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Irène et les eunuques/IV

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Librairie Ollendorff (p. 51-74).

L

IV

e Copronyme ordonna que tous les solitaires, les religieux et les religieuses s’assemblassent sous les murailles d’Éphèse, dans une grande plaine.

À saluer ces pieux cortèges, les laboureurs et les pâtres du pays crurent que le Christ, pour la seconde fois, ressusciterait. La Rayonnante Douleur saignerait encore ; et cela se passerait à Éphèse. Dans les chaumières de la plaine, des femmes grosses tressaillirent. Sortirait-il de leurs flancs, l’Élu ? Et certaines qui se croyaient près du terme allaient coucher la nuit dans les étables, comme Celle que l’Ange avait fécondée, ne voulant plus savoir si leurs époux les avaient déflorées, un jour.

Quel autre miracle, en effet, eût pu faire accourir de l’horizon cette multitude de bonnes gens, moines, religieuses, solitaires, ceux aux fronts rasés, et ceux vêtus de bure avec de longues barbes, et celles qui ont des manteaux couleur de nuit avec des croix riches comme des couronnes impériales, et celles en tuniques noires avec des voiles bleus ; et celles-là, même, qu’on n’avait jamais vues, qu’on savait seulement vivre dans les cryptes, depuis leur premier vagissement, filles pâles qui portent, rivé par une chaîne de fer, un crâne sous la main dont elles se servent pour prendre la nourriture.

Vers le soir, quand le soleil commençait à rougir la mer, les laboureurs dételaient plus vite les bœufs afin de rejoindre les pâtres sur la plage ; et ils regardaient courir vers eux les galères écarlates, les dromons noirs, les chélandia massifs chargés de monde. Quels cantiques montaient de cette foule dans l’air rose ! La mer Égée se couvrait alors comme d’une neige d’argent que la brise de terre ne cessait d’émouvoir. Quels chants frêles et profonds s’élevèrent avec ces voix pendant les crépuscules.

Il en arriva par les routes de Bithynie, en processions, avec les flammes innombrables des cierges. Quand ils apercevaient les murs illustres de la ville, ils s’arrêtaient. En quelques jours, les collines se trouvèrent peuplées de moines. Ils s’installaient sur les cimes, laissant les creux du terrain aux religieuses, par décence.

Les bourgeois d’Éphèse qui vinrent les visiter leur apprirent qu’on préparait la ville pour l’entrée des dignitaires. Constantin V avait envoyé déjà les hérauts et les scholaires de sa garde. Ces prétoriens détruisaient à coups de hache les dernières images incrustées dans les murailles, ou brûlaient celles faites de bois.

Bientôt, les légions parurent derrière les moines ; et l’on reconnut, évoluant à la lumière, les cuirasses d’or des stratèges, leurs casques à chenilles de pourpre. Michel Lachanodracon les commandait. Envoyé de Constantin, l’eunuque Eutychès surveilla. Il ne portait qu’une robe noire à larges bandes bleues. Son cheval était couvert d’une housse pareille, fendue seulement à la place des yeux et des naseaux. En sorte qu’ils semblaient un même être, centaure à tête de vieille femme, traînant dans les herbes, dans la poussière, des pans d’étoffe sombre.

Les paysans se défiaient des soldats. Cet homme triste inspira de la sympathie. Comme il passait par le hameau le plus proche de la mer, un s’enhardit jusqu’à lui demander quand allait naître le Sauveur…

— Tu attends avec raison le Sauveur…, répondit Eutychès…, car la vérité luira dans la bouche incorruptible de notre très pieux Lachanodracon. Annonce à tes compagnons qu’un miracle les étonnera bientôt.

Et il lui donna des pièces d’or.

Il parcourut les campements des confréries. À son aspect, les religieux se jetaient à genoux, mais les cierges s’éteignaient sous leur souffle hâtif. La nuit, on pouvait suivre sa marche parmi eux, parce que les lueurs liturgiques disparaissaient à son passage, et renaissaient derrière lui.

Il vint une aurore où les buccins des soldats jetèrent au ciel leurs sonorités hardies. La cavalerie essaima sur toute la plaine d’Éphèse en pelotons rapides ; et les laboureurs réveillés montèrent sur les toits des maisons.

La chose parut extraordinaire. Aux cimes des collines, les soldats formèrent un immense cercle hérissé de lances, illuminé par les orbes des boucliers reflétant le jour. Et ce cercle descendit en se rétrécissant, en poussant le peuple monastique vers la mer. Par les chemins d’abord, par les champs ensuite, les religieux se précipitèrent, pris d’affolement, épouvantés, eût-on dit, de la clameur continue des trompettes.

Ce fut d’abord ainsi que mille ruisseaux aux ondes tumultueuses se répandant par les brèches d’une digue rompue. On distinguait bien les costumes, la couleur des manteaux et des robes, le flot brun des frocs, et les lueurs des crânes rasés. Les croix dominaient la foule de leur éclat métallique, et aussi les casques des cavaliers galopant au milieu d’elle, donnant à droite, à gauche, de grands coups avec les hampes de leurs piques selon le geste lointain du sévère Lachanodracon.

Eutychès fendait le torrent, sans gestes, pareil à un léviathan fatal. Autour de lui, les fouets des gardes tournoyaient pour faire le vide.

Cela dura tout le matin. Quand le soleil s’approcha du zénith, les bergers remarquèrent que les lueurs des crânes ras formaient une seule masse. Ils la comparèrent à une plantation de courges mûres. Ils en discernèrent qui émergeaient à peine des eaux, et que le flux venait régulièrement couvrir de son écume, à chaque fin de sa course éternelle.

De l’autre côté, contre l’embouchure du fleuve, les soldats avaient réuni toutes les religieuses. Les voiles bleus ondulaient comme les fleurs des champs.

Dans le vaste espace laissé libre entre ces deux parties de la foule, l’eunuque allait avec son cortège. Des esclaves allumaient de grands feux ; et les bourreaux, reconnaissables aux bêtes peintes sur leurs poitrines, y faisaient rougir les fers qui servent pour aveugler les criminels.

Alors, les laboureurs se dirent :

— Qui suppliciera-t-on ?…

— Des juifs, sans doute…

— On les amènera tout à l’heure de Byzance et on les aveuglera pour qu’ils ne puissent voir la seconde naissance du Iesous.

Cependant, la mer radieuse étendait au loin son ruissellement blanc, et le ciel était comme une gloire de flammes.

Enfin, le chant de mille trompettes, les évolutions des armes étincelant au soleil sur le front des lignes militaires, les galopades des drongaires indiquant quelques ordres suprêmes, la clameur et le hosannah poussés par la multitude des moines avertirent de l’heure tant apprêtée.

Et l’on reconnut sous les murs d’Éphèse les étendards de Michel Lachanodracon, commandant le thème. Il s’avança sur un cheval blanc devant les ailes d’or éployées aux casques de l’escorte. On ne distinguait ni son visage à cause des grosses perles qui pendaient contre ses joues, ni son corps à cause de la chape d’orfroi étendue depuis ses épaules jusqu’à la croupe du coursier, et dont les franges balayaient une coudée du sol.

Et les paysans admiraient cette magnificence, sans dire, lorsque, brusque, un héraut du palais surgit auprès d’eux, parmi les caracolements d’un escadron.

Il prescrivit de faire silence. Il lut un édit enjoignant aux religieux et religieuses de l’empire de s’épouser sur l’heure, à moins qu’ils ne préférassent l’exil dans l’île de Chypre, et le supplice des yeux crevés.

— Que celui qui voudra obéir à l’empereur et à moi se couvre d’une robe blanche et, sur-le-champ, prenne épouse.

Ainsi en ordonnait le très pieux Constantin, détestant l’hérésie du prêtre de Rome, qui se faisait appeler, par orgueil, « successeur de Pierre ».

Le célibat était un péché contre le Iésous, puisqu’Il avait voulu naître dans le sein d’une épouse. Il appartenait au patriarche de Byzance et au très glorieux Constantin, de mettre fin à la coutume impie.

En même temps, et par toute l’étendue de la plaine, cinquante hérauts proclamèrent en divers points le même édit. Et cette lecture sembla provoquer le délire des soldats. Les acclamations roulaient sur leurs lignes comme les voix d’un ouragan. On vit s’agiter les bannières. Michel Lachanodracon calma l’armée d’un signe de son bâton d’ivoire. Une seule trompette sonna devant l’impassible stratège. Les cavaliers bondirent dans les deux foules.
Une seule trompette sonna devant
l’impassible stratège…
Voir le texte.

Les pâtres connurent aussitôt une chose inouïe. Des soldats poussèrent simultanément, les uns vers les autres, des groupes de dix moines et de dix religieuses. On avait dressé un autel où le patriarche de Byzance disait la messe nuptiale ; et, derrière, s’élevait une grande tente. Là, le mariage devait immédiatement se consommer après la bénédiction.

Les bourreaux remuaient leurs fers dans des fournaises.

Les cinq premiers moines tendirent leurs yeux aux pointes brûlantes ; mais le sixième se rejeta en arrière et entra sous la tente. Le septième se fit aveugler. Le huitième aussi. Les deux derniers obéirent à l’édit. Des religieuses, une seule osa subir la douleur. Mais dès que le feu la toucha, elle se tordit avec des plaintes atroces ; et le bourreau lui troua la joue. Elle tomba quasi morte dans les bras des six aveugles barbouillés de sang qui chantaient, en hurlant, la gloire du Théos.

Le second groupe s’offrit tout entier au supplice. C’étaient des ascètes du désert, invincibles pour Satan, depuis bien des années. Alors, les soldats dévêtirent, pour tenter la vertu des autres, les religieuses offertes après eux ; et des eunuques les lavèrent avec le parfum qu’on interdit dans les camps, parce qu’il émeut les cavales. Dix corps chétifs, pauvrement mamelus, aux genoux cagneux, aux têtes rasées, aux faces hagardes s’accotèrent en tressaillant.

L’on choisit dans la foule des moines ceux en adolescence. Sauf un, les dix élus faiblirent, moins par amour de ces corps que par épouvante des martyrs dont les orbites morts regardaient l’infini à travers des ruisseaux rouges collant les barbes pleines de caillots.

Et ce fut ainsi le triomphe de Satan jusqu’à ce que le soleil regagnât les confins de la mer.

Quand l’ombre se fut accroupie sur les bandes vertes et roses du crépuscule, quand la honte put se dissimuler dans la nuit, il y eut moins encore de saints pour résister.

Ébahis les rustres regardèrent, aux premières étoiles, les corps consacrés s’étreindre entre les haies des lances et les lueurs des boucliers reflétant les torches. La foule geignante s’unissait sous les regards de Michel Lachanodracon immobile, parmi les flambeaux des serviteurs. Et c’était, devant lui, rien que le sombre remous des corps dans l’étendue de la plaine, par delà les débris de la tente renversée, un sombre remous des corps indifférents aux vingt-quatre martyrs restés debout derrière les fournaises, et criant, vers le ciel, les psaumes du pardon.

Parmi les couples en luxure, le singulier centaure, à tête de vieille, Eutychès, traînait les flots de ses étoffes sombres. Sa face restait grave et méprisante.

Prévoyant, dès lors, que la lutte leur nuirait, Irène et Jean se confinèrent dans le Gynécée. Ils constituèrent doucement, silencieusement une cour fidèle d’officiers et dignitaires qui, ayant sujet de médire contre le pouvoir, affectaient de craindre pour le salut de leur âme, depuis qu’ils avaient officiellement renoncé au culte des images. Jean et sa disciple les consolèrent en secret, les accueillirent en une intimité particulière. Bientôt tous deux eurent, au Palais, nombre de partisans qui s’assemblaient dans leur école de philosophie. Irène prodigua ses qualités de séduction. Comme elle resta fidèle, les pieuses gens ne redoutèrent pas le prestige de sa beauté.

Les médailles lui attribuent un corps en proportions sculpturales, noble de la majesté des déesses qu’expriment les marbres hellènes, des bras menus, ondulants, une poitrine haute et rude. Dans la tête petite, d’un ovale absolu, priment de grands yeux dominateurs. Une bouche minuscule fixe au visage cette puérilité ravissante propre aux nymphes des bas-reliefs.

Les plaisirs de l’amour prêtaient à son corps une grâce vive qui ne cessa plus d’animer cette forme. Au bout de deux ans, un fils lui naquit. Le vieux Constantin exigea que son nom fût donné à l’enfant.

Quand, après les relevailles, le peuple de Byzance regarda passer la mère de son prince, en char, selon le trot d’un quadrige blanc, les épaules couvertes de quintuples colliers aux lourdes pendeloques de pierreries diverses qui semblaient un camail de feux multicolores, les murmures d’admiration émurent la foule frissonnante et, tout à coup, silencieuse, comme devant un prodige. On oublia la défaite de Michel, stratège des Anatoliques, celle de Petronas, proto-spathaire, stratège des Cibyréotes.

Les habiles de la cour comprirent que cette popularité ne manquerait pas de croître en faveur d’une princesse dont l’intelligence et la force morale ne contrediraient point la faveur publique. Et on commença de se donner à elle occultement.

Cinq années Jean Bythométrès vanta, sur les places de cette ville close qu’on nommait Le Palais, les vertus de sa disciple. Il parlait d’elle comme d’une incarnation du Paraclet, capable de rendre à l’empire, quelque jour, la splendeur d’autrefois, malgré tant de désastres en Syrie, en Chypre, à Sycé. Il flattait les orgueilleux en leur confiant qu’Irène distinguait leurs mérites, les cupides en les entretenant de largesses prochaines, les soldats en la montrant désireuse de châtier, par la guerre, les insolences des Barbares.

Or, Le Copronyme bien qu’il eût obtenu la paix des Bulgares vainqueurs, résolut de venger ses multiples défaites par une incursion inopinée sur leur territoire. En pleine paix, 80,000 Grecs surprirent les garnisons et pillèrent le pays. Aussitôt les ennemis armèrent de toutes parts. La flotte de Byzance envoyée de Varna, sur l’Euxin pour débarquer des troupes, fut battue par la tempête, rejetée au rivage devant Constantin et Léon assistant à la catastrophe avec leur cavalerie qui gardait la frontière. Le roi des Bulgares, Izérig, feignit alors d’être mécontent de ses troupes. Elles conspiraient contre lui, écrivit-il à l’Empereur. Il ajouta que, désirant jouir de la vie privée, il suppliait Constantin de lui livrer des otages afin de pouvoir se fier à l’hospitalité des Grecs, et finir ses jours parmi les magnificences de leur capitale. Le Copronyme accéda, remit les otages. Dès leur arrivée au camp bulgare, ils furent éventrés, en représailles.

Quand il connut l’effet de sa crédulité, l’empereur se désespéra. Toujours il avait eu les humeurs mauvaises. Le sang se corrompit. Il éprouvait d’atroces brûlures aux cuisses. Les soldats le portèrent sur un brancard du camp à la côte. Il y reçut des onguents expédiés par sa bru, et s’en frotta les jambes. Alors le mal s’accrut. Léon embarqua son père pour Byzance. Parvenu près du château de Strongyle, où les attendait Irène, le vieillard se prit à crier effroyablement qu’il brûlait, condamné tout vivant aux flammes éternelles pour ses blasphèmes contre la Vierge Marie. En effet, depuis longtemps il polémiquait afin qu’on la nommât, « Mère du Christos », dans les prières, et non « Mère du Théos ». Hérésie nestorienne dont il se rétracta avant de mourir, en dédiant à la Mère du Théos l’église des Blaquernes, faubourg patricien. Sur le vaisseau rouge des empereurs, il rendit l’âme dans les tortures.

Irène se crut enfin libre. Six ans s’étaient écoulés depuis le mariage. Six ans de plaisirs voluptueux, de vanités triomphantes, de quiétude ; mais six ans d’inaction pour les grands desseins de Bythométrès, pour leurs espoirs dont ils parlaient secrètement, longuement dans la solitude des jardins. Sans doute, Constantin étant défunt, le fils écouterait-il mieux une épouse dont ne se lassaient point sa vigueur sensuelle, ni ses vices inventifs.

Mais, à vingt-six ans, Léon commençait d’avoir l’humeur malade comme son aïeul. La mort de son père le terrifiait. Mélancolique, il se défia d’Irène, de tous. Il se préoccupa seulement de conserver la sympathie des troupes qui maintenaient sa race au trône. Pour les acheter il força le chambellan Théophane à lui livrer le secret des 500 000 livres enfouies par Copronyme à l’intention des autres fils. En retour Léon associa presque au gouvernement ses cinq frères, les Césars Christophe et Nicéphore qui avaient été revêtus de leur dignité le 2 avril 768, dans le tribunal des XIX Lits, et les nobilissimes Nicetas, Anthime, avec Eudocime qu’il devait bientôt revêtir d’une dignité pareille.

Éconduite par ses beaux-frères et son époux, Irène récrimina d’abord. Ses amis l’apaisèrent.

D’ailleurs la nature l’avait pourvue d’un fils. Grâce à lui, et se couvrant de l’affection maternelle, elle se trouvait en meilleure chance de réussir.

Néanmoins les années s’écoulèrent monotones.

Jean prophétisa la mort prochaine de Léon. Ses médecins et ses disciples propagèrent l’opinion. Ils allaient décrivant quels périls l’empire encourrait, sous un très jeune prince, si l’on ne s’empressait de le sacrer à l’avance. Les fonctionnaires et les officiers, heureux sous la dynastie, tremblèrent d’avoir à lutter contre un parti de succession, et la multitude turbulente des moines. Bythométrès entretint leurs craintes. Il fallait, dès l’heure présente, légitimer la souveraineté future de l’hoir, afin que nul ne préparât une restauration des anciennes races ou l’usurpation du pouvoir, en s’excusant par l’exemple du premier Isaurien.

Autour de Jean, les eunuques cubiculaires s’étaient, peu à peu, groupés. La plupart avaient passé le temps que consomme ordinairement l’amour à méditer sur les lois naturelles et politiques du monde. Pharès, Eutychès puis Staurakios, leurs chefs, s’instruisirent volontiers auprès du Mesureur de l’Abyme. Ensuite ils jugèrent bon de réunir leurs sagesses pour le bien de leur sort et celui de l’État. Leurs voix grêles se concertèrent. Leur politique agit.

L’an 774, le chef des Francs, Karl, avait dépossédé le roi des Lombards, Didier, qui lui faisait la guerre. Karl avait répudié la fille de ce prince, les évêques francs ayant annulé le mariage, car elle ne pouvait concevoir, par infirmité corporelle. Didier restait captif dans Corbie. Inquiétés par les succès des Francs en Italie, Jean et Staurakios obtinrent que l’héritier du Lombard, Adalgis, réfugié à Byzance, fût honoré du titre de patrice. C’était une manière de défi pour l’excès de conquête dont ces Barbares menaçaient. Jean maria l’une des parentes d’Irène à Téler, prince des Bulgares, créé patrice également. Ces terribles voisins n’ayant plus les mêmes raisons de dévaster les frontières, Staurakios traita pour qu’ils les défendissent. Dès lors, les Sarrasins, battus partout, laissèrent aux mains des Grecs nombre de prisonniers qu’on répartit dans les cultures de la Thrace. Et cela fut la première œuvre des Eunuques.

Doctement, Irène imposait à la cour leur puissance effective, la sienne. L’an 770, le titre d’Augusta lui fut officiellement dévolu. La foule applaudissait à des actes qu’elle savait inspirés de l’illustre sagesse alexandrine. Plus initiée que Le Copronyme, l’impératrice l’avait vaincu ; et cette fin surnaturelle pouvait bien résulter des charmes de l’Athénienne.

Tant travaillèrent et intriguèrent les admirateurs de Bythométrès que son avis devint bientôt le sentiment général. On citait à tout propos les morts brusques des deux basileis défunts. Les gens épiaient avec inquiétude, sur les traits de l’autocrator, l’envahissement du mal si redouté par l’impératrice. Car elle exagérait, devant chacun, sa crainte. Elle appela des médecins renommés en Perse et en Sicile. Cependant elle ravivait sans cesse, par des pratiques musulmanes et des philtres, le goût de Léon pour les délires de l’amour. Ce qui l’épuisait. Afin de l’assouvir, elle ne le ménageait point. Il s’affaiblit davantage.

Irène ne supportait plus que sa volonté savante demeurât soumise au bon plaisir d’un maître capricieux. Il lui tardait de se paraître concevante et agissante, capable de réaliser les espérances platoniciennes à la face du monde ébloui.

— Ô mon époux…, répétait-elle, sans cesse…, penses-tu vraiment que le mal te domine au point de rester entre mes bras, comme un vieillard las.

Humilié, Léon s’obstina toujours à lui prouver sa vigueur, et à se prouver sa santé. Il acceptait les caresses. Elle savait qu’il ne résistait point à cette manière de défi. Et, l’eunuque Phares composant des aphrodisiaques, l’empereur dépérissait.

Plus aisément Irène attira les ambitieux. Ce fut alors que le parakimomène Théophane, puis Thomas, cubiculaire du Palais, se déclarèrent pour elle. Dès lors les eunuques, amis de Jean, représentèrent au basileus lui-même qu’il importait, pour le salut de l’empire, de couronner l’hoir.

— Mon fils…, répondit, un soir, Léon à Staurakios et à Eutychès…, est dans un âge bien tendre. Ma santé chancelle ; je puis mourir bientôt. Vous souffririez avec peine un enfant sur le trône, ou plutôt vous le chasseriez. Il en coûterait la tête à Constantin pour avoir porté quelque temps le diadème. Je l’aime trop. Je refuse de l’exposer.

Alors Staurakios s’en fut par tout le Palais, disant :

— Notre empereur Léon pleure souvent parce qu’il redoute que, si la mort le touche, vous ne décapitiez son fils, dans le but de mettre sur le trône un stratège de votre choix. Il serait digne de vous, chrétiens, de jurer publiquement fidélité au prince.

Et Jean, sut émouvoir si bien le peuple du Palais, qu’à la fête de l’Épiphanie, Irène présentant le prince, couché sur des étendards, aux troupes et aux fonctionnaires, comme le Iésous avait été présenté dans la crèche aux rois mages, tous jurèrent spontanément d’avoir pour sacrée la vie de Constantin, quoi qu’il pût advenir.

Les voyant si pleins de ferveur, le père n’avait plus de raisons à faire valoir. Il consentit. D’ailleurs sa volonté déclina. L’impératrice se crut très affermie sur le trône. Selon ses avis, Léon résolut d’accomplir cette investiture avec une grande solennité. Une émeute bien machinée par Jean ne cessa de réclamer cet acte depuis le dimanche des Rameaux jusqu’au Vendredi Saint 776.

Ce vendredi avant Pâques, l’empereur gravit les degrés de son tribunal, dans la place qui précède Sainte-Sophie. Montrant Constantin aux lignes brillantes des troupes :

— Voici,… dit-il,… le nouvel empereur que vous avez désiré !

Du peuple pressé mille mains se levèrent. Les gestes de l’enthousiasme secouèrent les manteaux de couleurs sur les épaules, et les boucles brunes autour des visages passionnés. Les métaux des armes cliquetèrent. Devant la face du Théos que masquaient les proportions géantes de l’église, l’assistance psalmodia :

— Iésous qui êtes mort pour nous, recevez aujourd’hui le serment que nous faisons à notre empereur !

Et le patriarche Nicétas découvrit le bras de la vraie croix sous un dais. Les dignitaires, les sénateurs, les tribuns des légions, les principaux du peuple, les maîtres de chaque corporation, même ceux des métiers les plus vils défilèrent devant la céleste relique, jurèrent fidélité au fils d’Irène.

Le lendemain, à son frère Eudocime l’empereur conféra le titre de nobilissime. Les dignitaires resplendissant sous leurs costumes cérémoniels marchèrent en cortège jusqu’à Sainte-Sophie pour assister au sacrifice de la messe accompli sur l’un des trois cent soixante-cinq autels de la célèbre métropolitaine. À l’offrande, les représentants des ordres de l’État vinrent déposer, entre les mains ecclésiastiques, un acte signé de chacun des chefs, et qui confirmait l’engagement de la veille.

La famille entière bénéficiait de ce couronnement. L’élévation d’Eudocime désormais vêtu d’écarlate et de pourpre insignes, ralliait à la combinaison les adversaires d’Irène et de Jean, les princes et le cadet des fils de Copronyme, ceux que Léon avait accueillis dans ses conseils.

Aussi, le jour de Pâques, retentit une immense joie dans Byzance. La fête religieuse ordinairement magnifique fut accrue d’un défilé. En costume impérial, la double couronne en tête, le manteau tissé de pierreries étendu sur la croupe de son cheval, Léon chevaucha, par-devant ses cinq frères et sa maison, autour de l’Hippodrome rempli d’une foule enthousiaste. La cavalcade étincelait sous le pesant soleil comme un léviathan aux écailles de feux colorés.

L’empereur avait une passion, outre Irène : l’amour des gemmes et des perles. Dans l’intérieur des chambres obscurcies, il passait les heures à faire fluer et ruisseler en ses doigts fins les eaux lumineuses des améthystes, des topazes, des rubis, des béryls, des chrysolithes. Pour tenir sans cesse à portée de son regard de telles féeries visuelles, il ordonnait que sa suite et ses ministres eussent leurs hardes couvertes de joyaux. Cela chatoyait sous l’admirable ciel à toutes courbettes des coursiers. Le peuple délirait, remué jusqu’aux fibres par la vertu des pierres.

Après les scholaires porteurs d’étendards, un char parut où se tenait, droite, la très belle Irène exaltant sur ses bras le nouvel empereur. Un rayonnement triomphal se dardait de sa personne quasi divine et qu’on savait si précieusement savante, en intimité avec les essences célestes et magiques. Dès sa venue, les feux des joyaux s’évanouirent, avec la richesse des costumes et la majesté du cortège. Elle passa devant la colonne de bronze aux trois serpents que les Platéens, jadis, avaient déposée dans le temple de Delphes en souvenir de la victoire sur les Perses. Et cela semblait lui convenir comme le signe des prophéties qu’elle réaliserait pour la gloire du Peuple Romain.

Soudain la foule se précipita en un élan d’amour, rompit la ligne des gardes, sauta sur l’arène. Maint et maint y périrent étouffés, piétinés, les os rompus par la hauteur de la chute.

Dans la suite Irène conduisit fréquemment son fils au temple des catéchumènes. Les rues se comblaient sur le parcours de son char à trois chevaux blancs. Elle laissait des paroles enchantées à ceux qui approchaient les franges de sa robe. On se les répétait de rang en rang, de groupe en groupe. On les apprenait ainsi que des devises propitiatoires. Car Jean les avait rythmées.

Les eunuques dépistèrent quelques imprudents qui proposaient la pourpre au César Nicéphore. Pharès parvint à les faire juger par le peuple dans la Magnaure et condamner au dernier supplice. Le César fut avec ses complices, fouetté dans l’Hippodrome, rasé, relégué à Cherson, malgré la promesse reçue jadis par le Copronyme, de ne toucher à nul de ses fils. Et, pour la faction de l’Athénienne, ce parut une victoire surprenante.

Or, sur les avis de Bythométrès, Irène ne négligea plus de manifester combien sa piété orthodoxe regrettait les Images des Saintes Faces en quoi se formulent les idées suprêmes, à quoi s’adressent les aspirations du cœur chrétien. Anthusa, sœur de Léon, osa publiquement la féliciter de ce courage. De ce jour, tout le monde sut dans Byzance que l’impératrice revendiquait, en faveur des femmes et des citoyens, contre la prépondérance des stratèges qui, d’ailleurs, laissaient l’Arabe et le Pape vaincre leurs troupes en Asie comme en Sicile. Inutilement Léon et Constantin triomphèrent à l’Hippodrome, parce qu’en Syrie, cent mille Romains avaient massacré des auxiliaires orientaux soupçonnés de traîtrise, parce que trois mille autres avaient fait lever le siège d’Armorium par le lieutenant du Mahdi. Le peuple, que les soldats pillaient et molestaient de toutes manières approuva l’association d’Anthusa et de l’impératrice pour gagner le plus de cœurs à la cause de la paix.

Même la princesse consacra les trois quarts de son bien, régi par Théophane et Jean, aux œuvres charitables. Un quart servit au rachat des captifs. Ce qui leur vouait la reconnaissance de certaines familles militaires. Un autre quart se dépensa pour l’entretien, la nourriture des pauvres et, principalement, des enfants abandonnés. Théophane fonda en leur faveur refuges et hospices. La populace louait Anthusa pour ce qu’elle donnait ainsi à sa virginité de sainte une merveilleuse fécondité. Princesse, elle reniait la gloire de son rang afin de secourir les humbles.

Si la foule et les familles militaires s’affiliaient à leur parti, Jean lui rendit l’Église favorable en divisant le troisième quart de ce revenu royal entre les monastères et les basiliques ravagés par la fureur iconoclaste. Anthusa distribua ses robes précieuses et rares, ses robes de cour, à qui voulut pour orner les autels et les habits sacerdotaux.

Bien qu’il n’eût jamais autorisé le rétablissement des images, l’empereur montrait, par respect pour sa sœur, une grande tolérance à l’égard des iconolâtres. Le lecteur Paul, devenu patriarche à la mort de Nicétas, admettait l’orthodoxie ancienne. Pourtant Léon ne souffrit pas cette manière de conspiration capable, au moindre éclat, de soulever contre lui des armées mêmes. Ses frères l’avertirent qu’un culte clandestin se pratiquait dans les appartements d’Irène. Un matin, pendant les prières du carême, Léon pénétra dans les chambres, à l’improviste, fit fouiller partout. Sous l’oreiller du lit impérial, on trouva deux images : le Christ, la Vierge. Irène les faisait baiser par ceux que les Eunuques avaient acquis à leur cause, par ceux dont le rang, le mérite, ou le génie méritaient cette faveur secrète et rare.

C’était le cubiculaire, Thomas, qui introduisait là ces amis. Comme il ne seyait, par décence, de s’emporter contre la Despoïna elle-même, ni contre le Mesureur d’Abyme trop révéré, Léon accabla les subalternes. Des espions déclarèrent que Papias et Théophane détenteurs des clefs du palais avaient, pendant la nuit, de concert avec le protospathaire Jacques, apporté ces « idoles ». Ce qui était véritable, du reste, car ils obéissaient à Thomas.

Le Préfet de la Ville les soumit à la torture. Rasés, déchirés du fouet, on les conduisit tout saigneux à dos d’ânes par les rues, jusqu’à la prison du Prétoire. Soumis à la gehenne, Théophane mourut de ses blessures. Thomas et les autres propagandistes allèrent de la basse-fosse au cloître.

Bien qu’elle se gardât de nier sa sympathie pour les icônes, Irène sut éviter la disgrâce entière qui eût compromis son œuvre. Elle protesta qu’on avait, à son insu, dissimulé ces simulacres sous l’oreiller dans l’intention de lui nuire auprès de l’empereur. Elle songeait que le sacrifice de sa franchise était compensé par l’assurance de continuer plus tard son apostolat.

Léon toutefois ne s’y voulut fier. Sur le moment, il la traita mal, l’injuria, lui reprocha de n’avoir ni honneur ni religion, pour violer l’horrible serment fait à l’empereur défunt sur les choses saintes. Elle voulut s’approcher afin de l’adoucir. Elle réussit même à l’attirer dans leur couche. Mais quelles que fussent leurs caresses, elles ne ranimèrent plus la passion morte de Léon. Alors, ayant compris sa faiblesse irrémédiable, il la repoussa avec beaucoup de violence, et s’en fut. Tout l’été, il refusa de la voir.

Ses maux ordinaires le contraignirent à s’aliter. L’émotion lui avait valu de la fièvre ; prétexte pour écarter de ses appartements quiconque déplaisait à ses frères. Irène déplora comme un très grave déboire l’espèce de divorce qui suivit cette rupture bruyante. Jean lui conseilla de faire figure. Ils ne cessèrent pas de rassembler, dans l’École de philosophie, les amis d’Anthusa, de Théophane, de Staurakios et de Pharès. Tous discouraient tour à tour sur la nature des Anges et sur celle du Théos, peut-être inintelligible, sur la science qui fait connaître la Providence, et sur l’extase qui fait connaître l’Un, selon Proclus.

Après ces dissertations, les eunuques s’assuraient que Léon IV Basileus ne vivrait plus vieux. Les humeurs lui décomposeraient le sang.

Lui-même se navrait de sa fin proche. Il s’enferma dans ses chambres obscures, pour jouir de ses joyaux. Il baignait ses mains, son visage, sa barbe, dans le ruisseau de pierreries ; il s’ingéniait à leur découvrir des jeux de lumière inconnus, des qualités médicales.

Bientôt rien ne réfréna plus le délire de cette passion bizarre. Se prévalant de l’hérésie iconoclaste, il fit enlever des sanctuaires les pierres dont il était devenu amoureux, au grand scandale des orthodoxes.

Dans Sainte-Sophie, étincelait une couronne d’or enrichie des plus belles gemmes du monde qu’avaient conquises les empereurs romains aux temps des victoires illustres sur l’ensemble des peuples. L’empereur Héraclius l’avait consacrée à Dieu parce que, trop lourde, nul ne la pouvait coiffer. On l’avait suspendue à la voûte. Dès qu’il se jugea convalescent, Léon qui l’aimait éperdûment, l’alla visiter, chaque jour. Il lui parlait comme à une maîtresse. Il en caressait les formes. Il se laissait éblouir puis endormir par l’éclat merveilleux de ces yeux de pierreries. Incapable de résister davantage, il ne recula plus devant la peur du sacrilège. Il s’appropria l’objet sacré.

La possession occulte ne lui suffit pas. Il prétendit annoncer au monde ce bonheur. Dès la première fête cérémonielle, il apparut au peuple avec, sur le chef, la couronne d’enchantement. Il resplendissait comme le soleil des grimoires alchimiques. La foule ébahie, stupéfaite, l’adora. Quand il se vit radieux, au milieu d’un peuple à genoux, la conscience de sa grandeur lui fut si poignante qu’il faillit s’évanouir. Et la fièvre le ressaisit.

À peine rendu dans le palais, il lui sembla que les feux des mille gemmes incrustées, se fluidifiant sur son front, le brûlaient. Il hurla toute une nuit dans les grandes salles désertées par l’effroi des serviteurs. Il invoqua vainement les saints des mosaïques qu’il avait effacés. Des pustules lui germèrent sur le crâne, violacées, sanguinolentes, et jaunes. Elles grossirent, crevèrent, l’inondèrent de pus infect. La crise, en quelques heures, le tua.