nouveau : « Est-ce l’effet d’un oubli bestial ou d’un scrupule poltron qui me fait réfléchir trop précisément aux conséquences, réflexion qui, mise en quatre, contient un quart de sagesse et toujours trois quarts de lâcheté ? je ne sais pas pourquoi j’en suis encore à me dire : Ceci est à faire puisque j’ai motif, volonté, force et moyen de le faire. »
Devant ces éclaircissements que le poëte a ajoutés à son œuvre, il est impossible de ne pas croire, avec Wilhelm Meister, que Shakespeare a voulu nous montrer là une âme chargée d’une grande action et incapable de l’exécuter. Mais ce que Wilhelm Meister ne me paraît pas avoir parfaitement compris, ce sont les causes mêmes de cette incapacité. Wilhelm Meister voit surtout, dans Hamlet, les qualités superficielles, la grâce extérieure, l’affabilité, la courtoisie, l’esprit de camaraderie : ce qu’il remarque encore en lui, c’est l’idée de la rectitude morale jointe à l’idée d’une élévation princière, le sentiment du bien ennobli par la conscience d’une haute naissance. À entendre le grand critique allemand, Hamlet eût été le modèle des gentlemen comme il était le modèle des collégiens. Qu’on se figure un homme du monde forcé de s’improviser Brutus ! La répugnance que cet homme du monde éprouverait pour un pareil rôle, expliquerait l’inaction d’Hamlet.
Si je ne me trompe, cette inaction a des causes beaucoup plus hautes. Hamlet n’est pas pour moi un esprit superficiel, c’est un esprit profond ; ce n’est pas un courtisan, c’est un misanthrope ; ce n’est pas un prince, c’est plus qu’un prince, c’est un penseur. Ce qui le préoccupe, ce ne sont pas les mesquines affaires, ce sont les éternels problèmes. — Être ou n’être pas, voilà la question ! Dans son incessante rêverie, Hamlet a perdu de vue le fini et il n’aperçoit plus que l’infini. Il contemple sans relâche cette force immense qui gouverne la nature et que les hommes appellent tantôt Providence et tantôt Hasard ; et, en présence de cette force, il se sent écrasé, il renonce à son moi, il abdique sa volonté, et il se déclare fataliste : « Il est une divinité, dit-il à Horatio, qui donne la forme à nos destinées, de quelque façon que nous les ébauchions. » C’est sur cette pensée qu’Hamlet règle toute sa vie. Il ne se reconnaît aucune initiative et il n’en a aucune : chaque fois que nous le voyons agir, il obéit à une impulsion qui naît, non en lui, mais hors de lui. — Quand il s’élance vers l’effrayant fantôme, il répond à Horatio et à Marcellus qui veulent l’arrêter : « Ma destinée me hèle et rend ma plus petite artère aussi robuste que les muscles du lion Néméen. — Quand il tue Polonius, il s’écrie : Les Cieux ont voulu nous punir tous deux, lui par moi, moi par lui, en me forçant à être leur ministre et leur fléau. Et il ajoute, en se penchant sur l’homme assassiné : Take thy fortune! accepte ta fortune ! — Quand il a insulté Laertes, il lui donne pour excuse que ce n’est pas Hamlet qui a agi, mais la folie d’Hamlet. — Enfin, lorsqu’au moment de commencer l’assaut, il a confié à Horatio ses sinistres pressentiments et que celui-ci lui a conseillé d’ajourner la partie, Hamlet lui fait cette réponse significative : « Il y a une providence spéciale pour la chute d’un moineau. Si mon heure est venue, elle n’est pas à venir ; si elle n’est pas à venir, elle est venue : que ce soit à présent ou plus tard, soyons prêt. Voilà tout. »
Ainsi, Hamlet ne se croit pas plus maître de ses destinées qu’un moineau. Et c’est à cet être passif qu’échoit la mission de frapper le tyran. De là toutes ces hésitations, toutes ces incertitudes, toutes ces résistances intérieures auxquelles nous assistons. Hamlet se croit impuissant, et il faut qu’il renverse une puissance ; il ne se croit pas libre, et il faut qu’il rende libre tout un peuple ; il ne se croit pas d’initiative, et il faut qu’il fasse tomber le châtiment sur le prince assassin. Prodigieuse idée ! Shakespeare a fait d’Hamlet le vengeur fataliste !
Cette lutte entre la volonté et la fatalité n’est pas seulement l’histoire d’Hamlet, c’est l’histoire de tous. C’est votre vie, c’est la mienne. C’était celle de nos pères, ce sera celle de nos neveux. Et voilà pourquoi l’œuvre de Shakespeare est éternelle.
Certes, s’il est un spectacle sublime et qui méritait d’être symbolisé dans un drame, c’est le spectacle de cette guerre sans fin ni trêve entre l’homme et la fatalité. La fatalité a des alliés sur tous les champs de bataille : dans l’art, elle a pour alliés le bloc de marbre rebelle au ciseau, la forme rebelle à la couleur, l’expression rebelle à la pensée. Dans la science, elle a pour auxiliaires l’atome rebelle à l’analyse, l’apparence rebelle à l’évidence, le problème rebelle à la solution. Dans la politique, elle a pour auxiliaires l’ignorance rebelle à la lumière, le succès rebelle à la probité et au génie, la force rebelle à la liberté. Dans la vie, elle a pour complices les maladies, les passions, les accidents : le grain de sable qui fait mourir Cromwell, la beauté qui affole Antoine, le courant du fleuve qui glace Alexandre.
Contre cette puissance infinie qu’appuie la coalition de tous les obstacles, un être ose engager la lutte : cet être est seul, petit, misérable, nu, chétif, sans toit, sans abri, sans soutien. Il n’a qu’une arme ; non, pas même une arme, un outil, la volonté. Eh bien ! avec cet outil-là, l’homme engage la lutte, et voici l’ennemi immense qui recule. L’homme veut, et voici la truelle qui bâtit, voici le métier qui tisse, voici la charrue qui laboure, voici la manivelle qui tourne, voici le vide qui aspire, voici la vapeur qui se condense, voici le fluide qui se dégage ! Voici le bloc qui devient statue ; voici la toile qui se fait image, voici l’idée qui devient phrase ! Voici les pavés qui remuent. Voici les cités, voici les cathédrales, voici les pyramides, voici les livres, voici les révolutions ! Voici les artistes, voici les savants, voici les héros, voici les martyrs ! Voici Homère, voici Phidias, voici Fulton, voici Brutus, voici Jeanne d’Arc, voici l’inconnu !
Dans cette lutte immémoriale, il y a des moments où l’humanité victorieuse s’arrête, épuisée par ses triomphes même. Alors la fatalité implacable profite de cette lassitude : elle revient sur les champs de bataille abandonnés, ramenant avec elle ces maraudeurs sinistres, l’ignorance et le mensonge ; alors les réactions s’établissent, les dogmes ténébreux se refondent, les arts languissent, les sciences s’arrêtent, les despotismes se restaurent. Les générations qui assistent à ces douloureuses transitions se prennent à douter de leurs propres forces ; elles renoncent au travail commencé par les générations précédentes ; elles ne croient plus à leur initiative, à leur volonté, à leur moi ; elles s’abandonnent à la sombre mélancolie d’Hamlet ; elles laissent faire l’ennemi, et, n’osant plus le combattre, elles se prosternent à ses pieds dans le fatalisme.
Ô jeunes gens ! jeunes gens ! vous tous, mes compagnons, mes amis, vous qui avez grandi en même temps que moi sur les bancs de l’école et qui vous êtes depuis dispersés dans la vie, je vous adjure ici, au nom de cette camaraderie qui rapprochait Horatio d’Hamlet ! ne vous laissez pas déconcerter par les éphémères réactions de la matière contre l’esprit. Vous avez, vous aussi, de grandes choses à faire. N’y a-t-il plus de torts à redresser ? plus de maux à guérir ? plus d’iniquités à détruire ? plus d’oppressions à combattre ? plus d’âmes à émanciper ? plus d’idées à réaliser ? Ah ! vous qui avez charge d’avenir, ne manquez pas à votre mission. Ne vous découragez pas. Ne vous laissez pas écarter du but suprême par les obstacles que le monde jette sur votre chemin : intérêts ou plaisirs, peines ou joies. Opposez à la fatalité tyrannique l’incompressible volonté. Restez à jamais fidèles à la sainte cause du progrès. Soyez fermes, intrépides et magnanimes. Et, si parfois vous hésitez devant votre glorieuse tâche, si vous avez des doutes, eh bien ! tournez le dos aux Polonius niais et aux Rosencrantz traîtres ; et jetez les yeux à l’horizon, du côté où le soleil s’est couché, vers ce rocher qui domine la mer et dont le sommet est plus haut encore que la plate-forme d’Elseneur. Regardez bien, et, par cette froide nuit d’hiver, à la pâle clarté du ciel étoilé, vous verrez passer, — armé de pied en cap, le bâton de commandement à la main, — ce spectre en cheveux blancs qui s’appelle le devoir.
- ↑ Hamlet et Judith étaient jumeaux.
- ↑ Une élégie publiée en 1618, après la mort de Burbage, contient les deux vers suivants :
« No more young Hamlet, though but scant of breath,
» Shall cry : revenge! for his dear father’s death. »« On n’entendra plus le jeune Hamlet, malgré son haleine courte, crier : vengeance ! pour la mort de son père chéri. »
Ce Burbage créa Richard III et probablement tous les grands rôles de Shakespeare. Il fut ainsi, pour la scène anglaise, ce que l’illustre comédien Frédérick Lemaître est pour notre théâtre moderne.
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