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Iris et petite fumée/00

La bibliothèque libre.
GLM (p. 7-12).


PREMIÈRE PARTIE



à
Pierre et Maria Sire

ENTRÉE EN MATIÈRE


Il faut être médecin pour croire qu’un malade est un homme.
J’épie la pensée de ceux qui n’ont pas longtemps à vivre. À ma studieuse prédilection mon plus bizarre client devra la chance d’être un peu considéré. Tout le monde l’appelait Monsieur Sureau, même moi, bien que je n’aie jamais eu le cœur de le railler.
Je ne lui connaissais pas d’autre nom. Il était si laid que ses parents eux-mêmes avaient oublié le diminutif qu’ils lui donnaient quand il y avait encore beaucoup à attendre de ses moustaches et de sa barbe. Maintenant que le poil lui avait poussé, on lui aurait rappelé trop de choses en l’interrogeant sur ce point. Il avait l’esprit assez prompt, l’entrain d’un individu qui a des peines à cacher. Il se rongeait les ongles, se faisait épiler les sourcils ; portait sur sa robe de chambre le ruban vert de la légion d’honneur. Une charrette lui étant passée sur le ventre pendant qu’il était soldat, il avait paru plus commode de le décorer que de le guérir.


Un jour je me suis mis en peine de savoir si l’expérience de Monsieur Sureau ne renfermait pas un enseignement qui dépassât ma profession.
À ce moment-là il vivait comme tout le monde ; et je m’étais quelquefois demandé à quoi il s’exposait en se divertissant si totalement de son malheur. Jeté dans le plâtre par sa blessure, il avait retourné sa pensée contre la vie dont il la tenait. Et déjà le don que je lui reconnaissais d’être le spectre de ce qu’il y avait de plus indéniable en lui me faisait peur. Souvent, dans les conversations qui nous penchaient sur ses douleurs physiques, il m’avait paru perverti dans son souffle parce que le refus de ce qui le faisait homme avait corrompu son désir et ne rouvrait en lui-même les sources de l’invention que dénaturées et mortellement opposées à ce monde. Avait-il assez souffert pour arriver à le comprendre ? Un jour, je le pris par le bras et, avec un accent aussi convaincu que possible, je lui criai dans la figure :
« Je m’explique de moins en moins que vous ayez cessé d’écrire. Quels beaux poèmes vous auriez publiés ! » Il me fit bien voir que cette phrase était malheureuse. « J’ai eu mes raisons pour me taire. Un écrivain, répliqua-t-il assez vertement, n’a rien à tirer d’une mauvaise conscience.
« Un homme a sa conscience dans ce qu’il écrit. Et moi j’étais fait pour chercher dans chacun de mes livres une cachette plus sûre. »
Au fond, c’était ma pensée même qu’il exprimait là. Mais cela me frappait prodigieusement, venu d’un homme que je ne comprenais qu’à moitié.
« Je ne peux pas penser à moi, s’écria-t-il, sans que cette pensée soit un vertige pour l’idée du monde. Comment voulez-vous qu’un infirme rencontre la réalité dans une existence dont son imagination le retranche ? »
En somme, un inadapté, d’après ce que pourrait en écrire un observateur superficiel ; terme qui ne le définit pas mais le peint. Sûrement pas un homme supérieur, un être à part. On ne réussissait qu’à l’irriter en louant son intelligence. Étranger à la vie commune, il était devenu une réalité pour les autres à force de n’être qu’un songe pour lui-même.


C’était Monsieur Sureau qui m’avait dit un jour : « Mon imagination est la vie d’un certain nombre de choses et le rêve de toutes les autres. » Persuadés qu’il avait la tête un peu dérangée, ses héritiers m’avaient sollicité de lui donner des soins. Le jour de Pâques, cramponné par lui pendant plusieurs heures, j’avais dû l’entendre m’exposer des vues intellectuelles dont je ne savais que penser et que j’avais alors consignées aussi froidement que possible.