Iroquoisie/Tome I/15

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Les études de l’Institut d’histoire de l’Amérique française (Tome Ip. 256-270).


CHAPITRE XV


(1642)

Le poste de Montréal se fonde en mai quand la série des combats de l’année 1642 s’est déjà ouverte. Maisonneuve et ses compagnons peuvent constater immédiatement qu’elles n’étaient pas vaines les appréhensions du Gouverneur qui avait voulu les arrêter à Québec.

Pendant un temps, on s’entretient pourtant encore d’illusions. La Relation de 1642 revient sur les projets d’évangélisation. Trente-cinq personnes, dit-elle, ont formé une société « pour travailler à la conversion des pauvres sauvages de la Nouvelle-France, et pour tâcher d’en assembler bon nombre dedans l’île de Montréal qu’ils ont choisie, estimant qu’elle est propre pour cela, leur dessein est de leur faire bâtir des maisons pour les loger, et défricher de la terre pour les nourrir, et d’établir des Séminaires pour les instruire et un Hôtel-Dieu pour secourir leurs malades… »[1]. Mademoiselle de la Peltrie accompagne les colons, mais le 29 septembre 1642, Marie de l’Incarnation écrit à son sujet la phrase suivante : « Mais ce qui m’afflige sensiblement, c’est son établissement à Mont-Réal, où elle est dans un danger évident de sa vie à cause des courses des Iroquois ».

Les Montréalistes exposent leur projet à un groupe d’Algonquins de l’île des Allumettes qui viennent examiner les habitations au mois d’août et qui prétendent avoir vécu déjà dans l’île. « On ne s’oublia pas là-dessus de les inviter et de les presser de retourner en leur pays, et de leur déclarer le dessein des Capitaines, qui envoient ici du monde pour les secourir, leur promettant qu’on les aiderait à bâtir de petites demeures, et à défricher la terre dont ils ont perdu l’habitude, s’étant quasi rendus errants de sédentaires qu’ils étaient »[2]. Les Algonquins sont sensibles à l’invitation qui part d’une si grande générosité de cœur. Mais ils connaissent mieux l’état des choses que les nouveaux venus. Ils savent à quels dangers est exposée cette place sur la frontière. Ils répondent qu’ils étudieront cette affaire en leur pays : « Mais ils n’osèrent jamais donner parole de s’arrêter ici pour défricher la terre, la crainte des Iroquois leurs ennemis, leur donne trop de terreur…[3]. D’autre part, les gens habitués au pays sont au courant des mêmes faits : « J’ai de la peine à croire, dit l’auteur de la Relation, qu’il y ait jamais grand nombre de sauvages à Nôtre-Dame de Montréal, que les Iroquois ne soient domptés, ou que nous n’ayons la paix avec eux »[4].

Durant l’automne et l’hiver, l’œuvre s’ébauche quand même. Le lieu n’est-il pas propice à l’établissement de bourgades indiennes ? C’est une île ou de fortes défenses peuvent s’ériger. La chasse y est abondante, le sol fertile ; il y a des « prairies en quantité »[5]. Les Algonquins sont tentés. Le Borgne de l’Isle est de ceux-là. Les Hurons lointains pensent à cette solution : « … Nos pères des Hurons nous ont écrit que les sauvages de leur quartier y auraient devancé les Français, s’ils y eussent pu trouver un lieu d’assurance ou asile tel que celui qui y est déjà à présent, quoi que petit… Ils mandent qu’ils (les Hurons) sont perpétuellement à en parler, et que tôt ou tard ils y viendront tous, nonobstant la crainte des Iroquois, si l’on y est fort de secours temporel contre l’ennemi… »[6]. Les Nipissings imiteraient volontiers les Hurons dans cette migration. Ils pourraient composer à eux seuls une bourgade. Tous les débris de la Coalition laurentienne cherchent « un lieu de refuge assuré », ou bien encore un « rendez-vous assuré, où ils puissent chasser et vivre hors des dangers des ennemis… »[7].

Ce grand rassemblement de Hurons et de plusieurs tribus de race algonquine paraît donc à tous une solution avantageuse. Mais quand on y repense à froid, après les enthousiasmes du début, on se rend bien compte qu’elle n’est possible que, « si on avait ôté le danger des ennemis, ou ménagé la paix avec eux : sans cela je ne vois pas qu’il y ait moyen que les Sauvages s’y puissent fixer et arrêter, ni que les Hurons aient la liberté d’y descendre, ni que la colonie des Français y puisse prospérer. Je suis obligé de parler avec cette sincérité »[8]. Les forces françaises qui se postent maintenant dans l’île ne sont pas si nombreuses que les Algonquins, ou les Hurons aient confiance dans leur capacité à les protéger.


(1642)

Le 11 septembre, Kieft, gouverneur de la Nouvelle-Hollande, écrit ce qui suit à Van Rensselear : « Les Agniers… ont tué un Français et ils ont fait trois prisonniers qu’ils traitent très mal… J’ai ordonné à Crol de verser une rançon pour eux ; j’espère qu’il réussira dans cette tâche »[9]. C’est à la suite de cet ordre que Arent van Corlaer, directeur de la seigneurie de Rensselaerswyck, se rend dans le pays des Agniers, probablement dans le mois de septembre de l’année 1642.

Ce voyage est d’une grande importance. Les Hollandais veulent assurer la libération du père Jogues et de son compagnon, Guillaume Couture. Puis ensuite, ils désirent, dans des circonstances critiques, resserrer les liens qui les unissent aux Iroquois.

Corlaer raconte lui-même son voyage à Van Rensselaer dans une lettre du 16 juin 1643. Il est parti, dit-il, avec deux compagnons : Jean Labadie et Jacob Jansem. Il a visité à tour de rôle les trois bourgades. « Nous eûmes, dit-il, à attendre environ un quart d’heure devant chacun des bourgs avant que les sauvages soient prêts et nous reçoivent avec plusieurs salutations, — des salves de mousquets »[10] Les Agniers sont fort satisfaits de cette visite et vont tuer des dindes sauvages pour les festins. Corlaer rassemble les chefs de ces hameaux et les conseils ont lieu. Il les incite à libérer les prisonniers français. Il a vu le père Jogues, « un homme très instruit, à qui ils ont infligé de bien mauvais traitements en lui coupant les doigts et les pouces… Je leur offris comme rançon pour les Français, dit encore Corlaer, pour environ 600 florins de marchandises, rançon à laquelle toute la colonie aurait contribué, mais ils n’ont pas voulu l’accepter… Cependant, nous les avons portés à nous promettre de ne pas les tuer, mais de les ramener dans leur pays. Les Français coururent après nous en criant et nous supplièrent de faire tout en notre pouvoir pour les délivrer des mains de ces barbares. Mais il n’y avait aucune chance d’en arriver à cette fin »[11].

Les Hollandais sont donc incapables d’obtenir la libération des prisonniers. D’après Corlaer, ils étaient vivants tous les trois. Comme René Goupil sera assommé le 28 septembre, le voyage a dû précéder cette exécution de quelques jours. Et celle-ci a lieu quand le parti qui a attaqué le fort Richelieu revient en Iroquoisie après avoir subi des pertes. Le père Jogues et Couture rendront visite à Corlaer à Fort Orange au mois de mai 1643, et parleront encore de leur libération.

En second lieu, les trois députés hollandais négocient le premier traité officiel entre la Nouvelle-Hollande et le pays des Agniers. Pour le moment, l’événement passe à peu près inaperçu. Mais quand plus tard l’Angleterre et la France se disputeront l’Iroquoisie, il revêtira une grande importance. Pour établir leurs droits, les Français remonteront jusqu’au traité conclu en 1624 entre la Nouvelle-France et l’Iroquoisie ; les Anglais ne trouveront aucun instrument diplomatique bien établi qui soit plus ancien que celui de 1642, négocié par Arent van Corlaer.

Ce dernier lui consacre peu d’espace dans la lettre qu’il écrit à son chef. Les Hollandais, dit-il, offrent des présents de la façon traditionnelle ; ils renouvellent le pacte d’amitié qui existe entre les deux nations. Ils demandent aux Agniers de ne pas attaquer les colons et de ne pas massacrer les bestiaux. Et ces propositions sont acceptées. Pour leur donner leur vraie valeur, il faut citer aussi la phrase incidente suivante de la lettre de Corlaer : « En plus, vous savez bien comment ils traitent nos gens quand ceux-ci tombent entre leurs mains ». Les Agniers tuent donc des bestiaux de Rensselaerswyck et ne se montrent pas toujours tendres, avant le traité, à l’égard des Hollandais qui tombent entre leurs mains.

Pour comprendre toute l’importance du traité, il faut encore remonter plus haut. Quand le commerce des fourrures s’ouvre largement à tous en 1639, les Hollandais s’aventurent en forêt « pour mieux faire la traite avec les Indiens… » de l’Hudson. Ils les reçoivent à leur table, ils les comblent de prévenances. Cette obséquiosité entraîne le mépris. Puis les colons et les négociants « vendirent en échange des fourrures… des armes à feu aux Agniers pour un détachement complet de 400 hommes, avec de la poudre et du plomb ; ce qui ayant été refusé aux autres tribus lorsqu’elles le demandèrent, augmenta leur haine et leur inimitié »[12]. Et ceci signifie que les Hollandais se rendent méprisables auprès des Indiens de l’Hudson parmi lesquels ils vivent, et encourent leur ressentiment en refusant de troquer aussi libéralement avec eux des armes à feu qu’ils le font avec les Agniers. De plus, Hollandais et Indiens de New-York ou de l’Hudson vivent maintenant les uns parmi les autres. Les animaux domestiques des premiers détruisent le maïs des derniers parce qu’il n’y a pas de clôture ; alors les Indiens tuent les cochons ; et les colons brûlent le maïs. De grosses querelles prennent naissance, une haine réciproque se développe. Enfin, un Hollandais est tué. Ses compatriotes veulent immédiatement le venger par des massacres. Ce premier meurtre est du mois de juillet 1642, il indique des relations fort tendues. Le voyage de Corlaer en Anniéjé a lieu deux mois plus tard. Enfin, dans les premiers mois de l’année 1643 une guerre éclatera entre les Indiens de l’Hudson et les Hollandais. C’est la première. Accompagnée de grands carnages, elle durera jusqu’en 1645.

Dans ce conflit, de quel côté se jetteront les Agniers ? Soutiendront-ils les Indiens de l’Hudson, les Hollandais, ou resteront-ils neutres ? Question importante, car les Hollandais sont faibles et pourraient facilement être broyés et détruits entre les Indiens de leurs territoires et les Agniers. C’est la première, mais non pas la dernière fois qu’elle se pose. Or, les Agniers qui ne sont pas trop bien disposés envers les Hollandais avant le voyage de Corlaer, ne se joindront pas aux Indiens de l’Hudson contre les Hollandais, mais demeureront neutres. Bien plus, on les accusera assez justement d’avoir penché du côté des Hollandais. Fort Orange et la colonie de Rensselaerswyck demeureront en dehors de la zone de guerre. Que les Agniers n’aient pas compris l’inquiétude des Hollandais, ni deviné leurs appréhensions, c’est ce qu’il ne faut pas croire. En diplomates futés, ils ont sans aucun doute saisi ce que la Nouvelle-Hollande désirait d’eux et ce qu’il fallait exiger en retour. Armes à feu, munitions, est-on tenté de penser assez souvent, et main libre du côté de la Nouvelle-France. Car le fait se reproduira plus d’une fois : quand la Nouvelle-Hollande est engagée dans une guerre contre ses propres Indiens, les Agniers et ensuite les Iroquois commettent leurs pires déprédations en Nouvelle-France.

On ne sait trop dans quelle mesure le gouvernement de la Nouvelle-Hollande est engagé lui-même dans ces négociations et ces manigances. Kieft représente une vaste compagnie pour laquelle le commerce des fourrures est petite affaire et qui l’abandonnera en 1644. Il faut plutôt regarder dans le moment du côté des traiteurs libres et de Rensselaer. Arent Van Corlaer n’est-il pas l’employé de ce dernier ? C’est tout ce groupe de Fort Orange qui est intéressé dans le commerce des pelleteries et qui manœuvre les relations avec les Agniers.

Il faut noter ce qu’enregistrent les documents : les Hollandais, à l’époque présente, arment les Agniers qui vivent loin d’eux, tandis qu’ils n’arment que bien peu les Indiens qui vivent parmi eux, et qu’ils redoutent.


(1643)

Des Indiens se groupent autour du fort Richelieu durant l’hiver 1642-43. Dans ce rassemblement se mêlent des Algonquins de l’Île, des Montagnais, des Hurons. Ils chassent dans la zone neutre, ils fournissent de la venaison à la garnison. Des plans de guerre s’agitent dans ces âmes vindicatives. Les uns et les autres ont subi de fortes pertes qu’en bons Indiens, ils veulent venger le plus tôt possible.

Le dix-neuf octobre 1642, un parti revient avec un prisonnier Sokoki. La tribu dont il fait partie est alliée aux Iroquois. Alors il subit la torture. Un bâton lui perce le pied, des cordes lui brisent les poignets, des dents lui arrachent les ongles. Les Indiens ne l’abandonnent que sur les ordres de Montmagny : « On leur remontre qu’il ne faut pas multiplier les ennemis »[13]. Bien soigné, il retournera en son pays. Ses compatriotes organiseront une ambassade pour arracher le père Jogues aux Agniers. Ceux-ci accepteront les présents, mais refuseront la libération du prisonnier, brisant du coup une coutume indienne importante.

Une expédition de guerre s’organise. Les missionnaires prononcent des exhortations au départ. Mais vingt-cinq guerriers seulement y prennent part. Ils se rendent sur la glace du fleuve : « Là ils se mettent en rond, et leurs capitaines les ayant harangués, ils chantent et dansent à la vue des Français qui étaient dans le fort. Il les faisait beau voir vêtus à la soldate… ; ils avaient des épées emmanchées en forme de demi-pique ; plusieurs avaient des corselets, piqués et entrelacés de petits bâtons ; les autres avaient des boucliers faits de bois, il y en avait quelques uns qui avaient des arquebuses, tous avaient les pieds armés de bonnes raquettes… »[14].

Les guerriers s’éloignent. Une Algonquine les conduit : capturée sur l’Outaouais l’hiver précédent, elle s’est échappée depuis. C’est l’hiver, le froid, la neige, la forêt. Les Indiens chassent pour subsister. Mais la division se met une autre fois dans les rangs. Les chrétiens prient ; les païens consultent leur chaman. Les uns et les autres s’agglomèrent bientôt en deux groupes distincts qui se séparent, adoptent des routes différentes, et obéissent chacun à son chef.

La nuit, alors qu’aucune sentinelle n’est de garde, l’un des deux est surpris par les Agniers. Les Algonquins s’éveillent aux détonations des arquebuses et ils n’ont qu’une réaction : s’enfuir. Quatre d’entre eux perdent la vie dans ce bref engagement. Les onze autres se glissent dans la forêt ; ils sont mi-vêtus, ils n’ont plus d’armes. Ils se dirigent vers Montréal à marches forcées. Quelques uns se gèlent les pieds jusqu’aux os dans cette retraite précipitée. Enfin ils arrivent au poste. Ils y annoncent que la seconde bande, que commandait le célèbre Piescaret, avait certainement été massacrée : elle les précédait d’une demi-journée. Ils avaient même reconnu certaines armes entre les mains des Iroquois qui les avaient attaqués.

Quant à l’Algonquine, elle s’était échappée pendant la mêlée : « Elle n’avait ni bonnet, ni souliers, ni manches, ni bas de chausses : pour tout habit elle n’avait qu’un bout de couverture, qui à peine lui couvrait la moitié du corps contre le froid extrême. Elle marcha trente jours en cet état sur la neige, sans voir une étincelle de feu ; on ne sait ce qu’elle a pu manger durant ce temps-là »[15]. Enfin, elle sort de la forêt en face de l’habitation de Montréal ; elle demeure là six à sept jours, criant de temps à autre pour qu’on vînt la chercher. Enfin, elle part pour le fort Richelieu où elle arrive demi-morte. On la recueille, on la soigne et au bout de quelques jours, elle se porte très bien.

Des jours s’écoulent. Voilà qu’au début d’avril, les gens de Montréal voient des Indiens descendre sur la grève, sur la rive droite, et entreprendre de franchir le fleuve sur les glaces flottantes. C’était le parti de Pieskaret qui revenait victorieux avec un scalp. Mais d’après Dollier de Casson, les Agniers le poursuivent de près et ils atteignent le fleuve immédiatement après lui. Leur proie leur échappe, mais ils découvriraient alors l’existence de Montréal : « Dix Algonquins ayant tué un Iroquois en son pays, ils furent poursuivis de ses camarades jusqu’à la vue de ce fort… »[16].

Pieskaret se présente alors que le neveu du Borgne de l’Isle, second du nom, vient de se convertir et de promettre qu’il s’établira dans l’Île avec sa tribu. Maisonneuve a été son parrain, Jeanne Mance, sa marraine. Des conseils ont aussitôt lieu entre nouveaux venus et Algonquins de l’Île. Ils viennent ensuite communiquer leur décision à Maisonneuve : « Que ce qui était arrivé dans cette dernière guerre, où ils avaient perdu quatre personnes… les mettait en un état de changer l’ordre de leurs affaires qu’ils s’étaient proposés ; que là-dessus ils avaient résolu d’aller tous aux Trois-Rivières, où les autres étaient, jusques à la fin de l’été, tant pour faire tous ensemble le deuil des morts que pour délibérer en commun ce qu’ils feraient là-dessus ; de plus qu’ils voulaient voir pour la dernière fois si on leur tiendrait la promesse de leur donner secours contre notre ennemi commun »[17].

Les Algonquins s’éloignent donc. Ils savent qu’une fois Montréal découvert, il sera dangereux de demeurer dans l’île. Benjamin Sulte dit que durant leur marche vers les Trois-Rivières, quinze guerriers, formant l’arrière-garde de cette bande, sont surpris par les Iroquois et dispersés ; quatre sont tués, y compris un Algonquin bien connu, Paschirini. Pieskaret est lui-même attaqué et ne doit la vie qu’à la débâcle.


(1643)

Les Iroquois appliquent à fond en 1643 leur nouvelle tactique qui consiste à émietter en petits groupes leurs forces militaires : « … Ce ne sont que petites troupes bien armées, qui partent sans cesse les unes après les autres du pays des Iroquois pour occuper toute la Grande Rivière et y dresser partout des embûches, dont ils sortent à l’imprévu et se jettent indifféremment sur les Montagnais, Algonquins, Hurons et Français »[18]. Ils « se sont divisés en petites troupes de vingt, trente, cinquante et de cent au plus, par tous les passages et endroits de la Rivière, et quand une bande s’en va, l’autre lui succède »[19]. En un mot, de petits partis se postent partout sur la route des fourrures et ils la tiennent sous observation pendant tout l’été. Les Relations attribuent l’ampleur de ces attaques aux Hollandais : « On nous a écrit de France que le dessein des Hollandais est de faire tellement harceler les Français par les Iroquois, qu’ils les contraignent de quitter et abandonner tout et même la conversion des Sauvages »[20]. Les Iroquois y trouvent leur profit, car ils emportent les pelleteries des Indiens du Canada et ils les vendent pour obtenir des arquebuses. On compte qu’ils en ont maintenant trois cents alors qu’en 1641, ils n’en avaient que trente-neuf.

Les Français de la colonie constatent nettement maintenant que la Coalition laurentienne est détruite et ne peut plus offrir aucune résistance sérieuse à l’ennemi. Les Relations le disent en toutes lettres « … Diverses maladies contagieuses, ayant consommé la plus grande partie des Montagnais et Algonquins… ils (les Iroquois) n’ont rien à craindre de ce côté-là »[21]. Les Hurons présentent un groupe ethnique plus compact ; mais ceux « qui descendent, venant en traite, et non en guerre, et n’ayant aucune arquebuse, s’ils sont rencontrés, comme il arrive d’ordinaire, ils n’ont autre défense que la fuite, et s’ils sont pris, ils se laissent lier et massacrer comme des moutons »[22]. Les Relations ajoutent encore que les Tsonnontouans l’emportent maintenant, par le nombre et la force, sur les Hurons ; autrefois, c’était le contraire. Les Agniers qui attaquent dans le secteur de la Nouvelle-France, comptent environ huit cents guerriers. Les autres tribus paraissent se désintéresser de ce conflit. Leur nom n’apparait nulle part.

L’année 1643 présente donc une multiplicité d’actions. Le neuf mai, huit Algonquins en deux canots descendent le fleuve. Ils viennent du haut de l’Outaouais avec une belle cargaison de pelleteries. Ils ont presque atteint les Trois-Rivières : quatre lieues à peine les en séparent. Mais ils ont ramé toute la nuit pour franchir dans l’obscurité la section la plus dangereuse du fleuve et ils sont fatigués. Alors, ils font halte sur le rivage. Ils allument un feu. Soudain, dix-neuf Iroquois sortent de la forêt, tuent deux des Algonquins, en capturent six. Ce parti compte d’autre guerriers que l’on aperçoit non loin du fort Richelieu.

Le neuf juin, une bande est à l’œuvre dans les alentours de Montréal. Elle se compose de quarante guerriers. Elle se construit le fortin ordinaire qui lui servira de base, à demi-lieue seulement de l’habitation de Montréal. Elle guette les Français, elle surveille le fleuve. Soixante Hurons en treize canots se présentent le jour même « sans arquebuses et sans armes »[23], mais avec une forte cargaison de pelleteries. Les Agniers sortent de la forêt et ils attaquent, « les épouvantent de leurs arquebuses »[24]. Ils font vingt-trois prisonniers. Ils se saisissent des embarcations, des fourrures, des lettres, de la Relation des missionnaires de la Huronie. Les autres Hurons peuvent atteindre le fort de Montréal.

La Relation de l’année suivante contient, semble-t-il, à la page 39, un récit différent du même fait ; elle parlera en effet de « la funeste défaite des Hurons auprès de Montréal, causée par une indigne lâcheté et trahison des Iroquois, qui ayant attiré les Hurons dans leur fort sous prétexte de paix et amitié, en massacrèrent les uns, et firent les autres prisonniers, à la réserve de fort peu qui se sauvèrent tout nus à Montréal ».

Les Agniers élaborent un plan. Dix d’entre eux gardent les prisonniers hurons ; dix autres vont attaquer cinq Français qui érigent la charpente d’une maison à deux cents pas du fort ; et les vingt autres arrivent devant le fort lui-même pour simuler une attaque. Ces derniers tirent plus de cent coups d’arquebuse. Mais pendant cette vaine fusillade, le second groupe attaque les ouvriers qui travaillaient en dehors de l’enceinte. Ils les surprennent, ils en capturent deux, ils assomment et ils scalpent les trois autres : Guillaume Boissier, Bernard Bœte et Pierre Laforest.

Après cette journée qui leur a valu tant de victimes, les Agniers se retirent dans leurs retranchements. Ils éprouvent si peu de crainte, qu’ils passent la nuit en réjouissances et en conseils. Au matin, pour ne pas s’encombrer pendant le voyage du retour, ils assomment froidement treize prisonniers. Ils emplissent les canots avec les ballots de pelleteries huronnes ; il y en a trop, plusieurs demeurent sur place. Puis ils s’embarquent eux-mêmes avec leurs prisonniers. Ils traversent le fleuve en face du fort. Les Français les regardent aller. Ils ne savent que faire ; ils sont pris au dépourvu par cette guerre en forêt dans des conditions qu’ils connaissent mal. Effectuer une sortie ? Mais d’autres Agniers peuvent se dissimuler dans la forêt et les prendre à revers ; « … En ces rencontres et attaques, il ne faut pas parler de sortir sur l’ennemi : car comme on ne sait pas leur venue ni leur nombre, et qu’ils sont cachés dans les bois, où ils sont duits à la course bien autrement que nos Français, les sorties ne serviraient qu’à souffrir de nouveaux massacres, car d’ordinaire une petite partie attaque, et l’autre demeure en embuscade dans le gros du bois »[25]. Et cet incident révèle immédiatement pourquoi les Algonquins n’ont aucune confiance dans la protection que les Français peuvent leur offrir.

Une dizaine de jours plus tard, l’un des deux Français s’échappe sous le prétexte de couper du bois pour le feu du bivac. Il réussit à revenir à Montréal. Il n’a été tenu lié que pendant deux jours. Les Agniers le destinaient aux travaux agricoles de même que les Français capturés avec le père Jogues. Des prisonniers hurons s’échappent aussi. Nus, affamés, ils arrivent à Montréal les uns après les autres et ils racontent leurs aventures. »

Le vingt-sept mai précédent, Montmagny avait donné l’ordre par écrit au Sieur Caumont, dit La Brosse, de prendre le commandement d’une barque nommée La Louise, de ses quatre soldats et de ses cinq matelots ; de conduire l’embarcation aux Trois-Rivières, puis au Richelieu ; et « ensuite ira mouiller avec ladite barque et équipage entre le lac Saint-Pierre et les Trois-Rivières, à l’endroit qui sera advisé bon être » pour surveiller le passage des canots et pour s’assurer si ceux-ci sont montés par des amis ou des Iroquois. Si Caumont découvre qu’il y a des ennemis sur le fleuve, il devra en informer le sieur Rocher aux Trois-Rivières et se mettre à sa disposition.

Mais la présence de La Louise dans ce secteur ne semble en aucune façon embarrasser les Iroquois. Le 12 juin, un parti d’Agniers vient s’installer dans un fortin que leurs compatriotes ont construit en 1639, au lac Saint-Pierre, à trois ou quatre lieues des Trois-Rivières et sur la même rive du fleuve. Trois ou quatre Hurons les accompagnent ; ils ont été capturés dans le même temps que le père Jogues. Deux d’entre eux s’échappent ; ils atteignent le poste français ; ils racontent les aventures du missionnaire captif, qui est devenu un « esclave de la nation » et qui subit bien des misères. La petite Thérèse « était fort recherchée en mariage »[26]. Elle récite son chapelet sur ses doigts.

Un troisième Huron réussit à fuir. Les Agniers savent maintenant que leur présence au lac Saint-Pierre est connue. Ils abandonnent leur poste. Mais une seconde bande iroquoise remplace la première. Elle se tient à l’affût. Et les Hurons qui ont échappé à la capture aux portes de Montréal, le 9 juin, ceux qui ont été capturés mais se sont échappés ensuite, ont maintenant quitté Montréal et ils approchent des Trois-Rivières. Les Agniers les découvrent et leur donnent la chasse. Vivement poursuivis, ils fuient à toute allure, atterrissent, se dispersent dans la forêt, et arrivent au poste par la voie de terre.

Ce nouveau parti compte aussi des Hurons dans ses rangs. Quelques-uns s’enfuient et ils se présentent au fort à tour de rôle.

Le fleuve est donc bloqué. Pour le libérer, Montmagny arme et équipe quatre chaloupes. Il remonte le fleuve « pour voir si les Iroquois se présenteraient » ; il est même prêt à négocier la « paix, si elle était raisonnable »[27]. Mais aucune ambassade ne se présente. Les Agniers ne paraissent même pas. « … Si tôt qu’ils apercevaient les chaloupes, ils entraient plus avant dans les bois, et les chaloupes passées, ils retournaient sur le bord de l’eau, guettaient les Algonquins et Hurons »[28]. Même la flottille du Gouverneur est maintenant incapable de lever le blocus, du fleuve. Elle s’arrête à divers endroits, elle descend des troupes, surtout à « leurs forts accoutumés »[29], pour exécuter des reconnaissances. Mais les Français ne font qu’une découverte intéressante, et c’est à l’embouchure du Richelieu : ils y repèrent en effet un portage de deux lieues de longueur « par où les Iroquois traversaient et coupaient une pointe de terre… portant leurs canots et bagage sur leurs épaules, et ne point passer devant le fort de Richelieu »[30]. Ce poste n’a plus guère ainsi d’utilité pratique ; la garnison qui l’occupe n’est ni assez nombreuse ni assez bien adaptée au pays pour exercer sa surveillance dans un vaste rayon et intercepter les partis. Elle se tient blottie entre les palissades.

La multiplicité de ces attaques inspire le projet d’une invasion de l’Iroquoisie. Après avoir fait leurs semailles, les Algonquins de Sillery sont prêts pour l’aventure : « Les bruits des courses et ravages des Iroquois les obligèrent de faire un petit gros de guerriers, et aller au fort de Richelieu et aux Trois-Rivières pour s’opposer à leurs ennemis »[31]. D’autres Indiens se joignent probablement à eux. Des Algonquins de l’Île sans aucun doute qui ont laissé Montréal au temps de la débâcle. À un moment donné, de deux à trois cents Algonquins et Montagnais sont prêts à se joindre aux Français. Et un détachement de ce genre « eût contraint ces barbares orgueilleux à une pais honnête, ou les eût entièrement domptés… Quand les Iroquois ont rencontré de la résistance, ils ont lâché le pied aussi tôt ou plus tôt que les autres. Les Algonquins étant en nombre raisonnable, les ont fait souvent trembler et fuir »[32]. Une armée composée d’indiens et de Français aurait peut-être remporté des succès ; c’est l’initiative que Champlain avait préconisée. Des délibérations sur ce sujet ont lieu, semble-t-il, à l’embouchure du Richelieu. Mais des navires étaient arrivés de France auparavant. Et « les funestes nouvelles de la mort du Roi et de Monseigneur le Cardinal, et ensuite le manque des secours d’armes et soldats qu’on espérait de France les firent (les Montagnais) redescendre à Sillery tout tristes »[33]. En un mot, les Indiens du Canada ne veulent pas risquer seuls une invasion de l’Iroquoisie. Montmagny a demandé des troupes et des munitions, mais il ne les a pas obtenues. Peut-être aussi n’aurait-il pu se mettre lui-même à la tête d’un parti, comme Champlain le faisait autrefois.


  1. RDJ, 1642-37.
  2. Idem, 1642-38
  3. Idem, 1642-38
  4. Idem, 1642-39
  5. Idem, 1643-52
  6. Idem, 1643-52
  7. Idem, 1643-61
  8. Idem, 1643-53
  9. Van Rensselaer Bowier Manuscripts, p. 625
  10. O’Callaghan, Documents relative… v 13, p. 15
  11. Idem, v. 13, p. 15
  12. Idem, v. 1, p. 150
  13. RDJ, 1643-46
  14. Idem, 1643-48-49
  15. Idem, 1643-49
  16. Dollier de Casson, Histoire du Montréal, p. 43
  17. RDJ, 1643-60
  18. Idem, 1643-62
  19. Idem, 1643-62
  20. Idem, 1643-62
  21. Idem, 1643-62
  22. Idem, 1643-62
  23. Idem, 1643-63
  24. Idem, 1643-63
  25. Idem, 1643-63
  26. Idem, 1643-64
  27. Idem, 1643-65
  28. Idem, 1643-65
  29. Idem, 1643-65
  30. Idem, 1643-65
  31. Idem, 1643-11
  32. Idem, 1643-65
  33. Idem, 1643-11