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Invective de Salluste contre Cicéron

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles du Rozoir.
Œuvres complètes de Salluste, Texte établi par Charles du Rozoir, Jean-Pierre Charpentier, Félix LemaistreGarnier frères, libraires-éditeurs (p. 441-464).

INVECTIVE

DE SALLUSTE CONTRE CICÉRON

ET

RÉPONSE DE CICÉRON A SALLUSTE


AVERTISSEMENT



Nous n’avions pas d’abord l’intention de comprendre, dans cette édition de Salluste, les deux morceaux connus sous le titre d’Invective de Salluste contre Cicéron, et de Cicéron contre Salluste ; mais, en y réfléchissant, il nous a semblé qu’on ne serait pas fâché de trouver ici ces deux pièces qui, quelquefois publiées dans les œuvres complètes de Cicéron, ne l’ont jamais été dans celles de Salluste. Ce sont, on le sait, deux déclamations violentes, sorties très-probablement de l’école d’un rhéteur. Mais l’antiquité en jugeait pas ainsi. Quintilien les croyait originales, et il les cite comme telles[1]. Saint Jérôme, Laurent Valla, plusieurs grammairiens anciens et modernes, sont de son avis. Mais la critique de nos jours ne se range point à l’opinion de Quintilien[2] : elle prétend que ces citations de Quintilien ne sont pas véritablement de lui ; que, mises par quelques copistes en marge des chapitres de Quintilien, où il est question du genre des déclamations en général, d’autres copistes les auront insérées dans le texte même. Le président de Brosses s’inscrit ouvertement en faux contre elles[3] : suivant lui, elles impliquent contradiction en plusieurs endroits. On y suppose la destruction de la république, de même que la mort de César. Il y est aussi question de la maison de Tibur, que Salluste acheta de la succession de César. D’un autre côté, le prétendu Salluste maltraite beaucoup la femme de Cicéron ; il y parle de sa fille comme d’une personne vivante, et ne la traite pas mieux. Or tout ceci se contrarie visiblement. En 709, Terentia n’était plus la femme de Cicéron, mais bien de Salluste lui-même, qui n’aurait pas parlé de ce ton-là sur la vie passée de sa femme. Tullie mourut en 708, et César ne fut assassiné qu’en 710. Enfin, une dernière preuve de l’ignorance du déclamateur et de la fausseté de ces pièces se tire de ce qu’il y est question de vols faits par Salluste dans son gouvernement, et qu’il semble néanmoins que, dans le temps où l’on parle, il fut encore banni du sénat par ordonnance des censeurs. Dès lors, y est-il dit, nous ne l’avons plus revu ; cependant Salluste rentra au sénat plusieurs années avant d’avoir le gouvernement de Numidie.

Évidemment donc ces deux diatribes ne sont pas authentiques ; toutefois, comme témoignage historique, elles ne sont pas sans valeur. En effet, si elles ne sont contemporaines de Salluste et de Cicéron, elles ont certainement été écrites peu de temps après la mort de ces deux personnages ; elles sont un reflet fidèle de l’opinion populaire qui aimait à s’entretenir de ces grandes haines de l’historien et de l’orateur, haines qui n’étaient pas seulement un profond dissentiment particulier, mais l’expression de deux partis : le parti de César et celui de la république. Au point de vue littéraire, elles offrent aussi quelque intérêt, car elles appartiennent à ce moment incertain et brillant encore des lettres latines où l’éloquence et la liberté, bannies du Forum, s’étaient réfugiées dans les écoles des rhéteurs ; où Sénèque le père, par la bouche de ses élèves, maudissait les tyrans, et exaltait le courage de Labiénus, qui, fidèle à Pompée, alors même que le calme de l’empire avait amorti toutes les résistances, et privé de cette liberté qui était dans son caractère et dans son génie, s’ensevelit, en quelque sorte volontairement, au milieu de ces flammes auxquelles, premier exemple de la violence exercée sur la pensée, en avait condamné ses ouvrages[4].

Nous avons donc cru que l’on verrait ici avec plaisir ces deux déclamations, traduites séparément en 1557 par Pierre Saliat, en 1547 par Victor de la Roche, en 1629 par J. Baudoin. Nous donnons ici la traduction qu’en a faite M. A. Péricaud, bibliothécaire de la ville de Lyon, dans le tome XXXVI des Œuvres complètes de Cicéron, collection Panckoucke.

INVECTIVE
DE SALLUSTE CONTRE M. T. CICÉRON

I. Je serais grièvement blessé, M. Tullius, et je supporterais impatiemment tes outrages, si je pouvais les attribuer plutôt à une opinion réfléchie qu’à un travers d’esprit. Toutefois, ne voyant en toi ni pudeur ni retenue, je romprai le silence et changerai en amertume les douceurs qui tu as pu trouver à m’accabler d’injures. Mais devant qui porterais-je mes plaintes ? à qui pourrais-je dire que la république est déchirée, et qu’elle est à la merci des plus ambitieux ? Sera-ce au peuple romain ? corrompu par des largesses, il a mis à l’encan sa personne et ses biens. Sera-ce à vous, pères conscrits, à vous dont l’autorité est devenue le jouet de tout ce qu’il y a de scélérats et de pervers, depuis qu’un Tullius, s’arrogeant le titre de défenseur des lois et des décrets du peuple romain, s’est constitué le chef de votre ordre, comme s’il était le dernier rejeton de la famille la plus illustre, d’un Scipion l’Africain, et non un homme sorti du néant, qui a usurpé le droit de cité, et ne s’est élevé qu’à force de ramper ?

Penses-tu, M. Tullius, que tes turpitudes soient couvertes d’un voile impénétrable ? N’as-tu pas vécu de telle sorte, depuis ton enfance, qu’il ne t’a jamais semblé que satisfaire la passion d’autrui fût pour toi une action infâme ? Crois-tu que l’on ne sache pas à quelles complaisances honteuses tu dois cette faconde effrénée dont M. Pison t’a donné les premières leçons ? Faut-il, après cela, s’étonner du trafic odieux que tu fais d’un art que tu as acquis par le déshonneur ? Mais serait-ce l’éclat intérieur de ta maison qui cause ton orgueil ? Je n’y vois qu’une épouse sacrilège qui a vieilli dans le parjure, une fille pour laquelle ta tendresse passe les bornes de celle d’un père, une fille dont la condescendance pour toi n’est point celle qu’un père doit attendre de sa fille(1). Et cette maison elle-même, si funeste à toi et aux gens, n’est-ce pas à la violence et à la rapine que tu la dois ? O le plus méchant des hommes ! tu ne pouvais nous offrir une preuve plus complète du bouleversement général qu’en habitant une maison qui a jadis appartenu à un illustre consulaire, à P. Crassus.

II. Quoi qu’il en soit, Cicéron ne s’en vante pas moins d’avoir assisté au conseil des deux immortels, et d’avoir été envoyé par eux dans cette ville pour être le sauveur des Romains, lui qui met sa plus grande gloire à en être le bourreau ! comme si ton consulat, ô Cicéron ! n’avait pas été l’unique cause de la conjuration de Catilina ; comme si la république, dans ce temps-là même, n’avait pas été dans une perpétuelle agitation pour avoir été confiée à ta garde. Mais, à mon avis, ce qui te rend encore plus glorieux, c’est sans doute d’avoir après ton consulat, et à l’aide de ta femme Terentia, sauvé la république, lorsque, rendant chez vous des arrêts fondés sur la loi Plautia, vous condamniez les conjurés, les uns à des amendes, les autres à la mort, lorsque vous exigiez que tel vous fît bâtir une villa à Tusculum ou à Pompéies, que tel autre vous donnât un palais. Malheur à quiconque se trouvait dans l’impuissance de te satisfaire ! Livré aux tribunaux, il avait assiégé ta maison ou conspiré contre le sénat ; tu avais au besoin et à l’instant même des preuves toutes prêtes. Si mes allégations sont fausses, rends-nous tes comptes ; dis-nous de quel patrimoine tu as hérité, de combien il s’est accru par les procès que tu as eus, avec quel argent tu as acheté ta maison, et fait construire de si beaux palais à Tusculum et à Pompéies ? Si tu gardes le silence, qui pourra douter que ton immense fortune ne soit le prix du sang et des dépouilles de tes concitoyens ? Mais, si je ne me trompe, l’homme nouveau d’Arpinum, cet allié de la famille de Marius, imitant les vertus de ses ancêtres, se rit de la haine des grands, ne se laisse emporter ni par la crainte ni par la faveur, et n’a d’affection que pour le peuple romain ; il ne connaît que l’aminé et la vertu. Non, il n’en est point ainsi : c’est l’homme le plus léger, souple devant ses ennemis, fier devant ses amis, tantôt d’un parti, tantôt d’un autre, infidèle à chacun ; sénateur sans dignité, avocat mercenaire, n’ayant aucune partie de son corps qui ne soit souillée : sa langue est l’organe du mensonge, ses mains sont rapaces, ses pieds fugitifs, sa bouche insatiable, et, ce qu’on ne peut honnêtement nommer, extrêmement malhonnête(2).

III. Et toutefois c’est lui qui a le front de s’écrier :

O Rome fortunée, en mon consulat née !

Quoi ! Cicéron, Rome fut heureuse sous ton consulat ? Jamais elle ne fut plus malheureuse, plus digne de pitié : elle a vu, toi consul, ses habitants proscrits, lorsqu’au milieu du trouble universel tu contraignais les hommes paisibles, abattus par la terreur, à se soumettre à tes ordres barbares ; lorsque la justice et la loi étaient entre tes mains une arme à deux tranchants, et qu’après avoir abrogé la loi Porcia tu nous ravissais la liberté en faisant dépendre de toi seul la vie ou la mort de tes concitoyens. Il ne te suffit pas de jouir impunément du fruit de tes forfaits ; il faut encore qu’en nous les rappelant tu en fasses le monument de notre honte, afin qu’il ne nous soit plus permis d’oublier la servitude dans laquelle tu nous avais plongés. Cicéron, tu as entrepris et consommé ta grande œuvre au gré de tes désirs ; sois satisfait de nous avoir trouvés si patients. Jusques à quand fatigueras-tu nos oreilles des accents de ta haine ? Jusques à quand nous répéteras-tu sans cesse à tout propos ces mots qui nous offensent :

Que les armes le cèdent à la toge, et les lauriers à l’éloquence(3) !

comme si c’était en toge, et non sous les armes, que tu as exécuté les hauts faits dont tu te glorifies, et comme si entre ta tyrannie et celle du dictateur Sylla il y avait eu d’autre différence que le nom.

Que me reste-t-il donc à dire encore de l’insolence d’un homme auquel Minerve elle-même a enseigné tous les arts, d’un homme que Jupiter a reçu dans l’assemblée des dieux, et que l’Italie entière, au retour de l’exil, a porté sur ses épaules ?

Dis-nous, je t’en conjure, Romulus d’Arpinum, toi qui surpasses en génie les Paul, les Scipion, les Fabius, quelle est la plaie que tu occupes enfin dans cette cité, quel parti tu as embrassé, qui tu as pour ami ou pour ennemi ? N’es-tu pas l’esclave de celui contre lequel tu as conspiré dans cette ville même ? Comment, depuis ton exil à Dyrrachium, es-tu devenu son protégé ? Tu favorises aujourd’hui l’ambition de ceux que tu nommais naguère des tyrans ; tu traites de factieux et d’insensés ceux qui te semblaient être les premiers de l’État ; tu plaides la cause de Vatinius, et Sextius a perdu ton estime ; tu lances sur Bibulus les traits les plus mordants, et tu fais le panégyrique de César ; tu es le plus zélé partisan de celui que tu méprisais le plus. Ta manière de voir varie selon que tu es assis ou debout ; tu médis de celui-ci, tu accables celui-là de ton mépris ; transfuge inconstant, tu trahis tantôt un parti, tantôt un autre.

INVECTIVE CONTRE SALLUSTE

ATTRIBUÉE À CICÉRON.

I. C’est donc une grande volupté pour toi, Salluste, de mener une vie conforme à ton langage, et de ne débiter aucune infamie à laquelle ta manière de vivre n’ait, dès tes plus jeunes ans, répondu par toute espèce de crimes, en sorte que l’on peut affirmer que ton discours est le miroir fidèle de tes mœurs ! Quiconque vit comme toi ne pourrait pas s’exprimer autrement ; et quiconque se sert de termes aussi gossiers ne saurait avoir une conduite très-exemplaire. Combien ma position est pénible, pères conscrits ! par où commencer ? J’ai à parcourir une carrière d’autant plus difficile, que chacun de nous deux est mieux connu. Si, pour réfuter d’atroces calomnies, je vous entretiens de ma vie et de mes actions, je vois d’ici l’envie toute prête à m’en ravir la gloire ; et, si, mettant au grand jour la conduite et les mœurs de mon antagoniste, je vous dévoile sa turpitude, je tremble de tomber dans le vice odieux dont je lui fais un crime. Toutefois, si, par hasard, il m’arrivait de dire la moindre chose qui pût vous blesser, que votre animadversion ne tombe point sur moi ; je ne suis point le provocateur. Je ferai, n’en doutez point, tous unes efforts pour ne dire que la vérité en parlant de Salluste, et pour n’être pas fastidieux en parlant de moi. Je n’ignore pas que vous êtes peu disposés à m’écouter, car je ne dois vous révéler aucun forfait de Salluste qui vous soit inconnu, et je viens retracer des accusations dont vos oreilles, les miennes et les siennes ont été trop souvent rebattues.

Et d’abord, quelle horreur ne doit pas vous inspirer un homme qui, pour son coup d’essai, n’a pas commencé par de légères fautes, mais qui a débuté de manière à ne pouvoir se surpasser lui-même et à n’être surpassé par personne dans tout le reste de sa carrière ! Semblable aux animaux immondes, il cherche constamment à entraîner quelqu’un avec lui dans la fange. Mais, qu’il ne se fasse pas illusion, les souillures de sa vie ne sont point effacées par l’impudence de sa langue ; car il existe un genre de calomnie qu’un sentiment secret nous porte à faire retomber sur son auteur, quand elle est dirigée contre des gens de bien. Cependant, si sa vie passée était ensevelie dans l’oubli, vous ne pourriez vous dispenser de le juger, non sur ses paroles, mais sur ses actions : je serai court en vous les rappelant. Au reste, cette querelle ne vous sera point inutile ; le plus souvent la république prend une nouvelle force de ces inimitiés particulières où chaque citoyen est forcé de se montrer tel qu’il est.

II. Et d’abord, puisque Salluste va chercher ses exemples et ses modèles parmi nos ancêtres, je voudrais bien qu’il nous dît si ceux qu’il nous désigne, les Scipion, les Metellus et les Fabius, étaient déjà célèbres et couverts de gloire avant que de hauts faits et une vie sans reproche les eussent signalés à la postérité. Si c’est à ces hauts faits qu’ils doivent leur gloire immortelle, pourquoi de belles actions et une vie sans tache ne nous donneraient-elles pas le même privilége ? Ne dirait-on pas à t’entendre, Salluste, que tu descends de ces grands hommes ? Ah ! s’il en était ainsi, il est des gens qui auraient à rougir de ton infamie. Moi, j’ai par mes vertus jeté l’éclat sur le nom de mes pères, et, si avant moi ils n’étaient point encore connus, ils reçoivent de moi un commencement d’illustration(1). Mais, toi, Salluste, tu as par une vie dépravée enveloppé tes ancêtres dans d’épaisses ténèbres, et, supposé qu’ils aient été d’éminents personnages, on les aurait bien certainement vus tomber, grâce à toi, dans un profond oubli. Cesse donc de m’opposer des noms antiques : il me suffit de briller plutôt par mes actions que par ma naissance, et d’avoir vécu de telle sorte, que je serve d’exemple à mes derniers neveux, qui trouveront en moi le premier degré de leur noblesse. Au reste, il ne me convient pas, pères conscrits, de me mettre en parallèle avec ceux qui ne sont plus : les traits de l’envie et de la haine ne sauraient les atteindre(2) ; toutefois je peux être comparé à ceux que j’ai eus pour collègues dans les différentes fonctions où la république m’a appelé. Mais, si j’eusse, en cherchant les honneurs, poussé trop loin l’ambition (je n’entends point parler de cette ambition patriotique dont je fais profession, mais de cette ambition dangereuse et proscrite par nos lois dont Salluste s’est proclamé le soutien), et si, dans l’exercice de mes charges, j’eusse été ou trop sévère à punir les méchants, ou trop ardent à veiller au salut de l’État (ce que tu nommes, Salluste, un régime de proscription), j’ai lieu de croire que tous ceux qui te ressemblent ne fussent point restés sains et saufs dans cette cité. Oh ! que la république serait dans une situation plus florissante, si l’on t’avait compris parmi les scélérats qui causent tes regrets et avec lesquels tu as une si grande conformité ! Est-ce donc à tort que je me suis écrié à cette époque : Que les armes le cèdent à la toge ! puisque c’est en toge que j’ai vaincu des citoyens armés et que j’ai triomphé de la guerre par la paix ; et, quand j’ai dit : O Rome fortunée sous mon consulat ! ai-je donc trahi la vérité, moi qui apaisai de si grandes dissensions, moi qui étouffai l’incendie qui menaçait nos foyers domestiques ? Ne devrais-tu pas rougir, ô le plus inconséquent des hommes ! de me faire aujourd’hui un crime des actions dont tu m’as loué si pompeusement dans tes histoires ? Je vous le demande, pères conscrits, est-il plus honteux de mentir en écrivant pour le public qu’en parlant devant vous ?

III. Quant aux reproches que tu fais à ma jeunesse, toujours, j’ose le dire, j’ai cité aussi éloigné de l’impudicité que toi de la chasteté. Mais à quoi bon me plaindre encore de toi ? De quelle imposture auras-tu honte, après avoir eu l’audace de me faire un crime de cette éloquence dont tu aurais eu sans cesse besoin pour te soustraire à la rigueur des lois ? Penses-tu donc qu’un citoyen puisse jamais se rendre recommandable, s’il n’a été initié dans les lettres et dans l’art de l’orateur ? Penses-tu donc qu’il y ait d’autres berceaux pour la vertu et d’autres éléments capables de faire germer dans un cœur le désir de la gloire ? Mais il n’est pont étonnant, pères conscrits, qu’un homme livré à la mollesse et à la luxure méconnaisse ces vérités et les considère comme des choses nouvelles ou hors d’usage. Lorsque avec une rage dont on n’a pas d’exemple tu as attaqué ma femme et ma fille, qui gardent plus de réserve avec les personnes d’un autre sexe que toi avec celles du tien, tu as agi avec assez d’adresse et de prudence ; tu n’as pas craint que je te rendisse la pareille en attaquant à mon tour et ta femme et ta fille ; mais tu peux à toi seul fournir un texte à mes récriminations, car il n’est personne de plus souillé que toi dans toute ta maison. Quel n’a pas encore été ton aveuglement, lorsque tu as tenté de m’exposer aux traits de l’envie en parlant de mes affaires domestiques ! Mes richesses sont bien au-dessous de ce qu’elles devraient être : et plût aux dieux que je fusse moins opulent que je ne le suis, et que mes amis encore pleins de vie ne m’eussent point enrichi par leurs testaments !

Tu me traites de fugitif ; oui, Salluste, j’ai cédé à la fureur d’un tribun, aimant mieux m’exposer seul aux atteintes du sort que d’être la cause d’une guerre civile dont tout le peuple romain eût été la victime. Mais, quand ce tribun eut achevé son année tumultueuse, et quand la concorde et la paix eurent succédé au désordre, le sénat provoqua mon rappel et la république me ramena par la main au sein de ma patrie. Oui, il l’emporte dans mon cœur sur tous les autres jours de ma vie, ce jour où je vous vis tous accourir au milieu d’un peuple immense pour me féliciter sur mon heureux retour. Étais-je donc alors un fugitif, un avocat mercenaire ?

IV. Non, il n’est point surprenant que j’aie mérité la bienveillance de mes concitoyens : je ne me suis jamais fait l’esclave de personne, et mes services n’ont jamais été mis à prix ; mais, suivant ce que chaque citoyen avait fait pour la république, il devenait mon ami ou mon ennemi. Tous mes efforts tendaient à faire prévaloir la concorde ; d’autres nourrissaient de coupables espérances parmi le peuple. Je n’ai jamais craint que les lois ; d’autres voulaient qu’on ne redoutât que leur épée. Je n’ai jamais ambitionné le pouvoir que pour vous ; plusieurs d’entre vous, se confiant dans leur puissance, ont abusé contre vous de leurs forces. Ne soyez donc point étonnés si j’ai dédaigné l’amitié de quiconque ne s’est point montré l’ami constant de sa patrie. Je ne me repens ni d’avoir prêté mon ministère à Vatinius, qui, traduit en justice, me l’avait demandé, ni d’avoir gourmandé la patience de Bibulus, ni d’avoir réprimé l’insolence de Sextius, ni d’avoir applaudi aux vertus de César : tout bon citoyen en serait loué et mériterait de l’être. Si toutes ces actions sont à tes yeux des vices, tu seras puni de ta témérité ; car de pareils vices ne trouveront jamais de censeurs. J’en dirais davantage, si j’avais à me justifier devant d’autres que vous, pères conscrits, vous que j’ai toujours eus pour régulateurs de ma conduite. Au reste, quand les faits parlent, l’orateur doit se taire.

V. Or maintenant, Salluste, pour en revenir à toi, j’éviterai de parler de ton père : sa vie fut sans doute irréprochable ; toutefois il fit une cruelle injure à la république, lorsqu’il engendra un fils tel que toi. J’éviterai aussi de parler de ton enfance, car ce serait peut être accuser ton père, qui dut en prendre soin ; mais j’examinerai comment tu t’es conduit dans ta jeunesse : un pareil examen donnera facilement à entendre combien fut dissolue l’enfance de celui qui, en grandissant, fut si impudique et si effronté. Quand, le honteux revenu que tu retirais du trafic le plus infâme ne put suffire à ton extrême voracité, et que, passant de mode, ton âge ne te permit plus de te livrer à une exécrable prostitution, on te vit, emporté par les mouvements les plus déréglés, essayer sur autrui ce que tu n’avais pas jugé déshonorant sur toi(3). Il n’est point facile, pères conscrits, de décider si de pareilles ignominies ont augmenté ou diminué sa fortune. Son père était vivant encore, quand il eut la bassesse de mettre sa maison en vente ; il la vendit, et l’on ne peut douter qu’il n’ait hâté sa mort, puisque, sans attendre qu’il eût fermé les yeux à la lumière, il disposait de tout en héritier. Et il ne rougit pas de me demander qui habite la maison de P. Crassus, lui qui ne pourrait pas dire qui habite celle de son père ! Mais, s’il a failli, dira-t-on, il faut en accuser l’inexpérience de sa jeunesse ; il s’est sans doute corrigé dans la suite. Nullement, car il se jeta dans la société du sacrilège Nigidius, et, traduit deux fois en justice, il courut le plus grand danger ; toutefois il s’en tira si mal, que ses juges parurent plutôt coupables que lui ne parut innocent. Parvenu au premier degré des honneurs en obtenant la questure, il fut ensuite admis dans le sénat ; mais il ne tarda pas à mépriser une dignité dont pouvait être revêtu l’homme le plus vil, puisqu’elle lui avait été donnée. Aussi, dès qu’il fut devenu l’opprobre de toutes les mères, craignant que ses déportements vous restassent inconnus, il eut l’audace de vous confesser un adultère, et votre aspect ne le fit pas même rougir. Tu peux vivre comme il te plaît, Salluste, et faire tout ce que tu voudras ; mais qu’il te suffise de n’avoir que toi seul pour complice de tes crimes, et ne nous fais pas un reproche de notre insouciance et de notre léthargie. Quelque attentifs que nous soyons à veiller sur la chasteté de nos épouses, nous ne le sommes point encore assez pour que tu ne puisses nous surprendre ; toutes nos précautions cèdent devant ton audace : qui pourrait, en effet, retenir celui qui n’a pas eu honte de confesser en plein sénat un adultère ?

VI. Si, dédaignant de te répondre sur ce qui me concerne, je me bornais à lire devant le monde cette sentence si flétrissante que rendirent si légalement contre toi App. Claudius et L. Pison, ces deux censeurs, les plus intègres de tous les hommes, ne te semblerait-il pas que je veux imprimer sur ton front des taches que, dans tout le reste de ta vie, tu ne parviendras point à effacer ! Après ton exclusion du sénat, on ne t’a plus revu ; sans doute tu t’étais réfugié dans ce camp où avait reflué toute la sentine de la république. Mais ce Salluste qui, pendant la paix, ne sut point conserver sa place au sénat, parvint, lorsque la république, asservie par les armes, vit des bannis reparaître en vainqueurs, à y arriver après une nouvelle questure. Durant l’exercice de cet emploi, tout ce qui pouvait trouver un acheteur était vénal pour lui ; tout lui paraissait juste et légitime, pourvu que tout allât au gré de ses désirs. Ses déprédations furent telles, que l’on aurait pu croire qu’il n’avait accepté cette magistrature que comme un butin fait sur nos ennemis. Sa questure achevée, il donna les gages les moins équivoques à ceux avec lesquels une parfaite conformité de mœurs l’avait uni : dès lors on ne douta plus qu’il ne fît partie de leur infâme bande. Au surplus, il était bien digne de figurer au milieu de ce repaire, où s’était précipité par torrents tout ce qu’il y avait de débauchés, de bateleurs, de parricides, de sacrilèges, de banqueroutiers dans Rome, dans les villes municipales, dans les colonies, dans toute l’Italie ; gens perdus et sans crédit, qui, dans les camps, n’étaient propres à rien, si ce n’est à y introduire une extrême licence et la rage des innovations.

VII. Mais, quand il eut été nommé préteur, il se conduisit sans doute avec intégrité, avec modération ? Pont du tout : lorsqu’il eut obtenu le gouvernement de l’Afrique intérieure, ne l’a-t-il pas tellement dévastée, que nos alliés, s’ils eussent été en guerre avec nous, n’auraient rien eu de pire à supporter que ce qu’ils éprouvèrent au sein de la paix ? Il soutira de ce pays tout l’argent qu’il put emporter, soit en se servant de noms empruntés, soit en remplissant ses vaisseaux(4). Enfin, pères conscrits, il pilla autant qu’il voulut, et, pour ne pas être mis en jugement, il composa avec César et lui donna douze cent mille sesterces. Si ce que j’avance est faux, hâte-toi de nous dire comment, toi qui ne pus pas racheter la maison de ton père, devenu tout à coup et par enchantement le plus fortuné des hommes, tu as acquis de somptueux jardins, la villa de César à Tibur, et tes autres domaines. Et tu as l’effronterie de me demander pourquoi j’ai la maison de Crassus, toi qui possèdes l’antique villa dont César était tout récemment le maître ! Mais, après avoir non pas mangé, mais dévoré ton patrimoine, comment, en un clin d’œil, te trouves-tu si riche et si puissant ? Qui t’aurait fait son héritier, toi que nul ne voudrait avouer pour son ami, à moins qu’il ne fût ton pareil ?

VIII. Mais ce sont peut-être les belles actions de tes ancêtres qui t’enflent le cœur : soit que tu leur ressembles, soit qu’ils t’aient ressemblé, on ne peut rien ajouter à la scélératesse, à la perversité de chacun de vous tous. Ce sont peut-être encore les dignités dont tu as été revêtu qui t’ont fait si insolent : penses-tu donc, Salluste, qu’il y ait autant de gloire d’avoir été deux fois sénateur et deux fois questeur, qu’il y en a d’avoir été deux fois consul et deux fois triomphateur ? L’accusateur doit être à l’abri de tout reproche, et celui dont la vérité peut blesser les oreilles doit garder le silence. Mais toi, le parasite de toutes les tables, toi qui, dans ta jeunesse, fut le mignon de toutes les ruelles, et qui te fis ensuite un jeu de l’adultère, tu es la honte de tous les ordres, et ton nom seul rappelle toutes nos discordes civiles. Quoi de plus humiliant pour nous que de te voir dans cette auguste enceinte ? Cesse donc de lancer les traits de ta langue envenimée sur les bons citoyens ; renonce à ta manie de médire ; ne juge plus de nos mœurs par les tiennes : avec de telles mœurs tu ne peux te faire un seul ami, et tu ne parais chercher que des ennemis.

Je m’arrête, pères conscrits, car j’ai souvent remarqué qu’en dévoilant les turpitudes d’autrui on fatigue bien moins ceux qui les ont commises que ceux qui les écoutent. En définitive, j’ai cru devoir dire, non tout ce que Salluste méritait d’entendre, mais ce que je pouvais dire sans violer les bienséances.

FIN DES INVECTIVES.

NOTES
SUR LES INVECTIVES


INVECTIVE CONTRE CICÉRON


(1) · · · · · · Une fille dont la condescendance pour toi n’est point celle qu’un père doit attendre de sa fille.

Cette calomnie, que l’abbé de Feller n’a pas craint de renouveler dans son Dictionnaire historique, article Cicéron, a été victorieusement réfutée par de nombreux critiques. (Voyez le Cicéroniana, Lyon, Ballanche, 1812, in-8o, p. 115.)


(2) · · · · · · Et ce qu’on ne peut honnêtement nommer, extrêmement malhonnête.

Je ne sais si on a remarqué que la même pensée se trouve dans la première lettre politique de Salluste à César… « Lingua vana, manus cruentæ, pedes fugaces ; quæ ; honeste nominari nequeant, inhonestissuma. » Faudrait-il en conclure que l’auteur des Invectives est aussi l’auteur des Lettres ?


(3) « Que les armes le cèdent à la toge, et les lauriers à l’éloquence. »

Ce vers a fourni à l’épigrammatiste Owen l’idée du distique suivan :

Cedant arma togæ, quid dicere profuit ? armis
Si cedat, Cicero, te pereunte, toga.

INVECTIVE CONTRE SALLUSTE


(1) · · · · · · Ils reçoivent de moi un commencement d’illustration.

Cicéron, dans la Rome sauvée de Voltaire, dit à Catilina :

Mon nom commence en moi ; de votre honneur jaloux,
Tremblez que votre nom ne finisse dans vous.


(2) · · · · · · Les traits de l’envie et de la haine ne sauraient les atteindre.

Ce passage paraît être imité des dernières phrases du discours de Démosthènes pour la Couronne.


(3) · · · · · · Essayer sur autrui ce que tu n’avais pas jugé déshonorant sur toi.

Justin (liv. XXII, ch. I) dit la même chose d’Agathocle, tyran de Sicile.


(4) · · · · · · Il soutira de ce pays tout l’argent qu’il put emporter, soit en se servant de noms empruntés, soit en remplissant ses vaisseaux.

J’ai cru devoir adopter, pour rendre le sens de cette phrase, quelques-unes des expressions du président de Brosses (Vie de Salluste, ch. XVIII).

FIN.

  1. Liv. IV, c. 1 ; Liv. IX, c. m.
  2. Seb. Corrado, Quæstiones.
  3. Vie de Salluste, tom. III, de l’Histoire de la république romaine.
  4. Acimus per vitia ingens, et ad similitudinem ingenii sui violentus, et qui Pompeianos spiritus nondum in tanta pace posuisset. In hunc primum excogitata est nova pœna : effectum est enim per inimicos ut omnes ejus libri incenderentur. Non tulit hanc Labienus contumeliam, nec superstes ingenio suo esse voluit, sed in monumenta se majorum suorum ferri jussit atque ita includi, veritus scilicet ne ignis qui nomini suo subjectus erat, corpori negaretur : non finivit tantum se ipse, sed sepelivit. — Seneca, Controv.