Isabelle de Limeuil

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Isabelle de Limeuil
Revue des Deux Mondes3e période, tome 60 (p. 636-660).
ISABELLE DE LIMEUIL


Le 7 mars 1563, deux grands bateaux, le premier, parti d’Orléans, le second, de la rive opposée de la Loire, abordaient à l’île aux Bœufs, située un peu au-dessous de la ville. Dans l’un venait le connétable Anne de Montmorency, dont le visage portait encore les traces de la blessure reçue à la bataille de Dreux : il était sous la garde de son neveu, d’Andelot; dans l’autre, le prince de Condé, sous celle de Damville (Henri de Montmorency). Une entrevue entre l’oncle et le neveu avait été ménagée par les soins de la princesse de Condé, Éléonore de Roye. Tous deux, sans témoins, devaient débattre les conditions de la paix qui allait mettre fin à la première guerre civile.

Une chambre tendue de tapisseries avait été disposée sur un bateau pour leur conférence, mais ils aimèrent mieux descendre à terre. Trois heures durant, on les vit se promener dans l’île, causer vivement, sans toutefois pouvoir les entendre. L’accord, le premier jour, ne put se conclure, le connétable ayant obstinément déclaré qu’il ne pourrait condescendre au rétablissement de l’édit de janvier, qui assurait aux protestans l’exercice de leur culte sous certaines restrictions. Condé fut reconduit par la même escorte au camp de Saint-Mesmin, le connétable à Orléans. Le lendemain, les deux mêmes bateaux ramenèrent le prince et le connétable à l’île aux Bœufs. On remarqua que l’épée de Condé lui avait été déjà rendue. Un troisième bateau suivait celui du prince. Vêtue de cette longue robe noire qu’elle n’avait pas quittée depuis la mort de Henri II, Catherine de Médicis y avait pris place, ayant à ses côtés le cardinal de Bourbon et le duc d’Aumale ; à l’arrière du bateau étaient deux de ses filles d’honneur. Elle avait choisi avec intention les plus belles. En quittant le château d’Onzain, où Catherine le tenait si étroitement enfermé, Condé était déjà à demi ébranlé. « Le petit homme à qui j’ai parlé, écrivait le prince de La Roche-sur-Yon, a grande envie de voir finir ces troubles et s’accommodera de tout[1]. » Catherine ne l’ignorait pas ; elle avait d’ailleurs toujours exercé sur Condé une grande influence. L’année précédente, à l’entrevue de Thoury, il s’était mis à sa discrétion, et si l’amiral Coligny ne l’avait point, un peu de force, ramené au camp des protestans, la paix aurait été conclue dès lors. Dans cette nouvelle conférence, Catherine, tour à tour insidieuse et caressante, fit un si éloquent appel au patriotisme du prince; elle fit si habilement miroiter à ses yeux l’espoir de prendre le haut rang qu’avait occupé son frère, le feu roi de Navarre, et auquel lui donnait droit son titre de premier prince du sang, qu’au lieu de réclamer le retour pur et simple à l’édit de janvier, il accepta qu’on y introduisît quelques nouvelles conditions. D’un commun accord, le connétable alla coucher au camp des catholiques, Condé à Orléans, « l’esprit déjà prisonnier, » suivant l’heureuse expression de d’Aubigné.

L’homme d’action, le grand capitaine, allait se trouver dans cette ville en présence des soixante-douze ministres dont Théodore de Bèze était le chef, tous aigris par les souffrances, fanatisés par la persécution et représentant, il faut bien le dire, la partie la plus ardente, la plus démocratique de la réforme. L’orgueil de Condé se raidit contre leurs récriminations et leurs exigences. Laissant de côté ces théologiens intraitables, il s’adressa à ses anciens compagnons d’armes. Tous ces gentilshommes qui avaient suivi sa fortune étaient lassés comme lui de cette longue guerre, ils n’aspiraient qu’au repos, qu’à rentrer au foyer domestique, ils acceptèrent à l’unanimité les conditions qu’il leur apportait. Le 12 mars, les articles de la pacification furent arrêtés; le 19, promulgués à Amboise et, le 22, publiés au camp de Saint-Mesmin. Le 23, sauf quelques légères modifications demandées et obtenues par Coligny à son retour de Normandie, l’édit était signé, et, le 1er avril, ayant à sa droite le cardinal de Bourbon et à sa gauche Condé, Catherine entrait à Orléans. Quelques jours plus tard, Condé la suivait à Amboise.

Cette vie de cour, pour laquelle il semblait fait et dont il venait d’être si longtemps privé, était pleine de pièges et de séductions. « Ces filles d’honneur, s’écrie Brantôme, étoient toutes bastantes pour mettre le feu par tout le monde ; aussi en ont-elles brûlé en bonne part autant de nous autres, gentilshommes de cour, que d’autres qui ont approché de leurs feux. » « Vous devriez, Madame, écrivait-on d’Italie à Catherine, vous contenter d’un petit train de filles et veiller à ce qu’elles ne passent pas et ne repassent pas par les mains des hommes, et à ce qu’elles soient plus pudiquement vêtues. » Mais Catherine ne voulait pas, ne pouvait pas se passer de son escadron volant, cette milice galante si aguerrie; il lui agréait de voir briller dans une salle de bal toutes ces charmantes jeunes filles « comme les étoiles reluisent au ciel par un temps serein[2]. » En se servant de Mlle de Rouet, elle avait gouverné à son gré le faible roi de Navarre; pour dominer Condé, elle avait en réserve une auxiliaire non moins belle et d’une trempe encore plus forte, Isabelle de Limeuil, qu’elle avait amenée à l’entrevue de l’île aux Bœufs, et que les regards de Condé n’avaient pas quittée.

Isabelle était de la branche de la maison de La Tour d’Auvergne à laquelle appartenait Madeleine de La Tour, femme de Laurent de Médicis et propre mère de Catherine. C’était une de ces langues affilées et promptes à la riposte; malheur à qui l’attaquait! Accostée durant le siège de Rouen et serrée de trop près par le connétable de Montmorency, « qui n’étoit pas l’ennemi du beau sexe et avoit de bonnes pratiques, » elle le rabroua si fort que, peu habitué à pareille rebuffade : « Ma maîtresse, dit-il en s’éloignant, je m’en vais; vous me rabrouez fort. — C’est bien raison, répliqua-t-elle, puisque vous êtes coutumier de rabrouer tout le monde. » Blonde aux yeux bleus, et remarquable par l’éclat de son teint, Isabelle était surtout une audacieuse, pour ne pas me servir d’un autre mot, une de celles qui savent au besoin faire espérer leurs faveurs et à l’avance en escompter le prix, sauf à ne pas payer à l’échéance. Ayant eu à réclamer l’assistance du duc d’Aumale, un de ses nombreux adorateurs : « Monseigneur, lui écrivit-elle, si vous n’avez connu combien je désirois faire chose qui vous fût agréable, ce n’a été que pour n’en avoir eu le moyen, mais bien la volonté. » Elle avait compté tour à tour ou ensemble au nombre de ses poursuivans Claude de La Châtre, le futur maréchal de France, Gersay, qui en 1562 trouva une mort si précoce au siège de Rouen, Ronsard, qui a écrit pour elle cette gracieuse chanson :


Quand le soleil tout riant
D’Orient,
Nous monstre sa blonde tresse,
Il me semble que je voy
Devant moy
Lever ma belle maîtresse.

Quand je sens parmi les prez
Diaprez
Les fleurs dont la terre est pleine,
Lors je fais croire à mes sens
Que je sens
La douceur de son haleine.

Je voudrois pour la tenir
Devenir
Dieu des forêts désertes,
La baisant autant de fois
Qu’en ces bois
Il y a de feuilles vertes.


Comme elle était l’amie inséparable de Madeleine et de Jeanne de Bourdeille, sœur et cousine de Brantôme, attachées toutes les deux comme elle à la maison de Catherine de Médicis, l’occasion lui étant ainsi donnée de la voir souvent, Brantôme aussi lui s’en éprit, et cet amour lui inspira ses meilleurs vers :


Doulce Limeuil, et doulces vos façons,
Doulce la grâce, et doulce la parolle,
Et doux votre œil qui doucement m’affole.


Mais le préféré, l’amant de cœur que la cour donnait, avec quelque vraisemblance, à Isabelle, c’était Florimond Robertet, sieur de Fresnes. Isabelle, pour se prêter aux vues de Catherine, se laissa néanmoins courtiser par Condé. La raison d’état s’associait ainsi à la galanterie, mais l’amour se mit bien vite de la partie.

On se l’explique pour peu que l’on regarde avec attention le portrait de Condé fait par Janet, et dont le duc d’Aumale a placé la gravure en tête de son Histoire des princes de Condé. Rien de plus gracieux que cette tête fine qui se détache d’une haute fraise bouffante. Les cheveux relevés droit agrandissent ce beau front; dans ces yeux au regard si pénétrant, l’énergie est tempérée par une douceur presque féminine; les narines sont sensuelles; la moustache retroussée laisse entrevoir cette bouche spirituelle dont on redoutait les moqueuses reparties : « Dieu nous garde, disait-on de son temps, de la douce façon et gentille du prince de Condé! » C’est bien là l’impétueux capitaine allant, sans regarder en arrière, se faire prendre à Dreux et à Jarnac au plus épais des escadrons ennemis, et, avec la même furie française, se jetant tête baissée dans une aventure galante. En s’attaquant à Isabelle de Limeuil, Condé ne se promettait qu’un caprice : il y trouva un de ces liens dont on a plus tard bien de la peine à se dégager, et de lui-même il vint se prendre dans le piège tendu par la rusée Italienne. Catherine, en signant la paix d’Amboise, y avait fait insérer une clause dont seule elle avait mesuré toute la portée : l’exclusion des étrangers. Cette clause, elle entendait l’appliquer aussi bien aux Allemands affamés qui s’attardaient en nos provinces et s’enrichissaient de leurs dépouilles qu’aux Anglais, maîtres encore de la place du Havre, que les protestans, en 1562, leur avaient livrée. La reine d’Angleterre, Elisabeth, était trop clairvoyante pour n’avoir pas tout d’abord deviné la pensée secrète de Catherine. Coligny eut beau lui écrire de Caen, le 19 mars 1563, que toute délibération en ce qui la concernait avait été ajournée jusqu’à son arrivée à Orléans; pour toute réponse, elle s’en tint à l’observation des conditions qu’elle avait arrêtées avec les protestans. Si elle n’alla pas, comme Calvin, jusqu’à traiter Condé de misérable, du moins elle lui écrivit que, « pour l’exemple du monde, elle espéroit n’avoir pas à lui reprocher son ingratitude. » Catherine, elle, suivait inflexiblement son but : reprendre Le Havre aux Anglais et garder Calais, qu’aux termes du désastreux traité de Cateau-Cambrésis elle était tenue de rendre dans le délai de huit années. Son rôle était tracé à l’avance : laisser la défiance d’Elisabeth s’accroître contre Coligny et Condé, les ressentimens s’aigrir, et, quand l’heure serait venue, retourner contre l’Angleterre toutes les forces de la France. Elle consentit donc à voir Briquemault, au nom des chefs protestans, porter à Elisabeth des paroles de conciliation, mais sans lui donner aucun pouvoir; c’était l’envoyé de l’amiral et de Condé, et non le sien. A son retour en France, lorsque Briquemault vint lui dire naïvement qu’il aurait pu traiter s’il en avait eu l’autorisation : « A quelles conditions? demanda-t-elle. — En donnant, répondit-il, pour otages le duc d’Anjou, le roi de Navarre, et le prince de Condé. — Rien que cela? reprit-elle en souriant ironiquement, vous avez besoin de repos, bon homme, retournez en votre logis; nous autres, nous ne perdrons pas notre temps. »

Coligny et d’Andelot refusant de prendre les armes contre les Anglais, il fallait de toute nécessité mettre Elisabeth une dernière fois en demeure de restituer Le Havre : Catherine jeta les yeux sur Robertet, sieur d’Alluie. C’était un tout jeune homme, arrogant, présomptueux, et dans les conditions les meilleures pour provoquer le nouveau refus qu’espérait bien Catherine. A la demande hautaine que d’Alluie lui fit de restituer Le Havre sans plus de délai, Elisabeth, toute rouge de colère, répondit que « Le Havre, en ses mains, c’était la revanche de Calais, qu’elle le garderait, et qu’on verrait bien qui l’emporterait de la Florentine ou d’elle[3]. » La revanche de Calais ! c’était le mot qu’attendait Catherine. Avec ce mot-là, elle allait surexciter l’amour-propre national et vaincre les derniers scrupules de Condé. L’honneur de la France, c’était le noble prétexte qui allait permettre au prince de couvrir son ingratitude envers Elisabeth. Le ressentiment des Anglais pouvait se mesurer à la violence du langage de leur ambassadeur, sir Thomas Smith : faisant allusion à la liaison, si vite nouée, de Condé avec Isabelle de Limeuil, il écrivait au secrétaire d’état Cecil : « Condé est un autre roi de Navarre, il s’est mis à s’affoler des femmes; dans peu de temps il se montrera hostile à Dieu, à nous et à lui-même.» Middlemore, qu’Elisabeth avait envoyé en France pour surveiller de plus près les chefs protestans, et que Condé, fatigué de son espionnage, venait de congédier, n’est pas moins acerbe; dans une lettre à Cecil, il disait : « Le prince a si bien oublié son propre honneur qu’il s’est laissé conduire par Catherine à marcher contre notre reine, et maintenant c’est lui qui a pris à tâche de persuader à ceux de la religion de trouver bon et légitime qu’il aille au Havre, et qui les sollicite à prendre les armes contre sa Majesté. » Une fois devant Le Havre, se remettant de grand cœur à son métier de soldat, Condé ne sort plus de la tranchée. Les Anglais, qu’il avait amenés au cœur de la France, il les voit foudroyés par l’artillerie dont il dirige les coups, décimés par la peste, accepter une humiliante capitulation ; il les voit enfin s’embarquer, sous les yeux brillans d’orgueil de la Florentine. Catherine, cette fois, avait bien mérité de la France, Isabelle de Limeuil avait bien servi Catherine.

Après avoir bravement payé de sa personne, s’être séparé de Coligny et de d’Andelot, après avoir combattu ses anciens alliés, Condé s’attendait à recevoir des mains de la reine mère cette lieutenance-générale du royaume qu’elle avait pu secrètement lui promettre; mais Catherine ne l’entendait pas ainsi; c’eût été partager le pouvoir dont elle était si jalouse. En faisant proclamer par le parlement de Rouen la majorité de Charles IX, qui venait d’entrer dans sa quatorzième année, elle retint dans ses mains et sans partage l’autorité souveraine. Déçu dans son rêve d’ambition, qu’allait faire Condé? Allait-il, comme Coligny, se retirer de la cour et se remettre à la tête du parti protestant? Il n’en eut ni le courage ni la volonté. Prévenus de sa défection par Coligny et se voyant à la veille de perdre le chef qui leur était indispensable, Calvin et Théodore de Bèze lui écrivirent de Genève : « Vous ne doutez pas. Monseigneur, que nous n’aimions votre honneur, comme nous désirons votre salut. Or, nous serions traîtres en vous dissimulant les bruits qui courent. Quand on nous a dit que vous faites l’amour aux dames, cela est pour beaucoup déroger à votre autorité et réputation. Les bonnes gens en seront offensés, les malins en feront leur risée. » Remontrances impuissantes ! Limeuil l’emporta sur Calvin et de Bèze. Des avertissemens plus cruels ramenèrent, pour un instant, Condé au sentiment du devoir et le forcèrent à rentrer en lui-même. Au mois d’octobre 1563, il perdait deux de ses enfans : Madeleine et Henri de Bourbon, la fille, âgée de dix-huit mois, le fils, de trois ans. Rappelé par cette double perte dans sa maison désolée, il n’y resta que juste le temps commandé par les convenances.

Cette vie de désordre avait endurci son cœur. Déjà ce n’était plus Limeuil seule qui le ramenait si précipitamment à la cour. Marguerite de Lustrac, la veuve du maréchal de Saint-André, tué à Dreux, s’était amourachée de lui. Elle n’avait eu du maréchal qu’une fille, l’une des plus riches héritières de France. Cette fille avait été destinée au jeune duc de Guise et confiée à la garde de la duchesse. Désireuse de captiver Condé, et voulant se l’attacher par un lieu intéressé, Marguerite de Lustrac retira sa fille des mains de la duchesse de Guise, et, reprenant la parole donnée, la promit à Condé pour son fils aîné, le prince de Conti. À cette date, la maréchale comptait à peine trente-deux ans. Le poète Du Bellay, qui l’a souvent chantée, nous vante sa beauté. Billon, un contemporain, dans le livre si singulier qu’il a consacré aux femmes célèbres du XVIe siècle[4], l’appelle « la marguerite de douceur. » Elle se donnait des airs de reine et ne marchait qu’accompagnée de la belle Beaurecueil et de la gracieuse Téligny. Veuve de l’un des triumvirs, elle s’était faite protestante.


II.

Avant d’entreprendre son long voyage de deux ans à travers la France, au bout duquel elle pressentait déjà l’entrevue de Bayonne, Catherine voulut renouveler à Fontainebleau les merveilles des grandes fêtes dont François Ier lui avait légué l’élégante tradition. Dans les vastes galeries où le Primatice a immortalisé la beauté de sa rivale Diane de Poitiers, elle convia l’élite de la noblesse de France, invitant sans distinction protestans et catholiques. La princesse de Condé, Éléonore de Roye, vint y rejoindre son époux et s’y rencontra avec Renée de Ferrare, dont elle était tendrement aimée, et avec l’amiral Coligny, qui la tenait en la plus haute estime. Castelnau, dans ses Mémoires, Abel Joiuan, dans son curieux Journal, nous ont longuement décrit les fêtes dont Fontainebleau fut à ce moment le théâtre. Habile à faire parader un cheval, adroit au jeu de paume, à la course à la bague, maniant des mieux les armes, Condé en fut le héros ; c’était le préféré de ces belles filles d’honneur qui le disputaient à Limeuil et à Marguerite de Lustrac, et par les lèvres desquelles d’Aubigné, dans sa langue hardie, lui reproche de s’être laissé « trop souvent haléner. »

La série des fêtes de Fontainebleau commença par un grand dîner chez le connétable de Montmorency. Le soir, il y eut souper chez le cardinal de Bourbon, et dans la cour de son hôtel un combat à cheval[5]. Le lendemain, Catherine donna à la vacherie un grand banquet suivi d’un ballet-comédie. Isabelle de Limeuil y figura en Hébé. Jamais plus belle main n’avait tenu la coupe d’or et versé l’ambroisie et l’ivresse; drapée dans une tunique dont la gaze transparente laissait entrevoir et deviner des formes que la déesse lui eût enviées, elle attira tous les regards, et la vanité de Condé s’en trouva si flattée qu’elle n’eut pas grand’peine à ramener l’infidèle, et à le reprendre à ses rivales d’un jour. Charles IX s’était réservé le mardi gras. Un camp, clos de barrières et de fossés, fut dressé devant les bâtimens du chenil : un château-fort lui faisait face. A ses étroites fenêtres apparurent de charmantes têtes de jeunes filles, pauvres prisonnières gardées par des géans et par des nains. Six compagnies d’hommes d’armes, sous les ordres du prince dauphin, des ducs de Nevers, de Longueville, de Mantoue et du rhingrave, ce comte palatin du Rhin engagé au service de la France, allaient en faire l’attaque. Elles défilèrent en bon ordre devant les tribunes où la cour avait pris place ; six nymphes à cheval, vêtues de court, fermaient la marche. Condé défendait le château enchanté, vrai château d’Amadis. Ce jour-là, il y eut autant d’œillades échangées que de coups d’épée donnés. Ce fut la clôture des fêtes.

La santé de la princesse de Condé avait été profondément atteinte par les longues souffrances et privations du siège d’Orléans ; ne se sentant plus la force de prolonger son séjour à la cour, elle prit congé de Catherine. Un autre motif lui en faisait une nécessité : pour complaire au nouvel ambassadeur d’Espagne, don Francès de Alava, et le rendre plus favorable à l’entrevue qu’elle sollicitait de Philippe II, Catherine avait interdit à Renée de Ferrare et à Coligny de faire prêcher dans leur propre logis. Renée et l’amiral ayant pour cette raison quitté Fontainebleau, la princesse de Condé fit cause commune avec eux, mais avec le chagrin de laisser derrière elle son époux, qui, dans ces circonstances, se sépara ostensiblement de ses coreligionnaires.

Le lundi 13 mars 1564, Catherine et Charles IX partirent de Fontainebleau et le même soir allèrent coucher à Montereau. Le lendemain, reprenant leur route et après s’être arrêtées d’abord à Sens, où le jeune roi fut splendidement reçu, puis à Villeneuve-L’Archevêque, leurs majestés entraient le 27 mars à Troyes. C’est dans cette dernière ville que Condé tomba subitement malade. Son état parut assez grave pour que sa femme, quoique bien souffrante elle-même, fût appelée pour le soigner. Elle accourut tout aussitôt, mais, à bout de forces, dès que son mari fut rétabli, elle se hâta de retourner auprès de ses enfans. A. peine était-elle rentrée au château de Condé-en-Brie qu’elle y fut prise d’une violente hémorragie qui mit ses jours en danger. Un courrier, parti en toute hâte, vint chercher Condé à Vitry-le-François, où il avait suivi Catherine. On crut d’abord que ce n’était qu’un prétexte pour le faire partir de la cour, mais la fâcheuse nouvelle n’était que trop vraie, le danger n’était que trop réel.

Après quelques jours d’arrêt à Bar-le-Duc, pour assister au baptême de son petit-fils de Lorraine, Catherine, continuant sa route, faisait le 22 mai son entrée à Dijon. Elle avait promis à Tavannes, gouverneur de la Bourgogne, d’y séjourner quelques jours ; elle logea à l’hôtel de Saulx. C’est durant cette courte halte que la liaison de Condé et de Limeuil eut le plus scandaleux dénoûment. Un jour d’audience solennelle, Isabelle se trouva mal subitement. Emportée dans une chambre voisine, elle y donna le jour à un fils. « Pour une personne si avisée, remarque notre vieil historien Mézeray, on ne s’explique pas trop comment elle prit si mal ses mesures. » Pareil malheur était arrivé à Mlle de Vitry ; mais, accouchée le matin, elle avait eu la force et le courage de se traîner au bal donné au Louvre. L’émoi fut au comble quand on apprit qu’Isabelle venait d’être arrêtée. Ce n’était pas le premier accident de ce genre arrivé à la Cour ; on eut donc lieu de s’étonner de la sévérité de Catherine de Médicis, qui maintes fois s’était montrée plus indulgente. Voulait-elle, par cet exemple, dégager sa propre responsabilité, tant soit peu compromise, « la fille, comme le dit si ironiquement Mézeray, n’ayant rien épargné pour bien servir sa maîtresse ? » On s’en étonna plus encore en voyant un jeune seigneur, Maulevrier, porter contre Isabelle une grave accusation. Quelles preuves en apportait-il ? Il faut ici remonter un peu plus haut dans le passé. Au mois de juillet 1560, chassant à courre avec le marquis de Beaupréau, le fils unique du prince de La Roche-sur-Yon, le cheval du marquis s’étant abattu, Maulevrier, qui n’avait pu retenir le sien, avait écrasé son compagnon de chasse. Inconsolable de la mort de son fils, le prince de La Roche-sur-Yon en avait conçu un tel ressentiment et avait proféré de telles menaces contre Maulevrier que celui-ci, craignant pour sa vie, s’était tenu longtemps caché. Grâce à l’intervention de Catherine, le prince avait consenti à ne pas faire poursuivre le meurtrier involontaire, à condition toutefois qu’il ne reparaîtrait jamais devant lui. Mais au retour du siège du Havre, le prince l’avait un jour rencontré par hasard et poursuivi l’épée à la main, Maulevrier n’avait dû son salut qu’à la vitesse de ses jambes. Voilà dans quels termes il était avec le prince de La Roche-sur-Yon et voilà le point de départ de son accusation contre Isabelle : selon lui, elle lui aurait dit à plusieurs reprises : « A ta place, j’empoisonnerois le prince. » Lors du séjour de la cour à Châlons-sur-Marne, Isabelle, qui s’était retrouvée seule avec lui, se serait laissé emporter aux injures les plus violentes contre La Roche-sur-Yon ; elle l’aurait accusé d’être l’instigateur de toutes les petites vexations que la princesse sa femme, grande-maîtresse de la maison de Catherine, faisait endurer à toutes les filles d’honneur, se plaignant, pour sa part, d’un vilain tour que le prince lui aurait joué. Mise en demeure par Maulevrier de s’expliquer, elle aurait répondu que cela touchait à son honneur, mais sans vouloir en dire davantage. Le lendemain soir, elle aurait fait entrer Maulevrier dans sa chambre et lui aurait dit : « Le prince donne un souper demain, ta maîtresse y est invitée, je le sais de Condé; La Roche-sur-Yon n’en donnera pas d’autre, ce sera son dernier. » Puis, comme se repentant de ce qu’elle avait dit, elle ajouta : «Tiens-toi pour bien averti; si tu en dis un mot, on te trouvera mort au coin de quelque borne[6]. » Loin de s’effrayer de cette menace, Maulevrier avait fait avertir le prince, qui l’aurait invité à tirer d’Isabelle de Limeuil d’autres confidences. Cela fut facile à Maulevrier. A quelques jours de là, la cour étant à Vitry, Limeuil lui aurait dit : « Le coup a manqué, le prince a remis son souper, mais l’occasion s’en retrouvera. » Et, tirant d’une enveloppe une petite poudre blanche et lui en donnant une partie : « Fais-en manger à ton chien, tu verras combien il mettra de temps à crever. » La crainte de Maulevrier que l’effet ne suivît de près la menace l’aurait fait prévenir Filleul, un des serviteurs du prince, qui, au nom de son maître, l’aurait engagé à ne pas pousser les choses plus loin et à venir à Dijon, où la cour allait se rendre. Ce qui aggrava singulièrement l’accusation de Maulevrier, c’est qu’il y mêlait le nom de Catherine, prétendant que, le lendemain d’un grand dîner donné à Bar-le-Duc, Limeuil lui aurait dit : « C’est vraiment étonnant que la reine mère n’ait pas été malade. »

Cette déposition, après lecture faite, ayant été signée par Maulevrier, et la minutie et la précision des détails lui donnant un air de vraisemblance, Catherine et Charles IX, dès qu’elle leur fut communiquée, décidèrent sur l’heure que Isabelle de Limeuil serait conduite au monastère des cordelières d’Auxonne. On exécuta si rapidement et si secrètement cet ordre que qui que ce fût à la cour ne put savoir ce qu’elle était devenue, pas même M. de Fresnes, qui voyait la reine mère tous les jours et dont l’affection pour Isabelle n’était un mystère pour personne. Arrivée à Auxonne, Isabelle y fut mise sous la garde de M. de Ventoux, gouverneur de la place. Lorsque la lourde porte du couvent se fut refermée sur elle, quand elle se vit cloîtrée dans une chambre basse qui ne ressemblait que trop à une prison, elle fut prise d’un sombre désespoir ; durant trois jours et trois nuits elle ne cessa de gémir et de sangloter. M. de Venteux en eut pitié ; il la visita à plusieurs reprises, cherchant à la consoler, à lui relever le moral, mais sans parvenir à la faire sortir de son accablement. « Ce qui la rend si affligée, écrivait-il à Mme de Toulongeon, c’est d’être abandonnée et délaissée de tous ceux en qui elle avait mis quelque espoir. Je ne puis croire qu’elle puisse rester longtemps ainsi. Si une femme doit mourir de mélancolie en regardant son visage, il semble qu’elle doive incontinent mourir. » Ne sachant comment l’arracher aux préoccupations qui l’obsédaient, Venteux lui proposa de faire venir de Dijon un devin très renommé qui se nommait Terreau. Elle y consentit. Le devin, introduit auprès d’elle, lui prit la main; et après l’avoir longtemps examinée : « Vous êtes sous le coup, dit-il, d’une grave accusation. — De quoi m’accuse-t-on ? demanda Isabelle. Est-ce au sujet des troubles? » Le bruit courait alors que d’Andelot avait repris les armes. « Non, reprit Terreau, il s’agit de poison. — Alors qui m’accuse? — Deux vieillards, répondit-il. » — A la désignation qu’il en fit, Isabelle crut reconnaître le connétable de Montmorency et le prince de La Roche-sur-Yon. Prévenue par Ventoux de l’état alarmant de sa prisonnière, Catherine l’autorisa à remettre à Isabelle toutes les lettres qui lui seraient adressées et à laisser partir les siennes, mais en ayant soin d’en prendre copie ; elle comptait bien en tirer au besoin bon parti.

La première lettre qui parvint à Isabelle de Limeuil était de M. de Fresnes : elle établit, sans doute possible, leurs rapports intimes : « Je croyois, y disait-il, avoir le bien de vous voir au partir de Dijon, mais j’en fus bien en gardé, car ayant demeuré deux jours malade en la chambre, l’on voulut faire croire à la reine que je m’en étois allé vous voir, dont elle étoit en colère, à ce qu’on me dit. Cela fut cause qu’on vous détourna, afin qu’on n’eût plus de nouvelles de vous, et aussi je n’osois, ne vous pouvant de rien servir, pour le hasard où j’étois de perdre la bonne grâce de la reine. Lebois vint me trouver hier; je ne puis vous l’envoyer pour ne savoir le lieu où vous êtes et je l’ai retenu jusques à cette heure. Envoyez-moi ma robe, car je vois bien que le prince n’a pas pour agréable que vous vous en serviez. Il est bien étrange qu’étant abandonnée, comme je puis dire que avez été de tout le monde, que le prince trouve mauvais que ayez été visitée et secourue de ceux qui se mettroient au hazard pour vous faire service. Je ne cesserai pour cela d’employer ma vie et mon bien pour vous, la personne du monde que j’aime et estime le plus. » Puis lui rappelant le séjour qu’ils ont fait ensemble l’an dernier à Damétal, à Fécamp, à Rouen : « Je dirai bien heureux, ajoutait-il, celui qui, en tous ces lieux, a reçu tant de contentement. L’on a dit aux filles d’honneur que vous disiez tout le mal d’elles et qu’il n’y en avoit pas une qui n’en eût fait autant que vous. La pauvre Bourdeille et Guitinière vous baisent mille fois les mains. Brûlez ces lettres pour les raisons que vous savez. »

La réponse de Limeuil suivit de près cette lettre : « Il me seroit impossible de vous dire, écrivait-elle à de Fresnes, combien votre lettre m’a apporté de plaisir ; il a été si grand que la parole m’en est faillie et vous promets que ne fais autre chose tous les jours que penser à vous, car me soit fortune, telle qu’elle voudra, ou rude ou favorable, n’aura-t-elle puissance de me faire perdre la volonté de vous aimer. Souvenez-vous de la pauvre ményne, laquelle vous envoie des images qu’elle a peintes. Je vous envoie un cordon qui est fait de ma main ; s’il n’est beau, excusez la pauvreté de Sainte-Claire. Je vous renvoie votre robe qui m’a bien servi ; regardez quelquefois la peinture de la pauvre ményne, laquelle n’a consolation qu’en son miroir et m’est avis qu’il pleure comme moi. Je vous envoie encore une Sainte Marguerite et un Saint Louis que j’ai peint cordelier et la Patience de Job, ce livre étant fort à propos, et un cœur. Gardez-le pour l’amour de moi et donnez-en un à Guitinière et à Bourdeille. Je vous baise les mains mille et millions de fois. Ceux qui ont dit que j’ai médit des filles d’honneur ont menti. »

C’est par M. de Fresnes que Condé, retenu auprès de sa femme de plus en plus malade, fut prévenu de la disparition d’Isabelle. Recevoir des nouvelles de sa bien-aimée par les soins et l’obligeance d’un rival lui causa le plus vif déplaisir. Sa première lettre à Isabelle trahit son mécontentement : « Hélas ! mon cœur, que vous puis-je dire, sinon que je suis plus mort que vif, voyant que je suis privé de vous servir, et vous voiant partir et ne sachant comment je vous pourrois secourir ? M. de Fresnes me mande prou souvent que lui écrivez de vos nouvelles ; mais moi, je ne puis savoir où vous êtes menée et m’étonne fort, puisqu’avez le moyen d’écrire à quelques-uns, que je ne puisse recevoir de même de vos lettres; car vous savez qu’il n’y a homme au monde qui soit tant fâché de vos peines que moi, ni qui de plus grande gaîté de cœur soit plus résolu de hasarder sa vie pour vous faire un bon service que moi. Je vous envoie une de mes robes de nuit, qui m’a servi et à vous avec moi, vous suppliant de croire que plutôt je vous souhaite que votre robe, car je vous ferois plus de service qu’une martre. Faites-moi connoître qu’avez autant d’envie de me conserver en vostre bonne grâce, étant captive comme en liberté; car vous savez que accoustumé à n’avoir de compagnon, mais estre seul et premier, je m’assure que n’avez perdu la bonne opinion qu’aviez de moi, mais au contraire qu’elle vous est plutôt augmentée. Reste à m’employer et à me donner le moyen de vous aller mettre hors de la fâcherie où vous êtes, car il faut que j’en aye de vous les moyens. J’ai des yeux qui ne font que pleurer et des forces qui n’ont point de mouvement, n’étant de vous commandées. Hélas! mon cœur, ne m’abandonnez point. » A la suite du monogramme qui remplaçait la signature, il avait écrit : Mourrons ensemble.

Si Condé n’avait pu tout d’abord découvrir le lieu où était enfermée Isabelle, il avait pu du moins mettre la main sur son fils. Après l’accouchement, l’enfant avait été porté chez une pauvre femme, et il avait passé les six premières nuits couché sur de la paille comme un petit chien. Limeuil ayant écrit au prince pour savoir ce qu’était devenu son fils : « Je me contenterai de vous dire, lui répond-il, que j’ai notre fils entre mes mains sain et gaillard et bien pour vivre. Si, au commencement, ceux à qui il n’appartenoit, l’ont baillé comme un petit chien, Je l’ai pris comme père pour le nourrir en prince; il le mérite, car c’est la plus belle créature que jamais homme vit. » Isabelle, prévenue par M. de Fresnes des soupçons de Condé, se hâta de promettre au prince, et dans les termes les plus chaleureux, qu’elle ne parlerait désormais qu’à ceux qui viendraient de sa part et qu’elle n’écrirait plus qu’à lui seul.

Il était grand temps de le rassurer : de méchans propos, venus de bien des côtés, avaient éveillé sa jalousie et, sous la fâcheuse impression de ses doutes, il avait écrit à Isabelle : « Je vous assure, ma mie, qu’il m’ennuieroit bien grandement que l’on pût prendre sur vos actions sujet de dire à qui est cet enfant, comme si deux y avoient passé, qui seroit autant à dire que en tenez deux à une même faveur. Ce que je vous en dis n’est pour le croire, car je n’en ai point d’occasion, comme je vous le ferai paroître ; car je vous donnerai une preuve si je vous aime ou non dans peu de jours. Mon cœur, puisque nous sommes si avant, il faut lever le masque ; car tout le monde sait ce qui en est. Vous serez honorée et estimée de tous, quand vous leur montrerez tant en petite chose qu’en grande que vous ne voulez entendre parler ni entendre nouvelles que de celui qu’avez plus aimé que ce que estimiez plus cher que vous-même. » Ne pouvant s’empêcher de faire une allusion indirecte à M. de Fresnes: « Vous avez déjà entendu, ajoute-t-il, que l’on parle à la cour de quelqu’un ; vous y penserez pour faire taire ces faux bruits. Il ne faut point qu’entriez en serment avec moi pour me faire croire qu’il est mien, votre fils ; car je n’en ai non plus douté que de ceux de ma femme; mais faites que d’autres ne puissent entrer en doute, et pensez que, si le voyiez, que diriez bien avec raison qu’il est mon fils, car à son visage les deux nostres se reconnoissent. Je vous supplie, mon cœur, de ne jamais m’abandonner, comme vous me l’avez promis et quand vous vous souviendrez du lieu, je vous assure que vous me tiendrez promesse. Je vous envoie une robe fourrée. Je voudrois être près de vous à sa place, car je ne puis être si inutile que je ne vous puisse faire autant de service qu’elle. » Dans une seconde lettre, il annonçait à sa maîtresse qu’il avait confié son fils à un gentilhomme qui relèverait dans sa maison, comme l’un de ses propres enfans, et il l’engageait à écrire à la reine pour lui demander pardon et implorer sa miséricorde. En fermant sa lettre : « Gagnez, lui dit-il, la vieille qui vous garde, faites-moi savoir souvent où vous serez et ne permettez qu’homme du monde vous voye que moi et les miens ; par là vous ferez connoître que vous ne voulez jamais aimer que moi, à qui vous vous êtes laissée aller, et pour cause je dis ceci, car je ferai pour vous ce que ne pensez pas et soyez assurée que je veux vivre et mourir avec vous. »

Condé ne se borna pas à écrire à Isabelle ; il remercia Venteux des égards témoignés par lui à sa maîtresse et d’avoir bien voulu autoriser son basque à lui remettre ses lettres ; mais Catherine revint bien vite sur la permission qu’elle avait tout d’abord donnée ; elle défendit à Venteux de laisser à l’avenir Limeuil communiquer avec le basque du prince, et lui recommandant de veiller plus que jamais sur sa prisonnière, elle fit partir pour Auxonne l’évêque du Puy et Sarlan, un de ses maîtres d’hôtel ordinaires, avec mission de poursuivre l’instruction commencée.

Sarlan et l’évêque, qui avaient quitté Mâcon le 8 juin, arrivèrent le jour suivant, sur les deux heures du soir, à Auxonne. Ils attendirent jusqu’au lendemain pour se rendre au monastère. Isabelle, non prévenue, avait pris médecine et les reçut au lit. Ils avaient emporté la copie de la déposition de Maulevrier, déposition confirmée tout récemment par lui à Mâcon ; ils la lurent en entier à Isabelle, ainsi que les réponses qu’elle avait précédemment faites, lui laissant jusqu’au lendemain pour prendre conseil de la nuit et modifier au besoin ses moyens de défense. Lorsqu’ils la revirent, elle maintint intégralement ses premières dénégations, mais elle avoua qu’elle avait un vrai grief contre le prince de La Roche-sur-Yon. Sur leur demande de le faire connaître, elle répondit : « Lors du séjour de la cour, à Troyes, le prince a dit à Condé : « Vous êtes bien aveugle et bien crédule, si vous croyez que Limeuil soit grosse de vous.» Elle se plaignit également de la princesse de La Roche-sur-Yon, qui n’avait cessé de la tourmenter sur sa grossesse, dont elle voulait s’assurer à tout prix, mais de là à une vengeance il y avait loin. Dans l’intérêt de sa défense, elle raconta que, se trouvant par hasard en nombreuse compagnie avec Maulevrier, elle avait entendu une personne qu’elle ne nomma pas conseiller à Maulevrier, dans l’intérêt de son repos, de se de faire du prince de La Roche-sur-Yon. Mlle de Bourdeille, qui était présente, devait s’en souvenir; puis, prenant l’offensive, elle accusa Maulevrier d’avoir fait une chanson contre la princesse de La Roche-sur-Yon et contre le prince, « qui, en le poursuivant, l’épée à la main, étoit tombé sur un tas de fumier. » Enfin, lorsqu’ils se retirèrent, Isabelle leur remit pour Catherine une lettre qui, certes, ne manquait ni de fierté ni d’énergie : « Madame, disait-elle, après avoir entendu par les sieurs Sarlan et du Puy les raisons qui ont mû Votre Majesté à les envoyer devers moi, cela m’a tellement affligée que, sans l’aide de Dieu et l’espérance que j’ai en votre bonté, je fusse entrée au plus grand désespoir que pauvre créature sauroit être, n’étant si oubliée de Dieu d’avoir conçu ni mis une telle méchanceté dans ma pensée. Quand il aura plu à Dieu vous faire connoître mon innocence, je vous supplie, pour l’honneur de ceux à qui j’appartiens, faire faire une telle justice du faux accusateur, comme j’aurois mérité si j’avois commis une telle faute. »

Entre les affirmations sans preuve de Maulevrier et les dénégations absolues d’Isabelle de Limeuil, l’instruction n’avait pas fait un pas et le temps s’écoulait rapidement. Venteux rappela à Catherine qu’elle s’était engagée vis-à-vis de lui à ne laisser Isabelle qu’un mois à Auxonne et qu’il ne pouvait plus répondre de sa prisonnière. Celle-ci avait, en effet, gagné toutes les religieuses, le basque de Condé avait noué des intelligences avec tous les huguenots de la place, et les murailles du couvent étant très basses, à l’aide de la moindre échelle une évasion était facile. Mise ainsi en demeure de faire changer de prison Isabelle, Catherine chargea de ce soin Claude Gentil, son premier valet de chambre. Lorsque Gentil signifia à Isabelle qu’il avait reçu l’ordre de l’emmener, croyant qu’on voulait l’enfermer entre quatre murailles, elle refusa de sortir du couvent et menaça de se tuer. Intimidé par cette résistance énergique, Venteux hésitait sur ce qu’il devait faire et ayant obtenu de Gentil de remettre le départ après minuit, il profita de ces quelques heures de répit pour rassurer Isabelle, qui consentit à partir, à la condition toutefois qu’une femme l’accompagnerait. A l’heure convenue, Isabelle monta dans un bateau avec une escorte de six soldats. A peine embarquée, elle fut prise d’une crise nerveuse et poussa des cris à en perdre la respiration ; trente heures durant elle ne voulut ni manger ni boire. Gentil crut un moment qu’il ne la ramènerait pas vivante. Plus calme, elle lui avoua que trois jours plus tard il ne l’aurait pas trouvée à Auxonne.

Dans le trajet d’Auxonne à Mâcon, Limeuil put écrire à Condé, mais cette lettre ne lui parvint pas et fut interceptée par Gentil : « Hélas! mon cœur, lui disait-elle, ayez pitié d’une pauvre créature qui souffre tout pour vous avoir aimé plus qu’elle-même. Mon affection ne sera que plaisir, pourvu que vous ayez souvenance de moi, et que je sois si heureuse que vous n’aimiez que moi. J’ai une si grande crainte que mon absence ne me cause ce malheur de m’éloigner de votre bonne grâce, que cela me tourmente plus que je peux le dire. Mon cœur, veuillez me secourir et me mettre hors de lieu où je n’aie plus à souffrir pour le reste de ma vie. Écrivez à la reine en ma faveur, et faites écrire par le maréchal de Bourdillon. »

Les soldats de l’escorte et la femme qui avait accompagné Isabelle refusant d’aller plus loin que Mâcon, où les huguenots étaient en majorité, Gentil se trouva donc dans le plus grand embarras. Pendant la dernière guerre civile, ils avaient tenu tête à Tavannes et tout récemment, Charles IX, lors de son entrée dans leur ville, pour leur témoigner son mécontentement, ne leur avait permis de venir à sa rencontre qu’avec des gaules en guise d’arquebuses[7]. Gentil fit part à Catherine d’une situation si difficile et lui demanda une nouvelle escorte, car à chaque minute Isabelle pouvait être enlevée. Peu rassurée sur le sort qui l’attendait, Isabelle écrivit de Mâcon au prince de Condé : « La reine m’envoie à Lyon ; si vous n’avez pitié de moi, je me vois la plus misérable créature du monde à la façon que l’on me mène et avec des soldats pour ma garde, comme si j’étois une personne qui eût gagné la mort. Je n’ai d’espérance qu’en Dieu et vous ; il seroit bon que vous écrivissiez à Madame de Savoie, afin qu’elle veuille faire tant que la reine me pardonne. Je vous suis plus fidèle, plus affectionnée esclave que je ne fus jamais, et plus mes tourmens sont grands, plus je vous adore. Envoyez vers ce pays lyonnois pour voir où je serois. Je crois que je n’en sera guère loin. Hélas ! mon cœur, souvenez-vous que vous m’avez donné la foi; mettez-moi en un lieu que, pour le moins avant mourir je vous puisse voir; n’ayez pas un autre cœur que moi ou bien devant faites-moi mourir. Je vous baise mille millions de fois les pieds et les mains. » L’escorte que réclamait Gentil étant enfin venue, Isabelle fut de nouveau mise en bateau et descendit la Saône jusqu’à Lyon ; elle n’y fit qu’un court séjour. Le 18 juillet, Gentil la conduisit à Vienne, où elle fut enfermée dans l’une des tours du château des Canaux.

Catherine de Médicis, chassée de Lyon par la peste, s’était arrêtée au château de Roussillon, la belle résidence du comte de Tournon, Pour en finir, elle donna l’ordre aux deux évêques d’Orléans et de Limoges, qui les premiers avaient interrogé Limeuil, de se rendre à Vienne et d’amener avec eux Maulevrier, afin de le confronter avec la prisonnière. A leur arrivée à Vienne, le 18 juillet, les deux évêques se firent conduire par le prévôt des marchands à la nouvelle prison d’Isabelle. Introduits auprès d’elle, sans autre préambule, ils lui donnèrent lecture de son premier interrogatoire et l’invitèrent ensuite à compléter sa défense. Précédemment elle s’était toujours contenue, mais cette fois, à bout de patience, elle se laissa aller à sa colère. Maulevrier entrait en ce moment dans l’appartement ; en l’apercevant, sa rage redoubla, et devant les deux prélats elle s’écria : « Tu n’es qu’un méchant menteur, tu as désavoué lâchement des paroles que tu m’avois dites; tu n’es qu’un homme de mauvaise vie et un ivrogne. Tu m’en veux, parce que devant moi tu as mal parlé du prince de Condé et de l’amiral Coligny et que tu crains que je ne le leur répète. » Maulevrier persista dans sa première déposition et sortit de la chambre. Restée seule avec les deux prélats, Isabelle protesta de son profond attachement pour Catherine de Médicis et les supplia d’intervenir en sa faveur ; ils y consentirent, après lui avoir fait signer ce dernier procès-verbal.


III.

Aux époques les plus corrompues, l’esprit d’abnégation et de sacrifice, l’amour purifié par la fidélité et le dévoûment, se réfugient toujours dans quelques âmes d’élite; elles semblent, ces nobles et saintes vertus, le patrimoine privilégié de la femme, et, sans orgueil, nous pouvons dire de la Française. Éléonore de Roye, princesse de Condé, fut au nombre de ces quelques âmes d’élite qui honorent un pays. Le noble et consciencieux écrivain qui a publié la vie d’Éléonore de Roye[8] nous a fait pénétrer dans son intérieur « où tout commandait le respect; » il nous a montré ce qu’était « ce séjour de paix et de douce intimité, » où Condé ne sut jamais ni vivre ni rester, et, quand le vrai bonheur était là sous sa main, allant chercher ailleurs des joies factices et de faciles succès.

Les fatigues, les angoisses de la première guerre civile avaient profondément altéré la santé de la princesse. Les souffrances morales que lui avaient causées la conduite et les infidélités de son époux avaient achevé d’épuiser ses forces. Le 26 avril, une première hémorragie avait mis ses jours en danger; c’est en ce moment que Condé avait été rappelé en toute hâte de Vitry. Quelques semaines plus tard, cette crise fut suivie d’une seconde plus forte ; à partir de ce jour, la princesse ne se fit plus d’illusion; elle comprit que la mort était proche : « Je suis aux écoutes, écrivait-elle à son cousin le maréchal François de Montmorency, attendant ce qu’il plaira à Dieu m’envoyer[9]. » Une nuit elle se sentit si mal qu’elle jugea venu le douloureux moment de la séparation. Désirant avoir un dernier entretien avec le prince, elle le fit appeler. Lorsque Condé entra dans la chambre de la mourante, tous les assistan s se retirèrent, à l’exception d’une seule demoiselle, l’amie intime de la princesse, à laquelle nous devons ces tristes détails. Tenant dans ses mains celle de son époux et d’une voix distincte encore, mais basse et affaiblie : « Quatre choses, dit la princesse, me rendent bien contente : la première est l’assurance de mon salut, la seconde, la réputation de femme de bien que j’ai toujours eue; la troisième, l’assurance que vous êtes satisfait de moi parce que je vous ai autant fidèlement servi, aimé et honoré que femme du monde pouvoit servir, aimer et honorer son mari ; la dernière, la joie de ce que Dieu laisse à mes enfans un père et une grand’mère qui les nourriront dans la crainte du Seigneur[10]. »

Le dimanche 23 juillet, à sept heures du matin, une nouvelle et dernière crise ne laissa plus à la princesse que quelques heures de vie. « C’est à ce coup, dit-elle, à une des femmes qui la servaient, que je m’en vais à Dieu. » Quelques minutes plus tard, l’agonie commençait. Condé, d’un caractère facile à être entraîné, était au fond très honnête. En présence de la couche funèbre où dormait de son éternel sommeil cette douce et chaste créature, il retrouva dans son cœur de touchantes pensées qui n’y étaient qu’endormies. Tenant dans ses bras son fils, le prince de Conti, et l’aînée de ses filles, il leur montra leur mère inanimée dont la mort avait respecté le noble visage. Portrait vivant de la princesse, la jeune fille inondait de ses larmes les joues de son père : «Ne pleurez pas, mignonne. lui dit-il doucement; vous offenseriez le Seigneur. Ne lui dites-vous pas tous les jours : que ta volonté soit faite ! Il vous a laissée à moi comme son image, et comme je l’ai aimée sur toutes les femmes du monde, ainsi vous aimerai-je ; mais il ne faut pas que vous soyez seulement image de sa face, mais de son esprit et de ses vertus, car encore qu’elle fût belle de corps, ce n’étoit rien en regard de son âme, qui ne fit jamais office que de chasteté, non plus que ses yeux, son cœur, sa langue, et ses oreilles. » Puis, posant sa main sur la tête blonde de Henri de Bourbon : « Mon fils, vous êtes le premier témoignage de bénédiction et faveur de mariage que Dieu nous a donné à votre mère et à moi. Les fils se conforment ordinairement aux pères, mais vous tâcherez de ressembler aux mœurs et vertus de votre mère ; on vous racontera de votre père et de sa vie choses que ne devez ensuivre et d’autres que vous devez imiter, mais de votre mère, vous ne trouverez rien qui ne soit digne d’être suivi. » L’émotion lui coupant la parole, il ne put continuer. Condé disait vrai : avec Éléonore de Roye s’en était allé le meilleur de son âme, sa plus pure pensée en ce monde.

Une autre mort, plus inattendue, vint jeter Condé dans de nouvelles aventures. Le 4 juillet, Catherine d’Albon, l’unique héritière du maréchal de Saint-André, mourait au couvent de Lonchamps. Des bruits sinistres coururent; à mots couverts, on parlait de poison. L’immense fortune qui passait à sa mère pouvait singulièrement faciliter la réalisation d’un mariage avec Condé. Dès le début, la maladie de la princesse de Condé avait été jugée mortelle, et afin de se ménager le prince, la maréchale lui avait fait donation de la terre et du château de Valéry[11]. À ce moment-là, cette donation avait à la rigueur un prétexte honorable et plausible, Catherine d’Albon devant épouser le fils de Condé; mais, après la mort de cette jeune fille, quand on vit la maréchale de Saint-André non-seulement confirmer cette première donation, mais y ajouter tous les biens laissés par sa fille, l’opinion publique jugea très sévèrement et la donatrice et le prince qui, sans trop rougir, acceptait une injustifiable libéralité. Le château de Valéry à lui seul était un présent royal. Le maréchal de Saint-André y avait entassé « toutes ces superbetés et belles parures de beaux meubles, » comme dit Brantôme, qu’il avait rapportées de ses campagnes d’Italie. A sa mort, la maréchale avait eu la pensée de faire acheter par Catherine de Médicis le riche mobilier de Valéry, et s’était adressé à M. de Fresnes, l’amant de cœur d’Isabelle : « Souvenez-vous de dire à la reine, lui avait-elle écrit, que je ne veux mettre en vente les meubles précieux de M. le maréchal sans savoir s’il lui plaît de les avoir pour le roi et pour elle. » Elle citait la grande cuvette d’argent « qui n’a point sa pareille dans le royaume » et qui avait coûté dix mille livres; elle énumérait les tapisseries merveilleuses de Bruxelles rehaussées d’or et de soie, — parmi lesquelles sans doute cette belle tapisserie représentant la bataille de Pharsale, que le maréchal de Vieilleville acquit pour son château de Duretal ; — elle vantait encore les tapis de Turquie et de Perse, les fourrures de martre et de loups cerviers, les tableaux, les marbres les plus rares, les dentelles du point le plus recherché, le linge le plus beau et le plus fin qui eût été jamais tissé en France[12]. »

Mais devenir l’époux de la maréchale de Saint-André, c’était payer trop cher le don du château de Valéry. Condé en jugea ainsi. Pris d’une plus haute ambition, il voulut, tout en gardant la donation, couper court à de folles espérances par quelque grand mariage. L’idée de demander la main de Marie Stuart lui fut suggérée, tout porte à le croire, par le cardinal de Lorraine. Ce n’était pas sans intention que, quittant brusquement Nancy, l’habile cardinal s’était, le 30 décembre 1564, arrêté à Soissons, où, de son côté, se trouvait Condé sous le prétexte d’y voir sa sœur Catherine, abbesse de Notre-Dame. Un pasquil du temps y fait cette maligne allusion :


<poem>Le cardinal est plein de fraude Et, voulant assurer sa vie, Il fait au prince avoir envie D’épouser la reine d’Ecosse[13].


Le pasquil ne se trompait pas : Marie Stuart en a fait la confidence à sa tante la duchesse d’Archot : « J’entends que le prince de Condé m’a demandé à Madame ma grand’mère (Antoinette de Bourbon) et à M. le cardinal, mon oncle, à qui il a fait toutes les belles offres du monde tant de la religion que d’autres choses, et, pour cet effet, doit envoyer un gentilhomme de ce pays assez grand faiseur de menées, s’assurant qu’il fera tant avec les seigneurs de ce pays, qui sont de la religion des protestans, qu’ils me prieront d’y entendre[14]. »

Le bruit courut aussi qu’il avait été question également entre le cardinal et Condé de son mariage avec la veuve du duc de Guise et de celui de son fils aîné avec l’une des filles de la duchesse. Un rapprochement si intime des deux maisons de Bourbon et de Lorraine ne pouvait être du goût de Catherine; elle dut s’en expliquer très vertement avec le cardinal, qui, battant prudemment en retraite, écrivit à sa belle-sœur, la duchesse de Guise : « J’ai reçu une lettre de Madame notre mère (Antoinette de Bourbon) que je vous envoie, par laquelle vous connoîtrez que les propos qu’on lui a tenus étoient de M. le Prince et de ma nièce, votre fille, et connoîtrez qu’en cela elle est de sa sagesse accoutumée pour ce qu’elle ne s’en veut trouver embrouillée. Vous communiquerez cette lettre à la reine mère, afin qu’elle entende que nous ne voulons avoir intelligence avec personne, encore moins moyenner quelque chose cachée, tant secrète qu’elle soit, qu’elle ne lui soit dévoilée. Il me semble que la reine devroit faire venir le prince à la cour, cela le divertiroit de beaucoup d’entreprises. J’oubliois de vous dire qu’on vous prendroit encore plutôt que votre fille; on iroit à la messe dès le premier jour[15]. »

Dans la première quinzaine de février 1565, Catherine apprit enfin d’une manière officielle que Philippe II consentait à lui envoyer sa fille, Elisabeth, et qu’il la ferait accompagner par le duc d’Albe, à la condition toutefois que ni Jeanne d’Albret ni Condé n’assisteraient à l’entrevue[16]. A la première nouvelle qui lui en parvint, Coligny accourut à Vendôme, où s’était retirée Jeanne d’Albret, la route du Béarn lui étant fermée. Il venait s’entendre avec elle sur les moyens à prendre pour parer aux dangers dont les menaçait l’entrevue de Bayonne. Il fallait à tout prix que Condé ne séparât pas sa cause de la leur. L’amiral jugeait, bien que le prince pouvait seul entraîner par sa fougue tous les gentilshommes dont l’épée leur était encore plus nécessaire que les prêches de leurs ministres. On ne fait pas la guerre civile avec des théologiens. Mais heureusement pour Catherine, Limeuil était sous sa main, Limeuil, qui, en dépit des infidélités de Condé, avait conservé sur lui tout son pouvoir. Nulle femme en effet, ne sut mieux qu’elle maîtriser ce cœur mobile et variable, en associant les protestations les plus incroyables de tendresse aux plus exagérées flatteries. Loin de se montrer jalouse de la passagère liaison du prince avec la maréchale de Saint-André, elle lui avait écrit à la mort de Catherine d’Albon : « Veuillez aider à la pauvre mère, car je crois qu’elle aura besoin de votre aide. » Dans ce semblant de fausse commisération, quelle froide et sanglante ironie ! Comme il est à regretter de n’avoir pas les lettres de Limeuil, datées de sa prison de Tournon ! Nous y verrions sans doute avec quel art elle amena Condé à la faire venir à ce château de Valéry, présent de sa rivale. Cette vengeance lui suffisait. Dans une longue série de nouvelles envoyées de Paris à la reine Elisabeth par des agens secrets, se trouve cette simple note, qui éclaire la situation : « A l’aide d’un gentilhomme, le prince de Condé a fait évader de Tournon Mlle de Limeuil[17]. » Catherine dut fermer les yeux, si elle n’y prêta pas les mains, comme l’en accusait une lettre écrite d’Italie où l’on disait : « C’est Natal (Catherine) qui a fait conduire la Limeuil à Condé[18]. »

Limeuil sous le même toit que Condé ! un tel scandale semblait devoir séparer le prince à jamais du parti protestant, et cela au moment où, effrayé des conséquences de l’entrevue prochaine de Bayonne, ce parti s’agitait sur tous les points de la France. Limeuil allait donc jouer le jeu de Catherine! C’est Coligny le premier qui apprit son évasion, et voici comment : en quittant Jeanne d’Albret, il était venu à Valéry avec l’espoir de regagner Condé. Un jour qu’ils devisaient amicalement sur les graves événemens du jour, un courrier, arrivé à l’instant même de Paris, entra brusquement dans la salle où ils se tenaient et remit une lettre au prince qui, à la vue de l’écriture, l’ouvrit si précipitamment qu’il ne s’aperçut pas que Coligny, placé plus haut que lui, pouvait également la lire. Les yeux de l’amiral s’étant, en effet, portés involontairement sur cette lettre, il en put voir la dernière phrase : « La demoiselle est arrivée. » C’était significatif; aussi, reprenant la parole, dit-il à Condé : « Je pourrois vous nommer la demoiselle qui est arrivée. » Condé prit si mal l’observation que l’entretien se rompit. Lorsqu’il fut bien avéré que Condé avait Limeuil avec lui, les principaux protestans décidèrent qu’une députation des ministres les plus autorisés se rendrait à Valéry pour présenter leurs remontrances au prince et que plus tard une députation de gentilshommes ferait la même démarche. Condé répondit aux ministres que, ne pouvant qu’à grand’peine se passer de femmes, il lui était bien difficile de se marier et de trouver une épouse de sa religion et de son rang. Plus acerbe à l’égard des gentilshommes, il accusa Coligny d’être venu l’espionner dans sa propre maison, et les congédia brusquement. Ces deux visites étant restées sans résultat et n’ayant fait qu’aggraver la situation, les chefs protestans, réunis de nouveau, eurent un instant la pensée d’excommunier Limeuil[19]. Le remède était pire que le mal; il était à craindre que Limeuil n’eût plus d’empire sur le prince que l’anathème inoffensif des ministres. Le parti le plus sage, c’était de laisser aller les choses et de se fier au temps. Il devait en être de cette liaison comme de toutes celles de ce genre. L’obstacle excite la passion et la fait vivre; tout au contraire, de trop grandes facilités amènent vite la lassitude, et la rupture n’est le plus souvent qu’une question de mois, quand elle n’est pas une question de jours. Tel était le sort réservé à Isabelle de Limeuil. Arrivée au port, elle rencontra l’écueil. Condé, de lui-même, revint aux protestans. Tous s’étaient mis en campagne pour lui chercher une épouse ; ils la trouvèrent dans Mlle de Longueville, d’une grande beauté, et faisant de longue date, comme Condé, profession de la religion protestante. Au mois de novembre 1565, Condé alla à Niort faire part de son mariage à Catherine. A demi rassurée sur les menées secrètes des protestans ou feignant de l’être, elle autorisa le prince à faire ses noces à la cour, suivant les rites de la religion protestante,

Condé, son portrait l’indique bien, était un de ces hommes qui, sans force de résistance vis-à-vis des femmes, subissent toujours le caprice et la loi de la préférée du moment. Sous l’inspiration bourgeoise de la nouvelle duchesse, il eut la maladresse, pour ne pas dire plus, de réclamer à Limeuil tout ce qu’il lui avait donné, Mme e de Châteaubriant avait reçu jadis pareil message de François Ier, à l’instigation de la vindicative duchesse d’Étampes. Le roi tenait aux présens qu’il avait donnés à sa favorite, non tant pour la valeur des pierreries et des perles que pour l’amour des belles devises que sa sœur Marguerite y avait fait graver. Mme de Châteaubriand les fit fondre et, quand le messager revint les reprendre : « Voici ce que le roi m’avait donné, lui dit-elle; je le lui rends en lingots d’or. Quant aux devises, je les ai si bien empreintes en ma pensée que je n’ai pu permettre que personne en disposât[20]. » D’humeur moins douce et plus maligne, Limeuil fit un paquet de tout ce qu’elle avait reçu du prince; puis, prenant de l’encre et un pinceau, elle planta au beau milieu du front du portrait qu’elle tenait de lui une très apparente paire de cornes, et, remettant le tout au malencontreux ambassadeur : « Tenez, mon ami, portez cela à votre maître; je lui envoie tout ainsi qu’il me le donna. Je ne lui ai rien ôté ni ajouté. Dites à cette belle princesse, sa femme, qui l’a tant sollicité à me demander ce qu’il m’a donné, que, si un seigneur de par le monde (le nommant par son nom) en eût fait de même à sa mère et lui eût ôté tout ce qu’il lui avait donné par don d’amourette, elle seroit aussi pauvre d’affiquets et pierreries que damoiselle de la cour. Or qu’elle en face des pâtés et des chevilles, je les lui quitte[21]. » Il ne restait plus à Isabelle qu’à se résigner et à faire une fin. Smith, l’ambassadeur d’Angleterre en France, écrivait le 5 mai 1565 à Leicester : « Le prince de Condé a bien fait les choses : il a marié sa maîtresse à un gentilhomme de sa maison et lui a assuré une rente annuelle de quinze mille livres. » Ou ce projet d’union ne se réalisa pas, ou presque au lendemain, Limeuil devint veuve de ce mari complaisant, car nous la retrouvons, bien peu de temps après, mariée à Scipion Sardini, un Lucquois, un de ces banquiers italiens venus en France chercher fortune et sur lequel, devenu très riche, courut ce jeu de mots : « Cette petite sardine est maintenant une grosse baleine. » Catherine de Médicis, qui puisait souvent dans la bourse de Sardini, en avait fait un baron de Chaumont-sur-Loire, et nous voyons dans une lettre du 6 décembre 1565, qu’elle priait Fourquevaux, notre ambassadeur auprès de Philippe II, d’aider le riche financier « à tirer d’Espagne une somme de trois cent mille livres, qu’il vouloit apporter en France[22]. » Faute d’un nom, Isabelle se contenta de la fortune et alla habiter le fastueux hôtel Sardini, situé dans le quartier Saint-Marcel, au coin de la rue de la Barre et de la rue du Fer-à-Moulin[23].

On peut voir au Louvre, dans l’une des deux salles réservées aux crayons du XVIe siècle, un portrait de Mme de Sardini en buste et de trois quarts, portrait au crayon noir, avec quelques touches de pastel. Elle porte sur la tête une sorte de guimpe de religieuse qui s’avance en pointe sur le front et se relève par derrière, et une grande collerette unie. Les traits sont trop accentués pour ne pas être ressemblans. Limeuil nous est rendue telle qu’elle devait être à la date de ce portrait. Son caractère s’y accuse : le front élevé et large dénote bien sa rare intelligence. Ses cheveux blonds, relevés à la Marie Stuart, et qui s’étagent sur les tempes en frisons symétriques, sont bien ceux que Ronsard voulait dénouer, ses yeux bleus, ceux dont raffolait Brantôme ; mais l’âge et les déceptions y ont mis une expression de doute et de dédain ; avec les années, ce visage froid et impassible s’est amaigri; le nez s’est allongé; la bouche est restée moqueuse, comme au jeune temps ; le col, charnu et épais, annonce la force et les ardeurs du tempérament. Il y eut bien souvent des orages sous le toit de l’hôtel Sardini. Isabelle se prit parfois à reprocher à son financier l’honneur qu’elle lui avait fait, elle d’un si grand nom, en lui donnant sa main, et Sardini répliquait avec quelque raison : « J’ai fait plus pour vous, je me suis déshonoré pour vous remettre votre honneur. » Ce qui ne les empêcha pas d’avoir de nombreux enfans, souvent cités le siècle suivant, et une fille, du nom de Madeleine, qui hérita de la beauté de sa mère, sans rien rappeler de ses traits[24].

Il était écrit que tous les personnages qui ont figuré dans cette histoire d’amour finiraient, comme finissent toutes les comédies, par le mariage. Limeuil avait ouvert la marche, la maréchale de Saint-André suivit de près : le 18 octobre 1568, elle épousait Geoffroy de Gaumont, fils cadet de Charles de Gaumont. Il avait d’abord été abbé de Clairac, et, à la mort de son frère aîné, quittant la robe longue, il avait endossé la cuirasse et porté l’épée. A propos de ce second mariage, Brantôme traite assez mal Marguerite de Lustrac : « J’ai connu une dame qui avoit épousé un maréchal de France beau et vaillant; et en secondes noces elle en alla prendre un tout au contraire à celuy-là : » Ce second mari, Caumont, dura peu, il mourut en 1574. Après vingt-cinq ans d’absence de la cour, sa femme y reparut en reprenant le nom et le titre de son premier mari, le maréchal de Saint-André, ce qui fut trouvé étrange et vivement blâmé. Enfin Maulevrier, qui avait joué un si vilain rôle dans le procès de Limeuil, épousa, chose étrange, Antoinette de Limeuil, sœur cadette d’Isabelle, veuve de Jean d’Avaugour.


HECTOR DE LA PERRIERE.

  1. Duc d’Aumale, Histoire des princes de Condé, t. Ier, p. 399, d’après les archives de la maison de Condé.
  2. Brantôme, Œuvres. Édition L. Lalanne.
  3. Record Office, State Papers.
  4. Le Fort inexpugnable de l’honneur féminin.
  5. Pièces fugitives du marquis d’Aubais, Journal d’Abel Jouan, t. Ier, p. 3.
  6. Information contre Mlle de Limeuil.
  7. Papiers d’état du cardinal de Granvelle, t. VIII.
  8. Comte Jules Delaborde, Éléonore de Roye. Paris, 1876, Sandoz.
  9. Bibliothèque nationale, Fonds Dupay, p. 137.
  10. Epistre d’une damoiselle françoise à une sienne amie dame estrangère sur la mort d’excellente et vertueuse dame Leonor de Roye, MDLXIII.
  11. Valéry est situé dans le département de l’Yonne.
  12. Bibliothèque nationale, fonds français, n° 17,881.
  13. Epistre du coq à l’âne, dans les additions de Le Laboureur aux Mémoires de Castelnau.
  14. Labanof, Lettres de Marie Stuart.
  15. Bibliothèque nationale, fonds français, n° 3,311.
  16. Ibid., n° 10,735, p. 68.
  17. Calendar of State Papers (1564-1565).
  18. Archives nationales, coll. Simancas, B. 19, 158, 288.
  19. Ibid.
  20. Brantôme, édit. L. Lalanne, t. IX, p. 513.
  21. Ibid., p, 511.
  22. Bibliothèque nationale, fonds français, n’10,751, p. 109.
  23. Il est occupé aujourd’hui par la boulangerie des hôpitaux, et l’on y remarque encore des arcades du XVIe siècle, surmontées de médaillons en terre culte non émaillée. Voyez Lenoir, Statistique monumentale de Paris.
  24. On peut voir d’elle un portrait dans un recueil rarissime que, dans les années 1602 et suivantes, vendait dans les rues de Paris un pauvre fou qui s’intitulait Bernard du Bluet, comte de Permission.