Isis (Villiers de L’Isle-Adam)/éd. 1862/Chapitre 06

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Dentu, libraire-éditeur (p. 65-76).


CHAPITRE VI

ÉTUDE D’ENFANCE


« Cette science, à laquelle nous consacrons notre vie, vaudra-t-elle ce que nous lui sacrifions ?… Arrivera-t-on à une vue plus certaine des destinées de l’homme et de ses rapports avec l’infini ?… Saurons-nous plus clairement la loi de l’origine des êtres, la nature de la conscience, ce qu’est la vie, ce qu’est la personnalité ? »
« Renan. »


Le 13 décembre 1761, vers minuit, la comtesse Angelia-Maria de Albornozzo Bruzati, princesse de Visconti, duchesse de Fabriano, mit au monde une fille qui reçut le nom de Tullia.

Le duc Bélial Fabriano pouvait avoir cinquante-huit ans lorsqu’il épousa la comtesse Angelia. Celle-ci entrait dans sa vingtième année.

Le duc était d’une beauté vénitienne. Il avait grand soin de lui-même et se tenait avec une netteté exemplaire. Ses cheveux étaient longs et argentés ; sa figure, d’une expression habituellement grave, n’allait point mal à sa stature d’hercule. Sa haute élégance de manières, la spirituelle affabilité de ses attentions, avaient apprivoisé la belle colombe, et c’était bien réellement plutôt sa compagne que sa fille. Leur union s’était définie à force de dignité et de nuances, d’une façon étrangement belle. Le duc était homme du monde. Une partie de sa vie s’était passée en voyages ; les dangers, les aventures, les heures difficiles avaient trempé son expérience, en sorte que la douce Angelia l’avait accepté moins par devoir que par contentement, avec une indifférence amicale et toute chrétienne. C’était, en somme, un coup d’œil satisfaisant que de la voir appuyée à son bras. Mais ils vivaient un peu dans la solitude et voyaient rarement le monde.

Le soir où la duchesse enfanta sa petite fille, toutes les demi-aspirations refoulées, toutes les tristesses des rêves à jamais éteints dans son âme, le peu de compensations obtenues par les pratiques religieuses et par une dévotion chancelante, elle oublia tout !…

La belle petite fille, aussi, que Tullia ! Bien qu’elle eût les yeux fermés, elle avait déjà comme un sourire sous les doux embrassements de la duchesse Angelia. Enfin, elle ouvrit ses beaux yeux noirs et les mira dans les yeux tout pareils de sa mère. Extases, souvenirs, joies célestes d’une mère ! on ne peut vous analyser. L’éternelle nature est cachée dans le sourire d’une jeune femme qui contemple paisiblement deux molles petites lèvres presser sa mamelle et en accepter la vie !

Plusieurs mois se passèrent.

Déjà le souffle de la beauté caressait et imprégnait d’idéal les purs linéaments de sa forme ; elle était candide, et la lueur de l’âme transparaissait en elle comme la lumière au travers d’une lampe d’albâtre. Ses cheveux étaient aussi ténus que ces fils de la Vierge qui brillent l’été dans la campagne, et aussi soyeusement vermeils que des rayons d’étoiles tissés par les fées de la nuit. Elle marchait seule déjà.

Et elle devenait plus grande. Les jardins du palais, abandonnés depuis longtemps, étaient vastes comme des solitudes : elle marchait dans les profondes allées, et elle se perdait sans effroi dans les fourrés de fleurs sauvages, dans les taillis ombragés de vieux arbres. Son enfance fut silencieuse comme le rêve, et elle s’éleva dans l’ombre.

La particularité d’organisation de Tullia Fabriana, nous voulons parler de l’extraordinaire étendue de ses aptitudes intellectuelles, se développa dans cette privation et dans cette liberté.

Le caractère de son esprit se détermina seul, et ce fut par d’obscures transitions qu’il atteignit les proportions immanentes où le moi s’affirme pour ce qu’il est. L’heure sans nom, l’heure éternelle où les enfants cessent de regarder vaguement le ciel et la terre, sonna pour elle dans sa neuvième année. Ce qui rêvait confusément dans les yeux de cette petite fille demeura, dès ce moment, d’une lueur plus fixe : on eût dit qu’elle éprouvait le sens d’elle-même en s’éveillant dans nos ténèbres.

Ce fut vers cet âge qu’elle devint pensive. Une intense fièvre d’étude vint l’étreindre spontanément, et, sous la froide assiduité, sous le calme de sa constance virile et régulière, se manifesta la lumineuse originalité de son naturel. Elle commença de lire, d’écrire, de songer… L’univers paraissait revêtu pour elle d’un aspect plus inquiétant que pour les autres filles de son âge ; mais ses paroles étaient rares, et elle n’adressait point de questions. De sauvages instincts la faisaient fuir les compagnes d’amusements que lui présentait sa mère. Toutefois, elle se retirait avec des manières si douces et de telles prévenances qu’elle ne blessait jamais.

Le vieux duc remarquait le regard froid, le maintien peu bruyant et les prédispositions surprenantes de sa fille. Il ne trouva pas à propos d’intervertir une pareille nature ; il sentait qu’il l’eût tuée et que c’eût été fini par là ! Comme c’était un homme juste devant la pensée, et comme elle ne devait pas mourir de cette manière, à ce qu’il paraît, il ne se refusa pas à favoriser le développement de cet esprit.

La pensée trouvait en elle des organes de préhension si vastes et si solides, sa mémoire était d’une puissance si merveilleuse, qu’elle parvint, sans se fatiguer, vers sa douzième année, à mener de front plusieurs sciences et plusieurs langages. Le dessin, la sculpture, et surtout la grande musique, étaient ses distractions, et, bien qu’elle leur donnât peu de temps, elle s’y montrait de jour en jour d’un talent remarquable.

Son enfance, à part les facultés pénétrantes de son génie, n’eut pas de ces détails saillants qui font l’orgueil des familles. Sa beauté seule frappait le regard et nécessitait l’attention. Mais aucune parole ne révélait aux personnes la portée de son intelligence, et si elle s’apercevait de l’admiration que lui attirait son extérieur, elle en paraissait toujours attristée et assombrie.

Parfois, le soir, lorsqu’elle trouvait sa mère dans la tristesse, elle s’approchait sans dire un mot, s’asseyait à l’embrasure d’une croisée, et, voyant le duc se promener silencieusement dans les jardins, elle prenait une harpe et chantait des strophes du Dante. Aux premières notes, magistralement enveloppées d’une profonde richesse d’accords, la duchesse Angelia devenait attentive et grave ; le duc s’arrêtait. Une magie était contenue dans les vibrations de cette voix où les pensées infernales et célestes se peignaient avec la violence et le relief des réalités. Cependant le visage de la jeune fille semblait impassible, et ses yeux n’étincelaient pas. Et puis, lorsqu’ils étaient encore sous le charme, elle leur adressait, avec une soumission naturelle et humble, un bonsoir et un baiser.

L’aumône est une des distractions de la fortune. L’aumône va bien aux enfants riches. Cela flatte l’amour-propre des parents et donne du pittoresque aux promenades. Pour elle, lorsque ce mystérieux phénomène de l’aumône lui arrivait, elle envisageait le pauvre longuement. Les instincts de la dépravation sont écrits souvent sur les fronts endoloris par la misère ; cependant l’enfant baissait sa belle figure et donnait avec humilité. On eût dit qu’elle s’écoutait dans la forme humaine injuriée recevoir elle-même l’aumône qu’elle faisait et qu’elle se demandait, vaguement, au fond de sa conscience : « De quel droit m’est-il donné de faire courber la tête de cet homme ou de cette femme ?… Pourquoi m’est-il permis de disposer de ce qui leur est nécessaire ?… »

Sa prière du matin et du soir en faisait un ange… et cependant, lorsqu’elle était seule dans l’oratoire, lorsque sa mère ne priait pas à ses côtés, il lui arrivait de s’interrompre tout à coup, de relever le front et de regarder fixement la vénérable image de la madone, de Celle qui donne la bonne mort.

Une fois, — elle avait alors quinze ans, — au milieu de la prière qu’elle prolongeait tous les soirs depuis une année, elle s’arrêta, parut troublée… et s’avança lentement près d’un crucifix placé auprès de la madone. Elle demeura devant lui dans le silence d’un recueillement indéfinissable ; puis, deux larmes, les deux premières qu’elle versait dans la vie, coulèrent le long de son visage. Une grande pâleur, qu’elle conserva toujours depuis, fut le seul indice du vertige qu’elle éprouvait : quelque temps après, elle quitta l’oratoire et n’y revint plus.

Sa puissance d’attention se concentrait dans les soirées où le duc recevait de vieux amis. Elle notait dans sa mémoire les remarques de ces vieux courtisans de l’ancien règne, qui avaient grisonné dans la diplomatie européenne, et qui étaient loin d’avoir perdu le fil des divers cabinets politiques où leurs noms avaient figuré. Bien des événements furent commentés dans ces soirées sous la forme de spirituelles causeries ; elle prit de l’intérêt, dans une certaine mesure, à ces cours d’anatomie de l’histoire, et elle apprit la science des hommes et des femmes à l’âge où, d’ordinaire, les jeunes filles se livrent à des occupations presque puériles.

Cette soif de s’assimiler le plus possible, même les choses d’une apparence étrangère à son utilité personnelle, allait si loin, qu’un soir, ayant entendu vanter son père comme la première lame de l’Italie, elle leva les yeux de dessus la broderie qu’elle tenait par contenance, et parut le considérer avec attention. Le lendemain, d’un air plaisant et moqueur, elle lui demanda s’il voulait bien lui montrer ce qu’il savait, pour la défatiguer de ses maîtres si ennuyeux. C’était par un motif de respect filial qu’elle feignait de s’ennuyer d’études, afin que ses travaux et ses veilles continuelles ne vinssent pas affliger son père et sa mère, ou, tout au moins, les stupéfier. Après quelques bons mots échangés sur la belliqueuse fantaisie, le duc accepta. « Elle est de race, » murmura dans sa royale le vieux gentilhomme, — (par plaisanterie, car il se persuadait que Tullia, vers la troisième leçon, se soucierait peu de la chose). À son grand étonnement, il n’en fut rien, et il eut bientôt l’occasion de s’émerveiller de son élève.

Ils gardaient le secret sur ces combats : une torche fixée à la muraille, dans l’un des souterrains du palais, éclairait leurs passes d’armes du matin et du soir. C’eût été positivement un coup d’œil fantastique que cette amazone, mince et nerveuse, vêtue d’un sarreau de velours noir ouaté et cuirassé comme un plastron de salle et serré par une boucle de diamants à la ceinture, en haut-de-chausses et en sandales, ses torrents de cheveux d’or emprisonnés dans une résille, et le treillis d’acier sur le visage, alors qu’elle se mettait gracieusement en garde, et saluait, à l’aise, d’un fleuret à lourde poignée d’ébène.

Après quatre ans d’exercices, d’assauts serrés et savants, sa vitesse avait acquis les allures de la foudre, et la jolie reine Marguerite de Navarre, peut-être, eût apprécié les brillantes profondeurs du jeu de cette Clorinde.

Ces exercices avaient affermi ses formes souples, et préservèrent sa santé de l’accablement du travail. Comme les vierges antiques de Thèbes et de Sparte, elle avait la modestie, la beauté et la force. La Science l’avait baisée au front comme une immortelle.

Un charme de grandeur aimable courait dans ses moindres paroles. Jamais elle ne disait que des choses simples, et les gens devenaient comme naïfs devant sa sympathique naïveté.

Seulement, lorsqu’elle franchissait le portail de l’immense appartement que nous allons décrire, — où, depuis plus de six années, elle s’enfermait huit et dix heures chaque jour, sans parler des nuits, — l’aménité ingénue de son visage tombait comme un masque : la mystérieuse et sombre splendeur de sa vraie physionomie apparaissait.

Elle entrait, poussait les doubles verrous, venait lentement s’accouder sur une grande table noire chargée de livres, de manuscrits anciens, de cartes et d’instruments scientifiques et demeurait immobile.

Là commençait la véritable vie et le véritable aspect de Tullia Fabriana ; l’autre, c’était ce que tout le monde en pouvait voir et oublier.