Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme/Italie

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ITALIE


À mon ami Paul F… (Foucher).


O ubi campi !


Et pourtant le bonheur m’aurait été facile !
Que le sort aussi bien n’a-t-il jeté mes pas
Au rivage d’Otrante, aux plaines de Sicile,
Aux bosquets de Pestum que je ne verrai pas[1] !

Là, de nuit sur un roc, et de jour sous l’ombrage,
Rêveur et nonchalant, couché comme un pasteur,
Loin de l’humain troupeau qu’a dispersé l’orage,
J’aurais aimé du ciel mesurer la hauteur.

J’aurais aimé le flot de ces rives fécondes,
Les citrons dans la haie où le ramier s’endort,
Quelques vapeurs dans l’air comme de blanches ondes,
Et les astres au lac comme des graviers d’or ;

Et les chants du pêcheur, fils d’une noble race,
Fort et vêtu de peaux, tel qu’un ancien Sabin,
Et la vierge, au front brun, au marcher plein de grâce,
Qui pend sa robe au myrte et descend dans le bain.


Pour échapper aux maux que fait la destinée,
Pour jouir ici-bas des fleurs de ma saison,
Et doucement couler cette humaine journée,
Que me faut-il ?… du ciel, de l’onde et du gazon,

Et, quand pâlit au soir la lumière affaiblie,
Une amoureuse voix, qui meurt à mon côté,
Qui dit non bien souvent et bien souvent l’oublie,
Des pleurs dans deux beaux yeux, un beau sein agité.

Que m’importent à moi les souvenirs antiques,
Et les os dispersés de tant d’illustres morts,
Et les noms qu’on veut lire au fronton des portiques,
Misène et son clairon, Caprée et ses remords,

Et les temples sous terre, et les urnes d’argile,
Tous ces objets si vains de si doctes débats ?
Et que m’importe encor le tombeau de Virgile,
El l’éternel laurier auquel je ne crois pas ?

Mais conte-moi longtemps, jeune Napolitaine,
Les noms harmonieux des arbres de ce bois ;
Nomme-moi les coteaux avec chaque fontaine,
Et les blanches villas qu’à l’horizon je vois ;

Dis-moi les mille noms de la sainte Madone
Dont tu baisas souvent le long voile doré,
Et ces autres doux noms que ton amour me donne
Et que me rend plus doux l’idiome adoré.

Oh ! jure de m’aimer ; alors je te veux croire.
Rien n’est sûr ici-bas qu’un humide baiser,
Que le rayon tremblant d’une prunelle noire,
Que de sentir un sein sous la main s’apaiser ;


Rien n’est sûr que de voir contre une épaule nue
Se briser en jouant des ondes de cheveux,
De cueillir les soupirs d’une bouche ingénue,
D’écouter succéder le silence aux aveux ;

De l’entendre jurer, quand tout change autour d’Elle,
Qu’un éternel amour doit pour vous l’enflammer,
Et de jurer aussi qu’on veut mourir fidèle…
Rien n’est sûr ici-bas, rien n’est bon que d’aimer !


  1. Il n’y a plus de bosquets à Pestum, il y a d’admirables colonnes debout se dessinant sur le plus beau ciel, et des ronces au bas, des reptiles, et la fièvre la moitié de l’année : mais Joseph Delorme voyait Pestum en idée du milieu de sa plaine de Montrouge.