Isabelle/Chapitre 3

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Gallimard (p. 51-67).

III

C’est à ce déjeuner que, sans précaution oratoire, brusquement. Monsieur Floche m’amena en présence du ménage Saint-Auréol. L’abbé du moins, la veille au soir, aurait bien pu m’avertir. Je me souviens d’avoir éprouvé la même stupeur, jadis, quand, pour la première fois, au Jardin des Plantes, je fis connaissance avec le phœncopterus antiquorum ou flamant à spatule[1]. Du baron ou de la baronne je n’aurais su dire lequel était le plus baroque ; ils formaient un couple parfait ; tout comme les deux Floche, du reste : au Muséum on les eût mis sous vitrine l’un contre l’autre sans hésiter ; près des " espèces disparues ". J’éprouvai devant eux d’abord cette sorte d’admiration confuse qui, devant les œuvres d’art accompli ou devant les merveilles de la Nature, nous laisse, aux premiers instants, stupides et incapables d’analyse. Ce n’est que lentement que je parvins à décomposer mon impression…

Le baron Narcisse de Saint-Auréol portait culottes courtes, souliers à boucle très apparente, cravate de mousseline et jabot. Une pomme d’Adam, aussi proéminente que le menton, sortait de l’échancrure du col et se dissimulait de son mieux sous un bouillon de mousseline ; le menton, au moindre mouvement de la mâchoire faisait un extraordinaire effort pour rejoindre le nez qui, de son côté, y mettait de la complaisance. Un œil restait hermétiquement clos ; l’autre, vers qui remontait le coin de la lèvre et tendaient tous les plis du visage, brillait clair, embusqué derrière la pommette et semblait dire : Attention ! je suis seul, mais rien ne m’échappe.

Madame de Saint-Auréol disparaissait toute dans un flot de fausses dentelles. Tapies au fond des manches frissonnantes, tremblaient ses longues mains, chargées d’énormes bagues. Une sorte de capote en taffetas noir doublé de lambeaux de dentelles blanches enveloppait tout le visage ; sous le menton se nouaient deux brides de taffetas, blanchies par la poudre que le visage effroyablement fardé laissait choir. Quand je fus entré, elle se campa devant moi de profil, rejeta la tête en arrière, et, d’une voix de tête assez forte et non infléchie :

— Il y eut un temps, ma sœur, où l’on témoignait au nom de Saint-Auréol plus d’égards…

À qui en avait-elle ? Sans doute tenait-elle à me faire sentir, et à faire sentir à sa sœur, que je n’étais pas ici chez les Floche ; car elle continua, inclinant la tête de côté, minaudière, et levant vers moi sa main droite :

— Le baron et moi, nous sommes heureux. Monsieur, de vous recevoir à notre table.

Je donnai de la lèvre contre une bague, et me relevai du baise-main en rougissant, car ma position entre les Saint-Auréol et les Floche s’annonçait gênante. Mais Madame Floche ne semblait avoir prêté aucune attention à la sortie de sa sœur. Quant au baron, sa réalité me paraissait problématique, bien qu’il fit avec moi l’aimable et le sucré. Durant tout mon séjour à la Quartfourche, on ne put le persuader de m’appeler autrement que Monsieur de Las Cases ; ce qui lui permettait d’affirmer qu’il avait beaucoup vu mes parents aux Tuileries… un mien oncle principalement qui faisait avec lui son piquet :

— Ah ! C’était un original ! Chaque fois qu’il abattait atout, il criait très fort : Domino !…

Les propos du baron étaient à peu près tous de cette envergure. À table il n’y avait presque que lui qui parlât ; puis, sitôt après le repas, il s’enfermait dans un silence de momie.

Au moment que nous quittions la salle à manger, Madame Floche s’approcha de moi, et, à voix basse :

— Peut-être, Monsieur Lacase sera-t-il assez aimable pour m’accorder un petit entretien ? — Entretien qu’elle ne voulait pas, apparemment, qu’on entendît, car elle commença par m’entraîner du côté du jardin potager, en disant très haut qu’elle voulait me montrer les espaliers.

— C’est au sujet de mon petit-neveu, commença-t-elle dès qu’elle fut assurée que l’on ne pouvait nous entendre… Je ne voudrais pas vous paraître critiquer l’enseignement de l’abbé Santal… mais, vous qui plongez aux sources mêmes de l’instruction (ce fut sa phrase), vous pourrez peut-être nous être de bon conseil.

— Parlez, Madame ; mon dévouement vous est acquis.

— Voici : je crains que le sujet de sa thèse, pour un enfant si jeune encore, ne soit un peu spécial.

— Quelle thèse ? fis-je, légèrement inquiet.

— La thèse pour son baccalauréat.

— Ah ! parfaitement, — résolu désormais à ne m’étonner plus de rien. — Sur quel sujet ? repris-je.

— Voici : Monsieur l’abbé craint que les sujets littéraires ou proprement philosophiques ne flattent le vague d’un jeune esprit déjà trop enclin à la rêverie… (c’est du moins ce que trouve Monsieur l’abbé). Il a donc poussé Casimir à choisir un sujet d’histoire.

— Mais, Madame, voici qui peut très bien se défendre. Et le sujet choisi c’est ?

— Excusez-moi ; j’ai peur d’estropier le nom… : Averrhoès.

— Monsieur l’abbé a sans doute eu ses raisons pour choisir ce sujet, qui, à première vue, peut en effet paraître un peu particulier.

— Ils l’ont choisi tous deux ensemble. Quant aux raisons que l’abbé fait valoir, je suis prête à m’y ranger : Ce sujet présente, m’a-t-il dit, un intérêt anecdotique particulièrement propre à fixer l’attention de Casimir, qui est souvent un peu flottante : puis (et il paraît que ces Messieurs les examinateurs attachent à cela la plus grande importance) le sujet n’a jamais été traité.

— Il ne me souvient pas en effet…

— Et naturellement, pour trouver un sujet qui n’ait encore jamais été traité, on est forcé de chercher un peu en dehors des chemins battus.

— Évidemment !

— Seulement je vais vous avouer ma crainte… mais j’abuse peut-être ?

— Madame, je vous supplie de croire que ma bonne volonté et mon désir de vous servir sont inépuisables.

— Eh bien ! voici : je ne mets pas en doute que Casimir ne soit à même bientôt de passer sa thèse assez brillamment, mais je crains que, par désir de spécialiser… par désir un peu prématuré… l’abbé ne néglige un peu l’instruction générale, le calcul par exemple, ou l’agronomie…

— Que pense Monsieur Floche de tout cela ? demandai-je éperdu.

— Oh ! Monsieur Floche approuve tout ce que fait et ce que dit l’abbé.

— Les parents ?

— Ils nous ont confié l’enfant, dit-elle après une hésitation légère ; puis, s’arrêtant de marcher :

— Par effet de votre complaisance, cher Monsieur Lacase, j’aurais aimé que vous causiez avec Casimir, pour vous rendre compte ; sans avoir l’air de l’interroger directement… et surtout pas devant Monsieur l’abbé qui pourrait en prendre quelque ombrage. Je suis sûre qu’ainsi vous pourriez…

— Le plus volontiers du monde, Madame. Il ne me sera sans doute pas difficile de trouver un prétexte pour sortir avec votre petit-neveu. Il me fera visiter quelque endroit du parc…

— Il se montre d’abord un peu timide avec ceux qu’il ne connaît pas encore, mais sa nature est confiante.

— Je ne mets pas en doute que nous ne devenions promptement bons amis.

Un peu plus tard, le goûter nous ayant de nouveau rassemblés :

— Casimir, tu devrais montrer la carrière a Monsieur Lacase ; je suis sûre que cela l’intéressera. — Puis s’approchant de moi :

— Partez vite avant que l’abbé ne descende ; il voudrait vous accompagner.

Je ressortis aussitôt dans le parc ; l’enfant clopin-clopant me guidait.

— C’est l’heure de la récréation, commençai-je.

Il ne répondit rien. Je repris :

— Vous ne travaillez jamais après goûter ?

— Oh ! si ; mais aujourd’hui je n’avais plus rien à copier.

— Qu’est-ce que vous copiez ainsi ?

— La thèse.

— Ah !… Après quelques tâtonnements je parvins à comprendre que cette thèse était un travail de l’abbé, que l’abbé faisait remettre au net et copier par l’enfant dont l’écriture était correcte. Il en tirait quatre grosses, dans quatre cahiers cartonnés dont chaque jour il noircissait quelques pages. Casimir m’affirma du reste qu’il se plaisait beaucoup à " copier ".

— Mais pourquoi quatre fois ?

— Parce que je retiens difficilement.

— Vous comprenez ce que vous écrivez ?

— Quelquefois. D’autres fois l’abbé m’explique ; ou bien il dit que je comprendrai quand je serai plus grand.

L’abbé avait tout bonnement fait de son élève une manière de secrétaire-copiste. Est-ce ainsi qu’il entendait ses devoirs ? Je sentais mon cœur se gonfler et me proposai d’avoir incessamment avec lui une conversation tragique. L’indignation m’avait fait presser le pas inconsciemment ; Casimir prenait peine à me suivre ; je m’aperçus qu’il était en nage.

Je lui tendis une main qu’il garda dans la sienne, clopinant à côté de moi tandis que je ralentissais mon allure.

— C’est votre seul travail, cette thèse ?

— Oh ! non, fit-il aussitôt ; mais, en poussant plus loin mes questions, je compris que le reste se réduisait à peu de chose ; et sans doute fut-il sensible à mon étonnement :

— Je lis beaucoup, ajouta-t-il, comme un pauvre dirait : j’ai d’autres habits !

— Et qu’est-ce que vous aimez lire ?

— Les grands voyages ; puis tournant vers moi un regard où déjà l’interrogation faisait place à la confiance :

— L’abbé, lui, a été en Chine ; vous saviez ?… et le ton de sa voix exprimait pour son maître une admiration, une vénération sans limites.

Nous étions parvenus à cet endroit du parc que Madame Floche appelait « la carrière » ; abandonnée depuis longtemps, elle formait à flanc de coteau une sorte de grotte dissimulée derrière les broussailles. Nous nous assîmes sur un quartier de roche que tiédissait le soleil déjà bas. Le parc s’achevait là sans clôture ; nous avions laissé à notre gauche un chemin qui descendait obliquement et que coupait une petite barrière ; le dévalement, partout ailleurs assez abrupt, servait de protection naturelle.

— Vous, Casimir, avez-vous déjà voyagé ? demandai-je.

Il ne répondit pas ; baissa le front… À nos pieds le vallon s’emplissait d’ombre ; déjà le soleil touchait la colline qui fermait le paysage devant nous. Un bosquet de châtaigniers et de chênes y couronnait un tertre crayeux criblé des trous d’une garenne ; le site un peu romantique tranchait sur la mollesse uniforme de la contrée.

— Regardez les lapins, s’écria tout à coup Casimir ; puis, au bout d’un instant, il ajouta, indiquant du doigt le bosquet :

— Un jour, avec Monsieur l’abbé, j’ai monté là.

En rentrant nous passâmes auprès d’une mare couverte de conferves. Je promis à Casimir de lui apprêter une ligne et de lui montrer comment on péchait les grenouilles. Cette première soirée, qui ne se prolongea guère au-delà de neuf heures, ne différa point de celles qui suivirent, ni, je pense, de celles qui l’avaient précédée, car, pour moi, mes hôtes eurent le bon goût de ne se point mettre en dépense. Sitôt après dîner, nous rentrions dans le salon où, pendant le repas, Gratien avait allumé du feu. Une grande lampe, posée à l’extrémité d’une table de marqueterie, éclairait à la fois la partie de jacquet que le baron engageait avec l’abbé à l’autre extrémité de la table, et le guéridon où ces dames menaient une sorte de bésigue oriental et mouvementé.

— Monsieur Lacase qui est habitué aux distractions de Paris va sans doute trouver notre amusement un peu terne… avait d’abord dit Madame de Saint-Auréol — Cependant, Monsieur Floche, au coin du feu, somnolait dans une bergère ; Casimir, les coudes sur la table, la tête entre les mains, lèvre tombante et salivant, progressait dans un " Tour du Monde ". — Par contenance et politesse j’avais fait mine de prendre vif intérêt au bésigue de ces dames ; on le pouvait mener, comme le whist, avec un mort, mais on le jouait de préférence à quatre, de sorte que Madame de Saint-Auréol, avec empressement, m’avait accepté pour partenaire dès que je m’étais proposé. Les premiers soirs, mes impairs firent la ruine de notre camp et mirent en joie Madame Floche qui, après chaque victoire, se permettait sur mon bras une discrète taloche de sa maigre main mitainée. Il y avait des témérités, des ruses, des délicatesses. Mademoiselle Olympe jouait un jeu serré, concerté. Au début de chaque partie, on pointait, on hasardait la surenchère selon le jeu que l’on avait ; cela laissait un peu de marge au bluff ; Madame de Saint-Auréol s’aventurait effrontément, les yeux luisants, les pommettes vermeilles et le menton frémissant ; quand elle avait vraiment beau jeu, elle me lançait un grand coup de pied sous la table ; Mademoiselle Olympe essayait de lui tenir tête, mais elle était désarçonnée par la voix aiguë de la vieille qui tout à coup, au lieu d’un nouveau chiffre, criait :

— Verdure, vous mentez !

À la fin de la première partie. Madame Floche tirait sa montre, et, comme si, précisément, c’était l’heure :

— Casimir ! Allons, Casimir ; il est temps.

L’enfant semblait sortir péniblement de léthargie, se levait, tendait aux Messieurs sa main molle, à ces dames son front, puis sortait en traînant un pied.

Tandis que Madame de Saint-Auréol nous invitait à la revanche, le premier jacquet finissait ; parfois alors Monsieur Floche prenait la place de son beau-frère ; ni Monsieur Floche, ni l’abbé n’annonçaient les coups ; on n’entendait de leur côté que le roulement des dés dans le cornet et sur la table ; Monsieur de Saint-Auréol dans la bergère monologuait ou chantonnait à demi-voix, et parfois, tout à coup, flanquait un énorme coup de pincette au travers du feu, si impertinemment qu’il en éclaboussait au loin la braise ; Mademoiselle Olympe accourait précipitamment et exécutait sur le tapis ce que Madame de Saint-Auréol appelait élégamment la danse des étincelles… Le plus souvent Monsieur Floche laissait le baron aux prises avec l’abbé et ne quittait pas son fauteuil ; de ma place je pouvais le voir, non point dormant comme il disait, mais hochant la tête dans l’ombre ; et le premier soir, un sursaut de flamme ayant éclairé brusquement son visage, je pus distinguer qu’il pleurait.

À neuf heures et quart, le bésigue terminé. Madame Floche éteignait la lampe, tandis que Mademoiselle Verdure allumait deux flambeaux qu’elle posait des deux côtés du jacquet.

— L’abbé, ne le faites pas veiller trop tard, recommandait Madame de Saint-Auréol, en donnant un coup d’éventail sur l’épaule de son mari.

J’avais cru décent, dès le premier soir, d’obéir au signal de ces dames, laissant aux prises les jacqueteurs et à sa méditation Monsieur Floche qui ne montait que le dernier. Dans le vestibule, chacun se saisissait d’un bougeoir ; ces dames me souhaitaient le bonsoir qu’elles accompagnaient des mêmes révérences que le matin. Je rentrais dans ma chambre ; j’entendais bientôt monter ces Messieurs. Bientôt tout se taisait. Mais de la lumière filtrait encore longtemps sous certaines portes. Mais plus d’une heure après si, pressé par quelque besoin, l’on sortait dans le corridor, l’on risquait d’y rencontrer Madame Floche ou Mademoiselle Verdure, en toilette de nuit, vaquant à de derniers rangements. Plus tard encore, et quand on eût cru tout éteint, au carreau d’un petit cachibis qui prenait jour mais non accès sur le couloir, on pouvait voir, à son ombre chinoise, Madame de Saint-Auréol ravauder.

  1. Gérard fait erreur : phœnicopterus antiquorum n’a pas le bec en spatule.