Iris et petite fumée/02-02
CHAPITRE II
Ma femme est si belle que je ne peux pas être ému
sans qu’elle se montre et que sa beauté me dise
qu’elle est de moitié dans mon émotion. Et, même
dans ma pensée, il y a quelque chose que je ne peux
comprendre qu’à la condition de lui en donner sa
part.
Mais je ne voyais d’elle que son air, une mine de
femme heureuse où sa face se révélait comme par
enchantement. Cela venait de mon regard, ou bien
sa beauté l’avait voulu ainsi. Son visage est toujours
couvert en effet de la lumière qu’elle est pour moi ; et
je ne l’aperçois que lointain comme une étoile dans
la transparence qu’elle est au devant d’elle-même.
Si je la revois en esprit, c’est en ne me souvenant
que de son éclat, et je ne sais jamais si ma mémoire
la retrouve ou si mes yeux se sont perdus avec elle
dans les clartés qui la leur cachaient.
Machinalement, j’abaissai les vitres de mon taxi.
Il me semblait que je devais respirer l’odeur des boutiques
et des arbres, mon souffle embrasserait le feu
du monde, je croyais que mon souffle enveloppait
tous les feux du monde dans mon désir d’articuler
un cri profond comme ma pensée, plein d’elle et de
son mystère. Le songe quel qu’il soit, veut être tout.
Il veut assimiler toutes les choses par la ressemblance
qu’elles n’ont qu’un instant avec lui. On
dirait qu’il lui faut tout un univers pour retourner
à sa source, mille pays et tous leurs fruits, autant de
formes qu’il y a d’étoiles pour que chacun n’y connaisse
que son amour et qu’il sente le néant de tant
d’objets qui le lui ont conçu.
À travers les hautes herbes de la ville, je fonçais de
lumière en lumière, vers le songe qui est la vie intérieure
de mon cœur. Aussi vrai que je suis un
homme, ce songe que je dis est femme. Perdu pour
moi il m’éclaire le monde où il est perdu. Il dresse
tout ce que j’aime contre tout ce que je suis.
Je me secouais, je me répétais : « Je vais voir l’un
ou l’autre de mes malades, je suis un médecin comme
il y en a tant. Claire comme est ma vie je pourrais
la prendre pour celle de quelqu’un plus. Et je ne
vois pas pourquoi je m’interroge sur elle quand j’y
laisse s’employer mes heures en une suite d’actions
où je ne me donne pas la peine de pénétrer… »
Mais je n’étais plus si insouciant puisque je savais
que je l’avais été. Au fond, je sentais bien que cette
liberté d’esprit était justement ce qui me faisait défaut ;
et que c’était contre elle que mon amour s’était
élevé. Un espace désert avait été mis au monde avec
moi et j’avais compris douloureusement que la plus
grande partie de mon existence s’était écoulée en lui
comme si j’avais dû mourir de ma fatigue et non pas
à force d’avoir vécu. Mon cœur m’avait fait entrevoir
ce que devait être le bonheur d’un homme plus
grand que nature et sauvé de l’épuisement où il avait
été conçu. Que n’étais-je cet homme, pour être son
bonheur dont le monde n’était que l’aveu !
Ces paroles sont obscures, il faut compter que les
événements les éclaireront. En attendant, je les écris
dans l’ordre où elles m’ont été inspirées, non sans
noter au passage les soins étranges que je prenais
en les prononçant à mi-voix. Je pensais à ma femme
et les yeux attachés au mouvement de la rue, j’y
cherchais des preuves de l’amour qu’elle était censée
me porter. Inutile que je m’explique longuement
sur ce genre de diversion auquel tout homme, plus
ou moins, a eu recours dans les moments où il
n’envisageait pas d’autre moyen d’échapper à une
incertitude accablante. Mais il est bon que je dise
comment cela avait commencé : un étonnement
soudain m’avait saisi : la rue était changée, je n’y
reconnaissais plus mes regards. Ils avaient dans
chaque objet autant de profondeur que dans mes
prunelles et ma pensée était en eux comme au grand
soleil de la chair la naissance des larmes.
Je regardais les magasins, les passants ; et, annonces
ou visages, je lisais tout avec mes pensées et non
avec mes yeux. Aux tableaux de ce coin de ville
je demandais de réfléchir mon âme jusqu’au fond
et, à eux tous, de fouiller à force d’images toute
l’étendue de l’avenir auquel elle ouvrait la voie.
Ainsi, examinant avec passion les étalages et les
individus, je les rapprochais mentalement comme
les figures d’un jeu de cartes étalés sur le tapis d’une
devineresse. Chaque objet qui me frappait par sa
nouveauté procurait à l’une de mes espérances un
prolongement dans l’avenir ; et, de tous les points
de l’horizon en mouvement, par mille ponts de
lumière me venait toute une cavalcade de symboles
où mon esprit trouvait autant de promesses ou de
refus qu’il portait en lui de secrets désirs. C’est
au cours de cette bizarre occupation que je fus
extraordinairement frappé par la vue d’un mannequin
de femme qui, privé de ses vêtements, gisait
au fond d’une vitrine en attendant de jouer son
rôle dans un étalage qui se montait. Un embarras
de voitures avait immobilisé mon taxi, j’eus le temps
d’examiner le magasin : assez petit, peint en noir,
sans enseigne visible. Derrière la glace, il n’y avait
avec la poupée que des plantes d’appartement et
des effets abandonnés ; le désordre laissé derrière
elle par les mains qui l’avaient jetée là. Cependant,
sur une étoffe lamée d’argent, un chat vivant se
tenait assis, attentif. Le faible rayon d’une lampe
verte prenait sous la même incidence lumineuse les
yeux ouverts de l’animal et le cadavre de coton rose
sur lequel il semblait veiller.
Au moment où le taxi repartait, une grande fille
blonde fit mine de traverser la rue ; et, au bord du
trottoir, se tint en arrêt, le bras droit étendu comme
pour donner à sa main dégantée un appui. L’immobilité
de son visage m’avait ému. Je frissonnai.
Elle ressemblait au mannequin que j’avais vu un
instant plus tôt dans la boutique… Des étudiants
passaient en chantant.
Je pourrais citer d’autres faits. En gros, tout ce
qui se passait autour de moi renouait le fil de ma
rêverie au lieu de l’interrompre. À travers tous les
aspects de la réalité mes songes me donnaient les
mains, on aurait dit qu’ils me livraient l’étendue
de mon regard comme un autre moi que j’aurais
fouillé sans trop le reconnaître. Mais ce n’était pas
tellement par le pouvoir de se combiner avec mes
pensées que le spectacle de la rue me faisait sentir
son étrangeté. Cette aptitude du monde à capter
des figures de mon imagination n’en constituait que
le caractère second, une conséquence subordonnée
à d’autres traits qui étaient les plus prompts à me
frapper. Jamais le vent n’avait été si léger. À l’entrée
de la rue des Amidonniers, où le taxi m’avait
déposé, chaque gorgée de l’air que j’aspirais avait
un goût différent. Dans le feuillage d’or des vitrines
la lumière parlait moins à la vue qu’à la chair, son
rayonnement était une source de douceur pour le
corps entier qui se penchait en elle vers l’efflorescence
de son bonheur. Aussi, je marchais de plus
en plus lentement comme si la succession des étalages
et des enseignes m’avait endormi dans mes
yeux ouverts. Cet horizon n’était qu’un songe où
mes regards se trouvaient avec moi par hasard :
une pensée de mes yeux que la dernière lueur du
soir faisait sienne. Chaque jolie passante se rendait
visible par les seules forces de sa beauté et de mon
bonheur comme une apparition dont mon regard
n’aurait été que l’ombre.
Je me dirigeais vers le coin le plus sombre de la
banlieue où était le domicile de Monsieur Sureau.
Je ne marchais pas, l’espace me portait. La terre
était aussi légère que moi dans le plaisir que je
prenais à la fouler aux pieds. Il y avait quelque part
un regard que mon amour pour cet endroit de la
ville approchait de ses yeux ; un regard pour n’être
avec le mien qu’un même amour, le don de mon
cœur à ce coin de quartier où mon rêve avait tué
le rêve. À chaque instant j’allais avec mes sens au
fond de la douceur de vivre, j’entendais, j’y voyais…
Nulle part il n’y avait de place pour ce qui n’était
pas et ma chair, à elle seule, était tout le songe.
Le sort de l’homme émergeait de l’ombre avec les
périls d’un soir si pur qu’il était l’existence même
et toute l’existence à lui seul.
Je ne m’alarmais pas de trouver mon histoire tout
écrite dans l’éclat inusité d’une vision qui pour
moi, soudain était tout. Si je pensais à ma femme
je voyais l’univers sortir de son apathie pour m’aider
à pénétrer le sens de ma présence, pour découvrir
dans certains de mes souvenirs un principe à
mes sentiments dont il tenait la clef. Ainsi le monde
où je m’avançais était mon amour un peu plus que
je n’étais moi-même. Ce monde m’avait surpris
dans mes jours pour me mener en lui vers l’oubli
de l’oubli.