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Introduction historique et critique aux livres de l'Ancien et du Nouveau Testament/Tome I/Chapitre 2/Article 2/Question III/2

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DEUXIÈME PROPOSITION.
L’inspiration ne s’étend pas jusqu’aux mots dont les écrivains sacrés se sont servis dans la composition de leurs ouvrages..

Les autorités si nombreuses et si imposantes que nous avons citées dans les deux questions précédentes en faveur de l’inspiration des écrivains de l’Ancien et du Nouveau Testament, ne sont pas assez claires et assez précises sur l’étendue de cette inspiration, pour qu’on puisse prononcer avec certitude qu’elle s’étend ou ne s’étend pas jusqu’aux expressions dont se sont servis les écrivains sacrés. De là les théologiens et les interprètes, divisés comme en deux camps, se sont déclarés les uns pour, les autres contre l’inspiration verbale. Pour nous, quoique fort éloignés de condamner l’opinion contraire, nous regardons comme plus probable que l’inspiration ne s’étend pas jusqu’aux mots, et voici les raisons sur lesquelles nous fondons notre sentiment.

1. On ne serait fondé à admettre l’inspiration verbale qu’autant qu’elle serait nécessaire pour établir la vérité et l’infaillibilité de l’Ecri- ture, et pour prouver qu’elle est la parole de Dieu. Or, l’Ecriture peu avoir ces deux caractères indépendamment de l’inspiration verbale. Il suffit en effet que toutes les pensées en soient inspirées, et que l’Esprit saint ait veillé par un secours spécial à ce que l’écrivain sacré employât les termes convenables pour exprimer exactement les vérités qui lui étaient suggérées. Si toutefois on veut exiger de plus le secours de l’inspiration verbale, il faudra nécessairement dire que les différentes Eglises du monde chrétien n’ont pas la parole de Dieu, puisqu’elles ne possèdent que des versions écrites dans des langues diverses, et par conséquent dans des termes tout autres que ceux qui sont sortis de la plume des auteurs sacrés.

2. La grande différence de style qu’on trouve soit dans les oracles des prophètes, soit dans les écrits des apôtres et des évangélistes, est encore une preuve assez forte contre l’inspiration verbale. Chacun d’eux écrit selon son génie, son éducation et le siècle où il vit. Isaïe, comme le remarque saint Jérôme, d’une naissance distinguée, élevé à la cour des rois, a un style poli, noble, majestueux, digne en un mot de son éducation ; Amos, au contraire, né dans l’humble chaumière des bergers, et qui a grandi parmi les troupeaux, ne retrace dans ses tableaux et ses comparaisons que les images de la vie champêtre[1]. Saint Luc, habile dans la langue grecque, écrit assez purement, tandis que saint Paul, élevé, comme il le dit lui-même, aux pieds du juif Gamaliel, parle un grec dur et presque barbare. Enfin, saint Jean est diffus et tombe parfois dans la tautologie, tandis que saint Pierre se fait remarquer par un style concis et serré. Or n’est-il pas plus naturel d’attribuer cette différence dans la manière d’écrire aux talents divers des écrivains, que de recourir gratuitement au miracle, en voulant que l’Esprit saint se soit ainsi joué à produire de lui-même, et à l’insu des écrivains sacrés, une diversité de langage si conforme à leur caractère et si bien assortie à leurs divers talents ?

3. Enfin la manière différente dont les évangélistes rapportent souvent les paroles de Jésus-Christ semble nous autoriser à rejeter la nécessité de l’inspiration verbale. Car, en admettant, ce qui est incon- testable, que les évangélistes ont rapporté fidèlement ce que l’Esprit saint leur dictait, comment justifier cette diversité d’expressions ? Dira-t-on qu’elle est l’œuvre de l’Esprit saint lui-même ? Mais alors nous n’avons plus les paroles de Jésus-Christ dans les passages de l’Evangile où elles sont diversement rapportées ; car ces divines paroles n’étant plus celles de Jésus-Christ que quant au sens, et ce sens ne suffisant pas, selon les partisans de l’inspiration verbale, il en résulte nécessairement que ces passages de l’Evangile ne renferment plus les propres paroles de Jésus-Christ, ce qui est formellement contraire au langage commun de l’Eglise.


Difficultés qu’on oppose à ce sentiment, et Réponses à ces difficultés.

Obj. 1o L’inspiration verbale ayant été admise par les rabbins et les pères de l’Eglise qui se sont le plus livrés à l’étude de l’Ecriture sainte, il y a de la témérité à la rejeter.

2o Saint Paul nous enseigne que toute l’Ecriture est divinement inspi- rée : or cette sentence doit s’appliquer, pour être vraie, aussi bien aux mots qu’aux choses contenues dans l’Ecriture.

3o Toute l’Ecriture est non-seulement la pensée, mais encore la parole de Dieu : or, comment pourrait-elle être la parole de Dieu, si Dieu lui-même n’avait pas inspiré cette parole ?

Rép. 1o Les rabbins en soutenant l’inspiration verbale s’appuient sur des raisons trop ridicules pour que leur sentiment puisse avoir ici la moindre autorité. Quant aux pères de l’Eglise, quoiqu’ils parlent en termes les plus pompeux et les plus magnifiques de l’inspiration des Ecritures, ils ne disent nulle part d’une manière explicite qu’elle s’étende jusqu’à l’expression matérielle du discours. Saint Augustin, en parlant des évangélistes, dit qu’il ne faut pas s’arrêter aux termes dont ils se sont servis, mais seulement à la pensée qu’ils ont exprimée[2]. Saint Jérôme, tout en soutenant que chaque syllabe de l’Ecriture est pleine de mystères, assure en même temps que saint Paul est confus dans les termes qu’il emploie ; que son style est très-obscur et très-embarrassé ; qu’il tombe souvent dans le défaut des Juifs, qui, en expliquant la loi, ajoutaient des mots superflus ; et que, pénétré lui-même de ce qu’il veut dire, il ne peut s’exprimer ni se faire entendre d’une manière claire et intelligible[3]. Or ces pères ne se seraient pas permis un tel langage, s’ils avaient cru que tout, jusqu’aux expressions mêmes, était inspiré dans l’Ecriture.

2o Saint Paul a pu dire avec vérité que toute l’Ecriture est inspirée, sans qu’on soit autorisé pour cela à étendre jusqu’aux mots ce secours divin. Il suffit, en effet, pour justifier cette parole du grand Apôtre, que tous les sens que contient l’Ecriture soient inspirés de Dieu, c’est-à-dire qu’il n’y ait pas une phrase, pas un seul mot qui ne soient inspirés quant aux vérités qu’ils renferment.

3o Ce qui fait le fond de la parole, c’est la pensée qu’elle renferme et non la lettre, qui n’en est que l’expression matérielle : si donc Dieu est l’auteur des pensées, on peut dire avec vérité qu’il est aussi l’auteur de la parole.

  1. Hier. in cap. III Amos, et Præfat. in Jes.
  2. August. De consensu evangelistarum, l.II.
  3. Hieron. Epist. ad Algasiam.