Intuitions pré-chrétiennes/Quête de l’homme par Dieu

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La Colombe (p. 9-15).

DESCENTE DE DIEU

QUÊTE DE L’HOMME PAR DIEU

« Quaerens me sedisti lassus… »

(Remarquer que, dans l’Évangile, il n’est jamais question, sauf erreur, d’une recherche de Dieu par l’homme. Dans toutes les paraboles, c’est le Christ qui cherche les hommes, ou bien le Père les fait amener par ses serviteurs. Ou encore un homme trouve, comme par hasard, le royaume de Dieu, et alors, mais alors seulement, il vend tout.)


Hymne à Déméter, récit de l’enlèvement de Coré
(Hymnes homériques)


v. 1

Déméter aux beaux cheveux, divinité sacrée, je vais la chanter,
elle et sa fille aux fines chevilles, qu’Aïdonée
a enlevée, l’ayant reçue en don de Zeus qui frappe lourd, qui voit loin.
Il l’emmena loin de Déméter au glaive d’or, aux doux fruits,
pendant qu’elle jouait avec les filles d’Océan au sein profond,

en cueillant des fleurs, la rose et le safran et les violettes si belles, dans un pré suave, et les iris et la jacinthe,
et le narcisse qui suscitait, comme un piège, pour la vierge au visage de bouton de rose
la Terre mise par la volonté de Zeus au service de Celui qui accueille.
Cette merveille radieuse, tous en vénéraient le spectacle,
les dieux immortels aussi bien que les hommes mortels.
Hors de sa racine cent fleurs poussaient.
Du parfum de la plante tout le ciel qui s’étend là-haut,
et la terre tout entière souriait, et le gonflement salé de la mer.
Elle se prit à frémir et tendit les mains, les deux mains,
Pour saisir le beau jouet. Alors s’ouvrit la terre aux vastes routes
dans la plaine de Nysa ; alors se dressa le roi, Celui qui accueille
avec ses chevaux immortels, le fils de Cronos aux noms nombreux.
Il la saisit bien malgré elle sur son char en or,
Il l’emmena qui pleurait et qui criait, élevant la voix,
Appelant son père, fils de Cronos, dieu suprême, dieu parfait.
.........................

v. 50

Ainsi, bien malgré elle, il l’emmenait par la providence de Zeus
Lui, le frère de son père, Celui qui commande, Celui qui accueille.


(La douleur de Déméter empêche le blé de pousser ; l’espèce humaine périrait et les dieux resteraient sans honneur si Zeus n’envoyait dire à Aïdonée de laisser partir la jeune fille. Aïdonée écoute le message en souriant et obéit. Il dit à Coré :)


v. 361

« Va, Perséphone, chez ta mère au voile bleu,
Puisque tu n’as dans ta poitrine qu’un courage et un cœur d’enfant
Et ne t’irrites pas à l’excès sans motif.

Car parmi les immortels, je ne suis pas un époux sans honneur,
Moi, le propre frère de ton père Zeus. Demeurant ici,
Tu seras maîtresse de tout ce qui vit, de tout ce qui se meut,
Et tu auras les plus grands honneurs parmi les immortels. »
Il dit. La sage Perséphone fut en joie,
Promptement elle se leva, d’allégresse ; mais lui,
Il lui donna un grain de grenade doux comme le miel, à manger en cachette,
Par stratagème, pour qu’elle ne demeurât pas pour toujours là-bas, près de la vénérée Déméter au voile bleu.


(Dès lors, elle passe deux tiers de l’année près de sa mère, chez les dieux, un tiers près d’Aïdonée.)


Commentaire. — Hadès ou Aïdonée, nom qui veut dire Invisible, ou Éternel, ou les deux à la fois, est présenté tantôt comme le frère de Zeus, tantôt comme Zeus lui-même ; car il y a un Zeus souterrain. Le nom de Déméter veut très probablement dire Terre mère, et Déméter est identique à toutes ces déesses mères dont le culte a tant d’analogies avec le rôle joué par la Vierge dans la conception catholique. Le narcisse est la fleur qui représente Narcisse, cet être si beau qu’il ne pouvait être amoureux que de lui-même. La seule beauté qui puisse être un objet d’amour pour elle-même, qui puisse être son propre objet, est la beauté divine, qui apparaît ici-bas sous la forme de la beauté du monde, comme un piège pour l’âme. À la faveur de ce piège, Dieu saisit l’âme malgré elle. C’est la conception même du Phèdre de Platon. Dieu doit laisser l’âme revenir dans la nature ; mais auparavant, par surprise, il lui fait furtivement manger un grain de grenade. Si elle mange, elle est prise pour toujours. Le grain de grenade, c’est le consentement que l’âme accorde à Dieu presque à l’insu d’elle-même et sans se l’avouer, qui est comme un infiniment petit parmi toutes les inclinations charnelles de l’âme, et cependant décide pour toujours de son destin. C’est le grain de sénevé auquel le Christ compare le royaume des cieux, la plus petite des graines, mais qui plus tard deviendra l’arbre où les oiseaux du ciel se posent.

Il y a dans ce mythe deux violences successives de Dieu sur l’âme, l’une qui est pure violence, l’autre pour laquelle le consentement de l’âme à Dieu est indispensable et qui décide du salut. Ces deux moments se retrouvent dans le mythe de Phèdre et dans celui de la Caverne. Ils correspondent à la parabole de l’Évangile concernant le banquet nuptial, pour lequel on va chercher les convives au hasard sur les routes, mais où on ne garde que ceux qui ont la robe nuptiale, — et à l’opposition entre « appelés » et « élus », — et à la parabole des vierges qui toutes vont trouver l’époux mais parmi lesquelles sont seules admises celles qui ont de l’huile, etc…

L’idée d’un piège tendu par Dieu à l’homme est aussi la signification du mythe du labyrinthe, si on en ôte les histoires ajoutées après coup qui se rapportent aux guerres entre la Crète et Athènes. Minos, fils de Zeus, juge des morts, est cet être unique dont les noms dans l’antiquité sont Osiris, Dionysos, Prométhée, l’Amour, Hermès, Apollon, et beaucoup d’autres (la vraisemblance de ces assimilations peut être établie). Le Minotaure est le même être représenté comme taureau, de même qu’on représente Osiris sous la forme du bœuf Apis et Dionysos-Zagreus avec des cornes (un symbolisme qui a rapport à la lune et à ses phases peut expliquer cette image). Le labyrinthe est cette voie où l’homme, dès qu’il y pénètre, perd son chemin et se trouve également impuissant, au bout de quelque temps, à revenir sur ses pas et à se diriger quelque part ; il erre sans savoir où et, finalement, parvient au point où Dieu l’attend pour le manger.



Conte écossais du « Duc de Norvège »


(Ce conte se retrouve dans le folklore russe, allemand, etc.)


Un prince (nommé ici « duke o’Norroway » ) a, le jour, une forme animale et, la nuit seulement, une forme humaine. Une princesse l’épouse. Une nuit, lasse de cette situation, elle détruit la dépouille animale de son mari. Mais alors il disparaît. Elle doit chercher.

Elle le cherche sans fin, marchant à travers des plaines et des forêts. Au cours de sa marche errante, elle rencontre une vieille femme qui lui fait don de trois noisettes merveilleuses à utiliser en cas de détresse. Elle erre encore très longtemps. Enfin elle trouve un palais où est le prince son époux, sous sa forme humaine. Mais il l’a oubliée et va dans quelques jours épouser une autre femme. La princesse, après son interminable voyage, est dans un état misérable, en haillons. Elle entre au palais comme fille de cuisine. Elle brise une des noisettes, y trouve une robe merveilleuse. Elle offre cette robe à la fiancée en échange du privilège de passer une nuit entière avec le prince. La fiancée hésite, puis, séduite par la robe, accepte ; mais elle fait boire au prince un narcotique qui le tient endormi toute la nuit. Pendant qu’il dort, la fille de cuisine, qui est sa véritable épouse, est à ses côtés et chante sans arrêt :


Far hae I sought ye, near am I brought to ye ;
Dear Duke o’Norroway, will ye return and speak to me ?

Loin je t’ai cherché, proche de toi j’ai été amenée ;
cher Duc de Norvège, veux-tu te tourner et me parler ?


Elle chante till her heart was like to break, and over again like to break, « si longtemps que son cœur fut près de se briser, et de nouveau encore près de se briser ». Il ne s’éveille pas, et à l’aube elle doit le quitter. Cela recommence une seconde nuit, puis une troisième. Alors, juste avant l’aube, le prince s’éveille, reconnaît sa véritable épouse et renvoie l’autre.


Ce conte représente aussi, à mon avis, la quête de l’homme par Dieu. Il contient aussi les deux moments de la capture de l’homme par Dieu. Le premier s’accomplit dans la nuit de l’inconscience, alors que la conscience de l’homme est encore tout entière animale et que son humanité est cachée en lui ; dès que Dieu veut la tirer au jour, l’homme s’enfuit, disparaît loin de Dieu, l’oublie et se prépare à une union adultère avec la chair. Dieu cherche l’homme avec peine et fatigue et arrive à lui comme un mendiant. Il séduit la chair au moyen de la beauté et obtient ainsi accès à l’âme, mais la trouve endormie. Un délai fini est accordé à l’âme pour s’éveiller. Qu’elle s’éveille un instant avant l’expiration de ce délai, reconnaisse Dieu et choisisse, elle est sauvée.

Le fait que le prince s’éveille seulement une minute avant la troisième et dernière aube indique qu’au moment décisif la différence entre l’âme qui se sauve et celle qui se perd n’est qu’un infiniment petit par rapport à tout le contenu psychologique de l’âme. C’est ce qu’indique aussi dans l’Évangile la comparaison du royaume de Dieu avec le grain de sénevé, le levain, la perle, etc., ainsi que le grain de grenade de Proserpine.

L’apparence misérable de la princesse, son entrée dans le palais comme fille de cuisine, indique que Dieu vient à nous complètement dépouillé non seulement de sa puissance, mais aussi de son éclat. Il vient à nous caché, et le salut consiste à le reconnaître.

Il y a un autre thème de folklore qui, sans doute, a rapport à la même vérité ; c’est celui de la princesse qui part accompagnée d’une esclave pour aller au loin épouser un prince (dans certains contes, c’est un prince avec son esclave qui va épouser une princesse). En cours de route un événement la contraint à changer de vêtement et de rôle avec son esclave et à prêter serment de ne jamais révéler sa véritable identité. Le prince s’apprête à épouser l’esclave, et c’est seulement au dernier moment qu’il reconnaît sa vraie fiancée.

Les deux thèmes peuvent aussi être regardés comme évoquant la Passion. Dans le conte du « Duc de Norvège », la marche interminable, épuisante de l’épouse légitime, qui la fait arriver au palais du prince dans un état sordide, pieds nus, en haillons, convient tout à fait à cette évocation. La parole « Loin je t’ai cherché, près de toi j’ai été amenée » prend alors une signification déchirante. Et aussi les mots « Elle chanta si longtemps que son cœur fut près de se briser, et de nouveau encore près de se briser. »