Iris et petite fumée/01-09

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GLM (p. 72-77).

CHAPITRE IX


Nathalie était devant moi ; elle me dit sans regarder Monsieur Sureau :
« Venez vite. Madame est malade. »
Je posai une question absurde ; elle exprimait l’étendue de mon étonnement :
« Mais, depuis quand ?
— C’est comme une rage de se coucher qui l’a prise tout d’un coup, répondit Nathalie. Et des pleurs ! des pleurs ! Elle ne se serait pas tournée pour me dire pourquoi. »
Un homme ne conçoit bien que les peines qu’il a causées. Il n’y a peut-être pas d’autre façon de connaître. Chacun voit les choses à travers la place qu’elles lui ménagent :
« C’est peut-être parce que je ne rentrais pas, dis-je sottement, qu’elle a perdu la tête ? »
La femme de ménage secoua la tête :
« Monsieur ! elle ne s’est pas demandé une fois où vous étiez. »


Debout dans l’embrasure de la porte ouverte, je la regardais qui dénouait son fichu en reculant sur le palier d’entrée. Et je surpris dans ses yeux un éclair bizarre qui n’était pas tout à fait un regard, ni tout à fait une pensée ; une flamme de colère dont elle essayait d’affranchir son visage quand elle devait le tourner vers moi, mais que je voyais alors se survivre dans la maladresse de ses mains acharnées à dégrafer son col :


— Ce n’est pas agréable de l’entendre se plaindre. Aussitôt que l’idée m’est venue d’aller chercher quelqu’un je me suis mise à courir.
— Nous allons voir, dis-je en enfilant mes gants. Où est mon chapeau ? Mais comment avez-vous deviné que j’étais ici ?
J’avais déjà deux ou trois diagnostics dans ma caboche de jeune médecin. Je me retournai tout d’une pièce.
Tout droit derrière moi, Monsieur Sureau, grand et immobile comme un mort, soutenait le regard de Nathalie et semblait se faire brave devant sa fureur de bonne servante.
Maintenant, je marchais si vite que cette femme devait courir pour me rattraper. Nous avions eu de la peine à sortir de cette maison, bloqués dans l’escalier par une caisse qu’on y tirait, grande comme un cercueil ; et que j’avais piétinée dans ma hâte de gagner la rue, mais j’avais dû aider ceux qui la hissaient à écarter devant Nathalie. Et de mon impulsion insolente je gardais un souvenir gênant autant que du soin apporté par ma servante à ne pas m’imiter ; un commencement d’angoisse que la nuit de plus en plus opaque où nous avancions transformait en une interrogation ; une question toujours la même dont me laissaient porter tout le poids les visages goguenards avec qui nous avions perdu à parlementer les dernières minutes du jour : À quel usage cette caisse était-elle destinée ? « C’est pour un mort ? » avait demandé Nathalie en se signant. Et comme je haussais les épaules en rajustant mon faux-col : « Mais non ! c’est pour un fou » avait répondu un des porteurs qui se découvrait malicieusement en me regardant sous le nez.
Mon inquiétude me dépassait dans cette image de la mort. Elle se tenait devant mes yeux, comme étrangère à elle-même ; ou bien marchait à mes côtés. Son ombre était plus grande qu’elle ; et la cherchait dans cette nuit avec mes mains. J’aurais voulu frapper au visage ces ouvriers de malheur.
Elle était d’une santé si délicate, la petite fille que j’avais rencontrée à Southampton, un soir de pluie, l’année précédente. C’est même sa fragilité qui m’était apparue la première et j’avais eu peur de la perdre avant de savoir que je l’aimais. À la sortie d’un cinéma qu’une menace d’incendie venait de vider, j’avais prié l’homme à barbe blanche qui l’accompagnait de prendre mon imperméable pour la couvrir. Et c’est comme ça qu’on fait la connaissance de son beau-père et qu’on engage son existence. Parce que le feu avait pris dans un vestiaire nous étions devenus mari et femme comme pis-aller de la solution radicale qui aurait mêlé nos cendres si la flamme avait jailli ailleurs. Et le diable s’en était mêlé ; et même il nous avait couru après ; car il n’y a que son intervention pour expliquer l’étourderie bouffonne et sinistre qui me fit envelopper machinalement d’un imperméable une femme trempée. J’étais tombé au pouvoir d’un moi plus prompt qui avait agi en dessous, dans un royaume où tout se passe trop vite pour que notre humanité nous y suive.
Elle était si jolie que je n’avais pas su en la voyant empêcher ma vie de se jeter sur elle, de se noyer avec ses armes dans une nuit que son voisinage me couvrait de fleurs. On aurait dit qu’entre elle et moi, la livrant à sa mort par mes soins, il y avait quelqu’un qui me la prenait par les ailes, un être sans mesure avec l’espace et dont la figure de glace pour toujours regardait ailleurs à travers tout le bonheur. Toute l’horreur du monde pour lui-même, sa fuite, plus rapide que la pensée devant les formes de son être, ce qui fait son nom de douleur quand l’amour veut se réduire au tourment de rester sans objet. Le refus de ce qui est, comme une tempête de néant, où cette femme, d’un seul de ses longs regards, faisait l’oubli sur nous.


Depuis deux ans que nous étions mariés, je soignais sa gorge, mais rien que sa gorge, je concentrais toute mon attention sur des troubles qui ne passent pas pour irrémédiables. Cependant, à travers ses pupilles inégalement dilatées, j’apercevais, en dépit de mon parti-pris, l’image et peut-être la menace d’un autre mal qui aurait parlé plus clairement de la nuit d’horreur où je l’avais prise. J’en tâtais les symptômes malgré moi, incapable aussitôt que je les liais entre eux de les lier à elle. Elle pouvait bien se plaindre à chaque instant de menus vols commis à son détriment, et toujours dans des circonstances à me rendre incrédule ; aussitôt que mes yeux voyaient ses larmes il n’y avait qu’un délire et c’était le mien. Elle tapait des pieds quand j’arrivais en retard ; pour une contrariété insignifiante faisait une scène d’enfer. Un jour il lui arriva de changer de place tous les meubles du salon sous prétexte qu’elle avait égaré une paire de bas. Je ne pouvais pas m’insurger contre une colère maladive, ni assimiler à de la folie la passion qu’elle mettait à accuser Nathalie de lui avoir volé ce qu’elle cherchait. Je m’enfuyais, j’allais cacher dans mon bureau de médecin une peine d’enfant.
« Cela ne rime donc à rien d’aimer, et l’idée qu’elle était à moi n’allait pas plus loin que mon cœur ? Qu’est-ce donc qu’un amour qui ne me répond pas de ce qu’il aime ; et qui doit faire mon malheur pour m’assurer qu’il est réel.
« Il me semble que je suis plus vieux que la vieillesse. Je sais que la beauté est le fond de l’amour et non le fond des choses. Il n’y a rien à faire dans un monde pareil où l’homme n’est même pas assez fort pour regarder en face le peu qu’il est. Celui qui aime aime sa mort. »