Isaac Laquedem/Vol. 5/Première partie/Le Voyage

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Librairie théâtrale (volume 5p. 49-85).


CHAPITRE XXV.

le voyage.


Apollonius employa la matinée du lendemain à consoler Clinias, et à prendre congé de ses disciples ; puis, vers une heure de l’après-midi, les voyageurs descendirent dans une petite barque dont le patron s’engageait à les conduire le même soir au petit village d’Egosthènes, où ils comptaient passer la nuit, afin d’être prêts, le lendemain, au point du jour, à franchir les gorges du Cithéron.

Pour un homme qui n’eût point été fatigué de voyages, comme l’était déjà le compagnon d’Apollonius, c’eût été une belle chose que cette petite traversée, coupant, à son extrémité orientale, la mer d’Alcyon dans toute sa largeur, et ne s’éloignant jamais assez de la plage pour qu’on pût perdre de vue ces côtes merveilleuses de l’Isthme, tout ombragées de pins, de cyprès et de platanes au milieu desquels on voyait blanchir le temple de Neptune, à qui l’Isthme était particulièrement consacré ; le temple de Diane, qui renfermait la statue en bois de cette déesse, c’est-à-dire un des plus anciens monuments de l’art, attribué au sculpteur Dédale, qui vivait du temps de Minos, et qui, le premier, marqua les yeux des statues, et détacha de leur corps les jambes et les bras ; le stade, où se célébraient les jeux isthmiques institués par Sisyphe en l’honneur de Melicerte fils d’Ino ; et, enfin, l’amphithéâtre. — Vers deux heures, la petite barque doublait le promontoire d’Olmies, à la pointe duquel viennent s’abaisser les dernières croupes du mont Géranien ; à cinq heures du soir, elle longeait la petite ville de Pagœ, mirant coquettement ses maisons, perdues au milieu des rameaux de la vigne, dans le flot bleu qui vient baigner le pied de leurs murailles ; enfin, à la nuit tombante, selon l’engagement pris, on débarquait sur le rivage d’Egosthènes, à deux stades de la ville.

On était passé de la Corinthie dans la Mégaride.

Le lendemain, au point du jour, les deux voyageurs se remirent en route. Ils avaient devant eux le versant méridional du Cithéron, dont les mamelons, bas et onduleux à mesure qu’ils descendaient vers les côtes, s’élevaient et s’escarpaient en s’enfonçant au nord-est, c’est-à-dire vers le détroit d’Eubée ; et, à leur gauche, au nord-ouest, dans la vapeur matinale, ils apercevaient la cime verdoyante de l’Hélicon. — Plutarque, âgé de seize ans, et qui étudiait alors à Delphes, recueillit, au milieu de leurs rochers mêmes, l’histoire de ces deux montagnes, poétiques légendes qu’il devait raconter plus tard.

Hélicon et Cithéron étaient deux frères, mais différents de mœurs, opposés de caractère. Le premier était doux, généreux, plein d’amour pour ses parents, dont il soutenait la vieillesse ; le second, au contraire, dur et avare, cherchait à s’approprier la fortune de la famille. Un jour, il annonça à son frère que leur père était mort pendant la nuit ; et, comme Hélicon le regardait avec terreur en murmurant le nom de parricide, il le prit à bras-le-corps, et tenta de le précipiter dans un abîme ; mais la victime, s’attachant au meurtrier, l’entraîna dans sa chute : tous deux roulèrent de rocher en rocher, et arrivèrent brisés au fond du gouffre… Jupiter, alors, les changea en deux montagnes qui portent leurs noms. Le sombre et sauvage Cithéron, à cause de son double crime, — parricide et fratricide, — devint le séjour des furies ; Hélicon, doux et tendre de cœur, élevé et poétique d’esprit, fut la retraite favorite des muses.

Et, en effet, encore aujourd’hui, comme pour donner créance à cette tradition, les deux montagnes conservent un aspect opposé. Rien de plus riant, de plus frais, de plus ombreux, de plus aimé de l’éther, qui la baigne de son azur fluide, du soleil, qui la baise de ses rayons dorés, que la montagne favorite des muses. Des groupes de chênes ondoyants comme des panaches gigantesques la couronnent, et frémissent, en s’inclinant à chaque souffle du vent ; les collines qui surgissent à ses vastes flancs, les vallons qui serpentent à ses pieds, sont tapissés d’oliviers, de myrtes et d’amandiers, tandis que partout où une source, un ruisseau, une fontaine jaillit du sol, que cette source se nomme l’Aganippe, que ce ruisseau se nomme le Permesse, que cette fontaine se nomme l’Hippocrène, elle descend et bondit, en brillantes cascades, entre une double haie d’oléandres et de lauriers-roses.

C’est sur l’Hélicon qu’était né Hésiode, le rival d’Homère et que l’on montrait une copie de ses œuvres, écrite tout entière de la main de l’auteur de la Théogonie et des Travaux et des jours. C’est sur l’Hélicon que l’on conservait encore, au siècle des Antonins, les statues des neuf muses sculptées par trois artistes différents ; un groupe d’Apollon et Mercure se disputant le prix du chant : une statue de Bacchus, chef-d’œuvre de Myron ; celle de Linus ; celle de Thamyris touchant une lyre brisée ; celle d’Arion sur son dauphin ; celle d’Hésiode tenant sa harpe sur ses genoux, et celle d’Orphée environné des animaux qu’il apprivoisait par ses chants. C’est sur l’Hélicon, enfin, que poussaient ces fruits à la douceur exquise, dont parle Pausanias, et ces plantes si salutaires, qu’à glisser seulement entre leurs tiges, les serpents perdaient leur venin.

Le Cithéron, dont nos voyageurs gravissaient la pente méridionale, présentait, comme nous l’avons dit, un aspect tout différent : c’était une montagne brumeuse, sauvage, inhospitalière, consacrée à Erinnis, et retentissant, chaque nuit, des cris frénétiques des bacchantes. Tout ce qui s’était passé sur cette montagne terrible avait quelque chose de fatal, comme l’aspect même de la montagne. C’est sur le Cithéron, à l’ombre des pins noirs et des sombres cyprès qui couronnent ses pics aigus, que Penthée, roi des Thébains, ayant eu l’imprudence de monter sur un arbre pour épier les mystérieuses orgies des bacchantes, fut découvert et mis en pièces par sa mère Agavé, et par ses tantes Ino et Antonoë, qui, aveuglées par Bacchus, croyaient voir en lui un jeune taureau. C’est sur le Cithéron que le malheureux fils d’Aristée, fatigué de la chasse, et mourant de soif, vint pour se désaltérer, à une fontaine où se baignait Diane, laquelle, jalouse de l’outrage involontaire fait à sa pudeur, changea Actéon en cerf, et lâcha sur lui ses propres chiens qui le dévorèrent. C’est sur le Cithéron qu’Œdipe, condamné par l’oracle, exposé par l’ordre de Laïus, son père, fut retrouvé par le berger Phorbas. C’est sur le Cithéron, enfin, à l’endroit même où, d’une hauteur de quatre mille pieds, la montagne domine l’emplacement de l’ancienne Platée, que s’élevait l’autel de Jupiter Cithéronien, auquel les quatorze cités de la confédération béotienne apportaient, tous les soixante ans, à la fête des Dédalia, quatorze statues de chêne qui étaient brûlées sur un autel de bois.

Arrivés à cette plate-forme, les deux voyageurs s’arrêtèrent ; ils avaient sous leurs pieds les sources de l’Asope, et, à travers la plaine mémorable de Platée, ils voyaient serpenter le fleuve, qui, foudroyé par Jupiter, séducteur de sa fille, pour avoir enflé son cours et désolé le pays, roule du charbon avec ses eaux.

Ce n’était pas l’histoire de ces vieilles traditions héroïques que venait chercher le Juif dans les champs de la Béotie ; car, en ce cas, au lieu de descendre par le rapide défilé des Dryoscephales, il se fût arrêté sur le plateau d’où la vue s’étendait jusqu’au lac Hylica, situé à vingt-cinq stades au delà de Thèbes, et se fût fait raconter par son savant compagnon tous les détails de cette terrible journée où, sur trois cent mille hommes, les Perses en perdirent deux cent soixante mille. De cette hauteur, il eût vu la place ou Masisteus tomba au commencement de la bataille, et Mardonius, à la fin ; il eût pu suivre Artabase fuyant, avec ses quarante mille hommes, sur le chemin de la Phocide, tandis que Pausanias et Aristide, faisant ramasser le butin sur le champ de bataille, en consacraient la dixième partie à Apollon Delphien, et, jugeant que ce n’était pas une occupation à donner à des hommes libres, laissaient la garde du reste, estimé quatre cents talents, c’est-à-dire plus de deux millions de notre monnaie, aux cinquante mille esclaves que les Lacédémoniens leur avaient envoyés.

Mais le Juif ne s’inquiéta point de cette grande lutte de l’Orient contre l’Occident, dans laquelle Xerxès essayait de venger Troie ; et après avoir donné à Apollonius un quart d’heure pour se reposer, l’infatigable marcheur reprit son chemin, et comme nous l’avons dit, gagnant les sources de l’Asope, descendit vers la plaine par ce défilé que les Béotiens appellent les Trois têtes, et les Athéniens la Tête de Chêne.

Malgré la fatigue qu’avaient dû éprouver les voyageurs, ils ne s’arrêtèrent à Platée que le temps de prendre leur repas, et poursuivirent leur route vers Thèbes, où ils arrivèrent à la nuit tombante. Avec les montées, les descentes, les tours et les détours du Cithéron, ils avaient fait dans la journée à peu près quatorze de nos lieues.

Thèbes était encore, à cette époque, une ville méritant qu’on s’y arrêtât, non seulement à cause de ses souvenirs mais même à cause de son importance présente. Et, cependant, les beaux jours de la ville aux cent portes étaient passés : sur elle avaient régné Cadmus, Labdacus, Laïus, Œdipe, Étéocle et Polynice ; contre elle avaient eu lieu la guerre des sept chefs, immortalisée par Eschyle, et celle des Épigones, qui n’eut pas le bonheur d’avoir son poëte et resta dans la demi-obscurité de l’histoire. — Amphion, Pindare, Épaminondas, étaient de Thèbes. — Alexandre la détruisit de fond en comble, pour la punir de s’être révoltée contre lui, et, de la capitale de la confédération béotienne, ne laissa debout que la maison du chantre des Olympiques.

Et, cependant, comme devaient plus tard le faire Athènes et Corinthe, ses sœurs, Thèbes était sortie de ses ruines ; puis elle avait été prise dans ce vaste filet de conquêtes que Rome jetait sur le monde : il en résultait qu’une partie de la population était italienne, et que, de même qu’on entendait, à chaque instant, parler grec dans les rues de Rome, de même, dans les rues de Thèbes, à chaque instant, on entendait parler latin.

Le lendemain, à la même heure que la veille, les voyageurs se remirent en route ; au bout d’une heure et demie de marche, ils avaient atteint le lac Hylica ; puis ils avaient, en le côtoyant, traversé le Schœnus ; laissé à leur droite le mont Hypate, à leur gauche la ville d’Acrœphia ; et, deux autres heures écoulées, ils s’arrêtaient sur les degrés du temple d’Apollon, d’où ils embrassaient, dans toute son étendue, le lac Copaïs, ce grand impluvium de la Béotie, qui avait seul le privilége de fournir au reste de la Grèce les roseaux harmonieux avec lesquels les joueurs de flûte soutenaient leurs luttes musicales, à Orchomène, dans les fêtes des grâces, à Libethra, dans les fêtes des muses, et à Thespis, dans les fêtes de l’Amour.

La nuit surprit les voyageurs à Copœ ; mais le jour les retrouva traversant le Platanius pour se rendre à Oponte. Le royaume d’Ajax, fils d’Oïlée, la patrie de Patrocle, ami d’Achille, ne les retint qu’une heure ; puis, vers le milieu du jour, ils se remirent en route, côtoyant la mer d’Eubée, traversant Thronium, voyant grandir, à leur gauche le mont Œta, du sommet duquel Hercule, dans un nuage de feu, monta vers l’Olympe, et se resserrer devant eux le défilé des Thermopyles.

En sortant de Thronium, le chemin s’était croisé plusieurs fois avec le Boagrius ; la route et le fleuve semblaient deux serpents qui, luttant l’un contre l’autre, se fussent étreints de leurs replis, jusqu’à ce que le fleuve, en formant le port de Tarphe, allât se jeter dans le golfe Maliaque, et que la route, continuant de longer la mer, se trouvât, un peu au-dessous de la pierre d’Hercule, rétrécie au point qu’un char pouvait à peine y passer.

C’était là que, quatre siècles auparavant, Léonidas, ayant campé avec ses trois cents Spartiates et ses sept cents Lacédémoniens, fut rejoint par mille soldats de Milet, quatre cents de Thèbes, mille de Locres, et autant de la Phocide.

Cela faisait au roi de Sparte sept mille quatre cents hommes à peu près. — Qu’attendait-il là ? Xerxès, un million de Perses, et deux cent mille auxiliaires !

Xerxès avait une terrible revanche à prendre au nom de son père Darius. Aussi avait-il dit : « Je traverserai les mers, je raserai les villes coupables, et j’emmènerai leurs citoyens captifs ! »

Alors, il avait fait un appel aux peuples de l’Asie, de l’Afrique et de l’Europe.

Il avait levé neuf cent mille soldats dans son royaume ;

Carthage lui avait envoyé cent mille Gaulois et Italiens ;

La Macédoine, la Béotie, l’Argolide et la Thessalie cinquante mille hommes ;

La Phénicie et l’Égypte, trois cents vaisseaux tout montés et tout équipés.

Trois rois et une reine marchaient sous ses ordres :

Le roi de Tyr, le roi de Sidon, le roi de Silicie, la reine d’Halicarnasse.

Il partit, jeta un pont de bateaux sur l’Hellespont, éventra le mont Athos, se répandit comme un torrent dans la Thessalie, et vint couvrir de ses tentes le pays des Maliens.

On lui avait dit que, près d’Anthela, il y avait une armée grecque qui l’attendait ; seulement, il ignorait que cette armée se composât de sept mille hommes.

Chaque Lacédémonien, Spartiate, Thébain, Thespien ou Locrien, avait cent cinquante ennemis à combattre.

Eux savaient cela, par exemple ; aussi venaient-ils pour mourir.

Avant de quitter Sparte, les trois cents élus de la mort avaient célébré leurs jeux funèbres, en signe qu’ils se regardaient déjà comme dormant dans le tombeau.

Au moment où Léonidas avait pris congé de sa femme, celle-ci l’avait prié de lui exprimer son dernier vœu, afin qu’elle s’y conformât.

— Je vous souhaite, avait répondu Léonidas, un époux digne de vous, et des enfants qui lui ressemblent.

Alors, aux portes de la ville, — ou plutôt aux dernières maisons, car Sparte n’avait ni murailles ni portes, — les éphores l’avaient rejoint.

— Roi de Sparte, lui avaient-ils dit, nous venons te représenter que tu as bien peu d’hommes pour marcher au-devant d’une si nombreuse armée.

Mais lui avait répondu :

— Il ne s’agit point de vaincre, il s’agit de donner à la Grèce le temps de rassembler son armée. Nous sommes peu pour arrêter l’ennemi ; mais nous sommes trop pour le but que nous nous proposons : notre devoir est de défendre le passage des Thermopyles, notre résolution est d’y périr. Trois cents victimes suffiront à l’honneur de Sparte, et Sparte serait perdue si elle me confiait tous ses guerriers, car je présume que pas un seul d’entre eux n’oserait prendre la fuite.

Il partit, traversa l’Arcadie, l’Argolide, la Corinthie, hésita un instant entre l’Isthme et les Thermopyles, opta pour ces dernières, franchit les montagnes de la Béotie, et vint camper à Anthela, où il occupa aussitôt ses hommes à relever l’ancienne muraille qui barrait la route, et qu’on appelait la muraille des Phocéens, parce que ceux-ci l’avaient fait bâtir au temps de leur guerre avec les Messéniens. Ce fut chose facile et vite achevée : le chemin n’avait de largeur, en cet endroit, que pour le passage d’un char.

Un poste de Spartiates fut placé derrière la rivière Phœnix ; il était destiné à défendre les approches du défilé.

Un sentier connu des pâtres seuls s’escarpait aux flancs de l’Anopée, suivait son sommet, et, redescendant un peu au-dessus du bourg d’Alpenus, aboutissait à la pierre d’Hercule Mélampyge. Léonidas envoya, pour le défendre, ses mille Phocéens, qui s’établirent sur les hauteurs du mont Œta, dominant le mont Anopée.

Ces précautions étaient prises, non pas pour vaincre, mais pour mourir aussi lentement que possible : plus la mort serait lente, plus la Grèce aurait de temps pour réunir son armée.

C’était une question de semaines, de jours, d’heures.

Les Spartiates et leurs alliés étaient arrivés les premiers ; c’était déjà beaucoup : ils étaient sûrs d’avoir pour tombeau la place qu’ils avaient choisie.

Ils avaient vu venir cette multitude asiatique ; ils avaient entendu le bruit des chars et des chariots de ce million d’hommes ; ils avaient senti la terre trembler au bruit de leurs pas.

À peine daignèrent-ils lever la tête pour regarder de quel côté arrivait la mort !

Un jour, un cavalier perse parut : c’était un envoyé de Xerxès qui venait reconnaître à quels ennemis le roi des rois avait affaire.

Les uns s’exerçaient à la lutte, tandis que les autres peignaient et lissaient leurs chevelures ; car le premier soin du Spartiate à l’approche du danger était de parer ses cheveux et de se couronner de fleurs.

Le cavalier put pénétrer jusqu’à l’avant-poste, regarder les jeux, compter les joueurs, et se retirer à loisir. Les Spartiates ne parurent pas l’avoir remarqué.

N’ayant vu que les Spartiates, — car le mur des Phocéens lui avait dérobé le reste de l’armée, — le cavalier revint vers Xerxès, et lui dit :

— Ils sont trois cents !

Xerxès n’y put croire ; il craignait quelque embûche, il attendit quatre jours.

Le cinquième, il écrivit à Léonidas :

« Roi de Sparte, si tu veux te soumettre, je te donne l’empire de la Grèce. »

Léonidas répondit :

« J’aime mieux mourir pour ma patrie que de l’asservir. »

Alors, Xerxès écrivit cette seconde lettre :

« Rends-moi tes armes. »

Au-dessous de cette laconique sommation, Léonidas écrivit cette non moins laconique réponse :

« Viens les prendre ! »

Après avoir lu, Xerxès appelle à lui un corps d’armée composé de Mèdes et de Cissiens.

— Marchez contre ces trois cents insensés, dit-il, et amenez-les-moi vivants.

Le corps d’armée se mit en marche ; il était de vingt mille hommes.

Un soldat accourut à Léonidas, en criant :

— Voici les Mèdes, ô roi ! ils sont près de nous !

— Tu te trompes, répondit Léonidas : c’est nous qui sommes près d’eux.

— Ils sont si nombreux, ajouta le soldat, que leurs traits suffiront pour obscurcir le soleil.

— Tant mieux ! repartit un Spartiate nommé Diénecès, nous combattrons à l’ombre.

Alors, Léonidas ordonna, non point d’attendre les soldats de Xerxès, mais de sortir des retranchements, et de marcher à eux !

Là, ils n’étaient que trois cents ; — il est vrai que les Mèdes et les Cissiens n’étaient que vingt mille.

Au bout d’une heure de combat, les vingt mille soldats de Xerxès étaient en fuite !

Xerxès envoya à leur secours les dix mille immortels.

On les appelait les dix mille immortels, parce que les brèches faites dans leurs rangs par la mort étaient à l’instant même remplies ; ils se recrutaient parmi les plus braves de l’armée, et ne restaient jamais un jour incomplets.

Hydarnès les commandait.

Après une lutte acharnée, ils furent repoussés à leur tour.

Ô Sparte, Sparte ! que tu avais raison de dire que ta meilleure muraille était la poitrine de tes enfants !

Le lendemain, le combat recommença.

Le lendemain, les Perses furent battus une seconde fois.

La nuit vint sur cette seconde défaite. Xerxès, sous sa tente, soucieux, la tête appuyée dans sa main ; Xerxès, désespérant de forcer le passage, se demandait si mieux ne valait pas renoncer à son expédition.

Il se rappelait que, lorsqu’il avait été à Babylone pour voir le tombeau du roi Belus, il avait fait ouvrir ce tombeau.

Le tombeau renfermait deux cercueils, un plein, l’autre vide.

Une inscription placée dans le cercueil vide présentait ces mots :

« J’attends la fortune de celui qui m’ouvrira. »

Cette fortune, après deux pareils échecs contre trois cents hommes seulement, n’était-elle pas sur le point d’être ensevelie avec le cadavre du roi Belus ?

Hydarnès entra dans la tente du roi ; il amenait un homme : cet homme était un traître ; ce traître s’appelait Épialtès.

Garder le nom des braves est une piété, garder le nom des traîtres est une justice ; ce n’est pas assez que l’histoire soit pieuse, il faut qu’elle soit juste.

Les Grecs avaient une divinité qu’ils appelaient Nemesis, — Vengeresse !

Ce traître venait dénoncer au roi des Perses le sentier du mont Anopée.

Hydarnès et ses dix mille immortels partirent à l’instant même, ayant pour guide Épialtès.

À l’aide des chênes qui couvraient les flancs de la montagne d’une ombre rendue encore plus épaisse par celle de la nuit, ils arrivèrent jusqu’aux Phocéens.

Ceux-ci tinrent un instant : ils étaient mille, et combattaient seulement un contre dix ; mais ils n’étaient ni Spartiates ni Lacédémoniens.

Léonidas entendit le bruit du combat qui se livrait au-dessus de sa tête ; puis des sentinelles accoururent, et lui dirent que le passage était forcé.

À l’instant même, il rassembla les chefs de ses auxiliaires. Tous étaient d’avis de se retirer et de défendre le passage de l’Isthme.

Mais Léonidas secoua la tête.

— C’est ici, dit-il, que Sparte nous a ordonné de mourir : c’est ici que nous mourrons… Quant à vous, poursuivit-il, réservez-vous, vous et vos soldats, pour des temps meilleurs !

Eux voulaient rester ; Léonidas parla au nom de la Grèce, et les hommes du Péloponèse, les Locriens, les Phocéens, se retirèrent.

Mais les Thespiens et les Thébains déclarèrent qu’ils n’abandonneraient pas les Spartiates.

Les hommes du Péloponèse étaient trois mille cent ; les Locriens, treize cents ; les Phocéens, mille.

C’étaient cinq mille quatre cents hommes qui se retiraient ; — c’étaient deux mille cent hommes qui restaient.

Ceux qui se retiraient eurent le temps de regagner Thronium avant que les dix mille immortels leur eussent coupé le chemin.

Le soir, on vint dire à Léonidas qu’Hydarnès était à Alpenus, et que, le lendemain, il attaquerait en queue en même temps que Xerxès attaquerait en tête.

— Alors, répondit Léonidas, n’attendons pas à demain.

— Que ferons-nous donc ? lui demanda son frère.

— Nous marcherons, cette nuit, sur la tente de Xerxès, et nous le tuerons ou nous périrons au milieu de son camp… En attendant, soupons !

Le repas fut léger ; le passage qui fournissait les vivres était coupé.

On en fit l’observation à Léonidas.

— Ce n’est qu’un à-compte, dit-il ; nous souperons mieux, cette nuit, chez Pluton !

Puis, se retournant, il aperçoit deux Spartiates, tous deux jeunes et beaux, tous deux ses parents.

L’un parlait bas à l’autre ; — sans doute lui confiait-il quelques-uns de ces secrets du cœur que, près de mourir, l’homme aime à verser dans le cœur d’un ami.

Léonidas les appelle tous deux, donne au premier une lettre pour sa femme ; au second, une mission secrète pour les magistrats de Lacédémone.

Tous deux sourient à la ruse dans laquelle ils reconnaissent la tendre pitié de Léonidas.

— Nous ne sommes pas ici pour porter des ordres, disent-ils, nous y sommes pour combattre !

Et ils vont se replacer au rang qui leur est assigné.

Au milieu de la nuit, Léonidas sort sans bruit de ses retranchements, et, au pas de course, à la tête de sa petite armée, renverse les postes avancés, et entre comme un coin de fer dans le camp des Perses avant que ceux-ci aient pu se mettre en défense. La tente de Xerxès est au pouvoir des Spartiates ; mais le roi des rois, comme il s’intitule, a eu le temps de fuir ! sa tente est mise en lambeaux ; puis, avec des cris terribles, Spartiates, Lacédémoniens, Thespiens, Thébains, se répandent dans le camp, frappant au hasard au milieu de cette multitude épouvantée parmi laquelle les bruits les plus terribles circulent : on dit qu’Hydarnès et ses dix mille immortels ont été précipités du haut des rochers ; on dit qu’un renfort est arrivé aux Spartiates, et que c’est ce renfort qui leur a donné le courage d’attaquer ; on dit que toute l’armée grecque suit ce renfort, et va entrer en ligne.

Si les Perses eussent pu fuir, ils étaient perdus ; mais, la nuit, ignorants du chemin, avec la mer à leur gauche, les montagnes de Trachis à leur droite, les gorges de la Thessalie derrière eux, ils ne peuvent qu’opposer l’inerte résistance du nombre.

Toute la nuit, on tua.

Mais le jour vint : les premiers rayons du soleil dénoncèrent le petit nombre des assaillants ; alors, toute cette multitude n’eut qu’à se serrer pour dévorer, comme un gouffre, les quelques hommes de Léonidas.

Et, cependant, la lutte continua plus acharnée que jamais. — Léonidas fut tué ! — L’honneur d’enlever son corps, l’honneur de le défendre double autour du cadavre l’ardeur du combat ; deux frères de Xerxès, les principaux des Perses, deux cents Spartiates, quatre cents Lacédémoniens, quatre cents Thespiens, deux cents Thébains lui font une hécatombe digne de lui ! Puis, enfin, par un suprême effort, les Grecs repoussent leurs ennemis, restent maîtres du corps de Léonidas, se mettent en retraite, repoussent quatre fois l’ennemi, laissent des hommes dans chacune de ces attaques, mais repassent le Phœnix, mais s’arrêtent derrière leur muraille, et tiennent là jusqu’à ce qu’Hydarnès et ses dix mille immortels viennent les attaquer du côté d’Alpenus.

Tous tombèrent.

Trois étaient absents. Un presque aveugle était resté au bourg d’Alpenus ; là, il apprend qu’Hydarnès et ses dix mille hommes ont suivi le sentier de la montagne, sont descendus à la pierre d’Hercule, et marchent contre ses compagnons ; il prend son bouclier, son épée, se fait conduire par son esclave, se jette au hasard dans les rangs des Perses, et tombe percé de coups ! Les deux autres s’étaient éloignés, ne sachant pas l’attaque si imminente, afin d’accomplir un ordre de leur général ; soupçonnés, à leur retour, de n’avoir pas mis tout en œuvre pour arriver à l’heure du combat, l’un se tue de ses propres mains, l’autre se fait tuer à Platée.

Xerxès continua sa route, et Salamine fut le pendant de Marathon…

Apollonius et son compagnon s’arrêtèrent un instant au tombeau de Léonidas ; si préoccupé que fût Isaac Laquedem de la lutte gigantesque entreprise pour son propre compte, il était impossible que lui, qui allait relier l’ancien monde au monde nouveau, ne donnât point un regard à ce glorieux paysage.

Ce fut pendant ce temps qu’Apollonius lui raconta ce grand dévouement, qui demeurera un immortel exemple pour les hommes et pour les peuples.

Puis tous deux reprirent leur chemin.