Israël en Égypte/Texte entier

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I

Croyez-moi, Baille, prenons l’habitude de retourner dans cette hospitalière ville de Bâle, où il nous est permis de nous laver de toutes les turpitudes contemporaines qui nous écœurent dans l’un de ces grands fleuves de la musique, Bach ou Hændel, larges et sereins comme le fleuve des Amazones, sacrés comme le Gange et purifiants comme lui. Ne disons pas trop de mal de Wagner : contentons-nous d’échapper, fût-ce pour quelques heures, à son influence qui n’est pas toujours bienfaisante. Entre deux auditions d’un chef-d’œuvre riche en fugues immenses, regardons couler le Rhin, pâmons-nous devant le Saint Georges de la cathédrale ou devant le Saint Martin qui coupe en deux son manteau comme pour en revêtir pieusement un tronc d’arbre ; étudions les dessins de Holbein, admirables de vie et de science, de force et de vérité ; ne négligeons pas d’arroser de quelque vin rose le saumon du Rhin, les filets de féras, la tanche frite ou le fin brochet ; faisons résonner discrètement, dans le silence du musée gothique, l’épinette ou le virginal ; esquissons le sujet de mainte fugue de Bach sur des touches creusées par les terribles galops d’anciens pandours du clavicorde ; enfin laissons-nous vivre, respirons un air paisible, perdons tout souvenir des littératures et musiques faisandées dont le parfum vaut celui de certaines cuisines parisiennes à dix-neuf sous, par les soirs d’orage qui en exaltent les miasmes. Chaque année, Baille, recommençons notre pèlerinage vers cette ville amie où les maîtres que nous vénérons le plus nous apparaissent dans leur fulgurante beauté ; et redescendons lumineux de la sainte montagne, bras dessus, bras dessous, comme Moïse et Aaron, vous plein de l’esprit de Dieu, moi humble porte-parole, puisque le Seigneur m’a fait la grâce de délier ma langue et que je peux, sans balbutier trop, dire aux autres ce que j’ai profondément ressenti et verser en eux le trop-plein de mon âme.

En ce béni mois de juin 1887, nous avons goûté la fraîcheur d’une de nos oasis de musique, si désirables dans le désert où nous tirons piteusement la langue. Car notre Paris ignore Hændel, malgré les belles exécutions du Messie et de Judas Macchabée, données par M. Lamoureux, il y a une douzaine d’années, et auxquelles, hélas ! je n’assistais point, la lumière n’ayant pas été faite alors dans ma misérable cervelle. Pourtant j’abominais l’Opéra ; ses pompes m’étaient en horreur, et cette instinctive répulsion trahissait une âme prédestinée. Je devais un jour m’épanouir à la musique, me passionner pour les fugues. Loué soit Dieu !

Le Rhin, cette fois, était jaune. Je l’avais vu d’un vert splendide sous le ciel de l’été, puis sombre et charriant des glaçons par un temps de neige bien approprié à ma joie du moment, puisque j’entendais au mois de décembre dernier l’oratorio de Noël, œuvre lumineuse et tendre, tour à tour exquise par l’intimité ou exubérante de joie, et toute parfumée de cette divine grâce que personne, non, pas même Mozart, n’eut jamais à un aussi haut degré que le grand Sébastien. Cette fois il pleuvait donc à torrents ; mais vous m’êtes témoin, Baille, qu’après la répétition des solistes, que nous ouîmes dans la cathédrale, le ciel, enthousiasmé par les viriles mélodies de Hændel et tout surpris qu’on ne l’assassinât pas de miaulements chromatiques et d’harmonies faites pour agacer les dents, se rasséréna tout d’un coup et revêtit le plus virginal azur.

Les soli sont rares dans Israël en Égypte, cette œuvre la plus mâle du plus mâle génie que je connaisse. Presque entièrement écrite à huit voix, elle est faite pour être chantée par de grandes masses chorales. Elle renferme cependant plusieurs airs ou récits, et deux admirables duos. Il est d’usage en Angleterre d’intercaler dans la partition quelques autres soli, empruntés à diverses œuvres de Hændel, pour récréer le public et pour laisser aux choristes le temps de souffler. Hændel lui-même dut faire quelques concessions de ce genre, car le public anglais ne mordit pas tout d’abord au redoutable morceau qu’on lui offrait : l’os qui renferme la moelle exquise est parfois dur à casser. Mendelssohn qui, je crois, exhuma Israël, ajouta quelques très courts récitatifs de sa façon entre des chœurs qu’il jugeait trop entassés, et intercala dans la partition un air inédit de Hændel. L’arrangement de Mendelssohn fut suivi à Bâle. Les récits ajoutés sont suffisamment dans le style de Hændel pour ne point choquer ; puis on n’est pas fâché de respirer un peu entre deux pages trop sublimes. L’air inédit, fort beau en lui-même, m’a paru détonner parmi le vaste et religieux ensemble de l’épopée d’Israël ; cet air est dans le style des opéras de Hændel (qui en écrivit, comme on sait, quelque soixante-dix) et il appellerait des paroles italiennes. Au reste je n’en veux pas à Mendelssohn pour ces légers remaniements ; ils n’altèrent point la majesté de l’œuvre, et la piété de Mendelssohn n’est pas douteuse à l’égard de Haendel. Il disait, en parlant d’Israël en Égypte, que c’était de la musique « incommensurable ». La fureur de cet adjectif témoigne de l’intense admiration que ressentit Mendelssohn, dont le plus grand tort fut, en général, d’être une personne trop bien élevée.

J’imagine qu’un nombre indéterminé de siècles après qu’eut été accomplie la délivrance d’Israël, il plut à Jéhova (ou encore à Dieu le Père) de se donner un spectacle idéal de cet événement, où il avait joué le rôle décisif. Il y a bien, dans les plaintes qui ouvrent l’œuvre magnifique, un accent de douleur poignante ; mais on peut supposer que les patriarches, confesseurs et martyrs passés ou futurs, les saints et les saintes, les chœurs de Séraphins et de Trônes qui exécutèrent le sublime ouvrage eurent l’art de s’identifier avec les souffrances du peuple hébreu, écrasé par la pesante domination de l’Égypte. L’idéal se mêle ici merveilleusement au réel, comme dans toute grande œuvre musicale. Les chœurs relatifs aux plaies qui frappèrent la terre de Cham respirent à la fois une profonde terreur de la puissance divine et une joie sauvage de voir châtier le monstre des eaux, le pharaon blotti vainement sous les roseaux du grand fleuve, lui et tout son peuple de crocodiles. Mais le chant de triomphe de la fin est bien une transcription des joies de la terre faite à l’usage des armées du ciel ; l’exultation en est à la fois humaine et divine, et quelles trompettes, je vous prie, autres que celles des archanges pourraient faire éclater ces cris de lumière et ces resplendissantes clameurs ?

Le caractère céleste de l’œuvre communément attribuée à Hændel (qui seul, en effet, pouvait retrouver une telle inspiration) nous frappa tout d’abord lorsque, dans l’église à peu près déserte, nous entendîmes répéter le duo de soprani qui est sur ces paroles : « Le Seigneur est ma force et mon chant ; il est devenu mon salut. » Deux voix d’anges, de la plus admirable limpidité, deux voix que l’on peut dire chastes, aussi éclatantes qu’elles étaient douces, attaquèrent en canon ce beau chant de gratitude, tout recueilli, où respire une héroïque tendresse. Pour moi, les yeux fermés, j’écoutais se dérouler le cantique dans un mineur suave, et les voix évoquaient devant mon esprit l’image de deux êtres de la plus radieuse pureté, aux larges ailes étendues. Comme j’étais soulevé par les voix lorsqu’elles montaient ensemble dans les régions aiguës ! Comme certaines notes répétées attestaient bien une foi inébranlable ! Quel frisson me fit courir dans le corps cette brusque succession des deux voix attaquant un sol, coup sur coup, empiétant l’une sur l’autre, et se mêlant ensuite dans une pieuse et douce harmonie ! Hændel est incomparable pour ces sortes d’attaques ; et je ne crois pas que l’intensité de tels effets puisse être dépassée. Je dois transcrire ici, avec respect, les noms de mademoiselle Pia von Sicherer et de mademoiselle Paravicini, qui ont chanté ce duo : je l’entends encore aussi distinctement que si j’étais dans la cathédrale de Bâle.

Le duo des basses, chanté par MM. Staudigl et Engelberger, fit un puissant contraste avec celui des soprani. La première basse, plus riche et plus veloutée, s’unissait magnifiquement à l’autre, remarquable par la profondeur et la force. Il y eut une surprenante vigueur dans la double attaque de la phrase initiale : « Le Seigneur est un homme de guerre ! » et les syllabes germaniques, avec leurs rudes aspirations et leurs roulements de tambours, sonnaient âprement dans la grande nef. Il faudrait être bien affadi par les langueurs de la musique moderne, toujours saturée de rêve, à la fois voluptueuse et souffreteuse, pour ne pas tressaillir de joie dès le prélude instrumental de ce duo, écrit dans le plus éclatant la majeur, et où le staccato des hautbois alterne avec les cordes qui chantent, le tout ponctué par des bassons goguenards qui semblent rire dans leur barbe de la terrible noyade de la Mer Rouge.

J’ai ouï dire mainte fois que Beethoven avait donné aux instruments de l’orchestre une signification plus étendue que ne faisaient ses prédécesseurs, et qu’il avait employé le hautbois, notamment, à toute sorte de fins, tandis qu’on le reléguait jadis dans le genre pastoral. Que la foudre m’écrase si je veux rabaisser la gloire de Beethoven ! Mais il ne faut pas s’imaginer que Bach et Hændel condamnent le hautbois à l’églogue sempiternelle. Dans l’air avec chœurs de la Passion : « Je veux veiller auprès de Jésus… », le hautbois, d’un bout à l’autre de cette tendre et douloureuse mélodie, ne cesse de faire entendre ses plaintes : et il n’y a là ni pasteurs ni troupeaux, — rien qu’une âme souffrante, enveloppée par la pieuse compassion de ceux pour qui elle souffre. Hændel a souvent le hautbois héroïque. Il en tire de merveilleux effets en le mêlant au tambour. Il est vrai qu’on peut alors s’imaginer un peuple pasteur et conquérant, qui pousse devant lui, pêle-mêle, des troupeaux immenses avec la foule des vaincus. Mais il n’y a rien de tel dans l’invocation à Bacchus de la Fête d’Alexandre, où le maître a si puissamment exprimé l’enthousiasme de la coupe, voilé parfois de cette vague mélancolie qui apparaît à certaines phases de l’ivresse. Dans ce chant de fête le hautbois est fringant et martial. Il est plein d’une mâle résolution dans le prélude et l’accompagnement de notre duo de basses ; il y prend des allures de trompette primitive.

Je me figure volontiers ce duo chanté dans le Paradis, aux jours anniversaires de la délivrance d’Israël, par le chevalier saint Georges et par saint Michel archange. « Le Seigneur est un homme de guerre, disent les deux basses ; le Seigneur est son nom ; les chars de Pharaon et son armée, il les a jetés dans la mer. » Soyez sûres, basses, que nous n’en doutons pas et qu’il serait difficile d’en douter, devant l’énergie sauvage que vous mettez à nous le dire, barbes irritées !

Mais ne serait-ce pas plutôt Ézéchiel et Isaïe, ou deux autres parmi ces vénérables boucs de prophètes, qui, dans la seconde partie, attaquent en mineur un canon lugubre ? « L’élite de ses capitaines, elle est noyée aussi dans la Mer Rouge… » Cela est entrecoupé, mystérieux, terrible ; les cordes répètent les mêmes notes avec tremblement ; on pense au châtiment inéluctable, au grand silence qui se fera sur cette armée lorsque la mer aux algues l’aura recouverte tout entière. Car le fait semble s’accomplir sous nos yeux, et quelque chose de fortement dramatique est mêlé à cet hymne de triomphe. Il reprend avec enthousiasme et s’achève dans la gloire. Je regrette que la phrase finale n’ait pas été chantée avec toute l’ampleur possible, comme on l’eût fait en Angleterre. Il ne faut pas craindre de ralentir lorsque Hændel aboutit à ses prodigieuses cadences. Il semble qu’elles illuminent d’une façon rétrospective tout ce que l’on vient d’entendre. Je crois voir de hautes et massives portes de bronze, ces portes éternelles dont parlait le Psalmiste, rouler sur leurs gonds avec lenteur et découvrir aux yeux éblouis l’intérieur même du temple avec la profusion des lumières, les trésors de l’autel, les prêtres radieux, la foule prosternée parmi les chants de fête et les vapeurs de la myrrhe.

M. Kaufmann, qui a une voix de ténor très pure et qui se maintient dans le registre aigu avec une grande facilité, est né pour être évangéliste. C’est lui qui, lorsqu’on exécute à Bâle la Passion selon saint Matthieu ou l’Oratorio de Noël, annonce au peuple la bonne nouvelle. Le ténor, dans Israël en Égypte, chante quelques courts récits, puissamment expressifs, et soutenus à cette hauteur qui était si naturelle à Hændel. Cet homme fut robuste, noble et grand sans le moindre effort : aujourd’hui on se travaille, on peine, on sue sang et eau pour être trivial ou maladif. Quelle force dans cette simple phrase, dite par le ténor pendant un absolu silence des instruments : « Il changea leurs eaux en sang ! »

Le ténor chante aussi un air farouche, à trois temps, hérissé de rapides vocalises, et comme haletant de fureur. « Je poursuivrai, disait l’ennemi, j’atteindrai, je partagerai le butin : je tirerai l’épée, ma main les exterminera… » Est-il besoin d’ajouter que la prétention de l’Égyptien est immédiatement mise à néant ? Dans la réponse il n’y a point de colère, et l’effet de cette calme victoire est d’autant plus irrésistible. C’est le soprano qui déroule un chant d’actions de grâces : « Tu lanças ton souffle ; la mer les recouvrit », — et cela, lentement et paisiblement, tandis que les doux violoncelles accompagnent. « Ils s’enfoncèrent comme du plomb dans les puissantes eaux. » Il y a quelque chose d’unique, et où palpite vraiment l’âme de la Bible, dans l’émotion contenue et la sereine grandeur de cet hymne adapté sur des paroles terribles. A la fin de l’air je remarque un redoublement de la formule familière à Hændel. Napoléon disait que, de toutes les figures de rhétorique, la plus puissante est la répétition. Hændel est de ceux qui ne craignent pas d’insister lorsqu’il le faut. Si vous ne voulez pas comprendre, c’est de force qu’il vous fera entrer les choses dans la tête.

Je n’ai pas encore parlé de mademoiselle Hermine Spies, qui possède le plus admirable contralto que j’aie entendu. Qu’il me soit permis de lui appliquer le mot du pauvre Lear à Cordelia : « Last ; not least. » Bien au contraire ; car mademoiselle Spies chante la musique de Bach et de Hændel, voire toute espèce de musique, avec une si profonde intelligence et une conviction si forte que la beauté de la voix devient chez elle une qualité secondaire.

Hændel aimait particulièrement le contralto ; et je ne pense pas qu’on ait jamais écrit comme lui pour cette voix chaude et presque virile, capable pourtant des inflexions les plus caressantes. Il en fait valoir toutes les ressources avec un art infini ; mais ce qu’il y a de plus remarquable, c’est le rapport qu’il sait établir entre la nature de l’inspiration, dans telle mélodie, et le genre de voix qu’il choisit pour l’interpréter. Il semble qu’il y ait dans l’alto quelque chose de collectif : c’est la voix que j’attribuerais à « la fille de Jérusalem » qui symbolise le peuple entier, surtout dans les prières jaillies de l’âme à l’heure du suprême péril ou dans les actions de grâces qui suivent ce péril à peine conjuré. Cette voix exprime encore très puissamment une joie profonde qui, par l’excès même de son intensité, ne peut se répandre en clameurs aiguës et en éblouissantes vocalises. Il serait facile de multiplier les exemples pris dans les différents oratorios de Hændel. D’ailleurs cette appropriation de l’idée à l’organe choisi par le musicien est de toute nécessité ; mais on la réalise avec plus ou moins de perfection.

Hændel, dans son Israël en Égypte, a confié au contralto le soin de raconter l’histoire de ces étonnantes grenouilles qui envahirent jusqu’aux chambres de Pharaon. L’accompagnement de l’air est quelque peu descriptif ; le rythme sautillant et brusque simule, si l’on veut, la marche des grenouilles. Mais il n’y a rien de mesquin, de puérilement imitatif dans le récit de cette invasion qui ne donne guère envie de rire. Hændel, la musique même, ne se fût pas avisé d’écrire un accompagnement dont le sens échapperait si les paroles venaient à manquer. Qu’il s’agisse de tout autre chose que de grenouilles, et le dessin de l’orchestre restera précis, sans rien d’obscur ni même de bizarre. Cette remarque est applicable aux chœurs où il est question des mouches et de la grêle. Ce qu’il y a là de descriptif est peu de chose ; j’admire surtout que le maître ait su trouver des analogies mystérieuses, bien réelles pourtant, entre les phénomènes dont il veut suggérer la vision et les moyens purement musicaux qu’il a employés, rythmes ou effets d’orchestre. C’est avec la même puissance et la même mesure, me semble-t-il, que Wagner a su donner la sensation de l’eau, du feu, de l’orage, de toutes les choses physiques. On ne peut mettre en doute la réalité des analogies dont je parle lorsqu’on entend l’extraordinaire chœur des Ténèbres d’Israël en Égypte. Elles y sont palpables ; et pourtant aucun moyen bassement imitatif ne pouvait donner une telle impression.

Ce sont d’énormes batraciens, des grenouilles aux mugissements de bœuf qui envahissent le palais des pharaons. Rien de beau comme la gravité du chant où est narré ce désastre, qui ferait sourire les êtres chez qui l’absence de toute noblesse vraie a développé outre mesure le sentiment du ridicule. Avec un élan magnifique la voix s’écrie : « Il livra leurs troupeaux à la peste : pustules et tumeurs couvrirent l’homme et la bête. » Cela est repris dans le grave sur un rythme inexorable, tandis qu’au-dessus de ce chant lugubre et résolu bondit à l’orchestre la multitude des grenouilles. Dans les mâles vocalises de l’alto, dans l’enthousiasme qui, par moments, soulève la voix, dans la cadence finale longtemps arrêtée sur un si bémol grave qui ronfle terriblement, il y a certes une émotion : celle de la justice enfin satisfaite et de la force qui admire son œuvre.

Le duo en ré mineur pour alto et ténor : « Dans ta miséricorde tu as conduit ton peuple », est d’un caractère purement religieux et, par la concentration du sentiment, fait songer à Bach. Comme elle est émouvante dans sa simplicité, cette phrase en majeur : « Tu l’as guidé dans ta force » — qui commence par une paisible ascension des six premiers degrés de la gamme ! Pour que tout l’effet soit donné, il suffit que l’alto prenne à son tour le chant à la dominante, pendant une longue tenue du ténor.

L’air de contralto en mi majeur, dont il me reste à parler, est peut-être le plus beau de la partition. C’est une large et héroïque mélodie. Cela se déroule avec une simplicité majestueuse, une paisible force qui ne cherche point à étonner, une magnificence toujours égale. La plus profonde émotion est contenue dans ce chant sublime ; on sent que la bouche parle de l’abondance du cœur ; et, par moments, l’âme laisse déborder son enthousiasme. Personne ne devrait être insensible à une telle inspiration. Mais les uns se nourrissent de si plates vulgarités que tout ce qui est noble les ennuie ; d’autres ne pensent pas qu’il y ait une émotion possible hors de ce qui leur enfièvre le sang, leur tord les nerfs et leur triture le cœur. Ils sont comme ceux qui souffrent des dents et qui ne se sentent soulagés que s’ils exaspèrent leur mal. La musique d’aujourd’hui agit sur ces âmes troublées avec d’autant plus de force qu’elle est plus cruellement physique. Cette musique-là cherche l’âme, mais elle prend surtout la chair. Elle a bien son humanité, et je ne veux pas lui jeter l’anathème ; mais je souhaite que ceux qu’elle étreint puissent parfois s’en dégager et qu’ils respirent l’air vivifiant de ces Alpes, Bach et Hændel.

Il y a peu à remarquer dans la mélodie en mi majeur, simplement accompagnée par les cordes. Il faut l’entendre. C’est la suavité dans la force. Je ne puis concevoir une plus profonde interprétation, ou mieux une plus radieuse transfiguration de ce texte : « Tu les planteras sur la montagne de ta propriété, à la place, ô Éternel ! que tu as choisie pour ta demeure… » Et quelle puissante émotion lorsque s’élève du fond de l’âme le chant qui accompagne ces paroles : « Dans le sanctuaire, Seigneur, que tes mains ont fondé ! » Il y a là une courte phrase que je retrouverais sans peine, avec de légers changements, dans les magnifiques adieux de Brünhilde à Siegfried : elle est d’un élan sublime. Il serait puéril d’insister sur ce rapprochement. Le génie est toujours le génie, qu’il se nomme Hændel ou Wagner ; et il y a des moments où sur les âmes les plus dissemblables passe un même souffle d’irrésistible inspiration.

Je ne détaillerai pas les mérites de mademoiselle Spies. Je ne pensai, en l’écoutant, qu’à la beauté de ce qu’elle chantait ; l’identité me parut absolue entre la pensée du maître et l’interprétation de l’artiste. Le soir de l’exécution solennelle, les ténors qui devaient entonner le chœur final, aussitôt après l’air dont je viens de parler, manquèrent leur attaque : ils avaient trop bien écouté, et ils étaient ravis d’admiration. Pour qui a une seule fois entendu le chœur du Gesangverein, si puissamment dirigé par M. Volkland, rien autre ne saurait rendre compte de cette unique défaillance, qui fut aussitôt réparée. Étant donnée la haute perfection avec laquelle on exécute à Bâle les chefs-d’œuvre de la musique, il est heureux qu’un tel accident ait pu se produire.

Ne pensez-vous pas, cher Baille, que, malgré l’humeur de sanglier que l’on attribue à Hændel (cet homme digne à tous égards de notre plus ardente sympathie, comme de toute notre vénération), il ne se fût pas courroucé à ce propos, et que sa vaste perruque poudrée eût conservé le petit balancement qu’elle avait lorsque tout marchait bien ? J’imagine aussi qu’il eût embrassé de bon cœur mademoiselle Spies. Ce n’est pas elle, à coup sûr, qu’il eût brandie par la fenêtre en menaçant de la précipiter, comme cette récalcitrante pécore à qui il criait furieusement : « Oh ! madame, je sais que vous êtes une diablesse ; mais moi je suis Béelzébub, prince de tous les diables ! » D’ailleurs la puissante carrure de mademoiselle Spies eût rendu, de toute manière, un pareil procédé assez difficile, malgré la force colossale de l’Hercule qui a dompté tant de monstres et accompli de si magnifiques travaux.

II

Lorsque nous entrâmes, le soir de la répétition générale, dans la vieille église bâloise, c’est bien le Paradis que nous aperçûmes au fond de la cathédrale enguirlandée de lumières. Du moins les tableaux des maîtres primitifs et ma propre imaginative ne me permettent pas de concevoir le Ciel autrement. Au pied de l’orgue radieux, pareil à une colossale flûte de Pan, on avait groupé les musiciens de l’orchestre, puis la foule des choristes, face au public ; et toutes ces bouches, qui allaient être si éloquentes, étaient tournées vers nous comme de vivantes trompettes. En bas de l’estrade nous devinâmes, caché par une vaste lyre de feuillage, le chef d’orchestre dont l’archet seul devait nous apparaître, rayonnant dans toutes les directions, serein ou frénétique, vibrant parfois comme un trille et décrivant, pour battre de lentes mesures carrées, une immense auréole autour du pupitre invisible. Nous, royalement assis au cœur de l’église dans des chaires sculptées, nous regardions onduler ces profondes masses chorales, à coup sûr composées de Trônes, Principautés, Vertus et Dominations, d’où la parole divine allait jaillir avec une irrésistible puissance.

Les soli entendus le matin, et sur lesquels je n’ai pas à revenir, nous avaient mis en appétit de musique : mais la faim la plus vorace trouverait de quoi s’apaiser dans les chœurs d’Israël en Égypte, substantiels en diable, et où il y a, certes, à boire et à manger. On nous joua, pour nous mettre en goût, le début d’un magnifique concerto d’orgue (en sol mineur). Hændel, lorsqu’il dirigeait ses oratorios, tenait l’orgue ; et, entre leurs diverses parties, il jouait des concertos avec accompagnement d’orchestre. Il en existe, je crois, dix-huit, qui sont de la plus grande beauté. Un personnage nommé Fétis a commis l’inqualifiable ânerie (je prends ce mot dans le sens, généralement usité, de grossière sottise, mais j’en demande bien pardon à l’humble et douce bête qui fut, au jour des Rameaux, la monture de Notre-Seigneur), cet homme, dis-je, a commis l’ânerie monstrueuse de déclarer que ces concertos n’étaient point dans le grand style de l’orgue. La vérité est qu’ils renferment des allegros, gavottes et bourrées qui sont d’une joie titanique ; et les cuistres tels que Fétis ne comprennent guère que l’on puisse être grand si l’on n’est pas funèbrement grave. C’est le contraire qui serait plutôt vrai. Hændel, parce qu’il était robuste et grand, avait en lui une profonde source de joie. Il a des inventions ineffablement comiques ; mais ce comique-là dériderait le Jérémie de la Chapelle Sixtine. Même, au rythme de ses gigantesques bourrées, on verrait tourner et bondir ensemble tous les prophètes et toutes les sibylles. Vous me comprendrez, Baille, vous qui écrasez les claviers de l’orgue avec tant de joie, et que les rabelaisiennes gaietés de Bach et de Hændel font rire jusqu’aux oreilles, ô vieux satyre de Michel-Ange !

Du reste, le largo qu’on nous exécuta était d’un tout autre caractère : solennel dans le début, où retentissent les trilles mordants du hautbois et où s’élance comme une fusée la gamme ascendante de tout l’orchestre ; d’une angélique suavité dans la réponse de l’orgue ; implacablement rythmé dans cette descente des instruments à cordes que les archets raclent alors avec une si brutale franchise ; et, parmi ces inspirations diverses qui reparaissent tour à tour, plein d’une mystérieuse rêverie. Il est singulier que la musique puisse nous émouvoir autant sans que nous sachions le moins du monde de quoi elle nous entretient.

Le chœur se leva, et, après un court récit du ténor, il entonna une lamentation inouïe, qui est peut-être ce qu’il y a de plus sublime dans l’ouvrage entier. Elle fait penser au double chœur qui ouvre la grande Passion de Bach, et qui me semble dépasser tout ce qui a été fait dans la musique. La supériorité demeure à Bach, au double point de vue de l’architecture, vertigineuse dans le portail de la Passion, et aussi de la profondeur des sentiments ; mais la supériorité de Bach n’est certes pas écrasante, et peut-être fallait-il autant de génie — un génie tout autre, mais aussi rare — pour écrire le chœur d’entrée d’Israël en Égypte. L’inspiration, comme le sujet l’exige, est ici moins universelle ; mais si ce n’est pas l’humanité entière qui est appelée au salut, c’est tout un peuple dont le cœur éclate en sanglots et qui fait monter vers son Dieu le cri d’une douleur immense. Il n’y a rien de plus grand.

« Et les enfants d’Israël gémissaient à cause de leur servitude. » Parmi les huit voix du chœur, seuls, les contralti du premier groupe font entendre cette plainte lente et grave, d’une indicible tristesse. Un motif plus rapide, qui bientôt sera reproduit par les voix, se dessine à l’orchestre et toutes les femmes, à l’unisson, chantent sur une mélopée d’où la note sensible est exclue et qui a une âpre saveur de plain-chant : « Et leur cri monta jusqu’à Dieu ! » Personne ne s’aviserait de songer à l’époque où cette musique fut écrite : Israël se lamente, et Dieu écoute. Sur le thème plus vif qui a été exposé à l’orchestre les voix claires, soprani et ténors, disent la dureté des fils de Cham et la cruelle servitude d’Israël : « Ils les accablèrent de corvées ; ils les firent peiner durement. » Les contralti prennent le même motif et, tandis que toutes ces voix se mêlent dans un puissant tumulte dominé par les soprani qui s’élèvent aux régions aiguës, les basses, jusque-là silencieuses, reprennent avec lenteur la sauvage introduction : « Et leur cri monta jusqu’à Dieu… »

L’exposé que je viens de faire peut donner une faible idée de l’art avec lequel le maître se servait des voix. On répète à satiété que Hændel est fort simple ; et ce haut éloge, dans la bouche de quelques-uns, devient une critique. Mais il faudrait dire que cette simplicité est en partie le résultat d’une science prodigieuse. Bach a une plus grande variété de combinaisons ; il s’ingénie davantage ; mais j’estime que Hændel, avec des moyens moins compliqués, produit d’aussi puissants effets. Il faut ajouter que sa musique, en raison de la simplicité des moyens, est beaucoup plus apte que celle de Bach à être exécutée par de grandes masses chorales. Mais si Hændel est toujours simple, précis, lumineux, il ne faudrait pas s’imaginer qu’il se contente aisément et qu’il ne pousse pas très loin la recherche. Il a des combinaisons qui peuvent se réduire à un petit nombre ; mais il les emploie avec une infaillible sûreté. Il est précieux pour un écrivain d’avoir une infinité de vocables à son service ; mais l’art d’écrire ne consiste-t-il pas avant tout dans un groupement harmonique et imprévu de mots généralement très simples ? On peut dire que, dans la musique chorale de Hændel, pas une note n’est perdue. Rien n’échappe de sa pensée. Pour moi, qui n’ai pourtant qu’une connaissance très sommaire de l’art musical, je ne goûte jamais aussi vivement la joie de comprendre que lorsque j’écoute la musique de Bach ou de Hændel, Bach exigeant d’ailleurs un peu plus d’effort. C’est quelque chose comme le plaisir qu’on éprouve à pénétrer jusqu’au fond d’une vérité scientifique, plaisir connu, je pense, de peu de personnes. Loin de diminuer l’émotion, cette extrême clarté ne fait que la rendre plus directe et plus forte. Je ne crois pas avoir plus d’aptitude à comprendre Bach et Hændel que d’autres maîtres aussi profondément admirés, Beethoven, par exemple ; mais je me figure que ces deux-là sont vraiment les plus intelligibles de tous. Quoi qu’il en soit, jamais je n’ai retrouvé, à entendre les merveilleux chœurs de Wagner (Lohengrin, Maîtres chanteurs, Parsifal), ceux de Mozart et de Gluck, ni même ceux de la neuvième Symphonie, que rien ne dépasse en sublimité, cette joie entière, physique aussi bien qu’intellectuelle, fortifiante au suprême degré, dont je me sens inondé par les chœurs resplendissants de Bach et de Hændel. Après s’en être repu pendant trois heures, on est la mansuétude même ; mais il semble qu’on tuerait un homme d’un coup de poing.

Les doubles chœurs d’Israël en Égypte présentent un vif intérêt pour qui cherche à se rendre compte de l’art souverain avec lequel le maître groupe les voix, lance une attaque, met en lumière une phrase essentielle, laisse éparses toutes les forces dont il dispose et brusquement les concentre pour frapper un grand coup. Dans le chœur d’ouverture, ce sont par exemple les ténors qui exhalent une plainte aiguë, renforcée par les contralti à l’unisson. Cela ne fait que passer : toutes les voix, maintenant, gémissent, sauf les ténors et basses du deuxième groupe, qui font entendre le même chant rapide et plein d’angoisse ; puis les basses du premier chœur sont entraînées avec les autres, et les ténors, qui s’élèvent brusquement, suivent le dessin de la basse, mais à un intervalle de dixième au-dessus. Parfois, l’unisson de toutes les voix mâles est rendu plus terrible par les contralti qui viennent s’y associer, et qui chantent à une profondeur incroyable. Écoutez, pendant que les voix féminines, avec les ténors du premier choeur, se mêlent ou se répondent, cette lente, lugubre, douloureuse ascension des voix d’hommes ! Et quels soupirs, quelles prières courtes et ardentes passent de temps à autre dans le tumulte, flottent, pour y être bientôt submergées, sur le torrent de la sauvage lamentation ! Elle s’achève par le plain-chant du début, mais avec une extraordinaire puissance, car cette fois toutes les bouches du chœur crient l’angoisse du peuple opprimé.

« Je n’ai pas l’oreille trop dure pour entendre » dit le Seigneur. Aussi l’Égypte sera frappée d’horribles plaies ; et l’Éternel conduira miraculeusement son peuple hors de la terre de Cham, lui ayant frayé un chemin à travers la Mer Rouge. Tel est le sujet de la première partie d’Israël en Égypte, après le chœur qui en est le prélude.

En écoutant proférer par la foule qui, dans Israël, est le principal interprète du maître, tant de malédictions, suivies de calamités horribles, j’admirais une fois de plus les ressources de la musique, qui groupe en un faisceau indestructible toutes les impressions nées du même sujet. Elle sait fondre dans une vivante unité les émotions les plus diverses. Les chœurs relatifs aux plaies de l’Égypte ne sont pas tous conçus dans le même esprit ; il fallait cela pour animer une aussi longue suite de désastres ; mais, avec une proportion variable, on trouverait dans la plupart d’entre eux l’exaltation féroce de l’opprimé qui voit infliger à son maître la dure peine du talion, même un châtiment très supérieur à l’offense ; l’épouvante et l’horreur devant les plaies de l’Égypte ; la magnificence du spectacle lorsque les forces de la nature sont déchaînées, avec la joie sauvage qui semble accompagner leur action et qui se communique aux témoins de ces cataclysmes ; enfin, planant sur tout cela, la grande pensée de la Bible, l’intervention directe et miraculeuse de Jéhova, et le salut promis solennellement au peuple par son Dieu. « Quand même tu serais suspendu dans le vide du ciel ou recouvert tout entier par les vagues de la mer, je serais encore avec toi » dit le Seigneur.

« Ils frémirent de boire au fleuve : Dieu changea les eaux en sang. » Le thème fugué qui traduit ce verset est significatif, par l’inattendu des intervalles, par la violence du rythme, par une courte descente chromatique, de l’horreur qu’inspire à l’Égypte son fleuve puant, rouge, où les poissons flottent putréfiés. On devine l’immense nausée de tout le peuple qui se voit inondé de sang : il y en a plein les cuves et plein les auges. Le chœur se développe à quatre voix seulement, compact, sans alternances ; à peine les basses s’interrompent-elles un moment pour reprendre avec plus de force et de poids. Quelle clameur ! Elle semble dire : « Bois si tu peux, Pharaon ; si tu n’es pas trop dégoûtée, bois, terre d’Égypte. »

Puis c’est le tour des grenouilles. Peut-être Hændel a-t-il consacré un solo à cette plaie parce que, dans le vaste tumulte d’un chœur, les bonds des grenouilles eussent pu donner lieu à des incidents burlesques. Il ne risquait rien de pareil en confiant à une voix sévère cette partie du récit.

Après viennent d’innombrables insectes. « Il dit une parole » crient toutes les voix viriles ; et aussitôt, des quatre points du ciel, les nuages de bestioles ailées fondent sur l’Égypte. Il semble que des voix d’anges, de claires voix d’argent, pures et joyeuses, retentissent dans les régions supérieures : toutes les voix de femmes, se mêlant à la tierce ou à la sixte, chantent accompagnées seulement par une fanfare de trombones : « Et il vint toute sorte de mouches ; d’innombrables essaims de rongeurs ailés s’abattirent sur le pays. » Un trait de violons court à l’orchestre avec une rapidité vertigineuse et bientôt enlace le chœur tout entier d’une fuyante ceinture de triples croches. Mendelssohn se souviendra de ce trait de violons. « Il dit : les sauterelles arrivèrent sans nombre et dévorèrent les fruits du sol. » Le chœur s’achève par quelques triomphales mesures de l’orchestre, où le basson n’oublie pas de mêler ses comiques réflexions. La sonorité de l’ensemble, avec les dialogues de voix au timbre différent, l’opposition fréquente des deux chœurs, les clairs accords de trombones et la fuite éperdue des instruments à cordes, est tout à fait éblouissante.

Le chœur de la grêle dégage une singulière hilarité. On ne saurait exprimer avec plus de verve la joie de détruire. Quelle bonne humeur dans la férocité ! C’est un allegro à trois temps, dont le début rappelle un concerto d’orgue de Bach (en ut majeur). Il faut entendre ces cris de joie formidables. Rien n’égale la plénitude des chœurs de Hændel ; on a l’oreille saturée d’harmonie, et l’on résiste malaisément au désir d’entonner les parties l’une après l’autre, voire même toutes à la fois. Mais de temps en temps gronde la timbale. C’est que notre grêle est entremêlée de globes de feu, d’éclairs et de tonnerres : il s’agit d’une grêle extraordinairement terrible. Remarquez le puissant effet de toutes ces syllabes entrecoupées, que les basses des deux chœurs enveloppent d’une vocalise tonitruante. Et brusquement, dans le créneau de silence formé par les voix qui se taisent une seconde et qui vont reprendre avec fureur, flamboie l’éclair d’une trompette. Le tout s’achève par un fortissimo qui est à hurler de joie.

La Bible nous dit qu’après chacune des plaies qui frappèrent l’Égypte Dieu prit soin de raidir le cœur de Pharaon, afin qu’il ne tînt aucun compte des leçons cruelles qu’on lui donnait. Sans cela il serait vraiment inexplicable qu’après le Nil changé en sang, les grenouilles, les mouches, les sauterelles, la peste et les pustules, et encore cette grêle mêlée d’éclairs, il se fût obstiné à retenir les Hébreux. Mais voici une plaie plus affreuse que les autres. Moïse étendit sa main vers le ciel : et les ténèbres descendirent sur le pays d’Égypte. Elles durèrent trois jours. Ces ténèbres, Hændel les a rendues visibles et palpables, il en a presque donné l’odeur et le goût funèbres par un chœur à quatre voix, d’une extrême lenteur, qui fait la nuit autour de ceux qui l’écoutent, qui leur oppresse le cœur et qui les terrifie. Je ne sais rien qui donne plus fortement l’impression d’une hideuse réalité. Au début le son de l’orchestre est voilé : des hautbois et des violons jouant dans le grave se mêlent au basson, et il en résulte quelque chose comme la sonorité mystérieuse de cors que l’on écouterait en rêve. Ceci montre que Hændel savait, lorsqu’il le jugeait à propos, fondre les diverses voix de l’orchestre et donner par elles l’impression d’un seul instrument. L’orchestre, à ce début, joue très doucement, et il en est ainsi jusqu’à la fin du chœur, qui s’achève pianissimo. Mais l’orgue, qui enveloppe les chœurs d’Israël de sonorités magnifiques, fait ronfler tout à coup une effrayante pédale de trente-deux pieds : l’impression en est si puissante qu’elle devient presque douloureuse. Le chœur chante : « Il fit descendre d’épaisses ténèbres sur tout le pays ; mais des ténèbres que l’on aurait pu saisir. » Cela s’assombrit de plus en plus ; les harmonies deviennent lugubres ; les bémols se multiplient jusqu’à former des grappes sur la portée. Trois jours ainsi : on ne se voit pas les uns les autres, et personne ne se lève de sa place. Les voix du chœur se séparent ; elles semblent s’interroger et se répondre, toujours très lentement, sans éclat, sans une lueur d’espérance. C’est un récitatif dialogué, des confidences échangées dans les ténèbres par des voix d’une surhumaine puissance, mais qui ont peur de s’entendre. L’orchestre fait de longues tenues ; et le chœur finit par des murmures si faibles qu’on ne les distingue plus du silence.

A peine les ténèbres furent-elles dissipées que Pharaon reprit sa parole une fois encore, et ne voulut point laisser partir Israël. Alors l’Éternel frappa un coup décisif. Ce n’est point, comme le disent certaines traductions de la Bible, un ange exterminateur, c’est une manifestation de Dieu lui-même qui accomplit l’acte de sommaire justice. Les Hébreux, après avoir mangé dans leurs familles l’agneau que l’on appela depuis l’agneau pascal (c’est-à-dire : du passage), dormaient ou songeaient au lendemain, qui devait être le jour de l’Exode. Ils avaient trempé une branche d’hysope dans le sang des bêtes et aspergé l’entrée de leurs demeures avec ce sang. Ils avaient rougi le linteau et les deux poteaux. L’Éternel Dieu passa devant les portes ainsi marquées sans toucher personne ; mais, dans chaque maison égyptienne, il frappa le fils aîné ; il les extermina tous, depuis le premier-né de Pharaon jusqu’au premier-né du détenu au cachot. C’est ce que le chœur rappelle dans un chant farouche : « Il frappa les premiers-nés d’Égypte, la fleur de leur force. » La phrase initiale fit passer devant mes yeux Jéhova : il accomplissait l’œuvre terrible avec son épée de lumière. Le chœur se précipita ; je fus entraîné par ce mineur féroce. Hændel a employé ici encore, mais sans y mêler une vocalise, les syllabes hachées, dites simultanément par toutes les voix, et entrecoupées de brefs silences. Le début d’un chœur de Samson et Dalila, un des meilleurs ouvrages de M. Saint-Saëns, est visiblement inspiré par le sujet du chœur dont je parle. M. Saint-Saëns connaît ses maîtres à fond. Cela n’empêche pas qu’il s’est complu à énumérer les raisons, en général détestables, pour lesquelles il est impossible ou superflu de monter en France les oratorios de Bach et de Hændel.

Certes, le maître a su introduire la plus vivante diversité dans un sujet qui pouvait sembler monotone : l’écrasement de l’Égypte. Mais voici qu’une toute nouvelle inspiration, heureuse et tendre, vient traverser une œuvre de colère. Jéhova se tourne vers son peuple ; il va l’emporter dans ses bras, comme un père emporte son enfant. Il n’y a point ici d’exagération ; nous ne respirons pas, avant l’heure, l’atmosphère de l’Évangile. Mais les images pastorales, si fréquentes dans la Bible pour exprimer les rapports de Dieu avec son peuple, ont été rajeunies merveilleusement par Hændel. Après un exorde où éclate la joie, il se fait un grand apaisement. Les contralti chantent une phrase toute mélodieuse dans sa naïveté pastorale. « Il les conduisit comme un troupeau. » Elle se termine par une tenue très longue ; en même temps les violons la reprennent dans le registre aigu. Les flûtes montent encore une tierce plus haut, et le motif se dessine avec une grâce exquise. Les soprani l’attaquent à leur tour ; puis ce sont les voix d’hommes ; et toujours la caressante mélodie se déroule au-dessus d’une pédale soutenue longtemps par les voix. Rien n’est beau comme ce doux et long murmure. Ce qu’on imagine en l’écoutant, c’est le calme profond des nuits étincelantes d’étoiles tandis que les troupeaux sommeillent ; c’est le vaste silence des plaines, de ces frais pâturages de Sâron qui furent, de temps immémorial, une reposée pour les bœufs. Je regrette que le chœur ait été pris dans un mouvement trop vif, qui ne permettait pas aux voix de s’étendre comme je l’aurais voulu. C’est, à vrai dire, la seule critique que j’oserai faire. Si je disais que l’exécution de l’ouvrage entier fut irréprochable, je n’adresserais pas à M. Volkland et à ses chœurs l’éloge auquel ils ont droit. Tout fut chanté non seulement avec une justesse et une précision rares, mais aussi avec une foi, un élan, une vaillance dignes de l’œuvre héroïque de Hændel.

Le chœur interrompt brusquement sa suave et pastorale rêverie. « Mais quant à son peuple… » et ici commence un thème fugué, — car il ne saurait y avoir de vraie joie sans un peu de fugue, ou des imitations subtiles, ou quelque petit canon bien nourri. « Il les emmena chargés d’or et d’argent. » Chose imprévue et pourtant bien naturelle, ces paroles sont dites avec une effusion extraordinaire. Il s’y mêle une vraie tendresse et une exultation de sauvages. Il aime son Israël, ce Dieu terrible ; il le conduit à travers les solitudes ; il marche lui-même en tête de la caravane ; il est la blanche nuée du jour et, le soir, la spirale ardente. Mais ce n’est point assez qu’il se fasse le guide de son peuple : il a eu soin de l’enrichir au départ. Et les joyaux de l’Égypte brilleront dans la sombre chevelure ou sur la peau ambrée des belles filles d’Israël. L’attaque du chœur par les voix féminines me transporte. C’est clair et vibrant comme un sujet et une réponse de fugue lancés par les premiers et seconds violons dans les hauteurs du ciel ; mais c’est plus doux, plus velouté, plus riche. Les ténors et basses reproduisent les mêmes dessins, et le chœur roule avec une force irrésistible.

Je ne dis rien du morceau suivant : « L’Égypte à leur départ se réjouit », car il ne fut point chanté à Bâle.

Une clameur s’élève. Ce sont les huit énormes voix du chœur qui, sur un rythme lent et saccadé, s’écrient : « Il souffla sur la Mer Rouge. » L’orgue en même temps a ouvert toutes ses écluses et lâché ses grandes eaux. Puis, après un silence, les voix seules disent avec terreur : « Et elle fut séchée. »

« Il les conduisit à travers l’abîme comme à travers une solitude. » Cette fois ce sont les basses qui exposent le sujet. Il est, presque jusqu’à la fin, formé de notes égales, et fait songer à des pas immenses, réguliers, d’une force et d’une pesanteur colossales. Je retrouve là cette nuance de comique à la Michel-Ange qui me plaît par-dessus tout. Hændel a eu soin de faire accompagner par le basson ces enjambées formidables. Tandis qu’elles arpentent le lit de la Mer Rouge, le vent d’est souffle avec force ; et les traits rapides qui partent de tous côtés dans la masse tumultueuse du chœur me font voir la mer, violemment caressée à rebrousse-poil, qui fuit devant le souffle de Dieu. Remarquez le passage où, pour donner plus de vigueur à son attaque, Hændel fait chanter ensemble les soprani des deux chœurs. Le deuxième groupe, aussitôt qu’il a donné les premières notes du sujet, redevient libre ; et au lieu de continuer le principal motif il chante, une tierce au-dessus de la partie d’alto, des traits capricieux et rapides.

« Mais les eaux recouvrirent les ennemis : il n’en survécut pas un seul. » C’est un chœur à quatre voix, sauvage et broussailleux. La basse instrumentale, multipliant les triolets, galope avec frénésie ; infatigablement sonnent les trompettes et les timbales.

« Et Israël vit ce grand ouvrage que le Seigneur avait accompli sur les Égyptiens ; et le peuple craignit le Seigneur. » Les voix donnent tout ce qu’elles peuvent ; l’orgue vomit de magnifiques torrents de bruit. Les harmonies atteignent une largeur démesurée. On perd pied dans cette houle qui remplit la nef, clapote contre les vitraux et bouillonne jusqu’aux arceaux de la cathédrale.

Un chœur massif clôt la première partie d’Israël en Égypte. La forme en est palestrinienne ; on connaît ces réponses à l’octave, ces brusques attaques sur un retard. Mais Hændel, qui n’a point dépassé Palestrina dans l’art de marier divinement les voix, garde ici sa prérogative, qui est d’être le plus mâle des hommes. Il faut admirer l’imprévu, la grâce, l’élégance raffinée qui, chez le maître italien, se mêlent si curieusement à une inspiration sauvage encore. Mais George-Friederich Hændel peut dire : Je me nomme le lion. « Et le peuple crut à Dieu et à son serviteur Moïse. » Lentes et majestueuses, trois blanches se succèdent dans chaque mesure. Avec quelle sécurité le chœur marche vers sa conclusion ! « Israël craignit le Seigneur et crut en lui. » Moi aussi, j’y crois. Je ne veux pas d’autres preuves que cet enchaînement de chœurs irréfutables. Et vous, père Baille ?

III

J’ignore, Casimir, quelles sont vos idées en matière d’exégèse ; car nous causons rarement d’autre chose que de musique ou de cuisine. Je me plais à vous voir chevaucher, dans un même jour, trois ou quatre pianos que vous laissez fourbus ; ou, mieux encore, dévorer des touffes de salade fraîche que parfument la pimprenelle, l’aimable cerfeuil et de tout jeunes oignons. Vous ressemblez alors à ce bouc friand de feuilles vertes qui brouta la première vigne plantée en Grèce par Dionysos. On fit une outre avec sa peau et on trépigna dessus ; je vous souhaite le même destin pour que, dans la mort comme dans la vie, vous soyez une source de musique. Mais quant aux passages délicats de la Bible, j’ignore si vous savez en résoudre subtilement les difficultés. Niez-vous que les livres de Moïse soient un assemblage de diverses traditions, cousues ensemble tant bien que mal ? En ce cas vous devez croire que le jour où Miryam, sœur de Moïse, entonna un hymne sauvage au bord de la Mer Rouge et dansa en marquant le rythme sur un tambourin, la prophétesse était centenaire, ou peu s’en faut. Car Moïse avait alors quatre-vingts ans ; et un autre récit de la Bible nous montre Miryam déjà grande et veillant sur son frère, lorsque l’enfant prédestiné flottait le long du Nil dans une corbeille de joncs.

Au passage qui nous occupe, l’ensemble du cantique paraît être une interpolation. Après l’avoir lu, on trouve ces deux versets : « Et Miryam, soeur d’Aaron, prit en main le tambourin, et toutes les femmes la suivirent avec des tambourins et des danses, et Miryam chanta ainsi :

  « Chantez à l’Éternel,
  Car il a été grand et glorieux :
  Chevaux et cavaliers,
  Il les a jetés à la mer. »

Or, le cantique précédent commence par les mêmes paroles ; d’où l’on peut induire qu’elles en furent le germe.

D’ailleurs l’hymne entier est digne de ce verset, qu’une antique tradition avait sans doute conservé ; Hændel ne pouvait choisir un texte mieux approprié à son génie. La deuxième partie d’Israël en Égypte s’ouvre par ces mots : « Alors Moïse et les enfants d’Israël chantèrent à l’Éternel le cantique suivant. Ils dirent : Chantez à l’Éternel, car il a été grand et glorieux… » Et, le chant de triomphe achevé, le maître, qui s’est répandu en duos, soli, chorals, fugues magnifiques, évoque devant nous l’image de la prophétesse toute frémissante d’inspiration, et qui s’écrie : « Chantez à l’Éternel, car il a été grand et glorieux… » Tous reprennent ces paroles ; et l’œuvre s’achève par un chœur splendide qui a déjà ébloui l’auditeur. Qu’il m’eût semblé dur de ne l’entendre qu’une fois !

Les premières mesures de l’orchestre, avec leur rythme saccadé, ont un caractère solennel qui fait pressentir une chose extraordinaire. En effet, après un trille lancé par les cordes à toute volée, les huit voix du chœur éclatent brusquement comme la clameur d’un peuple. « Moïse et les enfants d’Israël chantèrent ce cantique… » Et ils le chantent, Baille, pour notre plus grande joie. Rappelez-vous comme nous nous poussions le coude, clignant de l’œil l’un vers l’autre et faisant avec nos lippes une moue d’admiration. Rien de plus simple, de plus beau, de plus religieux que la phrase initiale, dite par les ténors à l’unisson des contralti. Les voix se fondent en une sonorité mâle et douce, tandis que la basse instrumentale monte ou descend avec une pesante rapidité. Ce premier motif, sur les paroles : « Je chanterai au Seigneur » est suivi sans transition par un thème de fugue allègrement rythmé, qui se déroule en une lumineuse vocalise. « Car il a triomphé glorieusement » chantent les deux chœurs alternés, s’exaltant l’un l’autre dans leur joie guerrière. Le second chœur, sur un rythme haché, crie : « Le cheval et son cavalier, il les a jetés dans la mer. » Les trois motifs se poursuivent et s’entrelacent. On voit flotter au vent l’éclatante banderole des vocalises ; de barbares syllabes se heurtent comme des cymbales ; et, dans le tumulte, l’action de grâces monte avec une religieuse lenteur. Puis la masse chorale, groupant ses forces, devient une trombe d’harmonie. Des clameurs entrecoupées sortent d’innombrables poitrines : « Le cheval ! le cheval ! et son cavalier ! il les a jetés ! il les a jetés dans la mer ! » Les basses, avec une gravité pleine d’émotion, élèvent de nouveau le cantique à l’Éternel, tandis que la pure splendeur des trompettes évoque pour moi l’image d’une chevauchée au bord de la mer, d’une procession radieuse, d’un peuple en marche sur le bleu du ciel avec ses bêtes chargées de butin. Le chœur s’achève par un rappel successif des trois thèmes. Cette fois toutes les parties martèlent ensemble les syllabes héroïques : « Chevaux et cavaliers, il les a jetés dans la mer » et, longtemps après que les voix se sont tues, on entend retentir encore ce rythme terrible.

Je ne puis étudier en détail les autres chœurs de la partition. Certes, le maître a une richesse d’idées inépuisable, quoi qu’en disent nos jeunes malades ; mais, s’il a merveilleusement varié son œuvre, je serais bien en peine de trouver des expressions nouvelles pour traduire ma croissante admiration. J’omets le duo de soprani dont j’ai parlé. Il est suivi par une sorte de choral, qui sert d’introduction à un chœur massif : les voix y entrent si bien les unes dans les autres que les anges, ravis de cette mêlée, se mettent à souffler dans leurs trombones. « Il est mon Dieu : je le glorifie ; le Dieu de mes pères : je l’exalte. » Là-dessus apparaissent les deux barbes que j’ai célébrées ; et elles nous développent leur duo comme pourraient le faire un seigneur d’Éléphantide avec un prince de Rhinocère.

« Les flots les recouvrirent ; ils s’enfoncèrent dans le gouffre comme des pierres. » Dès le prélude ces hautbois qui nasillent dans le grave, cette basse entêtée ne disent rien qui vaille pour Pharaon. Les voix s’élèvent peu ; ce chœur funèbre a quelque chose de sourd et de voilé, comme les tambours de la mort.

Hændel, qui tire les plus puissants effets de contrastes fort simples, déchaîne maintenant les voix, les cuivres, les timbales. La plus pure joie éclate dans l’expression qu’il donne à ce verset : « Ta droite, ô Éternel, est admirable de force ; ta droite, ô Éternel, a broyé l’ennemi. » Il faut voir avec quelle bienheureuse alacrité les deux chœurs se renvoient leurs exclamations de triomphe.

Je ne dis rien des deux morceaux qui suivent : ils ne furent pas exécutés à Bâle.

Quelle intelligence du texte éclate dans ce chœur : « Au souffle de tes narines les eaux furent amoncelées : les ondes se tinrent toutes droites, les flots se durcirent au cœur de la mer. » C’est un calme andante, un murmure presque doux quand il s’élève ; je pense au « faible souffle » qui passa sur la face de Job, hérissant tout le poil de sa chair. La force divine est sûre d’elle-même ; elle n’a pas besoin de se montrer brutale. Rien de plus expressif que ces longues tenues, ces notes répétées obstinément, la profondeur de ces basses, cette lente ascension, par tons entiers, de la partie de soprano. On voit les flots debout ; l’abîme congelé forme deux murailles étincelantes. Tout cela serait admiré dans l’œuvre d’un Berlioz ou d’un Wagner. Lorsque j’entends parler de notre invention du pittoresque, la critique moderne me fait pitié.

Je n’ai plus que deux chœurs à signaler. L’un est précédé par une large introduction : « Qui est comme toi, Seigneur, parmi les dieux ? qui est comme toi sublime en louanges, prodigue de merveilles ? Tu étendis ta droite… » Au milieu d’un grave silence, des basses caverneuses exposent un sujet de fugue : « Et la terre les engloutit. » J’engage ceux qui méprisent la scolastique à méditer les trois pages de ce chœur.

L’autre a les proportions d’une colossale architecture. Les instruments, par un rythme saccadé, préparent l’entrée des voix qui, l’une après l’autre, disent : « Les peuples entendront et ils seront effrayés. » Un subit abaissement des voix montre quelle terreur Israël a de son Dieu, à l’heure même où Jéhova fait tant de miracles pour le conduire au pays de miel et de lait où reposent les patriarches. « Ils seront pris d’épouvante ; le peuple de Canaan se fondra. » Voilà ce que la musique rend visible : l’évanouissement d’une race tout entière. Pendant que les huit voix du chœur semblent elles-mêmes stupéfaites de ce qu’elles annoncent, le staccato de la basse ne s’interrompt jamais : Moab tremble, Édom tressaille, Ismaël claque des dents, les visages sont éperdus, les genoux fléchissent, les mains se lèvent suppliantes. « Devant la force de ton bras ils seront muets comme la pierre. » Le chœur se développe avec une magnifique ampleur, une variété merveilleuse dans les combinaisons. Il devient touffu comme une forêt. C’est une masse tumultueuse que sillonnent des gammes ascendantes. A travers les peuples hostiles, les nations hérissées de lances, des chemins frayés par Dieu mènent Israël vers son héritage sacré.

Nous entendîmes ensuite l’air divin en mi majeur et le chœur final, précédé cette fois d’une très ample introduction. Sans être soutenue par les instruments, Miryam éleva sa voix claire et perçante : « Chantez au Seigneur, car il a triomphé glorieusement. » Le chœur répondit : « L’Éternel régnera toujours et à jamais ! » Le scintillement des violons, l’éclat des cuivres, le sourd galop des timbales me rendirent ma vision d’une chevauchée lumineuse. Il me semble que la splendeur des trompettes a pâli depuis un siècle. Oh ! je n’oublie pas notre Wagner ; je me rappelle fort bien cette marche funèbre où le thème de l’Épée flamboie terriblement. Mais pourquoi les trompettes, chez Hændel comme chez Bach, ont-elles cette limpidité céleste, cette radieuse pureté, cette joie héroïque ? « Le cheval et son cavalier, cria la prophétesse, il les a jetés dans la mer. » Le chœur reprit : « L’Éternel régnera toujours et à jamais ! » Puis les contralti entonnèrent le motif : « Car il a triomphé glorieusement » et le chœur se déroula jusqu’à la fin avec une sauvage magnificence.

Rappelez-vous, Baille, qu’au moment où les eaux de l’abîme, soulevées par la musique, engloutirent Pharaon, ses chars et ses cavaliers, il fallut nous faire violence pour ne pas pousser des cris : sans le respect du lieu où nous étions, la fureur de notre enthousiasme eût effrayé tout le monde. Il y a pourtant de grandes œuvres qui n’appellent pas l’applaudissement. Celui qui vient d’entendre la Passion selon saint Matthieu se retire ému jusqu’au fond de l’âme ; il n’a point de paroles, et toute marque d’approbation lui paraîtrait sacrilège. On éprouve quelque chose d’analogue après le Parsifal de Wagner. Vous ne sauriez applaudir, si vous êtes resté cinq heures dans les ténèbres de Bayreuth, les yeux fixés sur des héros vaporeux comme des songes, bien qu’ils saignent de la plus douloureuse humanité. Quand vous n’êtes plus ébloui par l’étrange lumière où s’agitaient ces merveilleux fantômes, vous allez souper discrètement. Un malaise délicieux vous trouble l’esprit, le cœur et les sens ; que pourriez-vous dire ? Au contraire, après Israël en Égypte, nous n’aurions pu nous taire sans étouffer. Une fois hors de l’église, nous hurlâmes dans la nuit : « Chevaux et cavaliers, il les a jetés à la mer ! » Mais il n’en faudrait pas conclure, n’est-il pas vrai, Baille ? que Hændel ignore les plus profondes angoisses de l’âme humaine. Celles qui étreignent un cœur solitaire le touchaient aussi bien que celles d’une multitude opprimée. J’en prends à témoin, parmi tant d’autres, cette mélodie chargée de sanglots : « Il fut rejeté par les hommes » — que le maître écrivit, baigné de larmes, avec toute la pitié de son cœur[1].

Deux auditions de l’œuvre de Hændel nous parurent à peine suffisantes. A l’issue de la seconde nous allâmes nous réjouir en compagnie de Bâlois fort aimables ; et ce ne fut pas sans boire ni manger. Les solistes d’Israël en Égypte nous régalèrent des plus exquises mélodies. Il y eut des discours dans les deux langues, plusieurs toasts, beaucoup de bonne humeur, de bruyantes et joyeuses acclamations. Quelques-uns s’attardèrent à causer, boire, fumer ; des bouffées de mélodie flottaient dans la salle et, de temps à autre, le piano chantait tout seul. Nous sortîmes à l’aube, laissant jaillir de nous mille motifs de fugue ; et nous traversâmes ainsi les rues de Bâle, sous les regards d’une police à la fois défiante et paternelle.

Quelques heures après nous étions debout, étrillés, sanglés, caparaçonnés, prêts à nous repaître encore de musique : ce que nous fîmes jusqu’à l’heure du repas chez notre excellent Volkland, le plus cordial des hommes. Il nous fit asseoir à sa table. Une plantureuse nourriture nous mit la joie au cœur, et je vis que le gracieux vin blanc de notre hôte trouvait un vif plaisir à se laisser boire. Vous savez, honnête Casimir, que l’après-midi fut consacrée aux œuvres d’orgue de notre Saint-Père le Bach[2], belle occasion pour vous de labourer quelques pianos, et que nous nous achevâmes au théâtre, où l’on voulut bien nous donner le Jules César de Shakespeare. Vous l’avouerai-je ? après une journée si pleine j’aurais peut-être ébauché un somme. Mais toute la nuit j’en fus empêché par deux touristes (mâle et femelle) qui, dans la chambre contiguë à la mienne, échangèrent d’une voix rauque leurs stupides impressions. Ne pouvant jouer du flageolet, je pensai à mille choses d’autrefois ; et je psalmodiai ce distique, jadis improvisé près de Bayreuth par un jeune Mage de mes amis :

  Gorgé jusques aux dents de rouges aloyaux,
  Hændel éclate en chants terribles et loyaux.

Il le fit, je m’en souviens, par une après-midi de lumière, de chansons et de Johannisberg. Ce jour-là nous avions prié la sainte Kabbale d’aller voir à la cave si, par hasard, nous n’y étions pas ; et, libres de toute servitude, nous devisions gaîment dans la campagne ensoleillée.

  1. C’est un air de contralto en mi bémol, dans la partition du Messie.
  2. J’emprunte cette noble expression à M. Édouard Michel, qui est une des lumières de Marseille.