Iroquoisie/Tome I/12

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Les études de l’Institut d’histoire de l’Amérique française (Tome Ip. 201-229).


CHAPITRE XII


(1639)

Le père Jérôme Lalemant arrive en Huronie. Il ne parle pas encore la langue du pays. Il emploie son temps à rédiger les connaissances que ses confrères ont acquises. Les Hurons comptent quatre tribus. Deux d’entre elles affirment qu’elles occupent le pays depuis deux cents ans. Et ces « quatre divers amas ou assemblages de quelques souches de familles… qui toutes ayant communauté de langue, d’ennemis et de quelques autres intérêts, ne sont presque distinguées que par diverses souches d’aïeuls et bisaïeuls, dont ils conservent chèrement les noms et la mémoire ; elles s’augmentent toutefois ou diminuent par l’adoption de quelques autres familles, qui se joignent tantôt avec les unes et tantôt avec les autres, et qui s’en séparent aussi quelquefois pour faire bande et nation à part… Et ces familles adoptées retenant toujours les noms et la mémoire de leurs souches, font encore diverses petites nations dans celles où elles ont été adoptées, s’y conservant un nom général et la communauté de quelques petits intérêts particuliers… »[1]. On dirait une page détachée de la Bible ; cette nation qui se sépare en « souches d’aïeuls et bisaïeuls » rappelle les tribus juives qui ont porté les noms des fils de Jacob.

Une tribu nouvelle venue du sud vient donc augmenter un peu la population huronne décimée par la maladie. Est-ce l’influence de ces ennemis des Iroquois, est-ce un afflux de confiance en soi qui trouble soudain la Huronie ? Mais en 1639, elle commet une faute terrible qui, après les trois épidémies, sera la cause de sa ruine finale.

Sans tenir compte, en effet, de la déperdition de forces qu’ils viennent de subir, les Hurons brisent, en toute connaissance de cause, le traité de paix qu’ils avaient conclu avec les Tsonnontouans, cinq ans plus tôt, en 1634. Depuis cette dernière date, ils n’avaient plus qu’à se défendre contre les quatre autres tribus iroquoises, c’est-à-dire contre des adversaires lointains, peu unifiés, plus faibles, incapables de leur faire beaucoup de mal. Mais les Tsonnontouans sont rapprochés. C’est la tribu iroquoise la plus puissante. Leur inimitié est dangereuse.

La guerre éclate de la façon suivante. « La jeunesse », comme disent les peuples indiens, c’est-à-dire les jeunes guerriers, ou le parti militaire comme on dirait aujourd’hui, se laisse entraîner à tuer en 1638 quelque Tsonnontouans rencontrés par hasard. Comment résister à l’impulsion soudaine de massacrer ? Ce premier accroc au traité n’est pas irréparable. Une négociation bien conduite, accompagnée des présents d’usage, pourrait probablement apaiser la tribu. Mais ces meurtres font sourdre dans la mémoire des Hurons, le souvenir « de ceux de leurs parents qui autrefois ont été maltraités par ces peuples… »[2]. La soif du sang s’éveille. Une rafale de vieilles rancunes souffle et décide « tout le pays à reprendre la guerre contre eux (les Iroquois), et les attaquer, plutôt qu’à réparer la faute »[3].

Une première expédition de guerre se met donc en route peu après. Elle remporte quelques succès. Les Missionnaires baptiseront « onze prisonniers de guerre, de douze qui furent amenés au pays sur la fin du mois de mai de cette présente année »[4]. Presque tous font montre dans les tourments d’une constance remarquable. Les Relations parlent en particulier de l’un d’eux : « L’espace des deux premières heures de la nuit qu’il fut tourmenté de toutes les façons, avec tisons ardents, haches brûlantes et autres ferrements tout en feu qu’on lui appliquait partout, il ne branla ni remua non plus que s’il eût été de marbre. Il ne se plaignit jamais, ni ne jeta aucun cri, non pas même un soupir qui témoignât de la douleur. Lui-même s’arrêtait et se présentait à ceux qui plus le voulaient tourmenter, et tandis qu’ils le faisaient, il s’entretenait aussi froidement avec tous ceux qui le voulaient questionner, de même que si c’eut été un autre qu’on eût tourmenté… »[5]. Quelques Indiens seulement atteignent à cette prodigieuse insensibilité ; mais il faut noter qu’en Huronie existe à ce moment une secte secrète dont les adhérents sont insensibles au feu ; une femme marchera dans tous les tisons ardents d’une série de foyers en pleine activité sans montrer après la moindre brûlure aux pieds ou aux jambes.

Durant l’été 1639, un grand guerrier huron, Ahatsisteari, remporte une belle victoire. Il traverse le lac Ontario à la tête d’une flottille. Soudain, il aperçoit une flottille iroquoise plus nombreuse que la sienne. Découvrant son avantage, celle-ci vire de bord et se présente au combat. Les Hurons veulent fuir, mais leur chef s’y oppose. Quand le choc a lieu, celui-ci saute dans une embarcation ennemie qui est une pirogue d’écorce d’orme ; il fend la tête d’un premier Iroquois, il en précipite deux autres dans eau, il y plonge derrière eux en faisant chavirer l’embarcation ; nageur émérite, il poursuit les Iroquois survivants, il les assomme à tour de rôle avec sa massue qu’il n’a pas abandonnée. Effrayés par ces actes d’énergie, les Iroquois fuient. Mais les légers canots hurons sont plus rapides ; ils les atteignent. Les Hurons remportent une victoire complète. Un nombre considérable de prisonniers reste entre les mains des victorieux.

Mais la guerre entraîne les mêmes conséquences déplaisantes. Le temps venu, les hommes des bourgs s’en vont « les uns en traite, les autres à la pêche, d’autres principalement à la guerre »[6]. Et c’est alors que les guerriers ennemis viennent se mettre à l’affût autour des bourgades, dans les taillis, dans la forêt, dans les champs de maïs, et alors la population vit dans les « dangers continuels des ennemis du pays, qui sont tous les jours à nos portes et remplissent tout de frayeur, nouvelle arrivant à toute heure de quelque massacre ou prisonnier qu’ils ont enlevé et de leur résolution de venir brûler tout le pays… »[7], Aussi les plus sages savent « bien que cela ne leur peut apporter que malheur »[8].

Et pour montrer jusqu’à quel point l’Iroquoisie paraît alors aux Jésuites un pays peu unifié, il faut noter la phraséologie dont ils se servent. Quand ils parlent des Tsonnontouans, voici les phrases qu’ils forment : « …Ces douze prisonniers sont les prémisses d’une guerre qu’ils ont entreprise de nouveau cette année contre un peuple puissant, nommé Tsonnontouans, les plus proches de tous leurs ennemis, avec qui depuis quelques années ils avaient la paix »[9].


(1639)

Un autre fait d’une importance extrême se produit aussi en 1639, mais dans la Nouvelle-Hollande ; il aura pourtant de si grandes répercussions sur la Nouvelle-France qu’il faut le signaler.

Dans un ouvrage récent, « The Patroon’s Domain, » S. G. Nissenson l’analyse avec beaucoup de précision. La Dutch West India Company a abandonné vite le monopole absolu de la traite ; l’habitant peut s’engager dans ce négoce ; il doit vendre ensuite les pelleteries à la Compagnie ; mais le nombre des peaux qu’il peut vendre est limité pour chacun et fixé. Une fois ce chiffre dépassé, il doit attendre que s’ouvre une nouvelle année pour disposer de ce produit. La compagnie exerce ainsi en pratique un certain contrôle sur le volume de la traite. Elle l’empêche de grossir trop vite, elle le tient en bride si peu que ce soit.

Cependant la Nouvelle-Hollande ne se peuple pas. Les colons ne viennent pas cultiver le sol, exploiter les ressources naturelles. Le pays reste vide. Aucune histoire ne ressemble plus à celle de la Nouvelle-France que l’histoire de la Nouvelle-Hollande. Déjà les Anglais établis au nord et au sud ont empiété sur les territoires hollandais.

Pour attirer les immigrants et stimuler le développement du pays, pour faire échec aux plaintes qui fusent partout, la Dutch West India Company prend en 1639, une décision radicale : elle abandonne le monopole de la traite qu’elle détenait encore, elle permet aux premiers venus d’en partager le bénéfice avec elle, elle établit la liberté absolue.

Cette réforme est le signal d’une ruée vers le commerce des pelleteries. Toute une population se précipite vers Fort Orange. Van Rensselaer, dont le domaine entoure tout ce poste, se précipite dans ce négoce avec le projet de refaire en pratique le monopole à son bénéfice. Le grand commerce iroquois ne se conduit-il pas dans sa seigneurie, ou en passant dans sa seigneurie ? Ses tenanciers l’imitent. Les traiteurs libres arrivent, pleins de ressources, d’audace, d’initiative ; ils s’établissent dans Fort Orange, ils déborderont vite sur la seigneurie. Quelques uns sont de simples aventuriers, d’autres, des hommes d’affaires avisés, solides, prudents.

Les conséquences de l’ouverture du commerce des fourrures seront donc les suivantes : abolition de toute influence restreignante ; demande pour les pelleteries qui s’accroît dans des proportions insensées ; dure concurrence qui s’ouvre entre toutes ces personnes qui, pour obtenir des peaux, hausseront les prix à l’envi, s’efforceront de trouver des marchandises de traite qui plaisent aux Iroquois ; traiteurs qui adoptent des manœuvres plus ou moins loyales consistant à aller au-devant des Indiens dans la forêt, à les accaparer, à les séquestrer pour leur enlever leurs fourrures ; où bien à déployer des amabilités qui dépassent les limites du raisonnable, comme de les installer à table, de les servir soi-même, de s’humilier devant eux.

Mais ce qu’il faut retenir, c’est qu’en 1639, la production des fourrures est fouettée, stimulée, d’une façon massive ; et que des gens appliqués au gain, peu scrupuleux, ou qui ne voient que le profit immédiat entrent dans le domaine de la traite à l’heure où justement l’annihilation du gibier se fait sentir nettement. Où les Indiens prendront-ils toutes ces peaux pour lesquelles cette légion de traiteurs offrent maintenant des prix si alléchants ? Les obtiendront-ils de gré ou de force des tribus voisines ?

Pour se représenter les dangers de la politique inaugurée en 1639, il n’y a qu’à rappeler une ordonnance passée le 31 mars de la même année par le directeur et le Conseil de la Nouvelle-Hollande, et publiée à Fort Amsterdam, aujourd’hui New-York ; contrairement, y est-il dit, aux ordres et commandements des Seigneurs des États-Généraux de Hollande et de la Dutch West India Company, des serviteurs de la compagnie et des colons « ont osé vendre aux Indiens des alentours des mousquets, de la poudre et du plomb, pratique qui a déjà été cause de beaucoup de mal, et qui ne peut être cause dans l’avenir que d’un mal plus grand, si l’on n’adopte aucun moyen… pour l’empêcher »… « En conséquence, l’ordonnance défend expressément à chacun de vendre aux Indiens, « sous peine d’être puni de mort »[10], des mousquets, de la poudre et du plomb.

Les chefs de la Hollande et de la Nouvelle-Hollande semblent comprendre très bien le danger de mettre des armes à feu dans les mains de la population indienne. Mais la vente est déjà commencée, comme on le voit. Et alors, tout béant, s’ouvre le danger non moindre d’introduire ces armes à feu dans la traite des fourrures, dans la grande concurrence entre nations indiennes et européennes, pour s’assurer des quantités de plus en plus considérables de pelleteries.


(1639-40)

D’autre part, l’épuisement des fourrures en Iroquoisie se marque dès l’année 1639. Les documents hollandais qui jetteraient sur cette question une lumière crue, ont été en partie détruits. Ceux qui demeurent prouvent assez bien que malgré les prix élevés que les Indiens obtiennent par la concurrence et la surenchère, le nombre des pelleteries exportées en Hollande subit une diminution appréciable. Le stimulant de la liberté du commerce n’a pas d’effet sur un pays où le gibier à poil disparaît peu à peu.

Ce fait, il ressort d’une lettre que Van Rensselaer adresse le 29 mai 1640 à Kieft, le gouverneur de la Nouvelle-Hollande. En voici quelques lignes : « Je ne peux revenir sur ma surprise au sujet des changements que l’on dit s’être produits dans le commerce des fourrures à Fort Orange, d’où, pendant quinze années successives, cinq à six mille peaux sont venues chaque année ; les fourrures ne manquent pas ; en conséquence, ce sont les marchandises qui doivent manquer ; ou ce résultat doit provenir du fait que Crol vend la marchandise trop cher et que les Anglais, sur la rivière Fresh, en établissant des relations avec les Mohicans qui vivent deux lieues en aval de Fort Orange, et par leur entremise, avec les Agniers, nous enlèvent tout par les routes de terre. Que mes gens aient ruiné le commerce des fourrures, ne peut être vrai d’aucune façon ; ils peuvent avoir offert des prix plus élevés, et, ainsi, être la cause d’une augmentation de prix pour les fourrures ; mais cette surenchère n’aurait pas pour résultat une dérivation du flot des fourrures ; elle ne pourrait être la cause que d’une offre plus grande. En autant que je peux m’en assurer maintenant, le point difficile n’est pas dans le prix, mais bien dans la quantité des pelleteries, ce qui me paraît un grand paradoxe que je ne peux comprendre  » [11]. En un mot, alors que les traiteurs s’attendent à recevoir une plus grande quantité de pelleteries, vu la surenchère, la hausse des prix, ils reçoivent une quantité moindre. Et Rensselaer examine tour à tour diverses suppositions.

Mais Rensselaer n’est pas un naïf. Dès 1624, comme on l’a vu, il savait que les arrivages de fourrures ne pouvaient augmenter indéfiniment à Fort Orange ; il avait porté la Dutch West India Company à adopter des mesures restrictives afin d’empêcher l’annihilation du gibier. En 1630, il signalait que pour obtenir des quantités plus grandes de pelleteries, il faudrait obliger les Agniers, de gré ou de force, à laisser passer sur leurs territoires les Indiens du Canada qui faisaient la traite sur le Saint-Laurent. Si en 1640, les fourrures manquent soudain, si les Agniers en apportent moins à la factorerie, Van Rensselaer connaît probablement la source du mal.

Et la solution qu’il indiquera l’an suivant, en 1641, indique à n’en pas douter qu’il connaît l’épuisement des fourrures en Iroquoisie. Au lieu, en effet, de chercher des moyens d’augmenter le volume de la traite entre Iroquois et Hollandais, il porte de nouveau ses regards plus loin, au dehors des frontières de l’Iroquoisie. Voici ce qu’il écrit à Toussaint Muyssart le 6 juin 1641 : « Je n’ai pas perdu l’espérance, si Dieu me prête quelques années de plus, de dériver vers la colonie une grande partie des fourrures des Indiens qui font maintenant la traite avec les Français au Canada ; et rien ne m’attriste plus que le fait que nous nous disputions l’un avec l’autre au sujet de vétilles alors que nous négligeons ce qui peut produire des profits. Cependant, j’espère qu’à l’avenir on paiera plus d’attention à cette affaire ; rien ne me plairait plus que de recevoir avis et conseils de vous et de vos confrères »[12].

Dans un volume intitulé « The Wars of the Iroquois », George T. Hunt accepte ces deux lettres comme une preuve de l’épuisement des pelleteries en Iroquoisie. Bientôt, d’autres faits le marqueront plus nettement. En pratique, c’est à partir des années 1637-40, que les Iroquois tentent de s’emparer du convoi des pelleteries qui descend de Huronie en Nouvelle-France. Reçoivent-ils à cet effet des conseils des Hollandais, des employés ou des tenanciers de Van Rensselear ? L’une des lettres précédentes l’indique suffisamment. Et pour qu’ils s’exposent aux dangers qui accompagnent ces expéditions dans le voisinage des Français, pour que les Hollandais ne reculent pas devant les difficultés internationales, il faut que les pelleteries fassent singulièrement défaut en Iroquoisie.

Toutefois, il faut noter que dans les documents cités plus haut, il n’est jamais question que des Agniers. Ce sont les historiens qui remplacent le mot Agniers, par le mot Iroquois. Si l’on suit attentivement le texte, il ne peut être question que de l’épuisement des fourrures dans le pays des Agniers. Ce rappel à la lettre des écrits, n’est pas inutile. Sans doute, on peut affirmer que les Agniers sont les agents des autres tribus iroquoises, leurs intermédiaires, et que s’ils n’apportent pas de pelleteries, c’est que leurs voisins n’en ont plus. Cependant, ce raisonnement ne paraît pas assez souple pour exprimer la vérité. Les trois tribus les plus occidentales, — Goyogouins, Onnontagués, Tsonnontouans, — vivent loin de Fort Orange, n’y vont pas souvent, sont peu tentées par les marchandises européennes. Elles participent plus que leurs voisines à l’existence encore primitive de l’Amérique centrale ; elles peuvent obtenir des fourrures des Ériés, et peut-être, de peuples encore plus occidentaux, par voie de troc et d’échange. En fait, elles entreront plus tard dans la véritable bataille pour les fourrures. Pendant vingt-cinq ans encore, leur politique cadrera assez peu avec celle des Agniers ; et même, en maintes circonstances, elle s’y opposera.

Mais pour les Agniers la question tragique se pose maintenant : ou obtenir des pelleteries, ou rétrograder vers leur civilisation primitive, en laissant leurs ennemis recevoir à flot les marchandises européennes.


(1640)

En Huronie, la petite guerre mijote pendant que la troisième épidémie suit son cours. De juin 1639 à juin 1640, des combats ont lieu ; mais pas de grandes défaites : « Quant à la guerre, disent les Relations, leurs pertes ont été plus grandes que leurs avantages ; car le tout consistant en quelques têtes cassées sur les chemins, ou quelques captifs amenés dans le pays pour les y brûler et manger sans autre intention que de ruiner et exterminer leurs ennemis en les tuant, et les intimider de venir à la guerre contre eux en les traitant cruellement dans leurs supplices ; en tout cela ils y ont plus perdu que gagné »[13].

Ces lignes peignent bien la guérilla à laquelle se livrent ces tribus indiennes. Les résultats ne sont pas d’ordinaire bien graves. Mais les tortures infligées aux prisonniers excitent dans les populations des craintes qui se changent souvent en paniques. « Ces pauvres misérables étant dans des frayeurs et alarmes presque continuelles, que leurs ennemis sont à leurs portes, et qu’ils viennent enlever leurs bourgs… »[14], les Hurons n’ont que bien peu de répit. Un massacre est commis par l’ennemi. En mai 1640, un Iroquois est capturé en Huronie. Des Hurons sont attaqués à la pêche, et l’un d’eux au moins est tué. Sur l’Outaouais, dit le père Chaumonot, les Iroquois tuent des Hurons chaque année. Le 2 août 1640, une de leurs bandes attaque dans son champ de maïs un Huron converti ; ils s’étaient mis à l’affût dans un taillis voisin. Ahatsisteari accomplit encore un grand exploit durant l’été. Il part pour l’Iroquoisie à la tête d’un groupe de cinquante guerriers hurons. Il rencontre un parti de trois cents guerriers iroquois. Il met en fuite l’ennemi et lui enlève quelques prisonniers. Mais les chroniqueurs n’ont conservé aucun détail sur ce combat.

Enfin, dans le cours de cette même année, les Hurons songent un moment à négocier la paix avec leurs ennemis. C’est un épisode mal connu. On ne l’apprendra que par certaines paroles du principal député des Agniers, aux Trois-Rivières, lors de la paix de 1645. L’initiative venait-elle des Iroquois qui auraient voulu négocier un accord en vertu duquel les Hurons leur auraient livré des pelleteries ? Venait-elle au contraire des Hurons qui, constatant soudain leur faiblesse, auraient désiré la paix après l’avoir brisée ? S’agissait-il d’une entente entre les Hurons et tous les Iroquois, ou bien certaines tribus seulement, et, en particulier, les Agniers ? Le mystère règne sur cette affaire.


(1640)

La même petite guerre sévit aussi en Nouvelle-France, mais sous une forme plus bénigne encore. Ce sont les Algonquins qui sont les agresseurs. Au printemps, ceux de l’Île des Allumettes viennent visiter les Montagnais de Sillery. Les guerriers des deux tribus organisent une expédition. En passant aux Trois-Rivières, les Algonquins commencent à consulter leurs sorciers à l’ancienne manière. Ils poursuivent leur route, et chaque soir, ils n’oublient pas les cérémonies dont Champlain a donné la description. Enfin, les Iroquois les entourent alors qu’ils sont ainsi occupés. C’est un sauve qui peut. Les Algonquins lâchent pied très tôt : « …Les uns gagnent les bois, les autres les eaux, nous nous embarquâmes sur le grand lac sur lequel voguait l’ennemi, nous passâmes et repassâmes dans les dangers sans être découverts »[15]. Et cette phrase indique que certains groupes d’Iroquois, des Agniers tout probablement, sont à l’affût de nouveau sur le Saint-Laurent et guettent le convoi de fourrures.

Ici comme en Huronie, la guerre occasionne les mêmes alarmes : « La crainte qu’ils ont de leurs ennemis, les empêche d’aller à la chasse, pour conserver leur vie : ils ont tous les jours et toutes les nuits des visions ; ils voient, disent-ils, des Iroquois derrière leurs blés, ils en voient dans les bois, ils voient des canots voguant, ils en voient à l’ancre, ils en voient qui les poursuivent ; ils remarquent la piste de leurs ennemis sur le sable, ils reconnaissent le lieu où ils ont couché, les arbres où ils ont cueilli des fruits, ils les entendent même crier dans le profond des bois ; ils donnent mille fausses alarmes à nos Français ».

En Nouvelle-France, ce sont les Agniers que seuls on redoute. « …Il n’y a que la seule nation des Agniers, à proprement parler, dira la Relation, qui se soit déclarée ennemie des Français ; elle a trois bourgades bien peuplées, situées assez proches les unes des autres, sur trois petites montagnes »[16]. On croit que les diverses tribus « se prêtent la main en leurs guerres », mais on n’en est pas autrement sûr.

C’est sur la fin de l’année 1640 que soudain le conflit qui menace depuis si longtemps se dessine en traits nets. Un parti de quatre-vingt-dix Agniers quitte l’Iroquoisie. Il longe les cours d’eau que suivent souvent les Indiens de la Nouvelle-France, dans leurs chasses. Il se partage. Un groupe rencontre des Algonquins au-dessus de l’île de Montréal. Il les capture et il les ramène prisonniers. D’autres guerriers viennent rôder au-dessus des Trois-Rivières. Deux jeunes Français, Thomas Godefroy et François Marguerie, ont quitté le poste le 20 février 1641, pour chasser dans les alentours. Le parti iroquois découvre leurs pistes et les suit sur la neige. Il les aborde la nuit en poussant ses cris de guerre. L’un des deux Français épaule son arquebuse pour tirer ; mais son arme fait long feu et il reçoit un coup d’épée dans la cuisse. L’autre Français se lève d’un bond et veut tirer son épée : il reçoit une flèche. Un Iroquois s’élance sur lui, il fait un faux pas, il tombe, et il est soudain à la merci de son antagoniste ; ses compatriotes n’osent bouger. Mais le Français sait que s’il tue l’ennemi qu’il tient à sa merci, il sera instantanément massacré de même que son ami. Il se désiste ; il laisse aller son adversaire. Il est alors garrotté de même que son compagnon. Mais l’ennemi ne leur arrache pas les ongles, il ne leur brûle pas les doigts. Il retraite aussitôt avec ces deux prisonniers, et en dix-huit jours, il atteint les bourgades.

Le temps s’écoule. Marguerie et Godefroy ne reviennent pas. La population des Trois-Rivières entre dans l’inquiétude. Quelques-uns vont en reconnaissance. Ils découvrent un chiffon de papier fixé à une perche ; ils y lisent les mots suivants : « Les Iroquois nous ont pris, entrés dedans le bois ». Ils pénètrent sous la haute futaie ; et sur le tronc d’un arbre dont l’écorce a été enlevée, ils lisent les mots suivants : « Les Iroquois nous ont pris la nuit, ils ne nous ont fait encore aucun mal, ils nous emmènent en leur pays »[17]. Quand ces nouvelles arrivent au fort, les Français délibèrent. Que faire ? Ils n’ont pas de troupes à leur disposition. Et comment des soldats se rendraient-ils en Iroquoisie, au milieu de l’hiver, comment assiégeraient-ils des bourgades pour délivrer ensuite des prisonniers ? Ils sont impuissants. Pour leur part, les Algonquins croient que Marguerie et Godefroy ont déjà subi le supplice du feu.

Les Agniers, semble-t-il, ont visé deux fins en cette expédition d’hiver : surprendre des groupes algonquins, massacrer des ennemis ou les capturer ; puis s’emparer des pelleteries accumulées pendant quelques semaines de chasse.

Les deux prisonniers sont jeunes, actifs, délurés, habitués au climat. Vivre à l’indienne ne leur réserve aucune surprise. Le voyage, par la route du Richelieu, couverte de glace et de neige, ne les effraie pas. Ils arrivent aux bourgades. Pierre Magnan, Brûlé, ont vu les Iroquois chez eux. Marguerie et Godefroy y demeurent. Non-seulement les Agniers, mais les Iroquois des autres tribus viennent les voir. Ils les obligent à se lever afin de mieux les examiner : « …Quelques uns, diront plus tard Marguerie et Godefroy, se moquaient de nous, d’autres nous menaçaient de nous brûler, d’autres nous portaient compassion ». C’est un spectacle étrange que celui de ces hommes de l’âge de fer aux mains des hommes de la pierre polie… Parmi les spectateurs se trouvent d’anciens prisonniers des Algonquins qui ont vu les Trois-Rivières et Québec ; ils savent que les Français ne torturent pas leurs prisonniers de guerre et même qu’ils n’ont que bons traitements pour eux. L’un de ceux-ci se souvient bien même des attentions que Marguerie et les Jésuites ont eues pour lui. Ces Agniers reconnaissants prendront la défense des prisonniers. Ils diront à Godefroy et Marguerie de ne rien craindre. Un Algonquin captif en Iroquoisie les avertira vite qu’ils auront la vie sauve.

Cependant, si le sort des prisonniers n’avait dépendu que des Agniers, ils auraient probablement subi le supplice. Ce sont les Iroquois des autres tribus qui se montrent magnanimes : « Quelques sauvages des nations plus hautes, ne voulant pas irriter les Français, firent des présents, à ce qu’on délivrât ces deux pauvres captifs »[18]. Des conseils généraux, où sont présents des sachems de toutes les tribus, ont bientôt lieu. La nation tout entière décide de négocier la paix avec les Français. Les Iroquois viendront à cet effet en Nouvelle-France, au printemps, avec leurs prisonniers. Deux chefs de famille auront garde de ceux-ci jusqu’au départ. Marguerie et Godefroy vivent ensuite paisiblement dans la bourgade. Ils chantent l’Ave Maris Stella aux heures pénibles ; ils écrivent u message à la dérobée sur une peau de castor, et ils obtiennent des vêtements des Hollandais ; ils tentent de communiquer plus librement avec ces derniers, mais sans y réussir. Ils ne forment aucun projet d’évasion. Ils travaillent même activement à promouvoir la paix.

Au moment fixé, vers la fin d’avril, une bande de cinq cents guerriers quitte l’Iroquoisie avec Marguerie et Godefroy. Quelques uns abandonnent bientôt l’expédition. Les autres se partagent plus tard en deux détachements : l’un se poste à l’embouchure du Richelieu et dans les îles du fleuve afin d’intercepter au passage les canots algonquins ou hurons chargés de fourrures ; les autres descendent aux Trois-Rivières. Ils y arrivent à l’aube, le 5 juin, en vingt canots : les Français les aperçoivent un peu en aval du poste ; d’autres embarcations paraissent plus tard dans le milieu du fleuve.

La panique règne dans la factorerie des Trois-Rivières. Les Algonquins éprouvent des craintes sur le sort de leurs compatriotes qui chassent le castor dans les environs. En effet, un canot algonquin sort du Saint-Maurice, et les Agniers le capturent à la vue du poste. Un peu de temps s’écoule. Une pirogue algonquine se détache de la rive droite ; elle porte un drapeau blanc. Les Français reconnaissent vite l’homme qui le monte : c’est Marguerie. Il se rend tout de suite au fort où il a une entrevue avec le gouverneur de la place, M. de Champflour.

Marguerie fait son rapport. Les Iroquois, dit-il, veulent maintenant entrer dans l’alliance des Français. C’est à cette fin qu’ils n’ont eu que de bons traitements pour leurs deux prisonniers. Mais en même temps, ils veulent continuer la guerre contre les Algonquins et les Hurons « qu’ils haïssent à mort, et qu’ils veulent exterminer entièrement »[19]. Trois cent soixante guerriers se tiennent maintenant sur l’autre rive. Ils l’ont envoyé, lui, Marguerie, pour entamer les négociations.

Marguerie révèle encore ce fait, d’une importance capitale, que les Agniers possèdent maintenant trente-six arquebuses ; et qu’ils espèrent en recevoir une trentaine des Français. Leurs tireurs sont aussi adroits que des Européens. Ils ont des munitions. Ceux qui ne sont pas pourvus d’armes à feu, ont leurs arcs et leurs flèches.

Marguerie lui-même n’est pas rassuré sur les desseins des Iroquois. Une prisonnière algonquine l’a mis en garde. Elle lui a dit en secret que les Iroquois voulaient attirer les sauvages alliés à la France, les détruire, « et se rendre maîtres absolus de la grande rivière »[20]. Être maître du fleuve, c’est aussi être maître du commerce huron et algonquin des pelleteries.

Le jeune prisonnier révèle encore qu’il doit retourner immédiatement sur l’autre rive : Godefroy y est demeuré comme otage et répond de son retour.

Champflour lui confie une réponse dilatoire. Seul, dit-il, le Gouverneur de la Nouvelle-France peut négocier une affaire aussi importante ; Montmagny est favorable à la paix, croit-il ; des messagers partiront incontinent pour se rendre à Québec et le saisir de la demande des Iroquois.

Marguerie se rembarque dans sa pirogue après avoir échangé ses vêtements indiens pour des vêtements français. L’un de ses compatriotes l’accompagne. Ils apportent des présents et des vivres pour le détachement iroquois. Celui-ci se montre d’abord satisfait de la réponse de Champflour. En attendant Montmagny, il érige les retranchements habituels de troncs d’arbre. Puis l’impatience semble le saisir. Il envoie Marguerie et Godefroy aux Trois-Rivières. Ceux-ci reviennent au fort et ils disent à M. de Champflour que les Iroquois le sollicitent de se rendre sur la rive sud pour commencer immédiatement les pourparlers. M. de Champflour hésite à se mettre à la merci de ce gros détachement. Enfin, il ne s’y résout pas, et il envoie à sa place le père Paul Ragueneau et Jean Nicolet qui connaissent la langue huronne.

L’impatience des Iroquois est naturelle. Un délai assez long doit s’écouler avant l’arrivée de Montmagny. Le père Ragueneau et Nicolet tenteront de les calmer. Ils se présentent dans le fortin. Au cours d’un conseil qui a lieu tout de suite, ils déclarent que les Français ont été heureux de revoir les deux prisonniers ; il plaît à tous également d’entendre des paroles de paix ; ils ajoutent enfin que le Gouverneur les a envoyés sur place pour apprendre exactement leurs propositions. Les Iroquois répondent qu’ils veulent tout de suite exécuter la cérémonie qui accompagne la libération des prisonniers afin de rendre leur liberté à Godefroy et à Marguerie. Ils offriront aussi des présents pour inviter les Français à construire une factorerie ou un poste en Iroquoisie ; si l’offre est acceptée, toutes les tribus iroquoises viendront là à la traite. Nicolet et le père Ragueneau répondent qu’ils prennent bonne note de ces propositions, mais enfin que seul Montmagny peut leur donner une réponse. Les Iroquois prononcent de longues harangues. Ils parlent de l’état de leur pays et « des désirs qu’avaient toutes les nations iroquoises, de se voir liées avec les Français »[21].

Le lendemain, une pirogue iroquoise vient se promener en face du fort. L’un des canotiers crie aux Algonquins : « Prêtez-moi l’oreille, je viens pour traiter la paix avec toutes les nations de ces quartiers, avec les Montagnais, avec les Algonquins, avec les Hurons ; la terre sera toute belle, la rivière n’aura plus de vagues, on ira partout sans craintes »[22]. Les Algonquins qui l’écoutent n’ajoutent pas foi à cette déclaration : si les Iroquois étaient sincères, n’auraient-ils pas libéré, selon l’habitude, un prisonnier algonquin qui aurait entamé les négociations de paix ? Dans le moment même, ne tentent-ils pas de capturer tous les Algonquins qui passent à leur portée ?

Montmagny arrive aux Trois-Rivières cinq jours après les Iroquois, soit le 10 juin. Aussitôt après avoir reçu le message, il a fait armer une barque et quatre chaloupes. Il a quitté Québec à la tête de cette flottille. La barque étant lourde et lente, il a pris les devants dans une chaloupe ; et il monte ainsi le fleuve avec les navires qui, trois fois déjà durant les années précédentes, ont délogé des partis iroquois.

Aussitôt qu’ils apparaissent, les Iroquois se tiennent confinés dans leur fortin. Une heure auparavant encore, ils avaient attaqué un canot algonquin, tué une femme, capturé un homme. L’un de ces Algonquins avait pu s’échapper. Et dans le même temps, le second détachement iroquois bloque toujours le fleuve plus haut, aux îles du Richelieu. Le chef de guerre des Algonquins supérieurs est arrivé hier soir avec cette nouvelle. Il a aperçu les ennemis à l’entrée du lac Saint-Pierre « où ils gardaient toutes les avenues, par la multitude de leurs canots »[23].

Montmagny doit donc étudier à son arrivée des propositions peu cohérentes et qui paraissent, toutes, porter la marque de la ruse. Elles viennent sûrement cette fois des quatre tribus ; il est même possible que les cinq tribus soient représentées dans les deux détachements. Voici ce qu’elles demandent ; la paix avec les Français ; la construction d’une factorerie en Iroquoisie ; la donation d’un certain nombre d’arquebuses. Mais ensuite désirent-elles la paix ou la guerre avec les Algonquins et avec les Hurons ? Et les pelleteries que le second détachement veut capturer au lac Saint-Pierre ne s’en viennent-elles pas aux Trois-Rivières ? Comment pénétrer les intentions de ces visiteurs dont le nombre dépasse celui de tous les habitants de la Nouvelle-France ?

Le Gouverneur-général agit sans retard. Il s’embarque dans une chaloupe armée qui s’en vient mouiller à portée de mousquet de la rive droite ; une salve de quarante coups d’arquebuse le salue. Deux canots iroquois viennent se ranger le long de la chaloupe ; Nicolet et le père Ragueneau s’embarquent aussitôt pour le camp ennemi.

Les Iroquois sont assis en rond, silencieux. Les deux Français s’assoient sur un bouclier ; Godefroy et Marguerie sont assis par terre et ne portent plus que des liens symboliques. L’orateur des Iroquois, Onagan, se lève. Par droit de guerre, dit-il, les deux captifs sont maintenant iroquois. « … Jadis, le seul nom de Français nous jetait la terreur dedans l’âme, leur regard nous donnait l’épouvante, et nous les fuyions comme des Démons, qu’on n’ose aborder ; mais enfin, nous avons appris à changer les Français en Iroquois »[24]. Les prisonniers ont appréhendé de mauvais traitements. Mais les Iroquois leur ont dit qu’ils recherchaient l’alliance des Français et qu’ils ne leur feraient aucun mal ; ils les ont traités comme des amis ; les autres tribus ont offert des présents pour leur libération. Et maintenant, ils sont ici, ils redeviendront français ; ou plutôt, « ils seront français et Iroquois tout ensemble, car nous ne serons qu’un peuple ». L’Orateur donne alors la main au père Ragueneau et à Nicolet, il les touche au visage, au menton ; « …Non-seulement nos coutumes seront vos coutumes, mais nous serons… étroitement unis… ». Après diverses cérémonies, il s’approche des prisonniers, brise leurs liens, les jette par-dessus les palis. Et il dit : « Que la rivière emporte si loin ces liens, que jamais il n’en soit de mémoire, ces jeunes gens ne sont plus captifs, leurs liens sont brisés, ils sont maintenant tous vôtres ». Puis saisissant une bande de grains de nacre, il la présente à Nicolet et à son compagnon : « Gardez pour un jamais ce collier, comme une marque de leur pleine et entière liberté »[25].

Une fois ces rites terminés, dans le plus pur style indien, Marguerie et Godefroy sont libres. L’orateur offre encore deux paquets de peaux de castor pour que les deux jeunes gens puissent bien s’habiller. Il donne ensuite quatre présents « au nom des quatre nations iroquoises, pour marque quelles souhaitaient notre alliance »[26]. L’une des tribus, on ne sait laquelle, n’a donc pas participé à l’ambassade. L’orateur souhaite encore que les Français déploient une peau de castor, sur leur fort aux Trois-Rivières, quand ils apercevront des pirogues iroquoises ; leurs occupants pourront alors aborder avec assurance. Il étend une bande de porcelaine en rond sur le sol et il dit : « Voici… la maison que nous aurons aux Trois-Rivières, quand nous y viendrons traiter avec vous, nous y pétunerons sans crainte, puisque nous aurons Onontio pour frère ».

Nicolet et père Ragueneau témoignent leur satisfaction : toutes ces paroles et tous ces actes ne peuvent qu’entretenir de bonnes relations entre les Iroquois et les Français. Ils feront un rapport détaillé à Onontio, Montmagny ; et celui-ci leur répondra le lendemain. Déjà il se fait tard. Et les deux hommes reviennent avec les présents, Marguerie et Godefroy libérés. Au moment où ils sortent du fort, l’orateur leur adresse une prière : que le Gouverneur-général oblige les Montagnais et les Algonquins à cacher leur hache de guerre pendant les négociations. Nicolet et le père Ragueneau acceptent ce message. Les Iroquois promettent de leur part de ne poursuivre aucun canot algonquin et de ne pas se mettre à l’affût pour en capturer

La chaloupe armée revient aux Trois-Rivières. Mais elle n’a pas plutôt gagné le port que des canots iroquois entreprennent la poursuite de quatre canots algonquins, chargés de vivres et de pelleteries, dont les occupants revenaient de la chasse. Ceux-ci réussissent à s’échapper, mais leurs pirogues restent aux mains des ennemis, de même qu’une femme et son enfant. Cet incident refroidit tous les sentiments amicaux que peuvent avoir suscités la libération de Godefroy. « Ce sont gens résolus, auxquels il ne se faut fier que de bonne sorte », avait dit Marguerie.

Le 11 juin, il pleut, il vente. Le Gouverneur ne sort pas du fort. Peut-être préfère-t-il attendre que la barque soit arrivée au port et qu’il ait toutes ses forces autour de lui pour donner la réponse à laquelle il pense. Les Iroquois n’auraient-ils pas formé le complot de s’emparer de lui, du père Ragueneau et de Nicolet ? C’est un projet qu’on leur prête. En attendant, ils demeurent eux aussi dans leur fortin, redoutant les Algonquins qu’ils n’épargnent pas.

Ce n’est que le surlendemain que l’escadrille, maintenant complète, va mouiller de nouveau le long de la rive droite. Mais cette fois, les Iroquois ne bougent point. Ils n’envoient aucun canot pour ramener les négociateurs. Leurs dispositions, à eux aussi, ne sont plus les mêmes. À la fin, ils poussent une pirogue vide vers les navires. Ils crient et l’on comprend confusément qu’ils invitent le Gouverneur-général, le père Paul Ragueneau et Nicolet à s’embarquer pour venir parmi eux. Ce procédé peu courtois augmente la défiance des Français. Ceux-ci invitent alors les sachems iroquois à venir sur les bateaux pour écouter la réponse de Montmagny ; les ambassadeurs français n’ont pas craint, eux, hier, de se rendre dans le fortin iroquois.

Aucune réponse ne vient du rivage. Les Français demandent alors d’envoyer quelques uns des Hurons. Les Iroquois acceptent. Deux Hurons arrivent bientôt dans un canot. Ils montent à bord. Ils cherchent de tous côtés ; ils examinent tout. Ensuite, ils donnent l’explication de leurs recherches : craignant d’être payés de leur propre monnaie, les Iroquois s’attendaient à trouver sur les navires des Algonquins qui les auraient massacrés.

Maintenant rassurés, trois capitaines iroquois s’embarquent dans une autre pirogue. Ils s’approchent à portée de pistolet ; mais pas plus. Ils invitent le Gouverneur à parler. Et le conseil prend place de la façon étrange suivante : Montmagny est dans la barque, à une certaine distance du rivage, soixante-dix hommes armés jusqu’aux dents autour de lui ; plus loin, assez loin sans doute pour qu’il faille crier à tue-tête, trois capitaines iroquois dans un canot d’écorce d’orme ; et à la lisière de la forêt, les guerriers iroquois en attente.

Par l’entremise de son interprète, le Gouverneur-général de la Nouvelle-France offre de riches présents : présents en échange des aliments donnés à Godefroy et à Marguerie, des nattes avec lesquelles on les a couverts, du bois dont la flamme les a réchauffés, des vêtements dont on les a habillés ; présents aussi pour les tribus qui recherchent l’alliance des Français, présents pour attirer les Iroquois à la traite. Tous sont riches et substantiels. Montmagny ne veut pas lésiner, car il est reconnaissant pour la libération des prisonniers. Mais Montmagny n’offre pas d’arquebuses.

Aucun cadeau, disent alors les capitaines, n’a été offert en remerciement pour la libération même des prisonniers. À Dieu ne plaise, répond Montmagny et d’autres présents s’ajoutent aux premiers. « Mais on ne parlait point d’armes à feu, qui était le plus ardent de leurs souhaits… »[27].

Ce sont ensuite les Iroquois qui reprennent l’initiative. Ils offrent quatre nouveaux présents : le premier, pour réitérer leur invitation aux Français de construire une factorerie en Iroquoisie ; un second pour encourager les canotiers qui devront avironner jusque là ; un troisième, « au nom de la jeunesse iroquoise, à ce que leur oncle Onontio grand capitaine des Français, leur fît présent de quelques arquebuses »[28] ; et le quatrième pour marquer la volonté des Cinq Nations de vivre en paix avec les Algonquins et les Hurons. Ils publieront partout la libéralité des Français ; ils dédaigneront même les Hollandais avec lesquels ils ne veulent plus traiter.

Les Français se consultent. Ces propositions paraissent si extraordinaires qu’elles semblent fantastiques et à peine croyables. Montmagny donne une réponse qui ne porte que sur quelques points. Ainsi, « s’ils voulaient une paix universelle, qu’elle leur serait accordée avec une grande satisfaction des Français, et de leurs confédérés »[29]. Puis, si vraiment les Iroquois veulent vivre en paix avec les Algonquins, qu’ils relâchent un prisonnier algonquin comme c’est la coutume.

Les négociateurs répondent qu’ils viendront aux Trois-Rivières le lendemain et qu’ils donneront alors leur réponse. Mais Montmagny redoute ce nouveau délai : les Iroquois peuvent fuir la nuit prochaine. Il demande la libération d’un Algonquin le soir même. Les Iroquois hésitent ; puis ils disent qu’ils ne peuvent prendre une décision sans tenir un conseil. Montmagny riposte qu’il attendra sur les lieux mêmes. Et, pendant ce dialogue, sept canots algonquins paraissent au loin sur le fleuve ; ils sont chargés de fourrures. Les guerriers iroquois ont peine à se contenir devant la riche proie qu’ils convoitent. Mais la barque, voiles déployées, entre en scène et les canots s’échappent.

Les Iroquois se retirent en leur fortin. Pendant une demi-heure, le silence règne. La nuit tombe. Des bruits s’entendent soudain dans le fortin : coups de hache, arbres qui s’écroulent. Les embarcations montent la garde non loin de la rive. Elles veulent empêcher la fuite de l’ennemi ; elles veulent aussi explorer à fond les pensées de paix qu’il peut avoir.

Au matin, Montmagny fait équiper un canot avec un guidon pour inviter les Iroquois à continuer les pourparlers. Mais maintenant l’ennemi a pris sa décision. Il n’a que des brocards et des huées pour ces préparatifs ; il crie qu’Onontio n’a pas donné d’arquebuses. Il arbore un scalp d’Algonquin sur le fortin ; il décoche des flèches sur la chaloupe.

Montmagny donne alors le signal : pièces de fonte de la barque et pierriers des chaloupes lancent des boulets sur le fortin. Mais les Iroquois ont prévu cette attaque : ils ont transporté une partie de leur butin dans un second fort, placé plus loin dans la forêt, et « si bien fait et si bien muni, qu’il était à l’épreuve de toutes nos batteries »[30]. Un moment de panique suit les premiers coups de canon : un Algonquin peut s’échapper des mains de l’ennemi ; il dit qu’un débarquement aurait peut-être eu quelque succès. Mais l’entreprise était dangereuse. Les Iroquois continuent ensuite le transport de leurs canots et bagages dans le second fortin. Ils s’y réfugient en bonne partie. Mais pour donner le change aux Français, ils entretiennent un feu dans le premier ; leurs arquebusiers s’y tiennent un moment ; puis s’abritant derrière les arbres, ils dirigent un feu bien nourri sur les embarcations. Ils visent avant tout la barque où se trouve le Gouverneur ; mais les pavois sont solides et les balles s’y logent. À la nuit, tout le détachement iroquois débouche sur le fleuve à moins d’un mille en amont de son fortin. Les embarcations françaises découvrent trop tard les pirogues qui fuient ; elles tentent de les poursuivre, mais elles ont contre elles les vents et la marée. Des canots algonquins les prennent en chasse ; mais ils sont peu nombreux et le Gouverneur les rappelle bientôt.

Pendant ces vaines négociations, le second détachement iroquois bloquait toujours le fleuve au lac Saint-Pierre. Il attendait le convoi huron qui ne voyageait pas en formation serrée, mais se dispersait en petits groupes souvent fort éloignés les uns des autres et faciles à surprendre. À un moment donné, il découvre deux canots qui ramenaient le père de Brébeuf et quelques Français ; ceux-ci réussissent à s’échapper. Cinq canots hurons qui les suivaient sont moins heureux. Leurs occupants sont massacrés, capturés vivants. Quelques uns peuvent fuir cependant. L’un d’eux atteint les Trois-Rivières ; d’autres remontent le fleuve afin d’avertir leurs compatriotes qui descendent. Les Iroquois pillent des pelleteries.

Quelques jours s’écoulent. Les pères Paul Ragueneau et René Ménard partent avec des compagnons pour la Huronie lointaine. Ils rencontrent une dizaine de sauvages qui leur assurent que les Iroquois sont toujours aux aguets sur le fleuve.

Ils doivent revenir aux Trois-Rivières. Là, ils demandent une escorte aux Algonquins ; ceux-ci les renvoient aux Montagnais de Sillery. Les Montagnais sont bientôt prêts à fournir huit canots bien montés. Et Champflour promet quelques soldats intrépides. À la fin, les autorités abandonnent cette entreprise risquée. Peu après, un canot huron apportera la nouvelle que l’armée iroquoise a quitté le Saint-Laurent : les Hurons ayant été avertis de sa présence elle ne pouvait plus y piller de pelleteries. Son butin était mince.

Comment expliquer cette négociation compliquée, enchevêtrée, incertaine ? Elle a une grande importance, comme le signalent tout de suite les contemporains : la guerre ouverte suivra. Pour en trouver le secret, ne faut-il pas remonter en Iroquoisie ? Ce pays passe depuis une quinzaine d’années par une période d’expansion. La migration des Senhronnons, dans l’ouest, a permis aux Tsonnontouans de porter leur frontière tout près de la rivière Niagara. Par leurs victoires sur les Mohicans dans l’est, les Agniers ont atteint l’Hudson. Ils ont probablement cessé, depuis un an ou deux de payer des tributs à certaines peuplades de l’est ; ils se libéreront peu à peu de ce fardeau économique. Ils ont lié partie avec les Hollandais qui ont besoin de leurs fourrures et sont ainsi intéressés à fond dans leur survivance. Ils ont acquis quelques mousquets. Le journal of new-netherland explique toute l’affaire : « …Quelques uns d’entre eux en avaient d’abord reçu des Anglais »[31]. Ils avaient payé jusqu’à vingt peaux de castor pour chacune de ces armes ; et leurs munitions leur avaient coûté non moins cher. Ils connaissent la valeur de cet instrument de puissance ; leur convoitise est très forte. Ils veulent en avoir à Fort Orange : mais là, ils se heurtent à la défense de vendre sous peine de mort, des armes à feu et des munitions aux Indiens. Cette ordonnance date de 1639, mais la colonie de Rensselaerswyck en passera une, elle aussi, le 18 juillet 1641. La vente n’entraîne plus ici la mort, mais une pénalité de cent guilders et le rapatriement. Le document avoue que malgré les prohibitions antérieures, la vente des armes à feu s’est continuée. L’armement des Agniers en particulier, est donc en bonne voie. Les traiteurs libres, comme on les appelle, puis les « habitants de Rensselaerswyck, qui comptent autant de traiteurs qu’ils sont de personnes »[32] conduisent ce commerce en marge de la loi. À l’été 1641, il n’a pas donné de grands résultats encore : les Iroquois présents aux Trois-Rivières, n’ont pas plus que trente-six arquebuses. Ils en veulent d’autres. C’est une volonté nationale ardente et forte. Elle est d’autant plus violente que l’épuisement des fourrures en leur pays se pose brutalement. Il leur faut ces armes européennes, soit pour chasser mieux, soit pour subjuguer les tribus qui font de belles récoltes de pelleteries, soit encore pour conquérir des territoires de chasse. En un mot, c’est la nécessité, partout mère de l’ingéniosité, qui leur montre le salut dans l’arquebuse ou le mousquet. Puis enfin, en 1641, les Agniers se sont déjà familiarisés avec les Européens, et ils n’éprouvent plus à leur égard les craintes d’autrefois. La capture de Marguerie et de Godefroy, leur armement nouveau, leur donnent de l’audace. L’affaiblissement mortel de la coalition laurentienne, à la suite des trois épidémies successives, le petit nombre des Français, ils sont au plus trois cents, leur ont certainement inspiré l’idée d’imposer leur politique à la Nouvelle-France par un mélange de force et de douceur.

Alors, ils arrivent sur le Saint-Laurent au nombre de cinq cents. Ils veulent avant tout des arquebuses. C’est le point qui ressort peut-être avec le plus de netteté. Le parti militaire en réclame ouvertement. La libération de Marguerie et de Godefroy, les présents multipliés, ne sont pour ainsi dire que des dons destinés à appeler ce don suprême, dans une surenchère que connaissent bien les mentalités primitives. Les offres de paix avec les Français que les Iroquois font ensuite semblent aussi fort sincères. Mais leur dessein est net : ils veulent une paix qui neutraliserait les Français. Ceux-ci se tiendraient dans leurs factoreries ; ils laisseraient se livrer autour d’eux, sans y prendre part, les batailles entre tribus indiennes ; ils ne soutiendraient plus les Algonquins et les Hurons. Leur rôle se bornerait à attendre les fourrures, soit aux Trois-Rivières, soit dans une habitation en Iroquoisie même. Le projet de paix entre Iroquois et Algonquins alliés aux Hurons n’est pas sincère. Les négociateurs le présentent au second stage des négociations, quand celles-ci sont à la veille d’échouer. Mais ils n’y mettent aucune conviction. Et la conduite de leurs compatriotes les dément à chaque pas : les uns ne peuvent s’empêcher d’attaquer les canots algonquins, les autres attendent au lac Saint-Pierre le convoi huron. Les Agniers ont un besoin pressant de fourrures. Et c’est ce besoin qui ruine à fond leurs relations avec les Indiens du Canada. C’est de ces derniers qu’ils doivent obtenir des pelleteries. Concluront-ils des arrangements pacifiques à cet effet ? Mais tout arrangement pacifique suppose en effet que ce sont les Iroquois qui deviendront intermédiaires, réaliseront les profits, s’enrichiront. Les tribus canadiennes n’en voudront pas et les Français encore moins parce que les fourrures s’en iront à Fort Orange au lieu de venir à Québec. Il ne reste que la force. Les Iroquois sont condamnés à piller les Algonquins et les Hurons, c’est-à-dire à être en état de guerre avec eux et avec les Français. Tout traité de paix entre ces ennemis mettra fin à ce pillage des pelleteries des Indiens du Canada ; et, il ne sera jamais longtemps en vigueur, car les Iroquois ont un besoin vital de ces fourrures.

Toutefois, les Iroquois se sont montrés habiles diplomates. « Remarquez, disent les relations,… le procédé de ces peuples, et ne dites plus, que les Sauvages sont des bêtes brutes… Leur dessein était de faire une paix fourrée avec nous pour se délivrer de la peur qu’ils ont de nos armes, et pour massacrer sans crainte nos confédérés, nous pouvaient-ils plus finement induire à leur donner des armes ? Se pouvaient-ils plus finement insinuer en notre amitié, qu’en nous rendant nos prisonniers, nous offrant des présents ? …qu’en nous invitant en leur pays, nous assurant qu’ils nous préféraient aux Hollandais, nous extollant par-dessus le commun des hommes ? »

Naturellement, les Français ne peuvent accepter ces propositions. « …Il ne fallait point faire la paix avec ces peuples, à l’exclusion de nos confédérés… »[33]. C’est la politique française de tout le siècle qui se pose avec éclat. Vingt fois, trente fois, l’Iroquoisie proposera la paix à la Nouvelle-France, mais en excluant les Indiens Alliés qui lui fournissent des fourrures. Elle recevra invariablement une réponse négative. Les gouverneurs observeront toujours ce principe cardinal. Ils ne peuvent donner leur assentiment pour deux grandes raisons : ces Indiens vivent dans la colonie ou tout autour. Ils peuvent se tourner contre elle, et, très rapprochés, ils seraient plus dangereux peut-être que les Iroquois même. En second lieu, ces Indiens sont les pourvoyeurs de pelleteries. Leur destruction ou l’abandon aurait détruit la traite : « … Si les Iroquois avaient un libre accès dans nos ports, le commerce des Hurons, des Algonquins et des autres peuples qui viennent visiter les magasins des Messieurs de la Nouvelle-France, serait entièrement rompu… »[34]. L’alliance des Français avec les Algonquins est pour cette raison aussi indissolublement fixée que celle des Hollandais avec les Iroquois. Celle-ci est fondée sur la proximité, sur la géographie. Déjà, des intérêts sont liés de façon inextricable. Des deux côtés de la frontière, les peuples européens sont intéressés dans la survivance de leurs alliés indiens. Aussi, en 1641, les Français n’ont pas la moindre idée d’abandonner aux Iroquois la Coalition laurentienne affaiblie et impuissante. Les Iroquois la détruiraient ou bien ils lui imposeraient la dérivation des pelleteries canadiennes vers Fort Orange. Ils devinent l’appréhension des Français et ils offrent en compensation de venir eux-mêmes faire la traite aux Trois-Rivières ou de fréquenter une factorerie française ouverte en Iroquoisie. Toutefois, cette contre-proposition comporte pour les Français des risques et des incertitudes s’ils la comparent à la situation existante. L’Iroquoisie est située très loin de la Nouvelle-France et des relations commerciales entre les deux pays seraient sujettes à des aléas infinis. Ce serait abandonner le certain, et le naturel, pour l’incertain et l’illogique.

Du moment que les Français prennent la décision de protéger leurs Alliés Indiens, ils doivent refuser les mousquets à tout prix. Les Iroquois s’en serviraient contre ces Alliés.

L’armée iroquoise échoue donc dans sa manœuvre. Malgré un grand déploiement de force, elle retourne en son pays emportant sans plus les ballots de fourrures qu’elle a volées aux Algonquins et aux Hurons. Ses négociateurs n’ont pas trouvé le moyen de ravitailler l’Iroquoisie en pelleteries d’une façon permanente. Quelle décision prendra maintenant ce pays ?

Les Français du temps ne paraissent pas avoir pénétré cet aspect de la question. Ils croiraient plutôt que ces Indiens viennent piller des pelleteries à plaisir. Ils ne signalent pas le besoin. Mais après l’échauffourée des Trois-Rivières, ils devinent que l’avenir ne leur réserve plus que la guerre. Ils sont sûrs que les Iroquois s’en prendront à eux autant qu’aux Algonquins et aux Hurons. Le père Paul le Jeune signale ce danger dans une lettre qui ouvre la Relation de 1641. L’œuvre de l’évangélisation fait de grands progrès, dit-il ; mais les démons « arment tous leurs suppôts tant qu’ils peuvent, pour détruire ce qui est si saintement commencé, pour ruiner la colonie française, et pour fermer toutes les avenues du salut à toutes ces âmes qui n’ont jamais ouï parler de Jésus-Christ »[35]. La Relation elle-même contient des passages plus énergiques encore. Parlant des Iroquois, voici ce qu’elle dit : « … En un mot, ils sont venus à tel point d’insolence, qu’il faut voir perdre le pays, ou y apporter un remède prompt et efficace. Si les Français étaient ralliés les uns auprès des autres, il leur serait bien aisé de maîtriser ces barbares ; mais étant dispersés, qui deçà, qui delà, naviguant à toute heure sur le grand fleuve dans des chaloupes, ou dans des canots, ils peuvent être aisément surpris de ces traîtres, qui chassent aux hommes comme on fait aux bêtes, qui peuvent offenser sans être quasi offensées, car étant découverts, ils n’attendent pas pour lordinaire le choc, mais ils sont plus tôt hors de la portée de vos armes, que vous n’êtes en disposition de les tirer »[36]. Mais la phrase qui, écrite en 1641, décrit le mieux la guérilla prochaine, est la suivante : « …Le commerce de ces Messieurs, la colonie des Français, et la religion qui commence à fleurir parmi les sauvages, sont à bas, si on ne dompte les Iroquois. Cinquante Iroquois sont capables de faire quitter le pays à deux cents Français… Si ces barbares s’acharnent à nos Français, jamais ils ne les laisseront dormir d’un bon sommeil : un Iroquois se tiendra deux ou trois jours sans manger, derrière une souche, à cinquante pas de votre maison, pour massacrer le premier qui tombera dans ses embûches ; s’il est découvert, les bois lui servent d’asile… Si on n’a ce peuple pour ami ou si on ne l’extermine, il faut abandonner à leur cruauté tant de bons néophytes, il faut perdre tant de belles espérances… »[37]. Ces phrases sont écrites quelques mois avant le déchaînement des guerres iroquoises proprement dites ; c’est plutôt de la prophétie que de l’observation. C’est un premier cri d’anxiété que la Nouvelle-France pousse. Après avoir parlé des tortures qui attendent les Hurons capturés, un missionnaire écrira aussi les paroles suivantes : « Voilà les funérailles et le sépulcre que nous attendons, si jamais nous venons à tomber entre les griffes de ces tigres, et dans la fureur de ces démons »[38]. En un mot, les pressentiments agitent la colonie. Contre une poussée iroquoise, quelle résistance opposeront en même temps la coalition laurentienne qui est pratiquement défaillante et la colonie française qui ne compte pas trois cents habitants ? Les temps autrefois redoutés par Champlain sont arrivés.


  1. RDJ, 1639-50.
  2. RDJ, 1639-77.
  3. Idem, 1639-77.
  4. Idem, 1639-76.
  5. RDJ, 1639-76.
  6. Idem, 1639-75.
  7. RDJ, 1639-58.
  8. Idem, 1639-77.
  9. Idem, 1639-77.
  10. Van Rensselaer Bowier Manuscripts, p. 426.
  11. Van Rensselaer Bowier Manuscripts, p. 483-4.
  12. Van Rensselaer Bowier Manuscripts, p. 553-4.
  13. RDJ 1640-53.
  14. Idem, 1640-53.
  15. RDJ, 1641-11.
  16. Idem, 1641-37.
  17. RDJ, 1641-39.
  18. RDJ, 1641-39.
  19. RDJ, 1641-40-41.
  20. Idem, 1641-41.
  21. RDJ, 1641-47.
  22. Idem, 1641-41.
  23. RDJ, 1641-42.
  24. RDJ, 1641-42.
  25. Idem, 1641-43.
  26. RDJ, 1641-43.
  27. RDJ, 1641-44.
  28. Idem, 1641-44.
  29. Idem, 1641-45.
  30. RDJ, 1641-46.
  31. Narratives of New-Netherland, p. 274.
  32. O’Callaghan, Documents relative to the Colonial History of the State of New-York, v. 1, p. 182.
  33. RDJ, 1641-45.
  34. Idem, 1641-45.
  35. RDJ, 1641-2.
  36. RDJ, 1641-38.
  37. Idem, 1641-58.
  38. Idem, 1641-47.