Isoline et la Fleur Serpent/III

La bibliothèque libre.
Charavay frères (p. 181-200).


TROP TARD


Les Trembles, 22 novembre 1879.
Cher vieux,

Il fait aujourd’hui un temps de loup, le ciel est ouaté de noir, une mince couche de neige fait ressembler les pelouses du jardin à de grosses nonnettes, et la bise vous coupe la figure si on met le nez dehors. Je ne trouverai jamais une meilleure occasion de décrire une longue lettre tout en me grillant les orteils au feu de la cheminée.

Tu m’as demandé bien souvent de te dévoiler ce que tu appelles « le mystère de ma vie », mais je ne me suis jamais trouvé d’humeur à satisfaire ce désir. Eh bien, je le ferai aujourd’hui, je laisserai ton regard curieux et compatissant plonger dans les recoins sombres de mon cœur, tu sauras enfin ce que tu tenais tant à savoir, pourquoi je traîne avec moi une irrémédiable mélancolie, pourquoi à trente ans je suis complètement désintéressé de l’existence.

Je sais que ton esprit rêveur et un peu porté au mysticisme est capable de me comprendre, et que tu ne riras pas de moi.

Donc, voici mon histoire :

À l’âge où les premières effervescences du sang nous montent au cerveau, à cette époque charmante où nous adorons de toute notre âme toutes les cousines que le ciel nous a données, je vis se dresser dans mon esprit, comme une belle au bois dormant qui sort d’un long sommeil, l’image d’une femme délicieusement belle que je ne connaissais pas et que pourtant il me sembla reconnaître.

Cette vision s’imposa à moi et me causa tous les troubles, tous les ravissements d’un premier amour. C’est que cette singulière création de mon cerveau était née armée de toutes pièces, l’apparition avait une netteté extraordinaire, aucun détail de son visage et même de sa parure ne m’échappait : elle était blonde ; ses cheveux, relevés en une seule masse et mordus par un peigne, retombaient en boucles légères sur sa nuque ; ses larges prunelles d’un bleu très pâle, pareil à un reflet de ciel sur les glaces polaires, luisaient sous la douce pénombre d’arcades sourcilières longues et profondes ; sa bouche avait un sourire presque enfantin. Je la voyais toujours vêtue de soie et de dentelles, les cheveux humides de pierreries, les épaules nues à demi cachées dans des fourrures. La nuit elle se penchait vers mon lit, me souriant, et je croyais sentir sur mon front sa douce main tiède. Quelquefois elle me parlait avec un timbre de voix qui me semblait étranger.

Il faut avouer que ce qu’on est convenu de nommer l’idéal a des contours moins précis. Je ne doutais pas que cette femme, qui prenait peu à peu possession de tout mon être, n’existât et ne me fût destinée. Je finis même par me persuader qu’elle avait eu le pouvoir mystérieux de se révéler à moi pour m’empêcher de lui être infidèle avant de la connaître. Aussi quels serments je lui faisais dans mes nuits d’insomnie et combien j’étais sincère ! car il m’eût été impossible d’éprouver le moindre sentiment d’amour pour une autre qu’elle.

Cependant la période de rêverie heureuse de cette bizarre passion cessa et fit place à une impatience fiévreuse, à un désir impérieux d’étreindre mon idole autrement qu’en rêve ; mais comment l’atteindre ? où la chercher ?

J’étais à Paris, où j’étudiais soi-disant la médecine ; mais j’eus bientôt besoin moi-même de médecin. Cette tension de toutes mes facultés vers un être insaisissable, ces désirs fous se débattant dans le vide, me procurèrent une fièvre nerveuse dont les ardeurs délirantes ne firent qu’accroître ma folie.

Ma mère quitta précipitamment les Trembles et vint s’installer à mon chevet. Sa présence ne me calma pas ; mais un beau matin j’envoyai au milieu de la chambre les poudres, les potions, les pilules dont on m’assassinait depuis des mois, et je déclarai à ma mère que ce n’était pas cela qu’il me fallait, que mon mal était moral et que les médecins n’y connaissaient rien.

— « Mon Dieu ! qu’est-ce que tu as ? Que veux-tu ? dit-elle, me croyant pris d’un accès de délire.

— Ce que je veux ! m’écriai-je avec une véhémence qui lui fit peur, je veux courir les bals, les soirées, les fêtes, chercher, jusqu’à ce que je la trouve, la femme que j’aime et conquérir son amour.

— Tu es amoureux. J’aime autant cela, dit ma mère en souriant. Eh bien, nous irons au bal, il n’est pas besoin de me faire des yeux si terribles.

— Ah ! que tu es bonne ! m’écriai-je en l’embrassant. Viens, partons.

— Voyons, cher fou, me dit-elle, raisonnons un peu ; d’abord il est neuf heures du matin et ce n’est en aucun temps l’heure d’aller au bal ; ensuite nous sommes en plein été, et ce n’est guère, je crois, la saison où l’on danse. Paris est vide ou à peu près.

— Où est le monde alors ? m’écriai-je avec angoisse.

— Que sais-je ? aux bains de mer, aux eaux, en voyage.

— Que choisir ? où aller ? Le monde est grand, soupirai-je découragé.

— Commençons par les côtes de Normandie, puis nous irons en Italie, et l’hiver arrivera, un déplacement te fera du bien.

— Ah ! partons ! partons dès ce soir.

— Soit, dit ma mère, partons. »

La chère femme crut que j’étais amoureux de quelque inconnue aperçue un instant et que je voulais retrouver. Elle jugea qu’il n’y avait pas à me raisonner, et, heureuse d’ailleurs de cette diversion à mon mal, elle se mit bravement en route avec moi. N’eût-elle pas fait le tour du monde pour m’éviter un chagrin ?

Un mois après nous étions à Bade, ayant couru toutes les plages normandes et bretonnes. J’étais aussi avancé qu’au départ ; mon idéal ne fréquentait pas, apparemment, nos côtes.

— « Mais où l’as-tu vue, cette femme ? » me disait ma mère.

Je n’osais pas lui répondre que je ne l’avais jamais vue, de peur qu’elle ne se prêtât moins complaisamment à ma fantaisie ou ne me crût la cervelle détraquée.

— « Je l’ai vue à Paris, disais-je ; je crois qu’elle est étrangère. »

C’est sur ce faible indice que nous avions choisi Bade, où les étrangers abondaient alors. Elle n’était pas plus à Bade que sur les plages.

Je voulus aller en Norvège sous prétexte qu’elle était blonde. Elle n’était pas non plus en Norvège.

Ces éternelles déceptions, loin d’éteindre mon amour, l’exaltaient au dernier point. Cette poursuite chimérique, cet espoir chaque jour renaissant, ne manquaient pas d’un certain charme douloureux.

Cependant ma pauvre mère commençait à se lasser.

— « Mais tu me ruines, mon enfant, me disait-elle ; aucune fortune ne peut suffire à ce métier de Juif errant. »

Cette vie était en vérité insensée. L’esprit tendu vers mon idée fixe, j’étais sans pitié pour ma chère et trop dévouée compagne. Je suivais les mille caprices de pressentiments jamais justifiés. Je revenais précipitamment dans une ville que nous avions quittée, prétendant que l’inconnue avait dû y entrer au moment où nous en sortions, ou bien j’arrêtais au dernier moment le départ décidé sous quelque prétexte analogue.

Enfin, après une course folle en Italie, nous revînmes à Paris, où ma mère, sur mes instances, dut renouer ses relations et me lancer dans le monde.

L’hiver se passa dans un tourbillon de fêtes ; l’idéal ne se montra pas.

Quand le printemps revint, cet espoir tenace qui me soutenait m’abandonna tout à coup : je tombai dans un accablement complet. J’étais toujours aussi amoureux, mais j’avais maintenant la certitude que la femme rêvée resterait un rêve.

Je me laissai emmener par ma mère dans son château de Touraine. N’avais-je pas besoin de calme et de solitude pour pleurer ma bien-aimée imaginaire et mon amour introuvable ?

Je n’avais pas revu les Trembles depuis que j’étais homme. Cette propriété, où s’était passée mon enfance, était située près de Loches, dans un pays superbe. C’était une grande maison au milieu d’un grand parc qui dégringolait vers une vallée luxuriante. À chaque angle de l’habitation s’arrondissait une tourelle blanche à toit pointu qui donnait un air tout à fait féodal à ce soi-disant château. L’intérieur était vaste et très confortable, il y avait eu là autrefois grandes réceptions, fêtes, chasses dans les bois. Depuis son veuvage, ma mère avait rompu avec le monde.

Dans cette retraite, ma folie me reprit de plus belle ; j’y apportais une morne résignation qui, chose étrange, s’évanouit aussitôt que j’eus franchi le seuil. Un de ces sentiments qui s’imposaient souvent à mon esprit enfiévré, et que je prenais pour une sorte de seconde vue, me persuada que quelque chose de celle que je désirais si ardemment flottait dans cette maison. La vision m’apparaissait là plus distincte que partout ailleurs, elle me semblait avoir retrouvé son véritable cadre.

— « Elle est venue ici, c’est certain, me dis-je avec un sourd battement de cœur ; cette fois je ne me trompe pas. »

Mon amour, qui vivait de si peu, se jeta avidement sur cette pâture nouvelle. Je recherchai du haut en bas de la maison cette illusion qui me charmait ; je furetais continuellement, guettant quelque indice, quelque vestige.

Une chambre surtout m’attirait invinciblement. C’était une des plus belles de la maison, elle était située à l’un des angles du château, en face de celle de ma mère qui occupait l’autre angle ; un cabinet de toilette était pris dans la tourelle. La première fois que j’entrai dans cette chambre, le parfum presque imperceptible qui flottait dans son atmosphère me fît courir un frisson dans les veines.

— « C’est sa chambre ! » m’écriai-je en demeurant pâle et tremblant sur le seuil.

Tu devines avec quelle ardeur je visitai les moindres coins : tous les tiroirs furent tirés, tous les meubles ouverts. J’espérais trouver un rien oublié, un bout de ruban, une épingle à cheveux ; mais tout était parfaitement vide.

Dans le cabinet de toilette, le parfum s’était mieux conservé et je le respirai avec délices : c’était quelque chose de chaud et de doux, un mélange d’iris et de verveine, qui éveillait en moi comme le souvenir d’une vie meilleure. Je plongeai longtemps mon regard dans le grand miroir de Venise posé sur la toilette. Ah ! pourquoi avait-il laissé fuir la chère image qu’il avait possédée ?

Je revins dans la chambre. Sur une petite table-bureau était posé un portefeuille de maroquin bleu, marqué au chiffre de ma mère. Je l’ouvris sans rien y trouver, mais le papier buvard avait gardé l’empreinte de quelques lignes, l’écriture était carrée, bizarre. Je courus à une glace pour essayer de lire dans le reflet, je ne pus y parvenir. Pourtant, à force de regarder, je découvris que les caractères étaient différents des nôtres : ce n’était pas du français, c’était du russe !

Je ne me trompais donc pas en la cherchant dans les pays de neige !

Une fourrure noire servait de descente de lit. Comme ses petits pieds nus devaient être charmants, plongés dans ce tapis sombre !

J’allai m’agenouiller au bord du lit que je couvris de baisers en étouffant, je crois, quelques sanglots dans les plis des couvertures.

Cette chambre, je voulus l’habiter. Je le déclarai à ma mère, qui, habituée à céder à tous mes caprices, y fit emménager mes bagages. Je m’étais juré à moi-même de ne plus lui parler de mes folles rêveries ; aussi gardai-je pour moi mes découvertes. J’aurais pu lui faire des questions, éclaircir mes doutes ; mais je craignais trop de voir mon échafaudage d’illusions crouler sous le coup de quelque réalité brutale.

Certes le jeune époux qui franchit le seuil nuptial n’a pas d’émotion plus poignante que celle qui me saisit la première fois que je dus coucher dans ce lit qui, pour moi, avait été le sien.

Je ne te dirai pas les insomnies, les fièvres, les rêves fous qui m’assaillirent.

Je fus bientôt dans un état d’exaltation extraordinaire ; ma santé, assez faible en général, s’altéra gravement ; je maigrissais, je pâlissais : une langueur, une fatigue continuelle m’accablaient. Ma mère était au comble de l’inquiétude, elle s’efforça en vain de m’arracher à cette torpeur, de m’entraîner au dehors.

Les médecins qu’elle appela reconnurent un commencement de consomption.

Quoi ? allais-je donc mourir vraiment à vingt-deux ans d’une peine créée par mon cerveau, pour une femme qui très probablement n’existait pas ?

J’étais bien décidément incurable moralement, physiquement aussi peut-être ! Je ne fis rien pour réagir contre cet état morbide, je m’y laissai aller résigné, j’attendis la mort dans cette chambre que je m’obstinais à considérer comme la sienne.

Un jour, j’avais été chercher dans la bibliothèque un roman de Cooper, et je le lisais vaguement, étendu sur une chaise longue. Tout à coup, en tournant une page, j’eus un éblouissement terrible. Je venais de voir, entre les feuillets, comme un signet oublié, une photographie, un portrait de femme… le sien !

Mon cœur battait à se rompre, mes oreilles bourdonnaient, je n’y voyais plus ! Cette fois, je n’étais pas fou, ce n’était pas un rêve, une chimère, c’était elle : elle existait telle que je l’avais conçue !

Je m’abîmai, avec une extase indicible, dans la contemplation de cette image charmante sans chercher d’abord à m’expliquer comment elle se trouvait là. C’était bien le regard clair et profond que mon regard cherchait depuis si longtemps, je reconnaissais ces boucles opulentes, ce sourire d’enfant, cet air à la fois imposant et enjoué. Elle était de face, le menton sur la main ; une pelisse de fourrure glissait de ses épaules nues. Je retournai le petit carton : la photographie avait été faite à Vienne.

Tout à coup je me mis à appeler ma mère d’une voix qui la fit accourir tout effarée. Elle demeura muette devant l’expression de bonheur qui rayonnait sur mon visage.

— « Qui est-ce ? dis-je en lui tendant le portrait. Ma mère réprima un léger frisson.

— « Grégorowna ! s’écria-t-elle. Où l’as-tu trouvé ? Je l’ai tant cherché, ce portrait.

— Qui est-ce, ma mère ?

— C’est une très grande dame, mon enfant.

— Tu la connais ?

— Oui. »

Je me jetai dans ses bras en pleurant de joie.

— « Je suis sauvé, je suis guéri, lui criai-je ; c’est elle, c’est la femme tant cherchée, tant adorée. »

Ma mère s’assit sur la chaise longue et m’attira près d’elle : il y avait dans son air quelque chose de contraint, pourtant elle souriait.

— Comme c’est étrange ! dit-elle.

— Ah ! je t’en conjure, parle-moi d’elle.

— C’est la comtesse Grégorowna Samanof, la sœur d’un ami de mon mari.

— Je savais bien qu’elle était Russe. Où est-elle ?

— À Moscou, sans doute.

— Nous irons. Elle est venue ici, n’est-ce pas ?

— Oui, quinze jours ; tiens, elle habitait justement cette chambre. »

J’eus un éclair d’orgueil dans les yeux.

— « Comment se fait-il que je ne la connaisse pas ?

— Tu la connais : tu l’as vue souvent quand tu étais petit, c’était déjà une grande personne ; tu t’es souvenu de sa beauté sans te souvenir d’elle.

— Ah ! je comprends maintenant la persistance de mon désir !

— Nous avons passé plusieurs mois chez elle à Pétersbourg, continua ma mère ; tu as fait là une grave maladie qui a manqué t’emporter. Oui, je me souviens maintenant, tu ne voulais voir qu’elle ; la drogue la plus amère, tu la prenais de sa main L’horrible fièvre exaltait ton jeune cerveau d’une façon inquiétante, tes paroles nous effrayaient, elle seule pouvait te calmer rien que par sa présence ; elle paraissait t’éblouir, te fasciner : c’est qu’elle était bien belle, en effet, quand elle entrait le soir dans ta chambre, toute rayonnante de pierreries, enveloppée des lueurs douces du satin de ses superbes toilettes. Elle allait à un bal, à une réception à la cour, et, avant de partir, venait te voir un instant. Elle s’asseyait près de ton lit et te parlait doucement en mettant ses gants, puis elle effleurait ton front d’un baiser en te recommandant de bien dormir, et elle s’enfuyait avec un long froufrou de soie. Tu fermais les yeux aussitôt et l’on te croyait endormi ; mais, dès que sa voiture revenait, tu te dressais en fixant tes regards, brillants de fièvre, vers la porte, qu’elle entr’ouvrait bientôt pour demander à voix basse de tes nouvelles. Dans les plus mauvaises nuits, elle te veilla avec moi, car tu l’appelais toujours dans ton délire. Le docteur lui disait en souriant :


— « Jusqu’à Marcel qui est amoureux de vous. » Tu avais cinq ans. »

J’écoutais, tout palpitant d’émotion, les paroles que ma mère laissait tomber lentement, et je cherchais en vain à réveiller les souvenirs qu’elle évoluait : la charmante vision apparaissait seule, plus brillante que jamais, sur un fond d’ombre épaisse.

— « Comment ne l’ai-je jamais revue ? demandai-je. Pourquoi ne m’as-tu jamais parlé d’elle ? »

Ma mère eut un imperceptible froncement de sourcil.

— « Nous nous étions perdues de vue, et je ne songeai pas à parler d’elle.

— Oh ! mais il faut la retrouver ! m’écriai-je en m’agenouillant devant ma mère. Maintenant que tu connais le remède à mon mal, tu ne vas pas me laisser mourir. »

Ma mère me regardait avec une expression soucieuse.

— « Nous allons en Russie, n’est-ce pas ? lui dis-je.

— Soit, répondit-elle, après un instant d’hésitation ; mais il faut au moins que je prévienne la comtesse, que je sache où elle est.

— Une lettre ? Oh ! que ce sera long ! Envoie une dépêche plutôt.

— Va pour la dépêche ! »

Le télégramme fut expédié le jour même, et le lendemain nous reçûmes la réponse suivante :

« Quelle charmante surprise ! Je suis à Moscou, où je vous attends bien impatiemment.

GRÉGOROWNA

Une joie folle s’empara de moi. Toutes mes souffrances s’en étaient allées, mes forces revinrent subitement : j’étais guéri. Ma mère suivait attentivement les phases de cette résurrection, elle conservait cependant quelque chose de soucieux et de contraint ; et comme je la questionnai :

— « Mais tu ne doutes de rien, enfant terrible, me disait-elle : es-tu donc bien sûr qu’elle t’aimera ? qu’elle est libre ? »

Un amour pareil au mien n’admettait pas les obstacles.

Je brusquai les préparatifs, et nous nous mîmes en route.

À mesure que nous gagnions du terrain, ma mère dissimulait mal une angoisse croissante. J’y prenais à peine garde, tant la plénitude de mon bonheur m’absorbait : je le savourais, silencieux, recueilli, les yeux demi-clos, bercé par les cahots du wagon.

Nous arrivâmes à Moscou le soir : une voiture de la comtesse nous attendait à la gare. Pendant le court trajet de la gare à la demeure de Grégorowna, je ne pus dire une parole ; ma mère tenait ma main dans la sienne et la serrait nerveusement, elle était presque aussi émue que moi.

Ce fut comme dans un rêve que j’aperçus une cour sablée, de grands arbres, un péristyle vitré, vivement éclairé, et que je foulai le tapis de l’escalier à travers des plantes tropicales. Un parfum de verveine me monta au cerveau ; une voix, qui me parut douce comme une musique et terrible comme les trompettes du jugement, retentit. Un frissonnement de soie, vif, impatient ! La comtesse accourait vers nous, elle embrassait ma mère.

— « C’est lui ! c’est Marcel ! Ah ! embrasse-moi, cher enfant, » dit-elle en se retournant vers moi.

Je demeurai comme anéanti : tout tourbillonna autour de moi.

— « Malédiction ! m’écriai-je. Ma vie est manquée, je suis né trop tard. »

Et je tombai évanoui sur le sein de la comtesse, qui me reçut dans ses bras.

Que te dirai-je, cher ami ? Grégorowna a cinquante ans passés : la cendre du temps ternit ses boucles blondes ; son regard, beau encore, n’a plus que des lueurs mourantes ; ses lèvres calmes ne parlent plus d’amour.

C’était une femme déjà lorsqu’elle se penchait comme une fée vers mon berceau et gravait pour toujours dans ma jeune âme l’image de la beauté, alors dans toute sa splendeur. Mais je tombai foudroyé du haut de mon rêve : celle que j’aimais n’était plus.

Elle fut pleine de mansuétude en apprenant ma folie, et, qui sait ? un regret pareil au mien effleura peut-être son cœur. Elle s’était toujours souvenue du joli bébé qui lui montrait une si vive tendresse, et avait souffert d’être privée de le voir. Je devinai, à certaines réticences, que mon père avait été épris d’elle et que devant cette passion naissante elle avait cessé toutes relations avec nous pour éviter un chagrin à ma mère, mais que celle-ci, en dépit d’elle-même, lui avait gardé rancune d’avoir involontairement troublé son bonheur.

La comtesse est aujourd’hui une seconde mère pour moi ; mais je souffre horriblement près d’elle. Son esprit, ses goûts, son caractère, me prouvent de la façon la plus évidente qu’elle était bien la seule femme que je pouvais aimer.

Cruelle ironie du sort ! nous étions prédestinés l’un à l’autre, mais nos existences n’ont pas coïncidé. Tu comprends maintenant pourquoi tout m’est indifférent, pourquoi la vie n’est pour moi qu’un désert aride : c’est que je n’aimerai jamais.