Iris et petite fumée/00
PREMIÈRE PARTIE
Pierre et Maria Sire
ENTRÉE EN MATIÈRE
Il faut être médecin pour croire qu’un malade est
un homme.
J’épie la pensée de ceux qui n’ont pas longtemps
à vivre. À ma studieuse prédilection mon plus
bizarre client devra la chance d’être un peu considéré.
Tout le monde l’appelait Monsieur Sureau,
même moi, bien que je n’aie jamais eu le cœur
de le railler.
Je ne lui connaissais pas d’autre nom. Il était si
laid que ses parents eux-mêmes avaient oublié le
diminutif qu’ils lui donnaient quand il y avait encore
beaucoup à attendre de ses moustaches et de sa
barbe. Maintenant que le poil lui avait poussé, on
lui aurait rappelé trop de choses en l’interrogeant
sur ce point. Il avait l’esprit assez prompt, l’entrain
d’un individu qui a des peines à cacher. Il se
rongeait les ongles, se faisait épiler les sourcils ;
portait sur sa robe de chambre le ruban vert de
la légion d’honneur. Une charrette lui étant passée sur le ventre pendant qu’il était soldat, il avait paru
plus commode de le décorer que de le guérir.
Un jour je me suis mis en peine de savoir si l’expérience
de Monsieur Sureau ne renfermait pas un
enseignement qui dépassât ma profession.
À ce moment-là il vivait comme tout le monde ;
et je m’étais quelquefois demandé à quoi il s’exposait
en se divertissant si totalement de son malheur.
Jeté dans le plâtre par sa blessure, il avait retourné
sa pensée contre la vie dont il la tenait. Et déjà
le don que je lui reconnaissais d’être le spectre
de ce qu’il y avait de plus indéniable en lui me
faisait peur. Souvent, dans les conversations qui
nous penchaient sur ses douleurs physiques, il
m’avait paru perverti dans son souffle parce que
le refus de ce qui le faisait homme avait corrompu
son désir et ne rouvrait en lui-même les sources
de l’invention que dénaturées et mortellement
opposées à ce monde. Avait-il assez souffert pour
arriver à le comprendre ? Un jour, je le pris par
le bras et, avec un accent aussi convaincu que
possible, je lui criai dans la figure :
« Je m’explique de moins en moins que vous ayez
cessé d’écrire. Quels beaux poèmes vous auriez
publiés ! » Il me fit bien voir que cette phrase était
malheureuse. « J’ai eu mes raisons pour me taire.
Un écrivain, répliqua-t-il assez vertement, n’a rien
à tirer d’une mauvaise conscience.
« Un homme a sa conscience dans ce qu’il écrit.
Et moi j’étais fait pour chercher dans chacun de
mes livres une cachette plus sûre. »
Au fond, c’était ma pensée même qu’il exprimait
là. Mais cela me frappait prodigieusement, venu
d’un homme que je ne comprenais qu’à moitié.
« Je ne peux pas penser à moi, s’écria-t-il, sans
que cette pensée soit un vertige pour l’idée du
monde. Comment voulez-vous qu’un infirme rencontre
la réalité dans une existence dont son imagination
le retranche ? »
En somme, un inadapté, d’après ce que pourrait
en écrire un observateur superficiel ; terme qui ne
le définit pas mais le peint. Sûrement pas un homme
supérieur, un être à part. On ne réussissait qu’à
l’irriter en louant son intelligence. Étranger à la
vie commune, il était devenu une réalité pour les
autres à force de n’être qu’un songe pour lui-même.
C’était Monsieur Sureau qui m’avait dit un jour :
« Mon imagination est la vie d’un certain nombre
de choses et le rêve de toutes les autres. » Persuadés
qu’il avait la tête un peu dérangée, ses héritiers
m’avaient sollicité de lui donner des soins. Le jour
de Pâques, cramponné par lui pendant plusieurs
heures, j’avais dû l’entendre m’exposer des vues
intellectuelles dont je ne savais que penser et que
j’avais alors consignées aussi froidement que possible.