Invective de Cicéron contre Salluste

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INVECTIVE
DE
CICÉRON CONTRE SALLUSTE,
PRÉCÉDÉE
DE CELLE DE SALLUSTE CONTRE CICÉRON ;

TRADUCTION NOUVELLE

INTRODUCTION.


Nous plaçons à la fin de ce volume quelques uns des ouvrages faussement attribués à Cicéron. Il nous a paru convenable de n’admettre ici que celles de ces imitations que les anciens éditeurs ont fait entrer quelquefois dans la collection complète des Œuvres ; car on ferait un volume entier de tous les écrits publiés à part sous le faux nom de Cicéron, et je n’aurais jamais le courage de donner pour supplément aux ouvrages de l’orateur romain un recueil où l’on trouverait le Discours Adversus Valerium ; les Traités de Synonymis, de Re militari, de Memoria ; Orpheus, sive de adolescente studioso, etc. Ici du moins, surtout dans les deux Invectives et dans la Consolation, une instruction assez étendue et quelques lueurs d’esprit et de talent ont pu tromper pendant quelque temps les savants mêmes, et justifier les éditeurs indulgents dont nous sommes presque obligés aujourd’hui de recueillir l’héritage. Ce n’est pas qu’il faille attendre de nous un recueil d’apocryphes aussi bien composé que celui de M. Schütz, où l’on peut lire encore avec assez de plaisir les Discours ad Quirites, pro Marcello, et les Lettres à Brutus. Nous n’avons pas en France le même bonheur ; on ne trouvera ici que des morceaux que l’éditeur de Leipsick n’a pas même daigné conserver, excepté la Lettre à Octave ; et personne ne s’obstinera probablement à admirer les ouvrages que nous osons enlever à Cicéron.

Les deux pièces qui suivent sont d’une très haute antiquité ; ceux même qui voudraient croire à l’authenticité de la première, comme l’ont fait P. Crinitus, Linacer, Valla, Colomiés, Morabin, etc. pourraient s’appuyer d’un témoignage respectable ; car le texte de l’Invective de Salluste est cité deux fois par Quintilien, IV, 1, 68 ; IX, 3, 89 ; mais sans parler du fond des choses, le style seul de cette déclamation prouverait qu’il s’est trompé, ou bien qu’on s’est servi de ses citations pour refaire l’original qui n’existait plus.

La réponse de Cicéron ne peut être défendue par une semblable autorité ; les fautes y sont beaucoup plus nombreuses, et les savants s’accordent presque tous à la croire supposée. (Voy. P. Victorius, Var. Lect. XV, 3 ; Muret, Var. Lect. VIII, II ; J. Sichard. in Quint. V, 13 ; Sanchez, Minerve, III, 14, et la note 25 de Périzonius[1] ; Just. Lips., Orat. VII ; Vossius, Instit. orat. Liv. I, pag. 60, et de Vitiis sermonis, III, 6 ; Jo. Reinoldi prælect. XV de libris apocryphis, tom. I, page 167). On doit s’étonner que P. Crinitus ait cité cette réponse comme un témoignage authentique dans sa Vie de Salluste, et qu’il n’en ait point vu les invraisemblances et les anachronismes.

Seb. Corradus (Quæstura, pag. 151 et suiv.) l’attribue au rhéteur M. Porcius Latro, de Cordoue, si célèbre au temps de Sénèque le père (Controvers. I, proæm.), et qu’on regarde aussi comme l’auteur d’une cinquième Catilinaire, jointe à quelques éditions de Salluste. Nicol. Antonio, dans le Livre premier de sa Bibliothèque espagnole, chap. 3, ne laisse rien à désirer sur Porcius Latro, appelé par Quintilien (X, 5) un professeur illustre, clari nominis professor, et dont Pline fait le même éloge (XX, 14), clarus inter magistros dicendi. Il serait difficile de juger de son mérite par ces déclamations, qui sont peut-être de ses élèves.

L’origine de la haine de Salluste et de Cicéron remontait à l’affaire de Milon et de Clodius, l’an de Rome 701. Milon, qui avait surpris Salluste en adultère avec sa femme Fausta, fille du dictateur Sylla (Acro, ad Horat. sat. I, 2, 41 ; Servius, in Æneid. VI, 612 ; Aul. Gelle, XVII, 18), l’avait cruellement traité. Salluste nourrissait contre lui le plus vif ressentiment, et comme il était tribun du peuple l’année même du meurtre de Clodius, il profita de cette occasion pour exciter ses collègues à la vengeance, entrava la défense de l’accusé, et fit presque tous les jours des harangues contre lui. On trouvera des détails précieux sur cette querelle dans la Vie de Salluste, par le président de Brosses, chap. 10 et suivants (tom. III de son Histoire de la République, page 333). Les deux déclamations lui paraissent avoir été supposées à une époque assez voisine de celle où les faits se sont passés. Périzonius conjecture aussi qu’elles sont antérieures à Quintilien, mais seulement parce qu’elles sont citées par ce rhéteur, preuve qui ne serait point décisive. Barthius (Adversar. XXXIV, 16) les croit moins anciennes.

Nous conservons ici l’Invective de Salluste, qui doit naturellement précéder la Réponse qu’on attribue à Cicéron. Le traducteur de 1537, Pierre Saliat, intitule celle-ci, L’Oraison de Cicéron responsive à celle de Salluste. Étienne Le Blanc (1545) et J. Baudoin, à la suite de son Salluste (1617), les ont traduites toutes les deux.

J. V. L.

INVECTIVE
ATTRIBUÉE À SALLUSTE
CONTRE CICÉRON.


I. Je serais sensible aux injures que votre bouche vomit contre moi, Cicéron, si je devais attribuer ces emportements à la réflexion plutôt qu’à la dépravation de votre caractère. Cependant, comme votre audace n’observe ni mesure ni bienséance, je m’en vais vous répondre, et vous faire entendre des vérités sévères pour tempérer le plaisir que vous trouvez à la calomnie. Mais devant quel tribunal dois-je porter mes plaintes ? à quels juges, pères conscrits, dois-je exposer les brigandages qui se font dans la république, et les plus audacieuses trahisons ? Est-ce au peuple romain, si corrompu par les largesses des ambitieux, qu’il regarde comme vénale sa liberté et son existence ? Est-ce au sénat, dont l’autorité est devenue le jouet de la perversité et du crime ? C’est ici qu’on entend un Cicéron défendre les lois et les décrets du peuple romain, et qu’on voit dominer cet homme nouveau avec le même empire que pourrait s’attribuer un descendant de Scipion l’Africain ; comme s’il n’était pas sorti des derniers rangs du peuple, citoyen adoptif et à peine reconnu dans Rome.

Pensez-vous, Cicéron, que vos actions soient ignorées ? Depuis votre enfance, avez-vous jamais regardé comme un déshonneur pour votre corps ce qu’un autre estimait un plaisir ? Cette éloquence furieuse dont vous avez pris des leçons auprès de M. Pison, n’a-t-elle pas été le prix de votre infamie ? Faut-il s’étonner si vous vendez aux conditions les plus honteuses un talent dont l’acquisition vous couvre d’opprobre ? Mais c’est peut-être l’éclat des vertus de votre famille qui vous inspire tant d’impudence. Et que voit-on chez vous ? Une épouse sacrilège et parjure ; une fille rivale de sa mère, trop tendrement aimée de vous[2], et plus docile à vos volontés que ne le permet l’amour filial. Cette maison elle-même, achetée par tant de brigandages, funeste à vous et aux vôtres, vous l’avez acquise sans doute pour nous faire comprendre jusqu’à quel point le désordre règne dans l’état, puisqu’on vous voit habiter, homme criminel, dans la maison d’un illustre consulaire, de P. Crassus.

II. Cependant nous entendons Cicéron se vanter d’avoir assisté au conseil des dieux immortels, et d’avoir été envoyé du séjour céleste pour être le conservateur de Rome et des Romains, tandis qu’il n’est qu’un bourreau dont les malheurs de ses concitoyens font toute la gloire. En effet, cette fameuse conjuration n’a-t-elle pas eu pour motif votre consulat ? et la république n’a-t-elle pas été alors sur le penchant de sa ruine, parce que vous en étiez le gardien ? Mais peut-être les temps qui suivirent votre consulat vous sont-ils plus glorieux, lorsque vous sauviez encore la république avec votre femme Térentia : la loi Plautia occupait alors tous vos moments ; vous condamniez chez vous les conjurés, les uns à la mort, les autres à de fortes sommes ; l’un vous servait à bâtir votre maison de Tusculum ; l’autre, celle de Pompéii ; un troisième, à acheter un palais ; mais celui qui ne pouvait rien faire de semblable était bientôt convaincu de crime : c’était le brigand qui était venu assiéger votre maison, qui avait conspiré contre le sénat ; enfin vous l’aviez découvert. Si ces accusations sont fausses, exposez vos comptes aux regards du public ; voyons quel patrimoine on vous a laissé, combien les procès vous ont valu, sur quels fonds vous avez acheté votre maison, et fourni à cette folle magnificence de Pompéii et de Tusculum. Si vous gardez le silence, faudra-t-il douter que toute cette opulence ne soit cimentée du sang et des larmes de vos compatriotes ? Mais que dis-je ? cet homme nouveau sorti d’Arpinum, allié à la famille de C. Marius, imite son noble courage, méprise la haine des grands, ne chérit que la chose publique ; il est inaccessible aux menaces et à la faveur ; il ne connaît que l’amitié et la vertu. Eh ! que vit-on jamais dans ce parvenu qu’un homme sans caractère, rampant devant ses ennemis, insolent envers ses amis, flottant sans cesse entre tous les partis, et infidèle à tout le monde ; sénateur inconstant, orateur mercenaire, et déshonoré par tous les vices ; parleur frivole, spoliateur avide, gourmand insatiable, lâche toujours prêt à fuir ; homme infâme, dont tout le corps semble dévoué aux plus odieuses turpitudes ?

III. Et cependant, couvert de tant d’opprobres, il ose dire :
O Rome fortunée,
Sous mon consulat née !
Quoi ! sous votre consulat, Cicéron, la république fortunée ? dites plutôt malheureuse, désolée ! N’est-ce pas alors qu’elle a vu une cruelle proscription de ses citoyens, lorsqu’au milieu du trouble général, la terreur répandue parmi tous les gens de bien, les rendait, malgré eux, esclaves de votre tyrannie ; lorsque tous les tribunaux, toutes les lois ne servaient que vos caprices ; lorsque, violateur de la loi Porcia, vous nous enleviez la liberté, et vous proclamiez le seul arbitre de la vie et de la mort de chacun de nous. Mais c’est peu pour vous d’avoir commis ces attentats publics : en ne cessant de les rappeler, vous semblez accuser notre faiblesse ; vous ne voulez pas qu’on oublie son esclavage. Soyez content, Cicéron, soyez content de ce que vous avez fait ; c’est assez pour nous d’avoir passé par ces temps malheureux : pourquoi fatiguer nos oreilles de votre odieuse gloire ? pourquoi nous importuner de ces paroles :
Que Mars cède à la paix, les lauriers à l’olive ;

comme si, à cette époque dont vous êtes si fier, vous ne vous étiez pas fait précéder d’un fer assassin, plutôt que du signe chéri de la paix ; comme si, entre vous et le dictateur Sylla, on avait vu d’autre différence que celle du nom de la tyrannie.

Mais pourquoi m’étendre davantage sur votre insolence ? puis-je oublier que c’est Minerve elle-même qui vous a enseigné tous les arts, que Jupiter vous a admis dans le conseil des dieux immortels, que l’Italie vous a porté sur ses épaules à votre retour de l’exil ?

Dites-moi, Romulus d’Arpinum, supérieur par votre génie aux Pauls, aux Scipions, aux Fabius, quelle est votre place dans cette république ? quel est le parti que vous affectionnez le plus ? quel est votre ami ? quel est votre ennemi ? Vous voilà l’esclave de celui que vous vouliez faire périr dans Rome même. De quel droit, depuis votre exil de Dyrrhachium, le suivez-vous ? Nous vous voyons caresser l’autorité de ceux que vous appeliez tyrans ; ceux qui vous paraissaient les premiers citoyens de l’état, sont maintenant pour vous des insensés et des furieux. Quoi! vous plaidez pour Vatinius, et Sextius n’est plus votre ami ? Bibulus est devenu l’objet de vos sarcasmes, et César est votre héros ? vous faites votre idole de celui que vous détestiez ? Ainsi vos opinions politiques varient selon que vous êtes assis ou debout ; vous calomniez les uns, vous haïssez les autres ; vous changez de parti sans scrupule, infidèle également à tous les partis.


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INVECTIVE
ATTRIBUÉE À CICÉRON
CONTRE SALLUSTE.


I. Le suprême bonheur pour vous, Salluste, consiste à mener une vie conforme à vos paroles, et votre bouche n’a nommé aucune infamie dont vous ne vous soyez souillé depuis votre première jeunesse ; en sorte que l’on peut regarder votre discours comme le tableau fidèle de vos mœurs. En effet, il est impossible de vivre comme vous vivez, et de ne point parler comme vous faites ; et une bouche capable d’un tel langage ne saurait être l’organe d’un cœur pur. De quel côté, pères conscrits, dois-je d’abord porter mes regards ? par où dois-je commencer ? La tâche qui m’est imposée est d’autant plus pénible, que chacun de nous deux est mieux connu. Si je réponds aux calomnies atroces que Salluste vient de répandre sur ma vie publique et privée, je dois craindre le soupçon de vanité ; si je dévoile la turpitude de ses actions, de ses mœurs et de toute sa vie, je mériterai le honteux reproche que je viens de lui faire. Mais si quelquefois je m’y expose, ce n’est point à moi, c’est à celui qui m’a provoqué(1), que vous devez en imputer tout l’odieux. Je ferai en sorte de parler pour moi sans vous fatiguer de mes propres éloges, et Salluste n’aura contre lui que le témoignage de la vérité. Je sais, pères conscrits, que vous n’attendez pas de moi une réponse qui éveille votre curiosité, persuadés d’avance que vous n’entendrez rien de nouveau sur le compte de mon adversaire, mais que vous allez reconnaître toutes les accusations auxquelles vos oreilles, les miennes, celles même de Salluste sont accoutumées.

Et c’est ce qui doit vous inspirer plus d’horreur de cet homme qui n’a jamais eu d’apprentissage dans le vice, et qui dès le premier pas s’est trouvé si avant dans la dépravation, que durant tout le cours de sa vie il n’a pu ni ajouter lui-même à ses premiers dérèglements, ni trouver un être plus pervers que lui. Aussi cherche-t-il toujours, semblable à ces animaux immondes, à se rouler avec quelqu’un dans sa fange. Mais il se trompe : ce n’est pas l’audace de la langue qui efface les souillures de la vie ; il est un genre de calomnie dont les traits, quand ils sont lancés contre les gens de bien, sont renvoyés par la conscience des auditeurs contre le calomniateur lui-même. Que si la vie de Salluste n’est plus présente à votre mémoire, vous devez vous en faire un tableau, non d’après ses discours, mais d’après la connaissance de ses mœurs : peu de mots me suffiront pour vous les rappeler. Cette lutte, pères conscrits, ne doit pas vous paraître inutile ; les inimitiés des particuliers ont souvent accru la force des états, par l’impossibilité où elles mettent chaque citoyen de cacher au public son vrai caractère.

II. Et d’abord, puisque Salluste ne connaît qu’une manière de compter les degrés de noblesse, je le prie de me dire si ces grands hommes dont il a fait mention, les Scipions, les Métellus, les Fabius, ont été proclamés par la renommée, avant que leurs exploits et leurs vertus les eussent rendus célèbres. Si donc leur mérite personnel a été le premier titre de leur gloire et de leur noblesse, pourquoi ne pas nous juger d’après les mêmes règles, nous qui, à des fonctions remplies avec honneur, joignons des mœurs irréprochables ? Voudriez-vous nous faire croire que vous descendez de ces grands hommes ? s’il en était ainsi, on verrait alors quelques personnes rougir de votre turpitude. Quant à moi, l’éclat de ma vie rejaillira sur mes ancêtres ; s’ils ont été inconnus jusqu’ici, que leur nom commence en moi. Vous, par l’opprobre de votre conduite, vous avez répandu d’épaisses ténèbres sur vos pères ; et quand bien même ils auraient été d’excellents citoyens, vous les auriez déjà fait tomber dans le plus profond oubli. Ne m’objectez donc plus nos anciens héros. Il est plus glorieux pour moi de m’attirer de la considération par mon propre mérite, que de m’appuyer sur les vertus de mes ancêtres ; je serai ainsi le premier noble de ma famille, et je puis lui servir de modèle. Il n’est pas juste, d’ailleurs, pères conscrits, de me comparer avec ceux qui ne sont plus, et qui n’ont plus à craindre la haine ni l’envie ; il conviendrait mieux de me mettre en parallèle avec ceux qui de notre temps ont gouverné la république. Mais si j’ai poussé trop loin l’ambition dans la recherche des honneurs (et je ne blâme pas cette ambition utile au peuple, dont je ne crains pas de me déclarer le premier partisan, mais cette ambition funeste et illégale, dont Salluste est le plus ardent soutien) ; si j’ai fait voir, ou trop de sévérité dans l’exercice de mes charges et dans la punition des crimes, ou trop de vigilance dans le gouvernement de Rome, et ce qu’il appelle proscription (il s’imagine sans doute que tous ses semblables n’auraient pu vivre en sûreté dans cette ville ; et combien la république serait en meilleur état, si, complice des citoyens pervers, il eût été alors traité comme eux ! ) : en est-il moins vrai que j’ai eu le droit d’écrire, Que Mars cède a la paix(2), moi qui, sans prendre les armes, sans quitter la toge pacifique, ai triomphé des armes et de la guerre ? et ne pouvais-je dire de Rome sous mon consulat, O Rome fortunée ! moi qui ai prévenu les discordes civiles, en éteignant cette flamme qui allait dévorer nos remparts ? Quoi ! vous ne rougissez pas, homme inconstant et vain, de condamner des actions dont vous me faites un mérite dans vos histoires ? Est-il donc plus honteux, pères conscrits, de mentir en écrivant, qu’en parlant au milieu de cette assemblée ?

III. Quant aux reproches que vous avez faits à ma jeunesse, je suis aussi éloigné de l’impudicité, j’ose le dire, que vous de la chasteté. Mais pourquoi m’étendre sur vos vices ? de quelle imposture rougirez-vous, après avoir eu l’audace de me reprocher mon éloquence comme le fruit du crime ? C’est un secours qui aurait pu vous être utile à toutes les époques de votre vie coupable. Pensez-vous donc qu’un citoyen puisse bien servir sa patrie, s’il n’a été formé par ces travaux et ces études ? connaissez-vous un autre berceau, d’autres épreuves de la vertu, et une nourriture plus féconde pour un esprit qui désire la gloire ? Mais il n’est pas étonnant, pères conscrits, qu’un homme entièrement livré à la débauche et à la mollesse, trouve de la nouveauté et quelque chose d’étrange dans ces nobles occupations. Vous attaquez ensuite, avec une rage insensée, mon épouse et ma fille, qui cependant ont été plus réservées avec les personnes d’un autre sexe, que vous avec celles du vôtre : ici du moins vous êtes adroit, et vous ne craignez pas que je vous rende la pareille ; il n’y a point de femme chez vous. Seul, vous suffiriez à la sévérité de mes reproches, et dans toute votre maison personne ne vous surpasse en infamie. Mais vous vous êtes étrangement mépris, en croyant me faire un crime de l’état de mes affaires domestiques. Ma fortune est bien au-dessous de ce qu’elle devrait être ; mais plût aux dieux qu’elle fût moindre encore! combien il serait plus consolant pour moi de jouir de la société de mes amis, que de me voir enrichi par leurs testaments(3) !

Vous dites, Salluste, que j’ai pris la fuite. J’ai cédé à la fureur d’un tribun du peuple ; j’ai mieux aimé tout souffrir moi seul que d’exciter une guerre civile parmi les Romains. Mais quand cet insensé eut rempli une année tout entière de sa rage et de son délire, et que le calme eut succédé aux tempêtes qu’il avait soulevées ; alors, sur un décret du sénat, la république me ramena comme par la main, et je rentrai dans ma patrie. Ce jour est à mes yeux le plus beau de ma vie, ce jour où le corps entier du sénat, où le peuple romain vint au-devant de moi me féliciter de mon retour. C’est ainsi qu’ils jugèrent un lâche toujours prêt à fuir, un avocat mercenaire.

IV. Et certes, il ne faut pas s’étonner si j’ai toujours obtenu l’amitié de tous les bons citoyens ; car je ne me suis point fait le serviteur et l’esclave d’un seul particulier, et c’est sur les dispositions de chacun pour le bien de l’état, que j’ai réglé mon amitié ou ma haine. J’ai voulu sans cesse que la paix l’emportât sur tous les autres intérêts ; plusieurs ont flatté imprudemment des intérêts privés. Je n’ai craint que les lois ; plusieurs ont voulu que l’on craignît leurs armes. Je n’ai jamais désiré le pouvoir que pour vous ; plusieurs d’entre vous, enorgueillis de leur puissance, ont fait usage de leurs forces contre vous-mêmes. Ainsi ne soyez pas étonnés si je n’ai jamais compté parmi mes amis que ceux qui ont été constamment les amis de la république. Je ne me repens ni d’avoir promis mes services à Vatinius accusé, lorsqu’il les sollicitait, ni d’avoir réprimé l’insolence de Sextius, ni d’avoir condamné la patience de Ribulus, ni d’avoir loué les vertus de César. Ce sont là des titres de gloire pour un bon citoyen. Si vous prétendez m’en faire des crimes, vous soulèverez l’indignation contre vous, sans pouvoir me rendre odieux. J’en dirais davantage, pères conscrits, si je parlais devant d’autres auditeurs, et non devant vous, dont les conseils ont dirigé toutes mes actions. Mais quand les choses parlent d’elles-mêmes, qu’est-il besoin de longs discours ?

V. Il est temps maintenant, Salluste, d’en venir à votre personne même. Je ne parlerai point de votre père, qui, n’eût-il jamais rien eu à se reprocher, n’aurait cependant rien pu faire de plus funeste à l’état que d’engendrer un fils tel que vous. Je ne veux même pas examiner les écarts de votre première jeunesse, pour ne point paraître accuser la négligence de votre père, qui alors pouvait surveiller votre conduite.Voyons seulement votre adolescence : c’est en la dévoilant tout entière que l’on comprendra sans peine que vos infamies et vos turpitudes n’ont fait que répondre alors à celles de votre premier âge. Quand le trafic honteux de votre corps ne put suffire à vos incroyables profusions, et que votre âge se prêta moins à tous les désirs du vice, des passions fougueuses agitèrent tous vos sens, et vous éprouvâtes alors sur les autres ce que vous n’aviez point jugé déshonorant pour vous-même. Aussi, pères conscrits, ne saurait-on dire s’il a accru sa fortune avec plus d’infamie qu’il ne l’a dissipée. Du vivant même de son père, il osa mettre en vente la maison paternelle, et il la vendit. Peut-on douter qu’il n’ait avancé les jours de son père, lorsque, de son vivant même, il disposait de tout comme d’un héritage ? Et il ne rougit pas de me demander qui habite la maison de P. Crassus, lui qui ne pourrait pas dire qui occupe maintenant la maison de ses ancêtres! Mais, dira-t-on, c’est l’inexpérience de l’âge qui l’a égaré ; il s’est corrigé dans la suite. Non : mais il s’est réuni à la bande du sacrilège Nigidius ; deux fois on l’a vu traîné devant le tribunal des juges ; deux fois il a été près d’être condamné ; et s’il fut absous, ce n’est point à son innocence, c’est à la prévarication des juges qu’il le doit. La questure, qui fut son premier pas dans les charges, ne lui attira que du mépris, et s’il fut admis dans le sénat, c’est une nouvelle preuve que pour y entrer la sévérité des mœurs n’est pas une loi qu’on ne puisse enfreindre. Aussi, craignant que ses turpitudes ne fussent ignorées de vous, devenu l’opprobre de toutes les mères de famille, il a osé avouer un adultère, et il n’a pas craint de profaner cette enceinte. Vivez, Salluste, comme il vous plaît ; suivez en tout vos caprices ; mais contentez-vous d’avoir votre conscience pour témoin de vos crimes, et ne nous reprochez pas notre indulgence et notre sécurité. Nous veillons sur la chasteté de nos épouses ; mais notre, vigilance ne peut être assez active pour les garantir de vos attaques ; votre audace triomphe de nos précautions. Attendrons-nous quelque retenue dans les paroles ou dans les actions d’un homme qui n’a pas rougi de faire l’aveu d’un adultère en votre présence ?

VI. Si j’avais voulu, Salluste, ne vous rien répondre de moi-même ; si je m’étais contenté de lire devant tout le monde cette note infamante que les deux censeurs, Appius Claudius et L. Pison, les plus intègres des hommes, prononcèrent légalement contre vous, n’en était-ce pas assez pour vous imprimer une tache éternelle, que tout le reste de votre vie ne pourrait effacer ? Depuis cette revue du sénat, on ne vous a plus rencontré ; et peut-être vous êtes-vous jeté dans ce camp qui fut alors comme la sentine de la république(4). Mais ce même Salluste, qui, durant la paix, n’était pas même demeuré sénateur, une fois que la république fut opprimée par les armes, et que l’on vit des exilés rentrer vainqueurs dans Rome, eut le droit de reparaître au sénat après une seconde questure. Dans cet emploi, il regarda comme vénal tout ce qui trouvait quelque acheteur ; il suffisait qu’une chose lui convînt pour qu’elle fût juste et légitime à ses yeux ; ses déprédations furent telles qu’il semblait regarder cette magistrature comme un butin fait sur l’ennemi. Au sortir de la questure, où il s’était empressé de donner des gages à ceux que la conformité des mœurs avait faits ses amis, il fut enfin reçu dans le cortège du maître : Salluste appartenait de droit à cette faction où s’était réfugié, comme dans un repaire inaccessible, tout ce qu’il y avait de gens impudiques et infâmes, d’assassins, de sacrilèges, de débiteurs, à Rome, dans les villes municipales, dans les colonies, dans l’Italie entière ; où s’étaient rassemblés pendant ces jours de troubles tous ceux dont la réputation était perdue, ou que leurs vices avaient signalés ; tous ceux qui n’avaient d’autres qualités pour la guerre que la licence des mœurs et le désir des révolutions.

VII. Mais, dira-t-on, une fois devenu préteur, sa conduite fut sage et irréprochable. Pendant qu’il a gouverné l’Afrique intérieure, les ravages qu’il a exercés dans sa province n’ont-ils pas fait regretter à nos alliés, au sein même de la paix, toutes les horreurs de la guerre ? Il ne s’arrêta dans ses déprédations, que lorsqu’il craignit d’être trompé par ceux qu’il chargeait du transport, ou lorsque les vaisseaux manquèrent à ses rapines ; il pilla enfin, pères conscrits, autant qu’il voulut. Pour se mettre à couvert d’un jugement, il convint de douze cent mille sesterces avec César. Si vous prétendez que quelqu’un de ces détails soit faux, répondez hautement ; dites-nous par quels moyens, vous qui ne pouviez pas même racheter la maison paternelle, enrichi subitement comme dans un songe, vous avez acquis des jardins magnifiques, la maison de Tibur de C. César, et tant d’autres propriétés. Et vous osiez demander pourquoi j’avais acheté la maison de P. Crassus, lorsque vous possédez une ancienne maison de plaisance, dont César naguère était le possesseur ? Dites-nous donc, je vous prie, comment, après avoir, non pas mangé, mais dévoré votre patrimoine, vous êtes devenu tout à coup riche et puissant. Qui voudrait, en effet, vous choisir pour son héritier, vous que personne ne regarde même comme un ami qu’il puisse avouer, à moins qu’il ne vous ressemble ?

VIII. Mais ce sont peut-être les faits éclatants de vos aïeux qui vous enorgueillissent : s’il y a quelque ressemblance entre vous, leur vie ne peut offrir que des exemples de perversité et de crime. Peut-être aussi votre insolence vient-elle des honneurs que vous avez obtenus. Comment, Salluste, croyez-vous qu’il y ait autant de gloire à être fait deux fois sénateur et deux fois questeur qu’à être deux fois consul et deux fois triomphateur ? Il faut n’avoir à craindre aucun reproche, quand on veut censurer la conduite d’un autre. On n’attaque ses concitoyens que lorsqu’on ne peut entendre des vérités dures d’une bouche étrangère. Mais vous, parasite de toutes les tables, vous que l’on a vu dans le premier âge, femme de tous les maris, puis mari de toutes les femmes, vous êtes la honte de tous les ordres, et le triste monument de la guerre civile. En effet, qu’avons-nous eu à souffrir de plus odieux que votre présence dans cette assemblée ? Cessez d’aiguiser contre les gens de bien votre langue audacieuse ; modérez les transports de cette fièvre de méchanceté ; gardez-vous de juger de chacun de nous d’après votre caractère : ce caractère ne saurait vous procurer un ami ; on croira donc que vous cherchez un ennemi.

C’en est assez, pères conscrits : j’ai remarqué souvent qu’on est bien plus vite fatigué d’entendre ceux qui dévoilent la honte d’autrui, que ceux qui se sont eux-mêmes couverts de honte. Je dois donc avoir égard, non pas à ce que Salluste mérite d’entendre, mais à ce que je puis dire sans me déshonorer.


NOTES SUR
L’INVECTIVE CONTRE SALLUSTE.


(1). I. On a pu voir, dès les premiers mots, combien il y avait peu de rapport entre ce style et celui de Cicéron. Je m’étonne cependant que l’auteur de cette déclamation, qui paraît avoir eu l’espérance de tromper quelques lecteurs, ait porté la négligence jusqu’à dire, qui initium introduxit. Nous trouvons plus bas une locution non moins étrange, minimis rebus posuit rudimentum. Il nous paraît difficile de croire que Porcius Latro lui-même, qui devait savoir sa langue, ait jamais écrit rien de semblable. Nous ne ferons plus de remarques sur le style.

(2). II. Voyez l’apologie de ce vers, Cedant arma togæ, etc., dans le Discours contre Pison, chap. 30, tome XIII, page 84 ; dans la seconde Philippique, chap. 8, tome XIV, page 74, et dans le Traité des Devoirs, I, 22, tome XXVII, page 346.

(3). III. Ce mouvement, Atque utinam, etc., est imité de la seconde Philippique, chap. 16 : « Utinam hoc tuum verum crimen esset ! plures amici mei et necessarii viverent. »

(4). IV. Le déclamateur commence de cet endroit à parler ouvertement de César et de son parti ; on voit même, au chapitre suivant, qu’il suppose que ce Discours fut prononcé après la mort du dictateur ; car il y parle de la maison de Tibur que Salluste acheta de la succession de César. Si l’on veut que cette acquisition ait été faite du vivant même de celui-ci, pourra-t-on expliquer alors la hardiesse avec laquelle on attaque en plein sénat tout le parti victorieux ? On reproche à Salluste d’être un monument de la guerre civile, civilis belli memoria ; ce reproche est-il vraisemblable si César vivait encore ? S’il n’était plus, comment Salluste nomme-t-il, au chap. 1er de son Discours, Tullie comme vivante, elle qui mourut en 708 ? Il y a ici de singulières contradictions.


  1. J. A. Fabricius, Biblioth. latin., I, 9, a tort de dire que Sanchez et Périzonius reconnaissent sans contredit (sine controversia) Salluste pour l’auteur de la déclamation qui porte son nom. L’un et l’autre, dans les passages allégués, affirment précisément le contraire. Le premier, qui nous paraît même beaucoup trop sévère, et qui se trompe tout-à-fait sur la construction de cette phrase du second Discours, chap. 2, credo, quod non omnes tui similes, etc., va jusqu’à dire en parlant de ces deux compositions : Miror non solum Linacrum, sed et Quintilianum, et Vallam, et ceteros, qui has putidas et barbaras oratiunculas, quæ nomine Sallustii et Ciceronis circumferuntur, non viderint ab aliquo sciolo et barbaro esse compositas. Périzonius est plus juste, et il en parle avec moins de mépris.
  2. Voy. les notes sur les Lettres à Atticus, tome XX, page 327.