Iris et petite fumée/02-04
CHAPITRE IV
Je me remis en route. Je n’en avais pas pour trois
minutes de marche avant d’arriver à la porte de
mon malade. La rue des Amidonniers donnait sur
un boyau très étroit et empli d’une ombre glaciale
où il fallait faire quelques pas avant d’enfiler une
ruelle perpendiculaire et débouchant sur la place
dont le pâté d’immeubles où logeait Monsieur Sureau
occupait le fond. Tout ce chemin, je le fis vivement.
Mon bien-être avait mis un frein à l’agitation
de mes pensées. Je marchais comme si j’avais eu
des ailes. Les choses me semblaient nouvelles à
force de me sembler voulues. Le jour un peu ferrugineux
qui les éclairait venait de mes rêves et mes
rêves de lui ; et la profondeur de mes regards ne
laissait aucune marge à la réflexion. Cependant,
c’était comme un instant attendu que je savourais,
dans la joie nouvelle de ne plus trouver de place
dans ma chair que pour moi.
Le bonheur que je savourais marquait donc la fin
ou le relâchement d’une inquiétude qui n’avait été
qu’à moitié consciente. Une fois de plus je m’arrêtai ;
et, d’instinct, mes yeux se posèrent en même
temps sur une enseigne couleur de soufre où des
cartes à jouer mêlées à des oiseaux des îles amusaient
le goût que j’avais toujours eu des rapprochements
insolites. C’était, pour ainsi dire, la peur
de penser en vain qui m’avait accroché à cette épave
de lueurs, l’horreur de perdre une parcelle de mon
temps à poursuivre une idée qui se révélerait incapable
peut-être, d’échanger un peu de sa vie avec
la mienne. C’était fort clair : une fois de plus, je
pleurais les minutes que je laissais s’écouler en
dehors de moi et comme au hasard. C’était le moment
d’examiner cette tendance : la conscience que
je venais d’en avoir arrivait sûrement à son heure.
Il m’avait toujours paru scandaleux, incompréhensible
qu’une heure de ma vie pût se gaspiller :
« Quelle est, me disais-je, cette liberté d’abaissement
dont en tant qu’homme je jouis ? Tout ce qui
existe peut donc m’aider à être comme mort à
celui que je suis ? Je me revoyais enfant dans l’exaspération
des visites dominicales où l’on n’entendait
que des paroles prévues et insipides ou bien déjà
adolescent anéanti de dégoût par les soirées creuses,
aspirant après les immenses nuits de travail ou
d’orgie. Je savais combien j’avais abhorré les
amours à rendez-vous réguliers, maladies cycliques
où le retour des caresses habituelles semblait empêcher
le temps de fleurir. Aussi j’avais vécu dans
un mécontentement de moi sans répit, si égal que
je ne pouvais pas me concevoir même partiellement
allégé de son oppression. Déjà, je voulais être attentif
à tout, identifier tout au long de ma vie tout
le temps qui s’écoule et l’être réel qu’au dedans de
moi-même je pressens que je suis. Après tant d’inutiles
efforts, je venais à peine d’entrer dans cet état
de grâce que la manie de penser faisait mine de
m’en arracher. Le bonheur que j’avais ressenti dans
la rue des Amidonniers avait comblé les désirs de
toute ma jeunesse ; et c’était pour le faire durer un
instant encore que je me baignais dans la présence
d’un objet où ma pensée allait me rencontrer moi-même
comme un obstacle insurmontable sur les
chemins des idées reçues.
Et puis je détournai mes yeux de cette enseigne
et je regardai la rue à travers la pluie fine qui tombait.
Rien n’était aussi attachant que de voir le tas
de pavés immobile, la pan de mur éclairé par la
lumière indigente du carrefour. Sans rien changer
en moi une image de ma mélancolie passait dans
l’immobilité de tous ces matériaux. On aurait dit
que le poids de la terre et son immensité suspecte
étaient dans mon cœur avant moi.
C’était par la toute-puissance d’une image chérie
qu’être et passer n’étaient qu’un. Je le savais. Je
ne me laisserais plus divertir. Comme Monsieur Sureau,
je rendais à l’aimer ce qui appartenait à
l’amour, au vivre ce qui appartenait à la vie. Hélas,
je ne m’engageais ainsi qu’à partager son tourment.
Quand on agit comme s’il n’y avait que de
la lumière dans le monde on donne des arguments
à la mort ; c’est comme si on découvrait un endroit
où le crime est une affaire de raison.
Mais je croyais n’exister ce jour-là qu’en hommage
au monde, la volonté tournée vers le dehors, et
donnant tout le prix de ma bonne volonté aux
choses telles qu’elles étaient.