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Iris et petite fumée/01-03

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GLM (p. 24-37).

CHAPITRE III


Quand un homme a oublié qu’il était marié, son inconstance est à la merci du premier parfum qui passe ; et ce fut un peu la faute d’une si douce fin de jour, si la plus belle image d’un corps lié à ses bijoux vint me surprendre et me remettre dans la peau d’un individu que sa femme attendait. Toujours je m’étais senti mal à mon aise dans le temps que ma pensée ne contrôlait plus : « Si Paule se souvient, me disais-je, que je lui avais promis de l’accompagner au concert, il est certain qu’elle a déjà endossé sa robe du soir ; et ce n’est pas une tenue, me disais-je, pour languir ; ni pour apprendre à la pendule les noms qu’on donne à son mari cependant que la suspension vibre à l’unisson et compte les assiettes dans l’odeur du potage qui fume, tout doucement, de son côté. Aussi, sans cesser pour cela de chercher mon béret, je fis observer lestement à mon malade qu’il avait beaucoup trop de fleurs près de lui ; et qu’il ne fallait pas qu’il les aimât au point de les garder la nuit dans sa chambre ; et je me disposais à me retirer quand un claquement de porte suspendit mes pas : Quelqu’un sortait en courant de la maison, une vieille femme en robe noire que je vis, à travers la fenêtre ouverte, serrer sur sa poitrine les pans d’un fichu, et qui, soudain immobilisée par le soin de rectifier sa coiffure, nous jetait un coup d’œil par-dessus son épaule avant de remonter d’un pas vif le boulevard des Tilleuls. J’avais cru reconnaître la servante qui aidait ma femme à tenir son ménage. Cependant un mouvement naturel de pitié avait ramené sur M. Sureau mes yeux agrandis par tout le soleil couchant. Je ne m’attendais pas à le voir pleurer.




Ma femme aussi verserait des larmes, je n’en doutais pas. Mais s’il est vrai qu’il y a de la douleur de reste pour la vocation humaine de consoler, le premier devoir de la pitié est de ne s’employer qu’à bon escient, ce qui a toujours abouti pour moi, par une contradiction assez bizarre, à soulager de préférence une peine incompréhensible, parce que dans l’obscurité ardente de ses appels à la compassion, j’ai toujours cru que tremblait la voix de ce qui me concernait personnellement. Et, ce jour-là, l’intérêt instinctif que je portais à ces larmes d’un individu qui vivait autrement que moi et qui forgeait en lui-même des raisons toujours plus fortes et plus impénétrables de s’affliger, mon attention de plus en plus émue et, bientôt, l’angoisse en laquelle je la sentais se changer, me firent passer outre à l’embarras de l’interroger sur la femme qu’il aimait et sur les rapports qu’il entretenait avec elle. Il n’était pas homme à éviter de parti-pris un sujet pathétique. La réponse jaillit aussitôt, articulée avec force et sur un ton de facilité où ne manquait pas une espèce d’emphase :
« Elle est plus douce que le jour où je l’ai rencontrée. Avec son beau visage clair et froid comme un caillou, je vous assure qu’elle est la condamnation d’un corps comme le mien ; elle est dans mon regard ce qui me défend de la suivre… Prenez bien garde que ce ne sont pas là des paroles en l’air, mais des certitudes qu’il m’en a coûté beaucoup d’acquérir. Si vous saviez tout ce qu’il faut endurer pour arriver à comprendre les choses les plus simples quand elles sont le pivot de notre propre négation. Le malheur où vous me voyez est le prix de leur vérité ; et vous pouvez en croire la peine que j’ai à faire la confidence suivante à mon meilleur ami : Aussitôt qu’il éclaire la réalité de mon amour, le monde où je suis né devient trop beau pour moi.
— Pourtant, monsieur Sureau, lui dis-je sur un ton légèrement persifleur, celle que vous nommiez Iris, vous avez les yeux bien assez vifs pour savoir la reconnaître au milieu des femmes qui font leur chemin ; vous avez la langue assez bien pendue pour lui apprendre où vous l’avez dénichée et lui soutenir qu’il ne lui va pas bien de le prendre de haut quand tout ce qu’elle vous éclaire, elle l’a tiré de vous.
Mon interlocuteur rougit de m’entendre traiter son Iris en personne de connaissance. Il y avait à son gré un homme de trop dans l’idée que je me faisais d’elle. Aussi reprit-il sa thèse à rebours comme s’il souhaitait que son humeur chimérique n’influençât désormais que mes réflexions ; et, me montrant pour ainsi dire son âme à contre jour, il me décrivit une de ses amies ; il accapara mon imagination par une ravissante peinture où ma pensée était seule à faire la part d’Iris ; ce qui revenait à ne plus identifier en elle que la fatalité qu’il y a dans l’acte d’aimer.


« Une robe couleur de jour » disait-il en finissant, « une robe couleur de jour sur les épaules de cette femme transparente et le poids de ses bijoux dans ses cheveux de nuit ; et ses grands yeux de charbonnier dans son visage de reine ; et puis, ce qui me la fait voir partout avec ses dents qui rayonnent, le lis des sables de son rire, ses mains bercées sur les roses du vent. Et puis, et puis, toute la force de mon cœur soudain animée contre moi quand je suis au point de lui crier : « Le temps est là et tu n’es pas toi pour toujours… »
— Vous la voyez donc quelquefois ?
Et à cette question qui m’avait échappé, M. Sureau répondit : « Oui, en passant ». Il avait parlé sans se troubler, et poursuivit plus bas, les yeux mi-clos, comme s’il pensait à haute voix :
« Elle entre en courant dans ma chambre, un oiseau l’attend dans la rue.
— Mais sans doute vous aime-t-elle ?
— Son cœur est une romance du ruisseau dont elle ne sait pas toutes les paroles. Je l’appelle Petite-Fumée…
« Nous sommes dans le monde, ajoutait-il, où tout ce qu’elle touche s’envole… » Mais je l’interrompis : « Eh bien Petite-Fumée, m’écriai-je, toute vivante qu’elle vous paraît ne serait que l’âme d’Iris ? Voilà qui est bien pensé mais c’est à cette petite fumée-là qu’il faudrait en avoir parlé, car si elle est votre amour, il n’y a pas à lui faire un secret de ce que vous tenez pour votre vérité. Et même si vous vous y êtes leurré, considérez, je vous prie, qu’un homme amoureux d’une femme peut jouer tout ce qu’il a sur une illusion qu’il partage avec elle. Parlez-lui ! il n’y a rien de meilleur que de parler. Et ce monde-ci ne sera rien de moins que l’excellence de votre amour aussitôt que vous aurez instruit celle que vous aimez de votre folie. Allez ! allez ! Éveillez-la-moi avec des paroles où elle sentira qu’elle se trouvait avant vous, comme elle est au fond de vos yeux l’étoile dont elle est tombée, et son propre consentement dans votre cœur où il n’y aurait jamais que le plus pur d’elle-même pour se refuser à la reconnaître. »


M. Sureau leva la tête : « Ce que vous dites est vrai, commença-t-il ; ma peine est là pour le savoir, Petite-Fumée est à l’image de mon amour, mais mon amour ne veut de moi que dans la mesure où je suis à l’image d’un homme. Or,… »
Il s’interrompit et, comme je le pressais de poursuivre :
« Vous pouvez bien le penser, reprit-il, que je suis toujours entre elle et moi avec ce corps malade et que je ne gagne rien à ce qu’elle sorte de mes pressentiments, car habillée de toile ou de soie, ou de lune ou de reflets marins, je sais que ce n’est pas pour se voir avec mes yeux qu’elle reprend son image aux lois de mon cœur.
« Sitôt qu’elle se retire de mes pensées et qu’elle passe dans ce monde, c’est pour me rejeter du haut de ce qu’elle y rencontre, grande et calme comme elle est, et aussi insaisissable qu’une lumière au milieu de toutes les choses que je vois avec elle, mais dont ses grands yeux ne parlent qu’à l’immensité. Et j’ai de la peine de penser que tout est si bien à sa place et si présent quand elle est là, que c’est dans mon propre regard que sa froideur l’éloigne de moi. »


Il fit signe de la main dans ma direction comme pour me demander de ne pas l’interrompre encore. Je n’ai qu’à fermer les yeux pour entendre résonner à mes oreilles les paroles si tristes qu’il prononça ensuite :
« Je vois ses yeux, ses dents, son front, tout son visage où c’est avec mon regard que sa beauté me tue. Mon pauvre ami, elle a soulevé contre moi l’idée que j’étais vivant. Et je la fuis avec un cœur qui me redit sans cesse : ou elle ou toi. Il me semble qu’elle est dans tout son corps la vanité de mon amour : quand elle me témoigne une espèce d’amitié, je ne peux pas supporter la vue de son visage.
« Trop belle pour que je prétende l’avoir jamais vue. Mon regard s’effaçait devant son visage comme s’il était tombé dans sa beauté au pouvoir d’un autre regard. Ceci est rigoureusement traduit bien que pas très clair pour qui ne l’a jamais ressenti. Avant de la connaître, déjà, je ne pouvais pas fixer quelqu’un de beau sans me sentir en lui scruté par la lumière de mes propres yeux. Comprenez-moi si vous pouvez : Je crois que tout ce qui brille par sa beauté est en même temps une image de la contemplation et comme telle, porte en soi l’idée totale de ce qu’on n’incarne qu’à deux dans le domaine du sens… »
Je hochai la tête. À vrai dire, je saisissais mal son exposé. Il aurait fallu connaître cet homme pour le comprendre, et c’était se perdre déjà qu’en avoir l’envie. Mon embarras devait percer dans mon sourire d’acquiescement, car il reprit, changeant de ton et avec des lenteurs où je voyais une patience de rongeur :
« Le souvenir ne voulait pas de son visage car mon regard n’y reconnaissait pas mon regard et se sentait pris aux serres du vide, précipité du haut de sa propre lumière. Il lui aurait fallu quelque chose de grand comme la nuit, ajouta-t-il en hésitant, pour se soutenir. »
Mais, comme j’allais l’interroger sur cette parole : « Faites bien attention, cria-t-il précipitamment. Il faut que vous vous souveniez de ce que je viens de vous dire, bien qu’il ne soit pas possible à un esprit analytique et clair comme le vôtre, d’y repérer la moindre idée. Je n’ai souci en m’exprimant que d’incorporer toute la matière d’une sensation à la vie du langage. Je ne sais pas si j’ai réussi à nourrir la parole de toute la réalité qui saigne dans l’expérience d’un homme, à si bien l’assouvir de ténèbres vivantes que la clarté première de l’intelligence ne s’y distingue plus du premier frisson de l’amour.
« C’est peut-être obscur ce que je dis, ajouta-t-il en me regardant en dessous. Mais ai-je tort de croire que chaque sensation est l’expression d’un corps tout entier, c’est-à-dire d’une existence et qu’on pourrait, à force d’ingénuité physique, anéantir en elle l’opposition fatale de la pensée et de la vie ? Une telle conviction mènerait loin ceux qui n’ont pas trop le goût de la sécurité intellectuelle. Ils n’auraient qu’à se garder d’une aberration funeste, celle qui consiste à expulser de chaque sensation tout ce qui ne contribue pas à en faire l’ornement d’une idée générale ; chaque homme s’efforçant au contraire de cristalliser la nouveauté de ce qu’il éprouve en termes littéraires, donc, consubstantiels à l’intelligence. Au lieu de nier leur expérience dans une idée préconçue de sa signification, ils y mettraient de plus en plus profondément la sensation en rapport avec elle-même, ils l’éclaireraient de toutes les virtualités qu’un homme met en jeu, élargissant dans les limites de l’envoûtement poétique le domaine ou la matière ne fait qu’un avec l’esprit. Et faisant payer peut-être à l’esprit, cria-t-il, la rançon de cette union.
« Je vous dirai, ajouta-t-il après un silence, de la beauté de mon amie : « Elle est le regard de ce qui l’éloigne de moi : » et ce n’est pas une image, mais l’épanouissement d’un sentiment qui a sa clarté dans l’être immuable de ce qui existe — et qui voudrait en devenir le nuage de grêle », acheva-t-il d’une voix écorchée, désagréable à entendre comme un cri de bête éventrée.


De l’autre côté du boulevard, un contrevent grinça. Je me tournai vers mon malade, que ce bruit avait interrompu :
« Eh bien ? » dis-je en le regardant.
— Eh bien quoi ? me répondit-il.
— Qu’est-ce que vous avez voulu dire ?
— Je dis que la sensation est le noyau de l’être et de la pensée.
— Et après ?
— Après, rien… mais cela suffit, allez croyez-moi. Vous n’en finirez jamais d’examiner cette idée dans toutes ses conséquences.
Je n’y tenais plus : « Voyons, lui dis-je, donnez-moi donc une de ces conséquences en exemple.
— Non, non, s’écria-t-il, vous n’y verriez rien …un bond pareil ? C’est trop, ajouta-t-il en riant, pour quelqu’un qui a des jambes.
Mais, comme j’avais eu un geste d’irritation, mon malade, qui ne craignait rien tant que la colère, mît sa main sur la mienne, et d’une voix blanche et comme exténuée par le poids d’un aveu, s’écria : « Vous savez bien qu’il y a les pierres, celles qu’on appelle des pierres précieuses, peut-être parce que l’on n’en connaît pas tout le prix. On vous a dit qu’elles faisaient tomber les femmes… Elles sont le destin de celles qui ne les ont pas vues. »


Je devais regretter amèrement d’avoir traité cette affirmation avec légèreté. Quand je déclarai à M. Sureau que je ne croyais pas à la vertu des pierres, à mon grand étonnement, il se hâta de donner dans mon point de vue, comme si je lui avais fourni à la fois l’idée et le moyen de détourner la conversation.
— J’ai voulu frapper votre imagination, me dit-il en riant. Un jour viendra où vous me rappellerez ma boutade. Il arrive que nous marchions au dedans de nous-mêmes. Mais il est besoin d’un objet plus réel que nature, pour forger l’unité de la pensée et de la vie. »
J’eus la maladresse de l’interrompre encore. « Tantôt ce que vous dites m’enchante, Monsieur Sureau et tantôt cela me paraît faux à crier. Pourquoi ne pas me parler maintenant de l’ombre que vous nommiez Iris, en la laissant où elle est, dans votre esprit d’enfant qu’elle m’éclaire si bien ? »
Il leva les yeux vers les façades voisines d’où la lumière se retirait. Mon regard y rencontrait un crépuscule tremblant, l’image d’une inquiétude qui n’appartenait dans mon cœur qu’à la plus inexprimable tendresse. Ce qu’on voyait semblait si loin qu’on n’aurait pu le décrire qu’avec des pensées. Je ne reconnus pas ma voix quand je lui demandai pour la deuxième fois de me parler d’Iris.
« Iris aura dormi ma vie », me répondit-il brusquement, comme pour se débarrasser d’une question importune. Mais un médecin n’est pas homme à se contenter d’une image. Je m’enquis avec une insistance affectueuse de ce que ses dernières paroles signifiaient et comme il prenait le parti de se taire, je lui demandai carrément pourquoi Iris avait dormi sa vie :
« La nuit l’attendait partout, soupira-t-il, dans mon amour et jusque dans le cœur d’un homme triste qui ne pouvait pas s’approcher d’elle sans devenir la bête noire de ses propres regards.
« Je vous assure que c’est un grand malheur pour un infirme de devenir amoureux. J’ai été victime d’un accident, vous le savez, qui fait de moi un monstre. Mais vous êtes-vous clairement mis en tête que mon corps ne pouvait pas être compris dans l’idée que je me formais de mon amour ? Il n’y a rien de plus étranger que lui à l’existence de mes regards qui vont sans moi sur un versant où il ne fera jamais assez noir pour la souffrance qui les suit.


« Je ne peux pas aller vers l’objet de mon amour sans que tout le poids de ma chair se dresse comme un mur pour nous séparer. Alors, l’illusion qu’elle aurait pu m’appartenir vient frauder en moi l’idée que je suis et que la matière de cette idée maîtresse vit derrière cette femme dans l’univers où je l’ai vue me dédaigner. Dans les brumes empoisonnées du rêve et de la délectation morose, il est fait échec à la vérité fondamentale du monde, qui veut que la plus belle expression possible : « Je suis » ait tout son prix dans le mot le plus doux, le mot qui dit : « Tu es ». Aberration mortelle. Car ces deux affirmations, les plus riches de toutes, ne valent qu’autant qu’elles posent un troisième élément, celui qui les unit dans l’existence d’un contenu matériel, que j’ai eu trop longtemps la prétention d’anéantir dans l’acte d’aimer.
« Heureusement que je suis à la veille, peut-être, d’en finir. Depuis les derniers froids, j’ouvre les boîtes de cigarettes comme des paquets de cartouches ; et, sous l’œil amical de ceux qui me prennent pour un autre, je trouve enfin le moyen d’abuser de tout » et, soudain :
« Il me semble que la clarté de mes discours y gagne. Si mon corps n’est pas compris dans mon idée de l’amour, peut-être que je comprendrai mon amour dans l’idée qu’il peut se faire de mon malheur. »


Ma femme disait de M. Sureau qu’il était à plaindre et moi, je crois fermement qu’il a aimé son infortune. Il ne pouvait pas maudire une condition où la souffrance était redevenue naturelle. Et, connaissant dans sa constante douleur le langage de son âme, il se familiarisait avec une profondeur où Petite-Fumée avait sa ressemblance dans un charme inné. Maintenant que celle qu’il aimait fuyait ses accès de fièvre et ses cris, c’est son amour même qu’il souhaitait d’épouser en eux comme une essence fabuleuse dont il aurait touché les reliques sur son corps d’écrasé. Parce que cette femme avait mis tant de vraie douleur, comme un trait de lumière, dans sa plainte d’infirme, il voulait penser à elle avec ses blessures ; il lui semblait qu’elle serait pour lui comme le don de vivre dans le déchirement de l’aimer.