Iroquoisie/Tome I/10

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Les études de l’Institut d’histoire de l’Amérique française (Tome Ip. 161-182).


CHAPITRE X


(1636)

Le 2 septembre 1636, les Jésuites de Huronie apprennent l’arrivée d’un prisonnier iroquois dans une bourgade. Des Hurons se sont avancés jusqu’au lac Ontario, ils y ont découvert vingt-cinq à trente Iroquois à la pêche. Si l’excitation ne les avait pas subitement saisis, ils auraient pu envelopper tout ce groupe d’ennemis, Onnontagués probablement. Mais ils se sont précipités sur les victimes et n’en ont capturé que huit. L’un est immédiatement mis à mort. Un second a été assommé, les autres ont été distribués entre les diverses bourgades huronnes.

Les Jésuites se rendent à Arontaen où doit arriver l’un de ceux-ci. Ils désirent le convertir. Celui-ci se présente bientôt, une robe de castor sur le dos, un collier de grains de nacre au col, un autre collier en forme de couronne sur la tête. Trente ou quarante Hurons l’escortent. La foule se porte au-devant de lui. Il doit s’asseoir à l’entrée du bourg et chanter. Il a déjà une main brisée, un doigt arraché ; d’un coup de hache, on lui a sectionné un pouce et un index ; on lui a brûlé un coude.

Les Hurons sont de race iroquoise. Ils manifestent dans les tortures qu’ils infligent la méthodique cruauté des Asiatiques. Au lieu de se ruer sur le prisonnier, ils l’accablent de mots d’amitié ; ils lui apportent force sagamité, citrouilles et fruits ; ils le régalent avec ingéniosité ; ils lui demandent de chanter, et l’Onnontagué chante avec vigueur bien qu’il ne soit plus jeune, comptant une cinquantaine d’années. Les Hurons l’encouragent : n’est-il pas bien ainsi, parmi des parents et des amis ? Ils tuent un chien et le mettent à la chaudière pour un festin. Les mains du prisonnier sont toutes douloureuses ; « elles étaient demi-pourries et toutes grouillantes de vers » ; des assistants tentent mais sans succès, de les extraire. Aussi, quand l’Onnontagué veut porter un morceau à sa bouche, il défaille. Plus tard, il chante et on lui apporte des friandises.

Il loge en la même cabane que les Jésuites. Ceux-ci lui parlent de la foi chrétienne ; un auditoire se forme autour d’eux. Enfin ils baptisent le pauvre homme sous le nom de Joseph. Les missionnaires se retirent ensuite ; les sachems causent tout doucement avec le converti ; ils l’entretiennent des affaires de la Confédération iroquoise.

Le lendemain, le prisonnier continue son voyage. Il chante toujours ; les Hurons lui préparent toujours des festins ; les missionnaires terminent son instruction. Il a maintenant atteint une seconde bourgade. C’est là que son sort doit se décider. Le conseil le donne à un Huron pour remplacer un neveu perdu. Cet homme peut lui conserver la vie, l’adopter le traiter comme un membre de sa famille. Mais il refuse de le garder, vu les mains estropiées. Il lui annonce son supplice pour le soir même, « Sus donc, mon neveu, dit-il, aie bon courage, prépare-toi à ce soir et ne te laisse point abattre par la crainte des tourments »[1]. C’est par le feu qu’il mourra : « Voilà qui va bien, dit Joseph, voilà qui va bien ». La propre sœur du neveu défunt lui apporte des aliments, elle le traite comme un fils ; « elle était d’un visage fort triste, et avait les yeux comme tout baignés de larmes ». Et le Huron qui a pris la terrible décision tient lui-même le calumet pour que son prisonnier fume, il essuie ses sueurs, lui agite devant le visage un éventail de plume.

À midi, le condamné commence son festin d’adieu. S’y trouve qui veut. « Mes frères, je m’en vais mourir dit-il, au reste jouez-vous hardiment autour de moi, je ne crains point les tourments ni la mort ». Il chante, il danse autour de la cabane. Le festin a lieu. Puis tous chantent et dansent.

Toute cette foule doit revenir à Arontaen. Les missionnaires expliquent les articles de la foi au condamné, à la multitude, des âmes s’attendrissent : on dirait une page arrachée à la Bible.

Enfin le soleil baisse. C’est l’heure. Les Hurons se rassemblent dans la cabane des Têtes Coupées qui appartient à un fameux chef, Atsan. C’est là que se réunissent les conseils qui débattent les affaires militaires. Les Jésuites se postent auprès du converti pour l’encourager. Vers huit heures les feux s’allument à intervalles réguliers, d’un bout à l’autre de l’habitation ; la distance qui les sépare est d’une brasse. Les vieillards se pressent le long des murs, sur l’échafaud, où les habitants dorment l’été ; les jeunes gens se rangent plus bas, nombreux à s’étouffer. Chacun se prépare un bon tison, une écorce qui s’enflamme bien ; le capitaine encourage chacun à bien faire son devoir ; il faut commencer par les jambes pour que le supplice dure la nuit entière.

L’Onnontagué entre à ce moment. Une clameur l’accueille. Des bourreaux lui lient les mains. Chantant et dansant, il fait un premier tour de la cabane. Puis le capitaine le dépouille de sa robe de castor. Voilà le moment. Le captif commence à faire le tour de la cabane, en marchant ou plutôt en courant. Chacun lui inflige une brûlure au passage. « … Cependant il criait comme une âme damnée, toute la troupe contrefaisait ses cris… ; il fallait être là pour voir une vive image de l’Enfer. Toute la cabane paraissait comme un feu, et au travers de ces flammes, et cette épaisse fumée qui en sortait, ces barbares… hurlant à pleine tête, avec des tisons en mains, les yeux étincelants de rage et de furie, semblaient autant de démons qui ne donnaient aucune trêve à ce pauvre misérable »[2]. On brise au prisonnier les os des mains et des poignets ; on lui perce les oreilles avec des branchettes en feu.

Au septième tour, après qu’on l’a fait asseoir de force sur des braises, le prisonnier ne peut se relever malgré un tison qu’on lui applique aux reins. Les jeunes gens veulent aussitôt attiser le feu autour de lui. Les capitaines ont conservé leur sang-froid et ils s’interposent tout de suite : il faut toujours que le supplicié vive jusqu’à l’aube, sinon c’est un mauvais présage.

Les Hurons étendent le supplicié sur une natte. Ils le laissent en repos. Des feux s’éteignent. La foule s’écoule un peu. Ce n’est qu’au bout d’une heure que le malheureux revient à lui. Il doit recommencer ses chansons. Toute la jeunesse revient et la torture se continue. Les bourreaux n’ont jamais que des paroles de douceur, de bienveillance, de miel. On dirait toujours qu’ils parlent à un ami très cher. Mais leurs actes sont d’une cruauté raffinée. Ils procèdent maintenant avec méthode et lenteur ; ils imaginent des tourments douloureux, mais superficiels. Ils le ligotent, par exemple, avec des cordes ; ils mettent le feu aux cordes qui brûlent peu à peu et le ceinturent de feu ; ils l’obligent à se tenir debout sur des haches rougies ; « Vous eussiez ouï griller sa chair » ; ils lui brisent les doigts encore intacts ; ils le bâtonnent ; ils l’habillent de vieilles nippes auxquelles ils mettent le feu ; les branches embrasées lui caressent continuellement les jambes.

Une assez longue trêve intervient. Des épis de maïs rôtissaient dans les cendres tout à côté des haches. L’Onnontagué mange et boit. Les missionnaires parlent de l’autre vie bien prochaine maintenant ; ils lui donnent les dernières instructions religieuses. Chacun parle, on cause, on tient sur la vie des propos philosophiques. Les Jésuites français disent qu’en leur pays, le supplice du feu n’est infligé qu’aux grands criminels, mais d’une façon prompte et rapide. L’Iroquois raconte la mort de quelques Hurons en son pays aux mains de ses compatriotes.

L’aube répand sa première lueur blafarde. Des feux s’allument alors au dehors du village. Deux Hurons saisissent la victime, l’apportent, la hissent sur un échafaud élevé de sept à huit pieds au-dessus du sol et construit autour d’un arbre ; ils le lient au tronc, mais de manière que les liens lui laissent la liberté de tourner autour. Cette fois, c’est le supplice à mort. Les Hurons lui brûlent toutes les parties du corps, et chacune à diverses reprises. L’Onnontagué tourne et tourne, et chacun, quand il passe devant lui, lui inflige sa torture. Enfin, on le brûle en la bouche, en la gorge, dans les yeux, dans l’anus ; des haches rougies lui brûlent successivement les épaules, puis la poitrine. Ses mouvements se sont ralentis peu à peu, et maintenant, il est à bout, sans mouvement. L’un lui coupe le pied ; l’autre, une main, le troisième, la tête. Le cadavre sera l’aliment principal d’un festin qui aura lieu le jour même.

Un Huron demande au Missionnaire : « Penses-tu… que… les Iroquois t’en fassent meilleur traitement s’ils viennent une fois à ravager notre pays ? Ce n’est pas de quoi je me mets en peine, répartit le Père… »[3].


(1636)

Le onze septembre 1636, le père Isaac Jogues arrive en Huronie ; le 17, il tombe malade. Un domestique qui le suit de près, s’alite en descendant du canot. Dominique, un autre serviteur, manifeste bientôt les mêmes symptômes. Le Père Pierre Chastellain doit interrompre ses travaux le 24 ; et le 27, c’est le tour du père Charles Garnier. Enfin le père Le Mercier les imite au bout de quelques jours.

La seconde grande épidémie vient d’éclater. Les Français l’ont-ils apportée ? Non : « … Notre cabane était encore saine et entière, qu’il y avait déjà des malades en notre bourgade et à La Rochelle… »[4]. Les religieux se soignent un peu. Ils prennent du repos ; ils absorbent des aliments légers : une poule parfois, et un œuf. Petitpré chasse, c’est l’automne, il rapporte du gibier et l’on prépare des bouillons. Un autre Français pratique des saignées. En peu de temps, chaque membre de la colonie française est sur pied.

Mais quand, le 15 octobre, les missionnaires commencent à circuler, une bonne partie de la population d’Ihonatiria est malade. Alors, ils se dévouent. Ils administrent des bouillons et des saignées. Leur petite provision de médicaments s’épuise.

L’épidémie progresse par sauts et par bonds. Les Français espèrent que « les premières froidures arrêteraient le cours de cette maladie contagieuse ». Mais il n’en est rien. Le fort de l’hiver apporte le fort du mal. Dès la mi-novembre, les villages avoisinants sont atteints. Des familles perdent plusieurs de leurs membres. Dans toutes les cabanes, il y a des malades, et dans la plupart, plusieurs meurent.

Pasteur viendra deux siècles plus tard. Les cabanes huronnes n’ont pas de fenêtres ; ce sont de vastes caravansérails qu’aucune cloison ne divise, où de nombreuses familles vivent dans une promiscuité grouillante. Les Jésuites se tiennent auprès des malades et des morts ; ils se transportent d’un chevet à l’autre, d’une cabane à l’autre, d’un village à l’autre, dans leurs efforts pour soulager cette immense misère. Les Français, comme les Européens, connaissent peu de remèdes efficaces ; les Hurons, moins encore. Ils sont pris au dépourvu par ces maladies étranges que leur apporte soudain la civilisation.

Alors, la maladie contagieuse, dans ce climat froid, prend les proportions d’un immense désastre. Ihonontaria « a été dans l’affliction jusques au printemps, et est presque toute ruinée »[5] ; la bourgade sera plus tard abandonnée. À Ossossané, en décembre, les missionnaires trouvent cinquante malades ; ils affirmeront plus tard que les malades meurent tous les jours. Les Nipissings qui hivernent dans la Huronie rapporteront soixante-dix cadavres en sept canots. À Onnentisaty, plus de cinquante personnes succombent dans quelques semaines. À Œnrio, à Anenataa, la maladie décime les familles. Au loin, la nation du Pétun elle-même souffre de l’épidémie.

L’hiver passe dans cette terrible affliction. Le printemps suscite d’abord des espérances, mais vainement. Le 2 mars 1637, par exemple, une femme meurt à Ihonontaria et la Relation dit ce qui suit : « La maladie y continuait toujours et n’en est pas encore partie »[6] ; et même l’épidémie « est en cette saison beaucoup plus mortelle qu’elle n’était pendant les froidures de l’hiver… » À Ossassané, « la maladie avait emporté une partie des jeunes gens ». Toute la Huronie est maintenant atteinte et quand la chronique se clôt, à la fin de juin, en 1637, le fléau poursuit partout ses ravages.

En un mot, c’est une épidémie de dimensions effroyables qui a éclaté à la fin de l’été 1636. Elle remplira des centaines de pages des Relations des missionnaires. Elle durera pendant des mois et des mois, ne semblant jamais devoir s’éteindre. Elle fourmillera d’épisodes. Elle déchaînera contre les missionnaires, ces derniers venus, des ouragans de soupçons, de menaces, de dangers. Elle donnera lieu à des scènes de sorcellerie, de magie tout à fait extraordinaires. Les sorciers susciteront une infinité d’intrigues, répandront une infinité d’accusations gratuites. Les Français de Huronie seront souvent sur le point d’être mis à mort. En un mot, c’est une véritable tempête diabolique qui souffle sur le pays parmi les morts qui tombent, les pratiques superstitieuses et païennes, les calomnies, les terreurs.

Il faut lire ces pages brûlantes, passionnées, pour comprendre le rôle de premier plan que ces maladies contagieuses vont jouer dans le conflit ancestral entre Coalition laurentienne et Confédération iroquoise. Elles impriment à la nation huronne un ébranlement dont elle ne se relèvera jamais. Ce n’est pas seulement la chute brusque et presque mortelle dans le chiffre de la population, qu’il faut noter, mais encore la disparition des chefs naturels, et l’affaiblissement permanent du moral.


C’est l’hiver. Mais c’est aussi la guerre. Les Algonquins de la Nouvelle-France retombent dans les terreurs paniques que Champlain avait le premier observées. Un soir, par exemple, les Jésuites hospitalisent les petits garçons à l’intérieur des murs de Notre-Dame des Anges ; et M. Gand héberge les fillettes autour de la cheminée pendant que les parents veillent à l’entour des fortifications.

Le Gouverneur offre parfois des festins à des sauvages ; il leur offre aussi des présents pour les attirer à la fois et les garder dans l’amitié de la France. Les conversations ont libre cours ; car le Sieur Olivier Le Tardif, interprète, rend compte des questions et des réponses. Et voilà qu’un soir, les Algonquins « demandèrent pourquoi ils mouraient si souvent ? disant que depuis la venue des Français, leur nation se perdait entièrement : qu’auparavant qu’ils eussent vu des Européens, que les seuls vieillards mouraient, mais qu’a présent il en meurt plus de jeunes que de vieux »[7]. L’un d’eux a même entendu son père dire « que plus il y aurait ici de Français, moins il y aurait de sauvages, et que lors particulièrement qu’on amènerait des femmes, qu’ils mourraient en grand nombre ».

Les Français écoutent ces doléances, ces sombres pressentiments, ces vérités terribles. Ils tentent de répondre. Avant leur venue, il y avait aussi des épidémies, des famines. Ni les unes, ni les autres ne dépendent des Français. Qu’ont-ils eu à faire par exemple avec la faim qui durant l’hiver 1635-6, a ravagé les tribus du nord ? Tout au contraire, ils soulagent ces maux. Le père Paul Le Jeune pense, lui, à l’eau-de-vie. La voilà peut-être l’explication. Les Indiens boivent avec une passion déréglée ; l’alcoolisme est probablement la cause des « maladies qui les vont exterminant tous les jours ».

Au mois de juillet, 1637, un capitaine de la Petite Nation cause avec le Gouverneur à Québec. Parlant des Indiens, il lui demande « pourquoi ils se dépeuplaient à vue d’œil, et nous autres au contraire nous vivions si longtemps »[8].

Qui répondrait à ces questions angoissantes ? Ni Indiens ni Français ne disputent le fait de la détérioration, de la diminution des races algonquines. L’homme néolithique a commencé à disparaître devant l’homme de l’âge de fer, devant même le Français, celui qui le traite avec une sympathie et une bonté infinies. Qui fournira une explication ? En premier lieu, on trouve les maladies des blancs ; en second lieu, l’alcoolisme. Mais ces réponses ne dissipent pas le mystère. Il est probablement des raisons plus difficiles à saisir. L’Indien a commencé à se vêtir de laine et de lin, lui qui n’avait porté que des peaux ; son alimentation s’est modifiée. Il erre entre deux civilisations. L’ombre puissante de l’homme blanc le domine. Et la transition est si brusque d’un mode de vie à l’autre que les corps ne s’adaptent pas assez tôt et succombent.

Algonquins de Tadoussac, des Trois-Rivières, de l’Outaouais ont déjà ressenti les atteintes d’une espèce de caducité maligne qui brise en eux ou affaiblit les ressorts puissants de la vie. Déjà Champlain ne reconnaîtrait plus la race saine et dure qui célébrait ses victoires à Tadoussac. Le poids du destin pèse sur elle.


(1637)

Les Algonquins ont pris leur vengeance en 1636. Mais ils savent que les Iroquois ne leur sont pas inférieurs en rancune. Ils s’attendent à des incursions et les paniques continuent à éclater. Le 26 février, un sorcier s’imagine que les ennemis s’en viennent à l’attaque, qu’ils sont même rendus aux Trois-Rivières. La terreur saisit la tribu ; elle se rassure à peine malgré le voisinage des Français. Le premier mars, une autre alarme se produit. Les Algonquins tremblent de crainte : c’est « la représentation des horribles tourments que leurs ennemis leur font souffrir quand ils les prennent », qui les émeut ainsi jusqu’au fond de leur chair. Ils sont nomades, difficiles à repérer ; mais quand les Iroquois les ont une fois découverts, aucune enceinte de palissades ne les protège.

Malgré ces terreurs, les Algonquins se maîtrisent et se lancent à l’attaque. Le 24 avril, un capitaine de Tadoussac s’arrête à Québec avec un groupe de guerriers. Il voit le Gouverneur, puis les Jésuites. Il est rempli de jactance, il a bonne opinion de lui-même et de son peuple. Saisissant un crayon, il dessine le chemin qui conduit à l’Iroquoisie, l’Iroquoisie elle même, l’emplacement des bourgades.

Après un court séjour, la bande part, pleine de confiance. Elle s’augmente en route d’un certain nombre d’Algonquins que la haine des Iroquois travaille. Elle voyage rapidement. Bientôt, elle atteint un village, probablement dans le pays des Agniers. Soudain, elle découvre un Iroquois et se lance à la poursuite. Elle s’enfonce de plus en plus avant dans le territoire ennemi. C’est le printemps ; dans un espace découvert, un défriché, le feu consomme des détritus ; une épaisse fumée emplit la clairière ; elle empêche de rien distinguer. Soudain, « ceux qui brûlaient ou fumaient leurs champs selon leur coutume »[9] voient surgir leur compatriote poursuivi ; ils accourent, saisissent leurs armes, Montagnais et Algonquins constatent qu’ils sont entourés ; que leur chance de fuir est mince. Les deux capitaines se dévouent. Celui de Tadoussac, qui était si fanfaron, a été le premier à découvrir le grand nombre des ennemis. Maintenant, il crie à ses compagnons de fuir. Et, lui, il continue le combat. Enfin, il reçoit une flèche dans la cuisse ; longtemps encore, à genoux, il se défend avec une épée contre ses assaillants ; puis il est tué. Le capitaine des Trois-Rivières n’est pas moins brave. Il ne succombe qu’après un long et violent combat. Mais leur dévouement ne sauve pas tous leurs compatriotes. Un groupe important parvient à fuir, mais quelques uns demeurent prisonniers. Engagé trop profondément, l’un des guerriers continue sa course, s’enfonce plus loin encore dans le pays ennemi. Il se dérobe aux recherches. La nuit venue, il prend la route du retour ; il passe tout près de la bourgade et il entend les cris de ses compagnons soumis au supplice. Il réussit à revenir sans nourriture, sans vêtement, en neuf jours. Un autre reviendra en cinq jours.

La flottille approche des Trois-Rivières après cette défaite. Cette fois, les scalps, ne flottent pas au vent. Les canots s’avancent sur une seule ligne ; le premier annonce le désastre : « … Il criait d’une voix lugubre, à peu près comme ceux qui recommandent les trépassés en France ; il nomma par leur propre nom, tous ceux qui étaient morts ou pris des ennemis »[10]. Et la Relation ajoute encore : « Ils retournèrent hier de leur guerre, non point chantant comme ils firent l’an passé, mais tellement abattus de deuil et de tristesse, qu’ils n’avaient pas le courage de tirer leurs canots hors de l’eau, non plus que leurs femmes qui faisaient retentir le rivage de leurs tristes et lugubres lamentations ». Le récit ne donne ni le chiffre des morts, ni celui des prisonniers, ni même celui des combattants. On ignore l’importance réelle de cette action. Avec nombre de combats du même genre, elle constitue la menue monnaie de cette guerre.

Les fugitifs se croient poursuivis de près. Ils sèment l’alarme dans la tribu, mais aucune attaque ne se produit. Puis ils racontent, fait grave, que durant l’hiver 1636-7, un détachement iroquois de cent cinquante guerriers s’est approché à deux journées de marche du fort des Trois-Rivières. Les Indiens, dans des cas pareils, attachent de petits bâtons à des branches d’arbre ; ceux qui les découvrent déchiffrent cette écriture symbolique.

La défaite incite les Algonquins à commencer la culture du sol à l’abri du poste. La guerre, la maladie, les famines les déciment. La chasse commence à manquer dans un large rayon autour des Français. Les autorités coloniales les encouragent. Cette année même, Noël Brulart de Sillery envoie des ouvriers en Nouvelle-France pour les assister dans l’œuvre lourde du défrichement.

Vers la mi-mai, une nouvelle panique éclate aux Trois-Rivières. Les Algonquins supplient qu’on laisse entrer femmes et enfants dans le poste. Les Français leur répondent que le lendemain même, ils leur donneront des palis pour enclore un coin de terre où ils pourront se défendre. Le soleil à peine levé, les sauvages accourent tous, grands et petits ; et, sous le coup de la crainte, ils travaillent avec tant d’ardeur qu’en moins de quatre heures ils érigent une solide palissade. Deux familles commencent des défrichés ; elles ensemenceront un demi-arpent de terre.

Une profonde appréhension continue à régner. Les Algonquins surveillent étroitement le fleuve. Une barque française monte à la rivière des Prairies ; les matelots découvrent « un canot, qui rôdait doucement à l’entour des îles, pour voir s’il ne découvrirait point quelque Iroquois »[11]. Deux des Français demandent aux Indiens de les ramener aux Trois-Rivières ; ils n’obtiennent ce privilège qu’avec peine : ces alliés sont persuadés que les Iroquois les tueront au retour. Ils sont nerveux et demeurent aux écoutes ; ils sont convaincus que des bandes ennemies sont en route. Leur instinct ou leurs renseignements sont sûrs. Le 27 juin, ils reçoivent des nouvelles précises. Mais c’est une victoire qui leur est cette fois annoncée et non pas une défaite. La tribu d’Iroquet l’a remportée. Les indications sont vagues. On ne connaît ni le lieu de la bataille, ni le chiffre des effectifs en présence, ni le nombre des morts et des blessés. Le combat a pris place sur le fleuve. Les canots des Algonquins, en écorce de bouleau, étaient plus légers et plus vifs que les gros canots d’écorce d’orme des Agniers. Les Indiens du Canada étaient aussi plus nombreux que leurs adversaires. Les Iroquets ramènent treize prisonniers vivants, ce qui indique des effectifs en présence assez considérables. « … Ils se battirent fort et ferme sur l’eau »[12]. dit la Relation. Les Algonquins des Trois-Rivières obtiennent un captif. Le malheureux subit la torture à mort à la vue des habitants. Cette fois, personne n’intervient et le long tourment suit son cours.

Les représailles des Algonquins sont donc bonnes. Mais le poids de crainte qui pèse sur eux ne s’allège pas. Des Abénaquis viennent rendre visite aux Indiens de Québec. Ils désirent se rendre aux Trois-Rivières. Malgré les immenses distances, les deux tribus ont de fréquentes relations. « Mais ce n’est pas le bien de Messieurs les Associés, car ces barbares viennent enlever les Castors de ces contrées pour les porter ailleurs… »[13] c’est-à dire aux Anglais établis dans les provinces qui bordent l’Atlantique. Montmagny n’est pas content : il appelle devant lui le capitaine des Abénaquis et celui des Montagnais ; il réprouve leur dit-il, que « ces marchands vinssent trafiquer sur les brisées de nos Français, si bien qu’il menaça les Montagnais de faire défense au magasin de leur traiter aucuns vivres jusques à ce que les Abénaquis fussent partis ». Les Abénaquis se soumettent en apparence ; ils s’embarquent en leurs canots pour retourner en leur pays ; mais une fois hors de la vue, ils prennent la route des Trois-Rivières. Ils ont une certaine quantité de grains de nacre qu’ils désirent échanger contre des pelleteries. Montmagny écrit aux Trois-Rivières pour donner avis de la fugue. M. de Chateaufort, gouverneur, assemble la douzaine d’Abénaquis et des Algonquins. Les premiers affirment qu’ils n’ont d’autre désir que d’assister leurs alliés dans la guerre contre les Iroquois. Les Français fouillent quand même leurs bagages ils n’y trouvent pas de peau de castor, « mais bien trois arquebuses ».

Et maintenant s’ouvre en Nouvelle-France, la question importante de la vente des armes à feu aux indigènes. Les contrebandiers basques en avaient traité quelques unes avant 1629. Ensuite, les renseignements les plus précis viennent de la Nouvelle-Angleterre. Chacun accuse son prochain. Ainsi le gouverneur de Plymouth jette le blâme sur les Français de l’Acadie. Ils auraient inauguré ce commerce dangereux des avant 1629.[14] Trafiquant sur les côtes, des matelots anglais auraient suivi cet exemple. Puis à Plymouth même, un individu du nom de Morton, la bête noire du Gouverneur, aurait enseigné aux Indiens à se servir des armes à feu, et « alors, quand ils virent l’effet d’un seul de ces mousquets, et le bénéfice qui pouvait ainsi leur échoir, ils devinrent enragés pour en avoir, pourrait-on dire, et furent prêts à verser n’importe quel prix pour en obtenir… » Et tout de suite, la situation devient alarmante.

Est-il sage de s’arrêter à ces récriminations, à ces accusations réciproques ? Étant donné la nature humaine, la convoitise des Indiens, l’avarice des européens, le mousquet doit tomber entre les mains des indigènes dans un avenir plus ou moins rapproché. En 1637, la vente des armes à feu se fait dans les régions voisines de la côte. Elle n’a pas atteint encore la Nouvelle-France ni l’Iroquoisie. Toutefois, quelques iroquois, un très petit groupe, possèdent en ce moment des arquebuses. D’après les accusations des Hollandais, ce sont les Anglais qui leur en ont vendu quelques unes.

Alors, la visite des Abénaquis pose l’attention sur deux points importants : les fourrures qui deviennent de plus en plus rares dans les régions où se pratique la traite, puisque les Abénaquis en cherchent en Nouvelle-France : et le danger prochain, actuel même dans les colonies anglaises, de la vente des armes à feu aux Indiens. Ceux-ci peuvent s’en servir contre les Européens d’abord, qui ne sont que de petits groupes, dispersés ici et là, et ensuite contre leurs ennemis sauvages. La tribu qui s’armera la première, ou qui pourra se ravitailler en armes à feu plus facilement que les autres, aura de très grands avantages dans les combats.


(1637)

La vie en Huronie devient pour les missionnaires un véritable cauchemar. Tout l’hiver, ils ont couru d’une bourgade à l’autre, instruisant, soignant, baptisant les mourants. Le pays veut trouver la personne responsable de l’horrible malheur : la maladie contagieuse. Parfois, il l’attribue aux Andastes, parfois aux Algonquins de l’Île, puis enfin aux Français. C’est la sœur d’Étienne Brûlé qui se venge, ce sont les missionnaires qui auraient comploté la destruction du peuple. Les Cheveux-Relevés ou Outaouais envoient une députation à ces derniers pour leur demander de les épargner. Les chamans invitent mille moyens d’éviter la contagion. Des scènes diaboliques se déroulent souvent. Aussi habiles que des fakirs hindous, les membres d’une société huronne secrète jouent avec le feu sans se brûler. Les premières attaques du christianisme se heurtent aux superstitions, aux croyances païennes, et c’est parmi les maladies et la mort, un premier choc passionné et violent.

Quand le convoi de fourrures part en juin, l’épidémie dure depuis huit mois, et toujours avec la même intensité. Les Iroquois ont discontinué leurs attaques, laissant la maladie accomplir son œuvre plus terrible que la guerre. Les Hurons s’éloignent donc dans la paix. Leurs canots ne forment pas une flottille compacte ; ils voyagent souvent par groupes qui se suivent à plusieurs journées d’intervalle. L’épidémie s’embarque avec eux et redescend le fleuve. Le père Pijart arrive « tout défait, ayant été fort fatigué et bien malade en chemin. Il était pieds nus, portant sur sa tête et sur son corps un chapeau et une soutane qui ne valaient pas deux doubles… »[15]. Il rapporte « que la contagion étant sur tous les chemins, il avait pensé mourir… » Et des Hurons viennent mourir aux Trois-Rivières, après avoir infecté de nouveau les tribus de l’Outaouais, comme le capitaine Aenons qui a conduit le missionnaire.

Un groupe assez considérable arrive vers la fin du mois de juillet. Montmagny et quelques français se rendent aux Trois-Rivières pour les rencontrer. Un conseil a lieu le 2 août. On discute la question d’un séminaire huron. Le père Paul Ragueneau part avec quelques Hurons. Puis le six août, deux canots le suivent.

Et voilà qu’à dix heures, le même soir, la population des Trois-Rivières entend au loin le cri d’alarme trop connu : « Ouai, Ouai, Ouai ». Les Algonquins connaissent bien cet appel. Un canot surgit peu après : c’est l’un de ceux qui sont partis le jour même. Les occupants racontent que les Iroquois sont à l’affût sur le fleuve et que le second canot a été capturé. Aussitôt la panique éclate. Les femmes veulent envahir le fort. Des éclaireurs partent dans la nuit ; ils reviennent à l’aube, ils « remplissent toutes les cabanes de terreur, racontent qu’ils ont ouï nombre de voix, comme de larrons qui se réjouissaient de leur proie, qu’ils ont même entendu quelques coups d’arquebuses, et qu’ils s’imaginent qu’ils sont bien deux cents hommes en embuscade à l’entrée du lac St-Pierre… »[16]. L’épouvante redouble les femmes sautent dans les canots et s’enfuient à Québec ou dans le Saint-Maurice ; les hommes se présentent au fort. Les Français sont encore incrédules. Ils ne craignent point le siège dont on les menace. Mais la preuve vient vite : « Enfin on vit paraître un canot d’Iroquois au milieu du grand fleuve, présentant tantôt la pointe, tantôt le flanc, toujours se promenant comme s’il nous eut voulu braver aussi bien que les sauvages ; on connut par là qu’ils étaient en nombre ». Les Français ouvrent la porte du fort aux Indiens. Une excitation sans nom règne parmi eux ; ils crient, ils courent de ci, de là ; ils s’arment, ils se parent de plumes, ils exécutent leurs danses de guerre, ils chantent. Le Gouverneur dispose froidement ses gens. Et pendant ces préparatifs, le « canot bravache » va et vient sur le fleuve afin de provoquer les Français et les Indiens. Une brise s’élève dans le jour calme. Sur les ordres du Gouverneur une barque déploie sa voile et part en reconnaissance. Elle tire droit au canot iroquois qui s’enfuit sans hâte, invitant la poursuite. Nicolet la commande. Soudain, il aperçoit les ennemis : ils sont bien cinq cents ; les uns sont dans des canots le long du rivage, les autres sur la rive, en bordure de la forêt. La barque peut difficilement approcher sans s’échouer. Un petit canon tonne ; le boulet est dirigé sur un certain nombre de guerriers qui se glissent dans les joncs ; il en tue quelques uns, croit-on, car on semble relever là-bas des cadavres ou des blessés. Une pirogue transporte au loin des hommes dont on ne voit que la tête par-dessus le bordage : ce sont probablement les prisonniers capturés par l’ennemi.

La barque revient, Français, Algonquins, Hurons s’attendent à une attaque. Ils prennent leurs dispositions de bataille. Quelques petits canons, des armes à feu assurent la sécurité du poste. Les Iroquois n’ayant pas réussi à attirer leurs adversaires dans un guet-apens, examinent de loin l’habitation. Dans le même temps, un Huron du premier canot capturé, arrive aux Trois-Rivières ; il annonce que l’embarcation qu’il montait s’est jetée à la côte, que les occupants ont fui dans la forêt, et que, pour sa part il s’est dissimulé dans un arbre creux et a échappé aux recherches. Les Iroquois, dit-il, sont à l’affût dans les îles, à l’entrée du lac St-Pierre, et ils captureront inévitablement les autres canots du convoi huron que l’on attend de jour en jour.

Et c’est alors qu’éclate la faiblesse de la coalition laurentienne dans les actions défensives. Elle peut opérer une concentration de guerriers, pour une attaque en pays ennemi, en l’annonçant un an ou plusieurs mois à l’avance. Mais si une expédition iroquoise pénètre sur son territoire, elle reste impuissante ; il lui faut des semaines et des mois pour mettre au courant du fait les tribus qui la composent et qui sont dispersées dans un vaste pays, de Tadoussac au lac Huron.

Les Français, eux, ne sont qu’une poignée aux Trois-Rivières. Montmagny décide de demander des secours à Québec, Il faut rétablir la circulation sur le fleuve ; autrement, le convoi huron tombera dans le traquenard avec ses pelleteries. Des messagers partent en hâte.

Et l’attente commence. Le soir même un canot huron arrive aux Trois-Rivières. Il apporte de mauvaises nouvelles. Voici ce qui s’était passé. Le père Ragueneau, qui se rendait en Huronie, avait réussi à traverser le secteur dangereux du lac Saint-Pierre avant l’arrivée des Iroquois ; il ramenait l’un des trois jeunes Hurons qui avaient hiverné au Séminaire. Un peu plus loin, il avait rencontré une flottille de dix canots hurons voyageant de conserve. Celui qui la dirigeait était Tarantouan, l’oncle du jeune séminariste. L’oncle tance aussitôt le neveu qui abandonne le Séminaire, et il le persuade de revenir à Québec. Puis le père Ragueneau poursuit sa route. La flottille, descendante arrive bientôt au lac Saint-Pierre. Et c’est là que Tarantouan prend sa fatale décision. Il opte de passer par le chenal du nord avec neuf des canots ; et le dixième décide de passer par le chenal du sud. C’est au nord que les Iroquois ont placé leur embuscade. Ils entourent bientôt les neuf canots. Tarantouan est dans le premier et il se défend avec beaucoup de courage et d’énergie. Mais bientôt, il est fait prisonnier de même que tous ses compagnons ; et les neuf canotées de pelleteries deviennent la proie des Iroquois. C’est le premier coup de filet des Agniers. Ce sont les premières peaux qu’ils enlèvent de force à la Coalition laurentienne. Le canot qui avait choisi la voie du sud réussit à passer, mais après avoir éludé une poursuite tenace et longue. C’est lui qui vient d’arriver aux Trois-Rivières pour annoncer les mauvaises nouvelles.

Un peu plus tard, un autre canot, mais iroquois celui-la, paraît à la vue des Trois-Rivières. Les habitants appréhendent une surprise. Des Algonquins s’approchent pour le reconnaître. C’est bien un canot iroquois et ils prennent la fuite, en criant « Iroquois, Iroquois, Iroquois : c’est l’ennemi ». Le canonnier veut tirer dans cette direction, le Gouverneur l’en empêche. La foule debout sur la plateforme regarde évoluer l’embarcation. Elle aborde au rivage, un homme en descend. C’est le séminariste. Il n’a pour tout vêtement qu’un brayet. Il a assisté à la capture de son oncle, Tarantouan, le canot dans lequel il se trouvait a fui, poursuivi par plusieurs pirogues ennemies ; il a trouvé le rivage avant les autres. Abandonnant tout, ceux qui le montent fuient en forêt et courent, qui d’un côté, qui de l’autre. La nuit survient, et les Hurons peuvent se cacher. Le lendemain, le séminariste se dirige vers les Trois-Rivières. Il s’arrête soudain, épouvanté, devant une pirogue iroquoise échouée sur la rive. Il s’en empare bientôt et il arrive au fort. Un autre Huron racontera qu’il avait passé la nuit près du lieu où les Iroquois soumettaient aux tortures le grand capitaine Tarantouan et ses compagnons. Il l’entendait « chanter aussi fortement et aussi gaiement, que s’il eut été parmi ses amis ».

Toute la région des îles fourmille d’ennemis. Le soir même du jour où tant de fugitifs arrivent à bon port, un autre canot se présente encore. Celui-ci ne voyageait de conserve qu’avec un autre canot. À la sortie du lac, deux embarcations se dessinent au loin ; l’un d’eux s’avance pour les reconnaître ; il s’aperçoit trop tard du danger et il tombe lui aussi aux mains des ennemis. La nuit s’approche, et grâce à l’obscurité, le second canot parvient à s’échapper ; mais il est poursuivi de nouveau, et, cette fois, à peu de distance des Trois-Rivières. « C’était un grand crève-cœur à Monsieur le Gouverneur et à tous nos Français, de ne pouvoir éloigner de nous ces coureurs, à raison du petit nombre d’hommes que nous étions n’étant pas à propos de laisser notre réduit ou palissade sans défense »[17]. Dans le chenal du nord, où les Iroquois s’étaient mis à l’affût, « leur embuscade était si bien dressée que les neufs canots furent entourés et pris, avant d’avoir pu faire un mouvement de résistance ».

Le neuf août, à la nuit, un feu s’allume sur la rive droite en face des Trois-Rivières. Les Indiens vont en reconnaissance. Ils trouvent deux compagnons du séminariste huron qui se sont échappés comme lui. Nus, sans fusil, couteau ni hache, ils ont subsisté quand même.

Les Iroquois sont arrivés sur le fleuve le six août. Ce n’est que cinq jours plus tard, le onze, que des secours de Québec arrivent aux Trois-Rivières. Sur réception des ordres de Montmagny, Monsieur de l’Isle a armé deux chaloupes en toute diligence ; il a mobilisé les matelots des navires qui sont dans le port, les colons et fils de colons. Il a d’abord expédié les deux chaloupes. Quand elles arrivent aux Trois-Rivières, Montmagny n’attend pas les autres navires retenus par des vents contraires. Il monte dans sa propre barque et part en chasse. La flottille vogue toute la nuit ; au matin, elle a traversé le lac Saint-Pierre, n’ayant entendu aucun bruit et n’ayant vu personne. Mais à ce moment, le vent tourne ; les embarcations doivent s’arrêter dans les îles. Plus tard, elles peuvent se rendre à l’embouchure du Richelieu, poste vers lequel les Iroquois se sont repliés. En avançant encore, les Français aperçoivent une fumée épaisse : « Alors chacun s’efforce de ramer avec violence, on se dispose à donner dessus ». Mais l’oiseau s’est envolé du nid. Il est parti la veille, livrant aux flammes les retranchements qu’il érige toujours en pays ennemi, au cours de ses incursions. Que faire ? « … De les suivre, c’est peine perdue, car leurs canots sont bien plus légers que nos chaloupes et que nos barques ».

Les Français descendent sur la rive. En 1636, quand monsieur Du Plessis est venu au confluent du Richelieu et du Saint-Laurent, il a érigé une croix. Cette année, les Iroquois, avant leur départ, ont décloué la planche du milieu ; sur ce bois rugueux, ils « avaient peint les têtes de trente Hurons, qu’ils ont pris »[18]. Et pour qu’on ne manque pas de le découvrir, ils ont suspendu cet écriteau à un arbre ébranché. Algonquins et Hurons examinent maintenant ces hiéroglyphes que tous les Indiens comprennent bien : « … Les divers traits faisaient paraître la qualité et l’âge des prisonniers… Ils avaient figuré deux têtes bien plus grosses que les autres, pour représenter deux Capitaines qu’ils tiennent entre leurs mains, dont l’un est ce brave Tarantouan… ; on y voyait aussi la tête de deux enfants, et de deux autres jeunes garçons, qu’on amenait au séminaire. Ils avaient fait des raies en forme de panaches, sur les têtes des plus vaillants. Toutes ces têtes étaient griffonnées en rouge, excepté une qui était peinte en noir, pour marque que celui-là avait été tué, et que tous les autres étaient comme des victimes destinées au feu… Nous connûmes par ces marmousets… le dégât qu’avaient fait ces infidèles, lesquels s’en allaient triomphants, chargés de quantité de pelleteries, que ces pauvres Hurons apportaient au magasin de ces Messieurs »[19]. Enfin, on retrouve un cadavre flottant sur le lac.

La barque et les deux chaloupes reviennent. Elles rencontrent bientôt les quatre autres embarcations envoyées de Québec. Parmi les équipages improvisés, se trouvent les sieurs Couillard, Pinguet, Giffard, d’autres colons qui se sont embarqués immédiatement pour repousser l’ennemi. Aux Trois-Rivières. la flotte retrouve d’autres Hurons qui ont pu s’échapper et qui arrivent, nus, affamés, lacérés par les ronces et les épines. Une chaloupe continuera à croiser dans le lac.

Cent cinquante Hurons environ sont venus en traite. D’autres groupes devraient arriver incessamment. Le Gouverneur se lasse. Durant les derniers jours du mois, il décide de revenir à Québec. Mais une seconde flottille montée par cent cinquante Hurons se présente aussitôt. C’est le Chevalier de l’Isle qui les reçoit. Des conseils ont lieu vers le cinq septembre. Les Jésuites ouvrent les lettres de leurs confrères de la Huronie. L’épidémie continue à sévir, les victimes se multiplient. Dans leur ignorance et leur épouvante, les Hurons accusent maintenant les Français. Ils ne veulent plus se servir de chaudière de métal. Ils croient que les eaux sont empoisonnées. Ils redoutent le tabernacle de l’autel, craignant qu’un sortilège y soit enfermé. Comme tous les peuples primitifs, ils cherchent une cause, un agent à l’épidémie ; et leurs soupçons innombrables s’accrochent à tout ce qui est étrange et inusité, à la girouette sur le toit, à l’horloge, à la croix.

La maladie attaque en route les canotiers… « …Elle avait fait rebrousser chemin à plusieurs, qui venaient en traite aux Français »[20] ; les Hurons doivent construire des brancards pour porter le long des chutes les « carcasses languissantes » des malades et si l’un d’eux meurt, ses compagnons « l’enterraient avec autant de soin que s’ils eussent été sur le pays ». Les canots qui arrivent aux Trois-Rivières portent de nombreux malades.

Le Chevalier de l’Isle participe largement aux conseils. Les relations sont tendues entre la Huronie et la Nouvelle-France. Les Hurons croient que les Français sont les personnes responsables, les maîtres de cette épidémie diabolique qui régne déjà depuis une année sans interruption. Les Algonquins de l’Île qui poursuivent toujours leur rêve commercial, attisent ces soupçons en disant à la grande nation atteinte que Champlain veut les amener au tombeau avec lui. L’existence des missionnaires et des Français qui vivent en Huronie est continuellement en danger. Un meurtre, un massacre peuvent être commis à tout moment.


  1. RDJ 1637-113.
  2. RDJ 1637-115.
  3. Idem, 1637-117
  4. Idem, 1637-125
  5. RDJ, 1637-136.
  6. RDJ, 1637-158.
  7. RDJ, 1637-34.
  8. Idem, 1637-85.
  9. RDJ, 1637-79.
  10. RDJ, 1637-80.
  11. RDJ, 1637-84.
  12. Idem, 1637-84.
  13. RDJ, 1637-86.
  14. Winthrop’s Journal
  15. RDJ, 1637-88.
  16. RDJ, 1637-88.
  17. RDJ, 1637-90.
  18. RDJ, 1637-91.
  19. RDJ, 1637-92.
  20. Idem, 1637-94.