Introduction historique et critique aux livres de l'Ancien et du Nouveau Testament/Tome I/Chapitre 3/Article 1/Section 1/Question IV/1

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PREMIÈRE PROPOSITION.
Esdras n’a point dicté de nouveau tous les livres saints après l’incendie de Jérusalem.

1. Pour admettre qu’Esdras ait réellement composé de nouveau les écrits sacrés qui formaient le Canon des Juifs, il faudrait nécessairement supposer que tous les livres saints avaient entièrement péri dans l’incendie de Jérusalem et du temple, ou pendant la captivité de Babylone. Or cette supposition est dénuée de toute espèce de preuves ; elle est même en opposition manifeste avec l’état des choses. « Car, comme l’a si bien remarqué l’abbé de Vence, Esdras dit lui-même qu’il était un docteur habile dans la loi de Moïse[1] ; et comment s’était-il rendu habile dans la loi de Moïse ? C’était, sans doute, parce qu’il avait étudié et médité pendant qu’il était à Babylone avec les autres captifs[2]. » Plusieurs passages dans lesquels Daniel fait évidemment allusion aux livres de Moïse[3], prouvent encore l’existence de ces livres pendant la captivité.

2. Le système que nous combattons suppose qu’il n’y avait pas d’autres exemplaires de la loi que ceux qui étaient à Jérusalem lors- qu’elle fut assiégée par les Chaldéens. Or cela paraît faux ; car lorsque les dix tribus furent emmenées en captivité par Salmanasar, cent trente ans environ avant l’embrasement du temple par Nabuchodonosor, il y avait certainement parmi les Juifs du royaume d’Israël plusieurs personnes qui n’avaient point consenti au schisme de Jéroboam, mais qui faisaient leur étude de la loi de Dieu. Or, il est impossible que ces vrais Israélites n’aient pas emporté avec eux leurs livres saints. Tobie, l’un des captifs, en avait au moins conservé un exemplaire, puisque l’auteur du livre qui porte son nom dit de lui[4] : « qu’il se souvint un jour de cette parole que Dieu avait dite par la bouche du prophète Amos : Vos jours de fête seront changés en des jours de deuil et de pleurs[5]. » Ainsi, tous les exemplaires des livres n’étaient pas renfermés dans Jérusalem, ni même dans la Judée. Ajoutons que, depuis longtemps avant la destruction de Jérusalem, les Samaritains possédaient le Pentateuque : or cet exemplaire samaritain n’était certainement point dans le temple, et par conséquent il n’y fut point consumé par les flammes. Terminons cette preuve par une remarque importante, c’est qu’on avait dans la Judée les livres de la loi même avant qu’Esdras fût de retour à Jérusalem, puisque dès la sixième année du règne de Darius on établit des prêtres et des lévites pour exercer leurs fonctions selon qu’il est écrit dans la loi de Moïse : Sicut scriptum est in libro Moysi[6] ; ce qui n’aurait pu se faire si on n’avait eu entre les mains aucun exemplaire de cette loi. Ainsi, quand Esdras revint à Jérusalem dans la septième année du règne d’Artaxerxès, il y trouva le Pentateuque, et par conséquent il n’eut pas besoin de le recomposer de mémoire. Un juge bien compétent de la matière confirme la solidité des preuves que nous venons d’établir : « A coup sûr, dit M. Quatremère, les livres hébreux n’avaient pas tous péri dans la ruine de Jérusalem et l’exil des Juifs. A coup sûr, des prêtres, des hommes pieux avaient emporté avec eux ces livres vénérables ; ce fut dans leurs mains qu’Esdras les retrouva. Lui-même était versé dans la connaissance de la loi de Dieu ; donc il avait sous les yeux les livres qui contenaient cette loi. D’un autre côté, les Juifs qui étaient restés dans la Palestine devaient avoir conservé des livres. Le Pentateuque était aussi chez les restes des dix tribus et chez les Samaritains[7]. »

3. Plusieurs pères, il est vrai, ont enseigné qu’Esdras avait dicté de mémoire tous les livres saints ; mais leur témoignage ne nous paraît pas devoir l’emporter, pour plusieurs raisons. D’abord les pères les plus instruits sur cette matière, tels que saint Jérôme, saint Chrysostome et saint Hilaire, ne sont pas de leur opinion. En second lieu, le témoignage de ceux que nous combattons n’ayant pour objet qu’un fait historique et non un fait révélé, il n’a pas plus d’autorité que le fondement sur lequel il s’appuie : or, ce fondement, c’est le quatrième livre d’Esdras, ouvrage non-seulement supposé et qui porte sans raison le nom d’Esdras, mais qui est encore rempli de fables, comme l’ont parfaitement démontré Bellarmin , Huet, Noël Alexandre, Dupin, etc.[8]. Ce livre rapporte donc que la loi de Dieu ayant péri dans les flammes, Esdras prit avec lui cinq écrivains, auxquels il dicta, par l’ordre de Dieu, pendant quarante jours, deux cent quatre livres[9]. Remarquons d’abord qu’il est faux que tous les exemplaires de la loi de Dieu aient péri dans l’incendie, comme nous venons de le voir. De plus, pour peu qu’on lise avec attention le récit de cet auteur, on verra que les deux cent quatre volumes qu’Esdras, selon lui, dicta, n’ont rien de commun avec nos livres saints.

  1. Esdr. VII, 6.
  2. Bible de Vence, IIe Dissert. en tête du livre d’Esdras
  3. Dan.IX et compar. Lev. XXVI, Deut. XXVIII
  4. Tob. II, 6.
  5. Amos. VIII, 10.
  6. Comp. Esdr. vi, 18, avec vii, 9 et suiv.
  7. Journal des Savants, octobre 1845, p. 603.
  8. Bellarm. De Verbo Dei, lII, c. V, c. v. Huet, Demonstr. evang. loc. cit. Natalis Alex. Hist. Eccl. V. T, œtate mundi VI, Disert. IV. Ellies Dupin, Dissert. prélim. l. I, c. IV, § 3.
  9. 4 Esdr.XIV, 19 et suiv.