Introduction historique et critique aux livres de l'Ancien et du Nouveau Testament/Tome I/Chapitre 3/Article 1/Section 1/Question III

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QUESTION TROISIÈME.
Quel est l’auteur du Canon des Juifs ?

1. Si l’auteur du Canon des Juifs ne peut pas être déterminé d’une manière bien précise, il faut convenir que des autorités de plus d’un genre conspirent à prouver qu’Esdras lui-même a recueilli tous les livres qui, quoique déjà reconnus pour divinement inspirés, ne formaient cependant pas encore un seul corps d’ouvrage, et que c’est lui qui les a fait accepter comme tels à toute sa nation. Mais en nommant Esdras, nous ne prétendons pas qu’il ait fait seul tout le travail, et que seul il ait accompli cette importante mission ; car les prophètes Aggée et Zacharie vivaient encore, et peu de temps après parurent le prophète Malachie, et Néhémie, dont le livre a été inséré dans le Canon à la suite de celui d’Esdras. Ainsi Esdras a commencé le Canon et Néhémie l’a terminé ; et comme l’autorité de la Synagogue se trouvait réunie à celle des prophètes, rien ne manquait à ce qui était nécessaire pour obliger toute la nation à recevoir le Canon muni de cette double autorité[1].

2. Selon les livres d’Esdras et de Néhémie, c’est surtout Esdras qui est chargé de tout ce qui concerne la religion ; il montre le zèle le plus ardent, la persévérance la plus admirable pour l’observation de la loi, la restauration du culte et des ordonnances divines. C’est lui qui tient la loi en main, et qui l’explique aux sages ; et dont la profession toute spéciale est d’écrire les paroles, les préceptes de l’Eternel et ses décrets touchant Israël. De là l’épithète de Hassôfêr (חםּכּך), ou le scribe, qui lui est continuellement donnée et qui est devenue comme un surnom pour lui[2]. Or comment un tel homme n’aurait-il pas été l’auteur du Canon, ou du moins n’y aurait-il pas pris la plus grande part ?

3. Le témoignage des Juifs sur ce point a toujours été aussi constant qu’unanime. La tradition des chrétiens réunit les mêmes qualités. Et si le sentiment de quelques docteurs de l’Eglise est exagéré par rapport à Esdras, comme nous le montrerons dans la question suivante, cette exagération ne nuit en rien à la force de la preuve qu’on tire de leur témoignage. Ainsi Esdras est regardé comme l’auteur du Canon des Juifs par saint Irénée, saint Clément d’Alexandrie, Tertullien, saint Basile, saint Chrysostome, Théodoret, saint Jérôme, etc.[3].

À toutes ces preuves, ainsi qu’à celles qui ont été exposées dans la question précédente, on a opposé des difficultés de différents genres ; essayons de les résoudre.

Difficultés touchant lu clôture du Canon des Juifs, et Réponses à ces difficultés.

Obj. 1o Quoique Esdras et Néhémie, disent après Spinosa quelques critiques d’Allemagne, aient travaillé à la confection du Canon des Juifs, ils ne l’ont cependant pas achevé, puisque plusieurs des livres contenus dans ce Canon n’étaient pas encore composés du vivant d’Esdras et de Néhémie.

Rép. Il est vrai que ces critiques prétendent que le livre de Daniel, par exemple, n’a été composé qu’au temps des Machabées, et que ceux des Chroniques et d’Esdras ont été fabriqués dans l’âge des Séleucides. Mais cette prétention ne repose uniquement que sur des hypothèses

purement gratuites, et dont nous montrerons la fausseté dans l’introduction particulière à chacun de ces livres.

Obj. 2o Les mêmes critiques objectent encore que si les deux prophètes Esdras et Néhémie avaient rassemblé tous les livres qui forment le Canon des Juifs, ils les auraient disposés dans un ordre plus naturel : Daniel, par exemple, aurait son rang parmi les prophètes, et les Paralipomènes seraient placés immédiatement après les Rois.

Rép. On peut donner plus d’une réponse à cette objection. D’abord l’assertion de nos adversaires n’aurait quelque poids qu’au cas qu’on démontrerait que l’ordre dans lequel les livres sacrés sont rangés actuellement dans les Bibles des Juifs est l’ordre primitif ; or, c’est ce qu’ils ne sauraient faire de manière à enlever toute espèce de doute, puisque la version des Septante et Joseph lui-même n’observent pas l’arrangement adopté dans ces Bibles. D’ailleurs les critiques que nous combattons pourraient-ils prouver davantage qu’Esdras et Néhémie n’ont pas eu de raisons suffisantes de suivre dans la formation du Canon l’ordre observé par les Juifs d’aujourd’hui ? S’ils est vrai, comme l’enseignent le Talmud et le commun des interprètes, que les Paralipomènes soient l’œuvre d’Esdras et de Néhémie, nous ne voyons pas pourquoi ces deux prophètes ne les auraient pas mis à la suite des livres qui portent leur nom. Quant au livre de Daniel, nous concevrions également qu’il n’eût pas été rangé dans la classe des prophètes. Daniel, en effet, n’était pas prophète dans le sens que les anciens Hébreux paraissaient attacher au mot nâbî (נביא), qui exprimait l’idée d’un homme dont la profession spéciale était d’exercer le ministère prophétique[4]. Les fonctions qu’il exerça à la cour des rois de Babylone, de Médie et de Perse, semblaient devoir exclure de cette classe pour en faire un hôzé (הזה) ou voyant, comme David et Salomon, dont les ouvrages n’ont point été classés parmi les prophètes proprement dits, pas plus que le Pentateuque de Moïse, quoique ce dernier soit regardé par les Juifs comme un prophète bien supérieur à tous les autres. Nous ajouterions volontiers avec le savant Quatremère : « Mais on peut croire, ce me semble, tout en admettant, comme je le fais, la parfaite authenticité du livre de Daniel, que ce recueil ayant été formé à Babylone, et peut-être après la mort de l’auteur, aura été apporté un peu tard à Jérusalem, et n’aura pu trouver sa place qu’à la suite des autres ouvrages dont se composait déjà le Canon[5]. »

Obj. 3o Suivant Bertholdt et de Wette, la dernière classe des livres sacrés fut achevée lorsque les deux autres étaient déjà closes. On recueillit d’abord le Pentateuque, ensuite les prophètes, auxquels on ajouta les livres de Josué, de Samuel et des Rois, parce qu’il n’existait pas encore de troisième classe. Enfin, on fit un troisième recueil de toutes sortes de livres, parce que les deux premiers étaient déjà fermés.

Rep. Une partie de cette troisième objection rentrant dans la première, nous ne répondrons qu’à ce qu’elle présente de particulier. Ainsi, selon Bertholdt et De Wette, les livres sacrés des Juifs ont été partagés en trois classes, parce que c’est à trois époques différentes qu’ils ont été composés ou retrouvés. Mais cette supposition, qui n’est fondée sur aucune preuve, puisqu’il n’y a absolument rien qui puisse démontrer que les Hagiographes, ou livres de la troisième classe, aient été écrits ou trouvés plus tard, que les derniers prophètes, se trouve d’ailleurs en opposition avec la croyance générale des Juifs et des chrétiens. Ainsi une critique impartiale s’oppose à ce qu’on admette l’hypothèse d^ nos adversaires.

    erst. Theil. erst. Abtheil. S. 64). Voyez sur cette opinion déjà soutenue par Bretschneider (Lib. Sirac. græce, pag. 662), ce que nous avons dit dans l’Introduction particulière au livre de l’Ecclésiastique.

  1. « Certum est igitur, dit Huet, Esdram libros sacros dissipatos collegisse, et instaurasse : utcumque vero egregius fuerit iste labor, fructu tamen caruisset, nisi accessisset publica Synagogæ auctoritas, quæ recognovisset opus, et expensum comprobasset, ejusque usum populo concessisset. Quapropter non quâsi Esdræ, sed quasi Synagogæ ipsius opus ab Elia Levita, aliisque rabbinis habitum est. Hinc Thalmudistæ capite primo Babæ bathræ, vaticinia Ezechielis, libram duodecim Prophetarum, Danielis et Estheris libros, a viris synagogæ magnæ scriptos esse definiunt ; quos ab aliis scriptos, ab Esdra collectos suffragio suo synagoga magna firmavit. (Demonstr. evang. Propositio IV. De Can. lib. sacr.Iv.) »
  2. Compar. Esdr. VIII, 10, 11, 12. Neh. viii, 1, 3, etc.
  3. Iræn. Adv. hær. l. II, c. xxi. Cl. Alex. Stromat. l.I Tertull. De habit. mul. c. III. Basil. Epist. ad Chilonem. Chrys. Rom. VIII, in Epist. ad Hebr. Theod. Prœfat. in Psal. Hier. Adv. Helv. Leont. De sectis, act. 2.
  4. Nous reviendrons sur cette matière, et nous la traiterons plus au long dans l’Introduction particulière aux livres des prophètes et aux prophéties de Daniel.
  5. Journal des Savants, octobre 1845, p. 603.