Itinéraire de Paris à Jérusalem/Voyage/Partie 1

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Garnier (Œuvres complètes, Tome 5p. 109-221).


PREMIÈRE PARTIE




VOYAGE EN GRÈCE


J’avais arrêté le plan des Martyrs : la plupart des livres de cet ouvrage étaient ébauchés ; je ne crus pas devoir y mettre la dernière main avant d’avoir vu le pays où ma scène était placée : d’autres ont leurs ressources en eux-mêmes, moi j’ai besoin de suppléer à ce qui me manque par toutes sortes de travaux. Ainsi, quand on ne trouvera pas dans cet Itinéraire la description de tels ou tels lieux célèbres, il faudra la chercher dans les Martyrs.

Au principal motif qui me faisait, après tant de courses, quitter de nouveau la France, se joignaient d’autres considérations : un voyage en Orient complétait le cercle des études que je m’étais toujours promis d’achever. J’avais contemplé dans les déserts de l’Amérique les monuments de la nature : parmi les monuments des hommes, je ne connaissais encore que deux sortes d’antiquités, l’antiquité celtique et l’antiquité romaine ; il me restait à parcourir les ruines d’Athènes, de Memphis et de Carthage. Je voulais aussi accomplir le pèlerinage de Jérusalem :

(…) Qui devoto
Il gran Sepolcro adora, e scioglie il voto.

Il peut paraître étrange aujourd’hui de parler de vœux et de pèlerinages ; mais sur ce point je suis sans pudeur, et je me suis rangé depuis longtemps dans la classe des superstitieux et des faibles. Je serai peut-être le dernier Français sorti de mon pays pour voyager en Terre Sainte avec les idées, le but et les sentiments d’un ancien pèlerin ; mais si je n’ai point les vertus qui brillèrent jadis dans les sires de Coucy, de Nesles, de Chastillon, de Montfort, du moins la foi me reste : à cette marque je pourrais encore me faire reconnaître des antiques croisés.

" Et quant je voulus partir et me mettre à la voye, dit le sire de Joinville, je envoyé querir l’abbé de Cheminon, pour me reconcilier à lui. Et me bailla et ceignit mon escherpe, et me mit mon bourdon en la main. Et tantost je m’en pars de Jonville, sans ce que rentrasse oncques puis au chastel, jusques au retour du veage d’outre-mer. Et m’en allay premier à de saints veages, qui estoient illeques près… tout à pié deschaux, et en lange. Et ainsi que je allois de Bleicourt à Saint-Urban, qu’il me falloit passer auprès du chastel de Jonville, je n’osé oncques tourner la face devers-Jonville, de paour d’avoir trop grant regret, et que le cueur me attendrist. "

En quittant de nouveau ma patrie, le 13 juillet 1806, je ne craignis point de tourner la tête comme le sénéchal de Champagne : presque étranger dans mon pays, je n’abandonnais après moi ni château ni chaumière.

De Paris à Milan, je connaissais la route. A Milan, je pris le chemin de Venise : je vis partout, à peu près comme dans le Milanais, un marais fertile et monotone. Je m’arrêtai quelques instants aux monuments de Vérone, de Vicence et de Padoue. J’arrivai à Venise le 23 ; j’examinai pendant cinq jours les restes de sa grandeur passée : on me montra quelques bons tableaux du Tintoret, de Paul Véronèse et de son frère, du Bassan et du Titien. Je cherchai dans une église déserte le tombeau de ce dernier peintre, et j’eus quelque peine à le trouver : la même chose m’était arrivée à Rome pour le tombeau du Tasse. Après tout, les cendres d’un poète religieux et infortuné ne sont pas trop mal placées dans un ermitage : le chantre de la Jérusalem semble s’être réfugié dans cette sépulture ignorée, comme pour échapper aux persécutions des hommes ; il remplit le monde de sa renommée, et repose lui-même inconnu sous l’oranger de Saint-Onuphre.

Je quittai Venise le 28, et je m’embarquai à dix heures du soir pour me rendre en terre ferme. Le vent du sud-est soufflait assez pour enfler la voile, pas assez pour troubler la mer. A mesure que la barque s’éloignait, je voyais s’enfoncer sous l’horizon les lumières de Venise, et je distinguais, comme des taches sur les flots, les différentes ombres des îles dont la plage est semée. Ces îles, au lieu d’être couvertes de forts et de bastions, sont occupées par des églises et des monastères. Les cloches des hospices et des lazarets se faisaient entendre, et ne rappelaient que des idées de calme et de secours au milieu de l’empire des tempêtes et des dangers. Nous nous approchâmes assez d’une de ces retraites pour entrevoir des moines qui regardaient passer notre gondole ; ils avaient l’air de vieux nautoniers rentrés au port après de longues traverses : peut-être bénissaient-ils le voyageur, car ils se souvenaient d’avoir été comme lui étrangers dans la terre d’Égypte : " Fuistis enim et vos advenae in terra Aegypti. "

J’arrivai avant le lever du jour en terre ferme, et je pris un chariot de poste pour me conduire à Trieste. Je ne me détournai point de mon chemin pour voir Aquilée ; je ne fus point tenté de visiter la brèche par où des Goths et des Huns pénétrèrent dans la patrie d’Horace et de Virgile, ni de chercher les traces de ces armées qui exécutaient la vengeance de Dieu. J’entrai à Trieste le 29 à midi. Cette ville, régulièrement bâtie, est située sous un assez beau ciel, au pied d’une chaîne de montagnes stériles : elle ne possède aucun monument. Le dernier souffle de l’Italie vient expirer sur ce rivage où la barbarie commence.

M. Seguier, consul de France à Trieste, eut la bonté de me faire chercher un bâtiment ; on en trouva un prêt à mettre à la voile pour Smyrne : le capitaine me prit à son bord avec mon domestique. Il fut convenu qu’il me jetterait en passant sur les côtes de la Morée, que je traverserais par terre le Péloponèse ; que le vaisseau m’attendrait quelques jours à la pointe de l’Attique, au bout desquels jours si je ne paraissais point il poursuivrait son voyage.

Nous appareillâmes le 1er août à une heure du matin. Nous eûmes les vents contraires en sortant du port. L’Istrie présentait le long de la mer une terre basse, appuyée dans l’intérieur sur une chaîne de montagnes. La Méditerranée, placée au centre des pays civilisés, semée d’îles riantes, baignant des côtes plantées de myrtes, de palmiers et d’oliviers, donne sur-le-champ l’idée de cette mer où naquirent Apollon, les Néréides et Vénus, tandis que l’Océan, livré aux tempêtes, environné de terres inconnues, devait être le berceau des fantômes de la Scandinavie, ou le domaine de ces peuples chrétiens qui se font une idée si imposante de la grandeur et de la toute-puissance de Dieu.

Le 2 à midi le vent devint favorable ; mais les nuages qui s’assemblaient au couchant nous annoncèrent un orage. Nous entendîmes les premiers coups de foudre sur les côtes de la Croatie. A trois heures on plia les voiles et l’on suspendit une petite lumière, dans la chambre du capitaine, devant une image de la sainte Vierge. J’ai fait remarquer ailleurs combien il est touchant ce culte qui soumet l’empire des mers à une faible femme. Des marins à terre peuvent devenir des esprits forts comme tout le monde ; mais ce qui déconcerte la sagesse humaine, ce sont les périls : l’homme dans ce moment devient religieux, et le flambeau de la philosophie le rassure moins au milieu de la tempête que la lampe allumée devant la Madone.

A sept heures du soir l’orage était dans toute sa force. Notre capitaine autrichien commença une prière au milieu des torrents de pluie et des coups de tonnerre. Nous priâmes pour l’empereur François II, pour nous et pour les mariniers " sepolti in questo sacro mare ". Les matelots, les uns debout et découverts, les autres prosternés sur des canons, répondaient au capitaine.

L’orage continua une partie de la nuit. Toutes les voiles étant pliées, et l’équipage retiré, je restai presque seul auprès du matelot qui tenait la barre du gouvernail. J’avais ainsi passé autrefois des nuits entières sur des mers plus orageuses ; mais j’étais jeune alors, et le bruit des vagues, la solitude de l’Océan, les vents, les écueils, les périls, étaient pour moi autant de jouissances. Je me suis aperçu dans ce dernier voyage que la face des objets a changé pour moi. Je sais ce que valent à présent toutes ces rêveries de la première jeunesse ; et pourtant telle est l’inconséquence humaine, que je traversais encore les flots, que je me livrais encore à l’espérance, que j’allais encore recueillir des images, chercher des couleurs pour orner des tableaux qui devaient m’attirer peut-être des chagrins et des persécutions 1. Je me promenais sur le gaillard d’arrière, et de temps en temps je venais crayonner une note à la lueur de la lampe qui éclairait le compas du pilote. Ce matelot me regardait avec étonnement ; il me prenait, je crois, pour quelque officier de la marine française, occupé comme lui de la course du vaisseau : il ne savait pas que ma boussole n’était pas aussi bonne que la sienne, et qu’il trouverait le port plus sûrement que moi.

Le lendemain, 3 août, le vent s’étant fixé au nord-ouest, nous passâmes rapidement l’île de Pommo et celle de Pelagosa. Nous laissâmes à gauche les dernières îles de la Dalmatie, et nous découvrîmes à droite le mont Santo-Angelo, autrefois le mont Gargane, qui couvre Manfredonia, près des ruines de Sipontum, sur les côtes de l’Italie.

Le 4 nous tombâmes en calme ; le mistral se leva au coucher du soleil, et nous continuâmes notre route. A deux heures, la nuit étant superbe, j’entendis un mousse chanter le commencement du septième chant de la Jérusalem :

Intanto Erminia infra l’ombrose piante, etc.

L’air était une espèce de récitatif très élevé dans l’intonation, et descendant aux notes les plus graves à la chute du vers. Ce tableau du bonheur champêtre, retracé par un matelot au milieu de la mer, me parut encore plus enchanteur. Les anciens, nos maîtres en tout, ont connu ces oppositions de mœurs : Théocrite a quelquefois placé ses bergers au bord des flots, et Virgile se plaît à rapprocher les délassements du laboureur des travaux du marinier :

Invitat genialis hyems, curasque resolvit :
Ceu pressae cum jam portum tetigere carinae,
Puppibus et laeti nautae imposuere coronas.

Le 5 le vent souffla avec violence ; il nous apporta un oiseau grisâtre, assez semblable à une alouette. On lui donna l’hospitalité. En général, ce qui forme contraste avec leur vie agitée plaît aux marins ; ils aiment tout ce qui se lie dans leur esprit aux souvenirs de la vie des champs, tels que les aboiements du chien, le chant du coq, le passage des oiseaux de terre. A onze heures du matin de la même journée nous nous trouvâmes aux portes de l’Adriatique, c’est-à-dire entre le cap d’Otrante en Italie et le cap de la Linguetta en Albanie.

J’étais là sur les frontières de l’antiquité grecque et aux confins de l’antiquité latine. Pythagore, Alcibiade, Scipion, César, Pompée, Cicéron, Auguste, Horace, Virgile, avaient traversé cette mer. Quelles fortunes diverses tous ces personnages célèbres ne livrèrent-ils point à l’inconstance de ces mêmes flots ! Et moi, voyageur obscur, passant sur la trace effacée des vaisseaux qui portèrent les grands hommes de la Grèce et de l’Italie, j’allais chercher les Muses dans leur patrie ; mais je ne suis pas Virgile, et les dieux n’habitent plus l’Olympe. Nous avancions vers l’île de Fano. Elle porte, avec l’écueil de Merlère, le nom d’ Othonos ou de Calypso dans quelques cartes anciennes. D’Anville semble l’indiquer sous ce nom, et M. Lechevalier s’appuie de l’autorité de ce géographe pour retrouver dans Fano le séjour où Ulysse pleura si longtemps sa patrie. Procope observe quelque part, dans son Histoire mêlée, que si l’on prend pour l’île de Calypso une des petites îles qui environnent Corfou, cela rendra probable le récit d’Homère. En effet, un bateau suffirait alors pour passer de cette île à celle de Schérie (Corcyre ou Corfou) ; mais cela souffre de grandes difficultés. Ulysse part avec un vent favorable, et après dix-huit jours de navigation il aperçoit les terres de Schérie, qui s’élève comme un bouclier au-dessus des flots :

Εἲσατo δ'ώς ὃτε ῥινὸν έν ἥεροειδέι πόντῳ.

Or, si Fano est l’île de Calypso, cette île touche à Schérie. Loin de mettre dix-huit jours entiers de navigation pour découvrir les côtes de Corfou, Ulysse devait les voir de la forêt même où il bâtissait son vaisseau. Pline, Ptolémée, Pomponius Méla, l’Anonyme de Ravenne, ne donnent sur ce point aucune lumière ; mais on peut consulter Wood et les modernes, touchant la géographie d’Homère, qui placent tous, avec Strabon, l’île de Calypso sur la côte d’Afrique, dans la mer de Malte.

Au reste, je veux de tout mon cœur que Fano soit l’île enchantée de Calypso, quoique je n’y aie découvert qu’une petite masse de roches blanchâtres : j’y planterai, si l’on veut, avec Homère, " une forêt desséchée par les feux du soleil, des pins et des aunes chargés du nid des corneilles marines ; " ou bien, avec Fénelon, j’y trouverai des bois d’orangers et des " montagnes dont la figure bizarre forme un horizon à souhait pour le plaisir des yeux ". Malheur à qui ne verrait pas la nature avec les yeux de Fénelon et d’Homère !

Le vent étant tombé vers les huit heures du soir, et la mer s’étant aplanie, le vaisseau demeura immobile. Ce fut là que je jouis du premier coucher du soleil et de la première nuit dans le ciel de la Grèce. Nous avions à gauche l’île de Fano, et celle de Corcyre qui s’allongeait à l’orient : on découvrait par-dessus ces îles les hautes terres du continent de l’Epire ; les monts Acrocérauniens que nous avions passés formaient au nord, derrière nous, un cercle qui se terminait à l’entrée de l’Adriatique ; à notre droite, c’est-à-dire à l’occident, le soleil se couchait par delà les côtes d’Otrante ; devant nous était la pleine mer qui s’étendait jusqu’aux rivages de l’Afrique.

Les couleurs au couchant n’étaient point vives : le soleil descendait entre les nuages qu’il peignait de rose, il s’enfonça sous l’horizon, et le crépuscule le remplaça pendant une demi-heure. Durant le passage de ce court crépuscule, le ciel était blanc au couchant, bleu pâle au zénith et gris de perle au levant. Les étoiles percèrent l’une après l’autre cette admirable tenture : elles semblaient petites, peu rayonnantes, mais leur lumière était dorée et d’un éclat si doux, que je ne puis en donner une idée. Les horizons de la mer, légèrement vaporeux, se confondaient avec ceux du ciel. Au pied de l’île de Fano ou de Calypso on apercevait une flamme allumée par des pêcheurs : avec un peu d’imagination j’aurais pu voir les Nymphes embrasant le vaisseau de Télémaque. Il n’aurait aussi tenu qu’à moi d’entendre Nausicaa folâtrer avec ses compagnes, ou Andromaque pleurer au bord du faux Simoïs, puisque j’entrevoyais au loin, dans la transparence des ombres, les montagnes de Schérie et de Buthrotum 2.

Prodigiosa veterum mendacia vatum.

Les climats influent plus ou moins sur le goût des peuples. En Grèce, par exemple, tout est suave, tout est adouci, tout est plein de calme dans la nature comme dans les écrits des anciens. On conçoit presque comment l’architecture du Parthénon a des proportions si heureuses, comment la sculpture antique est si peu tourmentée, si paisible, si simple, lorsqu’on a vu le ciel pur et les paysages gracieux d’Athènes, de Corinthe et de l’Ionie. Dans cette patrie des Muses, la nature ne conseille point les écarts ; elle tend au contraire à ramener l’esprit à l’amour des choses uniformes et harmonieuses.

Le calme continua le 6, et j’eus tout le loisir de considérer Corfou, appelée tour à tour dans l’antiquité Drepanum, Macria, Schérie, Corcyre, Ephise, Cassiopée, Ceraunia et même Argos. C’est dans cette île qu’Ulysse fut jeté nu après son naufrage : plût à Dieu que la demeure d’Alcinoüs n’eût jamais été fameuse que par les fictions du malheur ! Je me rappelais malgré moi les troubles de Corcyre, que Thucydide a si éloquemment racontés. Il semble au reste qu’Homère, en chantant les jardins d’Alcinoüs, eût attaché quelque chose de poétique et de merveilleux aux destinées de Schérie. Aristote y vint expier dans l’exil les erreurs d’une passion que la philosophie ne surmonte pas toujours ; Alexandre, encore jeune, éloigné de la cour de Philippe, descendit dans cette île célèbre ; les Corcyréens virent le premier pas de ce voyageur armé qui devait visiter tous les peuples de la terre. Plusieurs citoyens de Corcyre remportèrent des couronnes aux jeux Olympiques : leurs noms furent immortalisés par les vers de Simonide et par les statues de Polyclète. Fidèle à sa double destinée, l’île des Phéaciens continua d’être sous les Romains le théâtre de la gloire et du malheur : Caton, après la bataille de Pharsale, rencontra Cicéron à Corcyre : ce serait un bien beau tableau à faire que celui de l’entrevue de ces deux Romains ! Quels hommes ! quelle douleur ! quels coups de fortune ! On verrait Caton voulant céder à Cicéron le commandement des dernières légions républicaines, parce que Cicéron avait été consul ; ils se séparent ensuite : l’un va se déchirer les entrailles à Utique et l’autre porter sa tête aux triumvirs. Peu de temps après, Antoine et Octavie célébrèrent à Corcyre ces noces fatales qui coûtèrent tant de larmes au monde ; et à peine un demi-siècle s’était écoulé, qu’Agrippine vint étaler au même lieu les funérailles de Germanicus : comme si cette île devait fournir à deux historiens rivaux de génie, dans deux langues rivales 3, le sujet du plus admirable de leurs tableaux.

Un autre ordre de choses et d’événements, d’hommes et de mœurs, ramène souvent le nom de Corcyre (alors Corfou) dans la Byzantine, dans les histoires de Naples et de Venise et dans la collection Gesta Dei per Francos. Ce fut de Corfou que partit cette armée de Croisés qui mit un gentilhomme français sur le trône de Constantinople. Mais si je parlais d’Apollidore, évêque de Corfou, qui se distingua par sa doctrine au concile de Nicée, de Georges et de saint Arsène, autres évêques de cette île devenue chrétienne ; si je disais que l’Église de Corfou fut la seule qui échappa à la persécution de Dioclétien ; qu’Hélène, mère de Constantin, commença à Corfou son pèlerinage en Orient, j’aurais bien peur de faire sourire de pitié les esprits forts. Quel moyen de nommer saint Jason et saint Sosistrate, apôtres des Corcyréens sous le règne de Claude, après avoir parlé d’Homère, d’Aristote, d’Alexandre, de Cicéron, de Caton, de Germanicus ! Et pourtant un martyr de l’indépendance est-il plus grand qu’un martyr de la vérité ? Caton se dévouant à la liberté de Rome est-il plus héroïque que Sosistrate se laissant brûler dans un taureau d’airain, pour annoncer aux hommes qu’ils sont frères, qu’ils doivent s’aimer, se secourir et s’élever jusqu’à Dieu par la pratique des vertus ?

J’avais le temps de repasser dans mon esprit tous ces souvenirs à la vue des rivages de Corfou, devant lesquels nous étions arrêtés par un calme profond. Le lecteur désire peut-être qu’un bon vent me porte en Grèce et le débarrasse de mes digressions ; c’est ce qui arriva le 7 au matin. La brise du nord-ouest se leva, et nous mîmes le cap sur Céfalonie. Le 8 nous avions à notre gauche Leucate, aujourd’hui Sainte-Maure, qui se confondait avec un haut promontoire de l’île d’Ithaque et les terres basses de Céfalonie. On ne voit plus dans la patrie d’Ulysse ni la forêt du mont Nérée ni les treize poiriers de Laerte : ceux-ci ont disparu, ainsi que ces deux poiriers, plus vénérables encore, que Henri IV donna pour ralliement à son armée lorsqu’il combattit à Ivry. Je saluai de loin la chaumière d’Eumée et le tombeau du chien fidèle. On ne cite qu’un seul chien célèbre par son ingratitude. : il s’appelait Math, et son maître était, je crois, un roi d’Angleterre de la maison de Lancastre. L’histoire s’est plu à retenir le nom de ce chien ingrat, comme elle conserve le nom d’un homme resté fidèle au malheur.

Le 9 nous longeâmes Céfalonie, et nous avancions rapidement vers Zante, Nemorosa Zacynthos. Les habitants de cette île passaient dans l’antiquité pour avoir une origine troyenne ; ils prétendaient descendre de Zacynthus, fils de Dardanus, qui conduisit à Zacynthe une colonie. Ils fondèrent Sagonte, en Espagne ; ils aimaient les arts et se plaisaient à entendre chanter les vers d’Homère ; ils donnèrent souvent asile aux Romains proscrits ; on veut même avoir retrouvé chez eux les cendres de Cicéron. Si Zante a réellement été le refuge des bannis, je lui voue volontiers un culte et je souscris à ses noms d’ Isola d’Oro, de Fior di Levante. Ce nom de fleur me rappelle que l’hyacinthe était originaire de l’île de Zante, et que cette île reçut son nom de la plante qu’elle avait portée : c’est ainsi que pour louer une mère, dans l’antiquité, on joignait quelquefois à son nom le nom de sa fille. Dans le moyen âge on trouve sur l’île de Zante une autre tradition, assez peu connue. Robert Guiscard, duc de la Pouille, mourut à Zante, en allant en Palestine. On lui avait prédit qu’il trépasserait à Jérusalem : d’où l’on a conclu que Zante portait le nom de Jérusalem au XIVe siècle, ou qu’il y avait dans cette île quelque lieu appelé Jésusalem. Au reste, Zante est célèbre aujourd’hui par ses sources d’huile de pétrole comme elle l’était du temps d’Hérodote, et ses raisins rivalisent avec ceux de Corinthe.

Du pèlerin normand Robert_Guiscard jusqu’à moi, pèlerin breton, il y a bien quelques années, mais dans l’intervalle de nos deux voyages le seigneur de Villamont, mon compatriote, passa à Zante. Il partit de la duché de Bretagne, en 1588, pour Jérusalem. " Bening lecteur, dit-il à la tête de son Voyage, tu recevras ce mien petit labeur, et suppleeras ( s’il te plaist) aux faultes qui s’y pourroient rencontrer ; et le recevant d’aussi bon cueur que je te le présente, tu me donneras courage à l’advenir de n’estre chiche de ce que j’aurai plus exquis rapporté du temps et de l’occasion ; servant à la France selon mon désir. Adieu. "

Le seigneur de Villamont ne s’arrêta point à Zante. Il vint comme moi à la vue de cette île, et, comme moi, le vent du ponent magistral le poussa vers la Morée. J’attendais avec impatience le moment où je découvrirais les côtes de la Grèce ; je les cherchais des yeux à l’horizon, et je les voyais dans tous les nuages. Le 10 au matin j’étais sur le pont avant le lever du soleil. Comme il sortait de la mer, j’aperçus dans le lointain des montagnes confuses et élevées : c’étaient celles de l’Elide. Il faut que la gloire soit quelque chose de réel, puisqu’elle fait ainsi battre le cœur de celui qui n’en est que le juge. A dix heures, nous passâmes devant Navarin, l’ancienne Pylos, couverte par l’île de Sphactérie : noms également célèbres, l’un dans la fable, l’autre dans l’histoire. A midi nous jetâmes l’ancre devant Modon, autrefois Méthone en Messénie. A une heure j’étais descendu à terre, je foulais le sol de la Grèce, j’étais à dix lieues d’Olympie, à trente de Sparte, sur le chemin que suivit Télémaque pour aller demander des nouvelles d’Ulysse à Ménélas : il n’y avait pas un mois que j’avais quitté Paris.

Notre vaisseau avait mouillé à une demi-lieue de Modon, entre le canal formé par le continent et les îles Sapienza et Cabrera, autrefois Oenussae. Vues de ce point, les côtes du Péloponèse vers Navarin paraissent sombres et arides. Derrière ces côtes s’élèvent, à quelque distance dans les terres, des montagnes qui semblent être d’un sable blanc recouvert d’une herbe flétrie : c’étaient là cependant les monts Egalées, au pied desquels Pylos était bâtie. Modon ne présente aux regards qu’une ville de moyen âge, entourée de fortifications gothiques à moitié tombantes. Pas un bateau dans le port, pas un homme sur la rive : partout le silence, l’abandon et l’oubli.

Je m’embarquai dans la chaloupe du bâtiment avec le capitaine pour aller prendre langue à terre. Nous approchions de la côte, j’étais prêt à m’élancer sur un rivage désert et à saluer la patrie des arts et du génie, lorsqu’on nous héla d’une des portes de la ville. Nous fûmes obligés de tourner la proue vers le château de Modon. Nous distinguâmes de loin, sur la pointe d’un rocher, des janissaires armés de toutes pièces et des Turcs attirés par la curiosité. Aussitôt qu’ils furent à la portée de la voix, ils nous crièrent en italien : Ben venuti ! Comme un véritable Grec, je fis attention à ce premier mot de bon augure entendu sur le rivage de la Messénie. Les Turcs se jetèrent dans l’eau pour tirer notre chaloupe à terre, et ils nous aidèrent à sauter sur le rocher. Ils parlaient tous à la fois et faisaient mille questions au capitaine en grec et en italien. Nous entrâmes par la porte à demi ruinée de la ville. Nous pénétrâmes dans une rue, ou plutôt dans un véritable camp, qui me rappela sur-le-champ la belle expression de M. de Bonald : " Les Turcs sont campés en Europe. " Il est incroyable à quel point cette expression est juste dans toute son étendue et sous tous ses rapports Ces Tartares de Modon étaient assis devant leurs portes, les jambes croisées, sur des espèces d’échoppes ou de tables de bois, à l’ombre de méchantes toiles tendues d’une maison à l’autre. Ils fumaient leurs pipes, buvaient le café, et, contre l’idée que je m’étais formée de la taciturnité des Turcs, ils riaient, causaient ensemble et faisaient grand bruit.

Nous nous rendîmes chez l’aga, pauvre hère, juché sur une sorte de lit de camp, dans un hangar ; il me reçut avec assez de cordialité. On lui expliqua l’objet de mon voyage. Il répondit qu’il me ferait donner des chevaux et un janissaire pour me rendre à Coron auprès du consul français, M. Vial ; que je pourrais aisément traverser la Morée, parce que les chemins étaient libres, vu qu’on avait coupé la tête à trois ou quatre cents brigands, et que rien n’empêchait plus de voyager.

Voici l’histoire de ces trois ou quatre cents brigands. Il y avait vers le mont Ithome une troupe d’une cinquantaine de voleurs qui infestaient les chemins. Le pacha de la Morée, Osman-Pacha, se transporta sur les lieux ; il fit cerner les villages où les voleurs avaient coutume de se cantonner. Il eût été trop long et trop ennuyeux pour un Turc de distinguer l’innocent du coupable : on assomma comme des bêtes fauves tout ce qui se trouva dans la battue du pacha. Les brigands périrent, il est vrai, mais avec trois cents paysans grecs qui n’étaient pour rien dans cette affaire.

De la maison de l’aga nous allâmes à l’habitation du vice-consul d’Allemagne. La France n’avait point alors d’agent à Modon. Il demeurait dans la bourgade des Grecs, hors de la ville. Dans tous les lieux où le poste est militaire, les Grecs sont séparés des Turcs. Le vice-consul me confirma ce que m’avait dit l’aga sur l’état de la Morée ; il m’offrit l’hospitalité pour la nuit : je l’acceptai, et je retournai un moment au vaisseau, sur un caïque qui devait ensuite me ramener au rivage.

Je laissai à bord Julien, mon domestique français, que j’envoyai m’attendre avec le vaisseau à la pointe de l’Attique, ou à Smyrne, si je manquais le passage du vaisseau. J’attachai autour de moi une ceinture qui renfermait ce que je possédais en or ; je m’armai de pied en cap, et je pris à mon service un Milanais, nommé Joseph, marchand d’étain à Smyrne : cet homme parlait un peu le grec moderne, et il consentit, pour une somme convenue, à me servir d’interprète. Je dis adieu au capitaine, et je descendis avec Joseph dans le caïque. Le vent était violent et contraire. Nous mîmes cinq heures pour gagner le port dont nous n’étions éloignés que d’une demi-lieue, et nous fûmes deux fois près de chavirer. Un vieux Turc à barbe grise, les yeux vifs et enfoncés sous d’épais sourcils, montrant de longues dents extrêmement blanches, tantôt silencieux, tantôt poussant des cris sauvages, tenait le gouvernail : il représentait assez bien le Temps passant dans sa barque un voyageur aux rivages déserts de la Grèce. Le vice-consul m’attendait sur la grève. Nous allâmes loger au bourg des Grecs. Chemin faisant j’admirai des tombeaux turcs qu’ombrageaient de grands cyprès au pied desquels la mer venait se briser. J’aperçus parmi ces tombeaux des femmes enveloppées de voiles blancs, et semblables à des ombres : ce fut la seule chose qui me rappela un peu la patrie des Muses. Le cimetière des chrétiens touche à celui des musulmans : il est délabré, sans pierres sépulcrales et sans arbres ; des melons d’eau qui végètent çà et là sur ces tombes abandonnées ressemblent, par leur forme et leur pâleur, à des crânes humains qu’on ne s’est pas donné la peine d’ensevelir. Rien n’est triste comme ces deux cimetières, où l’on remarque jusque dans l’égalité et l’indépendance de la mort la distinction du tyran et de l’esclave.

L’abbé Barthélemy a trouvé Méthone si peu intéressante dans l’antiquité, qu’il s’est contenté de faire mention de son puits d’eau bitumineuse. Sans gloire au milieu de toutes ces cités bâties par les dieux ou célébrées par les poètes, Méthone ne se retrouve point dans les chants de Pindare, qui forment avec les ouvrages d’Homère les brillantes archives de la Grèce. Démosthène, haranguant pour les Mégalopolitains et rappelant l’histoire de la Messénie, ne parle point de Méthone. Polybe, qui était de Mégalopolis, et qui donne de très bons conseils aux Messéniens, garde le même silence. Plutarque et Diogène Laerce ne citent aucun héros, aucun philosophe de cette ville. Athénée, Aulu-Gelle et Macrobe ne rapportent rien de Méthone. Enfin Pline Ptolémée, Pomponius Méla et l’Anonyme de Ravenne ne font que la nommer dans le dénombrement des villes de la Messénie ; mais Strabon et Pausanias veulent retrouver Méthone dans la Pédase d’Homère. Selon Pausanias, le nom de Méthone ou de Mothone lui vient d’une fille d’Oeneus, compagnon de Diomède, ou d’un rocher qui ferme l’entrée du port. Méthone reparaît assez souvent dans l’histoire ancienne mais jamais pour aucun fait important. Thucydide cite quelques corps d’hoplites de Méthone, dans la guerre du Péloponèse. On voit par un fragment de Diodore de Sicile que Brasidas défendit cette ville contre les Athéniens. Le même Diodore l’appelle une ville de la Laconie, parce que la Messénie était une conquête de Lacédémone ; celle-ci envoya à Méthone une colonie de Naupliens, qui ne furent point chassés de leur nouvelle patrie lorsque Epaminondas rappela les Messéniens. Méthone suivit le sort de la Grèce quand celle-ci passa sous le joug des Romains. Trajan accorda des privilèges à Méthone. Le Péloponèse étant devenu l’apanage de l’empire d’Orient, Méthone subit les révolutions de la Morée : dévastée par Alaric, peut-être plus maltraitée par Stilicon, elle fut démembrée de l’empire grec en 1124 par les Vénitiens. Rendue à ses anciens maîtres l’année d’après, elle retomba au pouvoir des Vénitiens en 1204. Un corsaire génois l’enleva aux Vénitiens en 1208. Le doge Dandolo la reprit sur les Génois. Mahomet II l’enleva aux Vénitiens, ainsi que toute la Grèce, en 1498. Morosini la reconquit sur les Turcs en 1686, et les Turcs y entrèrent de nouveau en 1715. Trois ans après, Pellegrin passa dans cette ville, dont il nous a fait la description en y mêlant la chronique scandaleuse de tous les consuls français : ceci forme depuis Homère jusqu’à nous la suite de l’obscure histoire de Méthone. Pour ce qui regarde le sort de Modon pendant l’expédition des Russes en Morée, on peut consulter le premier volume du Voyage de M. de Choiseul et l’ Histoire de Pologne par Rulhière.

Le vice-consul allemand, logé dans une méchante cahute de plâtre, m’offrit de très bon cœur un souper composé de pastèques, de raisins et de pain noir : il ne faut pas être difficile sur des repas lorsqu’on est si près de Sparte. Je me retirai ensuite dans la chambre que l’on m’avait préparée, mais sans pouvoir fermer les yeux. J’entendais les aboiements du chien de la Laconie et le bruit du vent de l’Elide ; comment aurais-je pu dormir ? Le 11, à trois heures du matin, la voix du janissaire de l’aga m’avertit qu’il fallait partir pour Coron.

Nous montâmes à cheval à l’instant. Je vais décrire l’ordre de la marche, parce qu’il a été le même dans tout le voyage.

A notre tête paraissait le guide ou le postillon grec à cheval, tenant un autre cheval en laisse : ce second cheval devait servir de remonte en cas qu’il arrivât quelque accident aux chevaux des voyageurs. Venait ensuite le janissaire, le turban en tête, deux pistolets et un poignard à la ceinture, un sabre au côté, et un fouet à la main pour faire avancer les chevaux du guide. Je suivais, à peu près armé comme le janissaire, portant de plus un fusil de chasse ; Joseph fermait la marche. Ce Milanais était un petit homme blond à gros ventre, le teint fleuri, l’air affable ; il était tout habillé de velours bleu ; deux longs pistolets d’arçon, passés dans une étroite ceinture, relevaient sa veste d’une manière si grotesque, que le janissaire ne pouvait jamais le regarder sans rire. Mon équipage consistait en un tapis pour m’asseoir, une pipe, un poêlon à café et quelques schalls pour m’envelopper la tête pendant la nuit. Nous partions au signal donné par le guide ; nous grimpions au grand trot les montagnes, et nous les descendions au galop à travers les précipices : il faut prendre son parti ; les Turcs militaires ne connaissent pas d’autre manière d’aller, et le moindre signe de frayeur, ou même de prudence, vous exposerait à leur mépris. Vous êtes assis d’ailleurs sur des selles de mamelouck, dont les étriers, larges et courts, vous plient les jambes, vous rompent les pieds et déchirent les flancs de votre cheval. Au moindre faux mouvement, le pommeau élevé de la selle vous crève la poitrine, et si vous vous renversez en arrière, le haut rebord de la selle vous brise les reins. On finit pourtant par trouver ces selles utiles, à cause de la solidité qu’elles donnent à cheval, surtout dans des courses aussi hasardeuses.

Les courses sont de huit à dix lieues avec les mêmes chevaux : on leur laisse prendre haleine sans manger à peu près à moitié chemin. On remonte ensuite, et l’on continue sa route. Le soir on arrive quelquefois à un kan, masure abandonnée où l’on dort parmi toutes sortes d’insectes et de reptiles sur un plancher vermoulu. On ne vous doit rien dans ce kan lorsque vous n’avez pas de firman de poste : c’est à vous de vous procurer des vivres comme vous pouvez. Mon janissaire allait à la chasse dans les villages ; il rapportait quelquefois des poulets que je m’obstinais à payer ; nous les faisions rôtir sur des branches vertes d’oliviers, ou bouillir avec du riz pour en faire un pilau. Assis à terre autour de ce festin, nous le déchirions avec nos doigts. le repas fini, nous allions nous laver la barbe et les mains au premier ruisseau. Voilà comme on voyage aujourd’hui dans le pays d’Alcibiade et d’Aspasie.

Il faisait encore nuit quand nous quittâmes Modon ; je croyais errer dans les déserts de l’Amérique : même solitude, même silence. Nous traversâmes des bois d’oliviers en nous dirigeant au midi. Au lever de l’aurore nous nous trouvâmes sur les sommets aplatis des montagnes les plus arides que j’aie jamais vues. Nous y marchâmes pendant deux heures. Ces sommets labourés par les torrents avaient l’air de guérets abandonnés ; le jonc marin et une espèce de bruyère épineuse et flétrie y croissaient par touffes. De gros caïeux de lis de montagne déchaussés par les pluies, paraissaient à la surface de la terre. Nous découvrîmes la mer vers l’est, à travers un bois d’oliviers clairsemés ; nous descendîmes ensuite dans une gorge de vallon où l’on voyait quelques champs d’orge et de coton. Nous passâmes un torrent desséché : son lit était rempli de lauriers-roses et de gatilliers (l’ agnus-castus), arbuste à feuille longue, pâle et menue, dont la fleur lilas, un peu cotonneuse, s’allonge en forme de quenouille. Je cite ces deux arbustes parce qu’on les retrouve dans toute la Grèce et qu’ils décorent presque seuls ces solitudes, jadis si riantes et si parées, aujourd’hui si nues et si tristes. A propos de torrent desséché, je dois dire aussi que je n’ai vu dans la patrie de l’Ilissus, de l’Alphée et de l’Erymante, que trois fleuves dont l’urne ne fût pas tarie : le Pamisus, le Céphise et l’Eurotas. Il faut qu’on me pardonne encore l’espèce d’indifférence et presque d’impiété avec laquelle j’écrirai quelquefois les noms les plus célèbres ou les plus harmonieux. On se familiarise malgré soi en Grèce avec Thémistocle, Epaminondas, Sophocle, Platon, Thucydide, et il faut une grande religion pour ne pas franchir le Cythéron, le Ménale ou le Lycée comme on passe des monts vulgaires.

Au sortir du vallon dont je viens de parler, nous commençâmes à gravir de nouvelles montagnes : mon guide me répéta plusieurs fois des noms inconnus ; mais, à en juger par leur position, ces montagnes devaient faire une partie de la chaîne du mont Témathia. Nous ne tardâmes pas à entrer dans un bois d’oliviers, de lauriers-roses, d’esquines, d’agnus-castus et de cornouillers. Ce bois était dominé par des sommets rocailleux. Parvenus à cette dernière cime, nous découvrîmes le golfe de Messénie, bordé de toutes parts par des montagnes entre lesquelles l’Ithome se distinguait par son isolement et le Taygète par ses deux flèches aiguës : je saluai ces monts fameux par tout ce que je savais de beaux vers à leur louange.

Un peu au-dessous du sommet du Témathia, en descendant vers Coron, nous aperçûmes une misérable ferme grecque, dont les habitants s’enfuirent à notre approche. A mesure que nous descendions, nous découvrions au-dessous de nous la rade et le port de Coron, où l’on voyait quelques bâtiments à l’ancre ; la flotte du capitan-pacha était mouillée de l’autre côté du golfe, vers Calamate. En arrivant à la plaine qui est au pied des montagnes et qui s’étend jusqu’à la mer, nous laissâmes sur notre droite un village au centre duquel s’élevait une espèce de château fort : le tout, c’est-à-dire le village et le château, était comme environné d’un immense cimetière turc couvert de cyprès de tous les âges. Mon guide, en me montrant ces arbres, me les nommait parissos. Un ancien habitant de la Messénie m’aurait autrefois conté l’histoire entière du jeune homme d’Amyclée, dont le Messénien d’aujourd’hui n’a retenu que la moitié du nom ; mais ce nom, tout défiguré qu’il est, prononcé sur les lieux, à la vue d’un cyprès et des sommets du Taygète, me fit un plaisir que les poètes comprendront. J’avais une consolation en regardant les tombes des Turcs : elles me rappelaient que les barbares conquérants de la Grèce avaient aussi trouvé leur dernier jour dans cette terre ravagée par eux. Au reste, ces tombes étaient fort agréables : le laurier-rose y croissait au pied des cyprès, qui ressemblaient à de grands obélisques noirs ; des tourterelles blanches et des pigeons bleus voltigeaient et roucoulaient dans ces arbres ; l’herbe flottait autour de petites colonnes funèbres que surmontait un turban ; une fontaine bâtie par un chérif répandait son eau dans le chemin pour le voyageur : on se serait volontiers arrêté dans ce cimetière, où le laurier de la Grèce, dominé par les cyprès de l’Orient, semblait rappeler la mémoire des deux peuples dont la poussière reposait dans ce lieu.

De ce cimetière à Coron il y a près de deux heures de marche : nous cheminâmes à travers un bois continuel d’oliviers, planté de froment à demi moissonné. Le terrain, qui de loin paraît une plaine unie, est coupé par des ravines inégales et profondes. M. Vial, alors consul de France à Coron, me reçut avec cette hospitalité si remarquable dans les consuls du Levant. Je lui remis une des lettres de recommandation que M. de Talleyrand, sur la prière de M. d’Hauterive, m’avait poliment accordées pour les consuls français dans les Echelles.

M. Vial voulut bien me loger chez lui. Il renvoya mon janissaire de Modon et me donna un de ses propres janissaires pour traverser avec moi la Morée et me conduire à Athènes. Le capitan-pacha étant en guerre avec les Maniottes, je ne pouvais me rendre à Sparte par Calamate, que l’on prendra si l’on veut pour Calathion, Cardamyle ou Thalames, sur la côte de la Laconie, presque en face de Coron. Il fut donc résolu que je ferais un long détour ; que j’irais chercher le défilé des portes de Léondari, l’un des Hermaeum de la Messénie ; que je me rendrais à Tripolizza afin d’obtenir du pacha de la Morée le firman nécessaire pour passer l’isthme ; que je reviendrais de Tripolizza à Sparte, et que de Sparte je prendrais par la montagne le chemin d’Argos, de Mycènes et de Corinthe.

Coroné, ainsi que Messène et Mégalopolis, ne remonte pas à une grande antiquité, puisqu’elle fut fondée par Epaminondas sur les ruines de l’ancienne Epéa. Jusque ici on a pris Coron pour Coroné, d’après l’opinion de d’Anville. J’ai quelques doutes sur ce point : selon Pausanias, Coroné était située au bas du mont Témathia, vers l’embouchure du Pamisus : or, Coron est assez éloignée de ce fleuve. elle est bâtie sur une hauteur à peu près dans la position où le même Pausanias place le temple d’Apollon Corinthus, ou plutôt dans la position de Colonides 4. On trouve vers le fond du golfe de Messénie des ruines au bord de la mer, qui pourraient bien être celles de la véritable Coroné, à moins qu’elles n’appartiennent au village d’Ino. Coronelli s’est trompé en prenant Coroné pour Pédase, qu’il faut, selon Strabon et Pausanias, retrouver dans Méthone.

L’histoire moderne de Coron ressemble a peu près à celle de Modon : Coron fut tour à tour, et aux mêmes époques que cette dernière ville, possédée par les Vénitiens, les Génois et les Turcs. Les Espagnols l’assiégèrent et l’enlevèrent aux infidèles en 1633. Les chevaliers de Malte se distinguèrent à ce siège assez mémorable. Vertot fait à ce sujet une singulière faute en prenant Coron pour Chéronée, patrie de Plutarque, qui n’est pas elle-même la Chéronée où Philippe donna des chaînes à la Grèce. Retombée au pouvoir des Turcs, Coron fut assiégée et prise de nouveau par Morosini, en 1685 : on remarque à ce siège deux de mes compatriotes. Coronelli ne cite que le commandeur de La Tour, qui y périt glorieusement, mais Giacomo Diedo parle encore du marquis de Courbon. J’aimais à retrouver les traces de l’honneur français dès mes premiers pas dans la véritable patrie de la gloire et dans le pays d’un peuple qui fut si bon juge de la valeur. Mais où ne retrouve-t-on pas ces traces ! A Constantinople, à Rhodes, en Syrie, en Égypte, à Carthage, partout où j’ai abordé, on m’a montré le camp des Français, la tour des Français, le château des Français : l’Arabe m’a fait voir les tombes de nos soldats sous les sycomores du Caire, et le Siminole sous les peupliers de la Floride.

C’est encore dans cette même ville de Coron que M. de Choiseul a commencé ses tableaux. Ainsi le sort me conduisait au même lieu où mes compatriotes avaient cueilli cette double palme des talents et des armes, dont la Grèce aimait à couronner ses enfants. Si j’ai moi-même parcouru sans gloire, mais non sans honneur, les deux carrières où les citoyens d’Athènes et de Sparte acquirent tant de renommée, je m’en console en songeant que d’autres Français ont été plus heureux que moi.

M. Vial se donna la peine de me montrer Coron, qui n’est qu’un amas de ruines modernes ; il me fit voir aussi l’endroit d’où les Russes canonnèrent la ville en 1770, époque fatale à la Morée, dont les Albanais ont depuis massacré la population. La relation des voyages de Pellegrin date de 1715 et de 1719 : le ressort de Coron s’étendait alors, selon ce voyageur, à quatre-vingts villages ; je ne sais si l’on en trouverait aujourd’hui cinq ou six dans le même arrondissement. Le reste de ces champs dévastés appartient à des Turcs, qui possèdent trois ou quatre mille pieds d’oliviers, et qui dévorent dans un harem à Constantinople l’héritage d’Aristomène. Les larmes me venaient aux yeux en voyant les mains du Grec esclave inutilement trempées de ces flots d’huile qui rendaient la vigueur au bras de ses pères pour triompher des tyrans.

La maison du consul dominait le golfe de Coron : je voyais de ma fenêtre la mer de Messénie peinte du plus bel azur ; devant moi, de l’autre côté de cette mer, s’élevait la haute chaîne du Taygète, couvert de neige et justement comparé aux Alpes par Polybe, mais aux Alpes sous un plus beau ciel. A ma droite s’étendait la pleine mer, et à ma gauche, au fond du golfe, je découvrais le mont Ithome, isolé comme le Vésuve, et tronqué comme lui à son sommet. Je ne pouvais m’arracher à ce spectacle : quelles pensées n’inspire point la vue de ces côtes désertes de la Grèce, où l’on n’entend que l’éternel sifflement du mistral et le gémissement des flots ! Quelques coups de canon, que le capitan-pacha faisait tirer de loin à loin contre les rochers des Maniottes, interrompaient seuls ces tristes bruits par un bruit plus triste encore. On n’apercevait sur toute l’étendue de la mer que la flotte de ce chef des barbares : elle me rappelait le souvenir de ces pirates américains qui plantaient leur drapeau sanglant sur une terre inconnue, en prenant possession d’un pays enchanté au nom de la servitude et de la mort ; ou plutôt je croyais voir les vaisseaux d’Alaric s’éloigner de la Grèce en cendres, en emportant la dépouille des temples, les trophées d’Olympie et les statues brisées de la Liberté et des Arts 5.

Je quittai Coron le 12 à deux heures du matin, comblé des politesses et des attentions de M. Vial, qui me donna une lettre pour le pacha de Morée, et une autre lettre pour un Turc de Misitra. Je m’embarquai avec Joseph et mon nouveau janissaire dans un caïque qui devait me conduire à l’embouchure du Pamisus, au fond du golfe de Messénie. Quelques heures d’une belle traversée me portèrent dans le lit du plus grand fleuve du Péloponèse, où notre petite barque échoua faute d’eau. Le janissaire alla chercher des chevaux à Nissi, gros village éloigné de trois ou quatre milles de la mer, en remontant le Pamisus. Cette rivière était couverte d’une multitude d’oiseaux sauvages dont je m’amusai à observer les jeux jusqu’au retour du janissaire. Rien ne serait agréable comme l’histoire naturelle si on la rattachait toujours à l’histoire des hommes : on aimerait à voir les oiseaux voyageurs quitter les peuplades ignorées de l’Atlantique pour visiter les peuples fameux de l’Eurotas et du Céphise. La Providence, afin de confondre notre vanité, a permis que les animaux connussent avant l’homme la véritable étendue du séjour de l’homme ; et tel oiseau américain attirait peut-être l’attention d’Aristote dans les fleuves de la Grèce, lorsque le philosophe ne soupçonnait même pas l’existence d’un monde nouveau. L’antiquité nous offrirait dans ses annales une foule de rapprochements curieux, et souvent la marche des peuples et des armées se lierait aux pèlerinages de quelques oiseaux solitaires ou aux migrations pacifiques des gazelles et des chameaux.

Le janissaire revint au rivage avec un guide et cinq chevaux, deux pour le guide et les trois autres pour moi, le janissaire et Joseph. Nous passâmes à Nissi, qui me semble inconnue dans l’antiquité. Je vis un moment le vayvode ; c’était un jeune Grec fort affable, qui m’offrit des confitures et du vin : je n’acceptai point son hospitalité, et je continuai ma route pour Tripolizza.

Nous nous dirigeâmes sur le mont Ithome, en laissant à gauche les ruines de Messène. L’abbé Fourmont, qui visita ces ruines il y a soixante-dix ans, y compta trente-huit tours encore debout. Je ne sais si M. Vial ne m’a point assuré qu’il en existe aujourd’hui neuf entières et un fragment considérable de mur d’enceinte. M. Pouqueville, qui traversa la Messénie dix ans avant moi, ne passa point à Messène. Nous arrivâmes vers les trois heures de l’après-midi au pied de l’Ithome, aujourd’hui le mont Vulcano, selon d’Anville. Je me convainquis, en examinant cette montagne, de la difficulté de bien entendre les auteurs anciens sans avoir vu les lieux dont ils parlent. Il est évident, par exemple, que Messène et l’ancienne Ithome ne pouvaient embrasser le mont dans leur enceinte, et qu’il faut expliquer la particule grecque περί (peri) comme l’explique M. Lechevalier à propos de la course d’Hector et d’Achille, c’est-à-dire qu’il faut traduire devant Troie, et non pas autour de Troie.

Nous traversâmes plusieurs villages, Chafasa, Scala, Cyparissa, et quelques autres récemment détruits par le pacha lors de sa dernière expédition contre les brigands. Je ne vis dans tous ces villages qu’une seule femme : elle ne démentait point le sang des Héraclides, par ses yeux bleus, sa haute taille et sa beauté. La Messénie fut presque toujours malheureuse : un pays fertile est souvent un avantage funeste pour un peuple. A la désolation qui régnait autour de moi on eût dit que les féroces Lacédémoniens venaient encore de ravager la patrie d’Aristomène. Un grand homme se chargea de venger un grand homme : Epaminondas éleva les murs de Messène. Malheureusement on peut reprocher à cette ville la mort de Philopoemen. Les Arcadiens tirèrent vengeance de cette mort, et transportèrent les cendres de leur compatriote à Mégalopolis. Je passais avec ma petite caravane précisément par les chemins où le convoi funèbre du dernier des Grecs avait passé, il y a environ deux mille ans.

Après avoir longé le mont Ithome nous traversâmes un ruisseau qui coule au nord, et qui pourrait bien être une des sources du Balyra. Je n’ai jamais défié les Muses, elles ne m’ont point rendu aveugle comme Thamyris ; et si j’ai une lyre, je ne l’ai point jetée dans le Balyra, au risque d’être changé après ma mort en rossignol. Je veux encore suivre le culte des neuf Sœurs pendant quelques années, après quoi j’abandonnerai leurs autels. La couronne de roses d’Anacréon ne me tente point : la plus belle couronne d’un vieillard, ce sont ses cheveux blancs et les souvenirs d’une vie honorable.

Andanies devait être plus bas, sur le cours du Balyra. J’aurais aimé à découvrir au moins l’emplacement des palais de Mérope.

J’entends des cris plaintifs. Hélas ! dans ces palais
Un dieu persécuteur habite pour jamais.

Mais Andanies était trop loin de notre route pour essayer d’en trouver les ruines. Une plaine inégale, couverte de grandes herbes et de troupeaux de chevaux comme les savanes de la Floride, me conduisit vers le fond du bassin où se réunissent les hautes montagnes de l’Arcadie et de la Laconie. Le Lycée était devant nous, cependant un peu sur notre gauche, et nous foulions probablement le sol de Stényclare. Je n’y entendais point Tyrtée chanter à la tête des bataillons de Sparte, mais, à son défaut, je fis en cet endroit la rencontre d’un Turc monté sur un bon cheval et accompagné de deux Grecs à pied. Aussitôt qu’il m’eut reconnu à mon habit franc il piqua vers moi, et me cria en français : " C’est un beau pays pour voyager que la Morée ! En France, de Paris à Marseille, je trouvais des lits et des auberges partout. Je suis très fatigué ; je viens de Coron par terre, et je vais à Léondari. Où allez-vous ? " Je répondis que j’allais à Tripolizza. " Eh bien ! dit le Turc, nous irons ensemble jusqu’au kan des Portes ; mais je suis très fatigué, mon cher seigneur. " Ce Turc courtois était un marchand de Coron qui avait été à Marseille, de Marseille à Paris et de Paris à Marseille 6.

Il était nuit lorsque nous arrivâmes à l’entrée du défilé, sur les confins de la Messénie, de l’Arcadie et de la Laconie. Deux rangs de montagnes parallèles forment cet Hermaeum qui s’ouvre du nord au midi. Le chemin s’élève par degrés du côté de la Messénie, et redescend par une pente assez douce vers la Laconie. C’est peut-être l’Hermaeum où, selon Pausanias, Oreste, troublé par la première apparition des Euménides, se coupa un doigt avec les dents.

Notre caravane s’engagea bientôt dans cet étroit passage. Nous marchions tous en silence et à la file 7. Cette route, malgré la justice expéditive du pacha, n’était pas sûre, et nous nous tenions prêts à tout événement. A minuit nous arrivâmes au kan placé au milieu du défilé : un bruit d’eau et un gros arbre nous annoncèrent cette pieuse fondation d’un serviteur de Mahomet. En Turquie toutes les institutions publiques sont dues à des particuliers ; l’État ne fait rien pour l’État. Ces institutions sont le fruit de l’esprit religieux et non de l’amour de la patrie ; car il n’y a point de patrie. Or, il est remarquable que toutes ces fontaines, tous ces kans, tous ces ponts, tombent en ruine et sont des premiers temps de l’empire : je ne crois pas avoir rencontré sur les chemins une seule fabrique moderne : d’où l’on doit conclure que chez les musulmans la religion s’affaiblit, et qu’avec la religion l’état social des Turcs est sur le point de s’écrouler.

Nous entrâmes dans le kan par une écurie ; une échelle en forme de pyramide renversée nous conduisit dans un grenier poudreux. Le marchand turc se jeta sur une natte en s’écriant : " C’est le plus beau kan de la Morée ! De Paris à Marseille je trouvais des lits et des auberges partout. " Je cherchai à le consoler en lui offrant la moitié du souper que j’avais apporté de Coron. " Eh, mon cher seigneur ! s’écria-t-il, je suis si fatigué que je vais mourir ! " Et il gémissait, et il se prenait la barbe, et il s’essuyait le front avec un schall, et il s’écriait : " Allah ! " Toutefois il mangeait d’un grand appétit la part du souper qu’il avait refusée d’abord.

Je quittai ce bon homme 8 le 13 au lever du jour, et je continuai ma route. Notre course était fort ralentie : au lieu du janissaire de Modon, qui ne demandait qu’à tuer son cheval, j’avais un janissaire d’une tout autre espèce. Mon nouveau guide était un petit homme maigre, fort marqué de petite vérole, parlant bas et avec mesure, et si plein de la dignité de son turban, qu’on l’eût pris pour un parvenu. Un aussi grave personnage ne se mettait au galop que lorsque l’importance de l’occasion l’exigeait : par exemple, lorsqu’il apercevait quelque voyageur. L’irrévérence avec laquelle j’interrompais l’ordre de la marche, courant en avant, à droite et à gauche, partout où je croyais découvrir quelques vestiges d’antiquité, lui déplaisait fort, mais il n’osait se plaindre. Du reste je le trouvai fidèle et assez désintéressé pour un Turc.

Une autre cause retardait encore notre marche ; le velours dont Joseph était vêtu dans la canicule, en Morée, le rendait fort malheureux ; au moindre mouvement du cheval il s’accrochait à la selle : son chapeau tombait d’un côté, ses pistolets de l’autre ; il fallait ramasser tout cela et remettre le pauvre Joseph à cheval. Son excellent caractère brillait d’un nouveau lustre au milieu de toutes ces peines, et sa bonne humeur était inaltérable. Nous mîmes donc trois mortelles heures pour sortir de l’Hermaeum, assez semblable dans cette partie au passage de l’Apennin entre Pérouse et Tarni. Nous entrâmes dans une plaine cultivée qui s’étend jusqu’à Léondari. Nous étions là en Arcadie, sur la frontière de la Laconie.

On convient généralement, malgré l’opinion de d’Anville, que Léondari n’est point Mégalopolis. On veut retrouver dans la première l’ancienne Leuctres de la Laconie, et c’est le sentiment de M. Barbié du Bocage. Où donc est Mégalopolis ? Peut-être au village de Sinano. Il eût fallu sortir de mon chemin et faire des recherches qui n’entraient point dans l’objet de mon voyage. Mégalopolis, qui n’est d’ailleurs célèbre par aucune action mémorable ni par aucun chef-d’œuvre des arts, n’eut tenté ma curiosité que comme monument du génie d’Epaminondas et patrie de Philopoemen et de Polybe.

Laissant à droite Léondari, ville tout à fait moderne, nous traversâmes un bois de vieux chênes-verts ; c’était le reste vénérable d’une forêt sacrée : un énorme vautour perché sur la cime d’un arbre mort y semblait encore attendre le passage d’un augure. Nous vîmes le soleil se lever sur le mont Borée ; nous mîmes pied à terre au bas de ce mont pour gravir un chemin taillé dans le roc : ces chemins étaient appelés Chemins de l’Echelle en Arcadie.

Je n’ai pu reconnaître en Morée ni les chemins grecs ni les voies romaines. Des chaussées turques de deux pieds et demi de large servent à traverser les terrains bas et marécageux ; comme il n’y a pas une seule voiture à roues dans cette partie du Péloponèse, ces chaussées suffisent aux ânes des paysans et aux chevaux des soldats. Cependant Pausanias et la carte de Peutinger marquent plusieurs routes dans les lieux où j’ai passé, surtout aux environs de Mantinée. Bergier les a très bien suivies dans ses Chemins de l’Empire 9.

Nous nous trouvions dans le voisinage d’une des sources de l’Alphée ; je mesurais avidement des yeux les ravines que je rencontrais : tout était muet et desséché. Le chemin qui conduit de Borée à Tripolizza traverse d’abord des plaines désertes et se plonge ensuite dans une longue vallée de pierres. Le soleil nous dévorait ; à quelques buissons rares et brûlés étaient suspendues des cigales qui se taisaient à notre approche ; elles recommençaient leurs cris dès que nous étions passés : on n’entendait que ce bruit monotone, les pas de nos chevaux et la complainte de notre guide. Lorsqu’un postillon grec monte à cheval, il commence une chanson qu’il continue pendant toute la route. C’est presque toujours une longue histoire rimée qui charme les ennuis des descendants de Linus : les couplets en sont nombreux, l’air triste et assez ressemblant aux airs de nos vieilles romances françaises. Une, entre autres, qui doit être fort connue, car je l’ai entendue depuis Coron jusqu’à Athènes, rappelle d’une manière frappante l’air :

Mon cœur charmé de sa chaîne, etc.
Il faut seulement s’arrêter aux quatre premiers vers sans passer au refrain :
Toujours ! toujours !

Ces airs auraient-ils été apportés en Morée par les Vénitiens ? Serait-ce que les Français, excellant dans la romance, se sont rencontrés avec le génie des Grecs ? Ces airs sont-ils antiques ? Et s’ils sont antiques, appartiennent-ils à la seconde école de la musique chez les Grecs, ou remontent-ils jusqu’au temps d’Olympe ? Je laisse ces questions à décider aux habiles. Mais il me semble encore ouïr le chant de mes malheureux guides, la nuit, le jour, au lever, au coucher du soleil, dans les solitudes de l’Acadie, sur les bords de l’Eurotas, dans les déserts d’Argos, de Corinthe, de Mégare : lieux où la voix des Ménades ne retentit plus, où les concerts des muses ont cessé, où le Grec infortuné semble seulement déplorer dans de tristes complaintes les malheurs de sa patrie :

(…) Soli cantare periti
Arcades 10 ?

A trois lieues de Tripolizza, nous rencontrâmes deux officiers de la garde du pacha, qui couraient, comme moi, en poste. Ils assommaient les chevaux et le postillon à coups de fouet de peau de rhinocéros. Ils s’arrêtèrent en me voyant, et me demandèrent mes armes : je refusai de les donner. Le janissaire me fit dire par Joseph que ce n’était qu’un pur objet de curiosité, et que je pouvais aussi demander les armes de ces voyageurs. A cette condition je voulus bien satisfaire les spahis : nous changeâmes d’armes. Ils examinèrent longtemps mes pistolets, et finirent par me les tirer au-dessus de la tête.

J’avais été prévenu de ne me laisser jamais plaisanter par un Turc, si je ne voulais m’exposer à mille avanies. J’ai reconnu plusieurs fois dans la suite combien ce conseil était utile : un Turc devient aussi souple s’il voit que vous ne le craignez pas qu’il est insultant s’il s’aperçoit qu’il vous fait peur. Je n’aurais pas eu besoin, d’ailleurs, d’être averti dans cette occasion, et la plaisanterie m’avait paru trop mauvaise pour ne pas la rendre coup sur coup. Enfonçant donc les éperons dans les flancs de mon cheval, je courus sur les Turcs et leur lâchai les coups de leurs propres pistolets en travers, si près du visage, que l’amorce brûla les moustaches du plus jeune spahi. Une explication s’ensuivit entre ces officiers et le janissaire, qui leur dit que j’étais Français : à ce nom de Français il n’y eut point de politesses turques qu’ils ne me firent. Ils m’offrirent la pipe, chargèrent mes armes et me les rendirent. Je crus devoir garder l’avantage qu’ils me donnaient, et je fis simplement charger leurs pistolets par Joseph. Ces deux étourdis voulurent m’engager à courir avec eux : je les refusai, et ils partirent. On va voir que je n’étais pas le premier Français dont ils eussent entendu parler, et que leur pacha connaissait bien mes compatriotes.

On peut lire dans M. Pouqueville une description exacte de Tripolizza, capitale de la Morée. Je n’avais pas encore vu de ville entièrement turque : les toits rouges de celle-ci, ses minarets et ses dômes me frappèrent agréablement au premier coup d’œil. Tripolizza est pourtant située dans une partie assez aride du vallon de Tégée, et sous une des croupes du Ménale qui m’a paru dépouillée d’arbres et de verdure. Mon janissaire me conduisit chez un Grec de la connaissance de M. Vial. Le consul, comme je l’ai dit, m’avait donné une lettre pour le pacha. Le lendemain de mon arrivée, 15 août, je me rendis chez le drogman de Son Excellence : je le priai de me faire délivrer le plus tôt possible mon firman de poste et l’ordre nécessaire pour passer l’isthme de Corinthe. Ce drogman, jeune homme d’une figure fine et spirituelle, me répondit en italien que d’abord il était malade, qu’ensuite le pacha venait d’entrer chez ses femmes ; qu’on ne parlait pas comme cela à un pacha ; qu’il fallait attendre ; que les Français étaient toujours pressés.

Je répliquai que je n’avais demandé les firmans que pour la forme ; que mon passeport français me suffisait pour voyager en Turquie, maintenant en paix avec mon pays ; que puisqu’on n’avait pas le temps de m’obliger, je partirais sans les firmans et sans remettre la lettre du consul au pacha.

Je sortis. Deux heures après le drogman me fit rappeler ; je le trouvai plus traitable, soit qu’à mon ton il m’eût pris pour un personnage d’importance, soit qu’il craignît que je ne trouvasse quelque moyen de porter mes plaintes à son maître ; il me dit qu’il allait se rendre chez Sa Grandeur et lui parler de mon affaire.

En effet, deux heures après un Tartare me vint chercher et me conduisit chez le pacha. Son palais est une grande maison de bois, carrée, ayant, au centre, une vaste cour, et des galeries régnant sur les quatre faces de cette cour. On me fit attendre dans une salle où je trouvai des papas et le patriarche de la Morée. Ces prêtres et leur patriarche parlaient beaucoup, et avaient parfaitement les manières déliées et avilies des courtisans grecs sous le Bas-Empire. J’eus lieu de croire, aux mouvements que je remarquai, qu’on me préparait une réception brillante ; cette cérémonie m’embarrassait. Mes vêtements étaient délabrés, mes bottes poudreuses, mes cheveux en désordre, et ma barbe comme celle d’Hector : barba squalida. Je m’étais enveloppé dans mon manteau, et j’avais plutôt l’air d’un soldat qui sort du bivouac que d’un étranger qui se rend à l’audience d’un grand seigneur.

Joseph, qui disait se connaître aux pompes de l’Orient, m’avait forcé de prendre ce manteau : mon habit court lui déplaisait ; lui-même voulut m’accompagner avec le janissaire pour me faire honneur. Il marchait derrière moi sans bottes, les jambes et les pieds nus, et un mouchoir rouge jeté par-dessus son chapeau. Malheureusement il fut arrêté à la porte du palais dans ce bel équipage : les gardes ne voulurent point le laisser passer : il me donnait une telle envie de rire, que je ne pus jamais le réclamer sérieusement. La prétention au turban le perdit, et il ne vit que de loin les grandeurs où il avait aspiré.

Après deux heures de délai, d’ennui et d’impatience, on m’introduisit dans la salle du pacha : je vis un homme d’environ quarante ans, d’une belle figure, assis ou plutôt couché sur un divan, vêtu d’un cafetan de soie, un poignard orné de diamants à la ceinture, un turban blanc à la tête. Un vieillard à longue barbe occupait respectueusement une place à sa droite (c’était peut-être le bourreau) ; le drogman grec était assis à ses pieds ; trois pages debout tenaient des pastilles d’ambre, des pincettes d’argent et du feu pour la pipe. Mon janissaire resta à la porte de la salle.

Je m’avançai, saluai Son Excellence en mettant la main sur mon cœur ; je lui présentai la lettre du consul, et, usant du privilège des Français, je m’assis sans avoir attendu l’ordre.

Osman me fit demander d’où je venais, où j’allais, ce que je voulais.

Je répondis que j’allais en pèlerinage à Jérusalem ; qu’en me rendant à la ville sainte des chrétiens j’avais passé par la Morée pour voir les antiquités romaines 11 ; que je désirais un firman de poste pour avoir des chevaux, et un ordre pour passer l’isthme.

Le pacha répliqua que j’étais le bienvenu, que je pouvais voir tout ce qui me ferait plaisir, et qu’il m’accorderait des firmans. Il me demanda ensuite si j’étais militaire et si j’avais fait la guerre d’Égypte.

Cette question m’embarrassa, ne sachant trop dans quelle intention elle était faite. Je répondis que j’avais autrefois servi mon pays, mais que je n’avais jamais été en Égypte.

Osman me tira tout de suite d’embarras : il me dit loyalement qu’il avait été fait prisonnier par les Français à la bataille d’Aboukir ; qu’il avait été très bien traité de mes compatriotes, et qu’il s’en souviendrait toujours.

Je ne m’attendais point aux honneurs du café, et cependant je les obtins : je me plaignis alors de l’insulte faite à un de mes gens, et Osman me proposa de faire donner devant moi vingt coups de bâton au délis qui avait arrêté Joseph. Je refusai ce dédommagement, et je me contentai de la bonne volonté du pacha. Je sortis de mon audience fort satisfait : il est vrai qu’il me fallut payer largement à la porte des distinctions aussi flatteuses. Heureux si les Turcs en place employaient au bien des peuples qu’ils gouvernent cette simplicité de mœurs et de justice ! Mais ce sont des tyrans que la soif de l’or dévore, et qui versent sans remords le sang innocent pour la satisfaire.

Je retournai à la maison de mon hôte, précédé de mon janissaire et suivi de Joseph, qui avait oublié sa disgrâce. Je passai auprès de quelques ruines dont la construction me parut antique : je me réveillai alors de l’espèce de distraction où m’avaient jeté les dernières scènes avec les deux officiers turcs, le drogman et le pacha ; je me retrouvai tout à coup dans les campagnes des Tégéates : et j’étais un Franc en habit court et en grand chapeau ; et je venais de recevoir l’audience d’un Tartare en robe longue et en turban au milieu de la Grèce !

Eheu ! fugaces labuntur anni !

M. Barbié du Bocage se récrie avec raison contre l’inexactitude de nos cartes de Morée, où la capitale de cette province n’est souvent pas même indiquée. La cause de cette négligence vient de ce que le gouvernement turc a changé dans cette partie de la Grèce. Il y avait autrefois un sangiac qui résidait à Coron. La Morée étant devenue un pachalic, le pacha a fixé sa résidence à Tripolizza, comme dans un point plus central. Quant à l’agrément de la position, j’ai remarqué que les Turcs étaient assez indifférents sur la beauté des lieux. Ils n’ont point à cet égard la délicatesse des Arabes, que le charme du ciel et de la terre séduit toujours, et qui pleurent encore aujourd’hui Grenade perdue.

Cependant, quoique très obscure, Tripolizza n’a pas été tout à fait inconnue jusqu’à M. Pouqueville, qui écrit Tripolitza : Pellegrin en parle, et la nomme Trepolezza ; d’Anville, Trapolizza ; M. de Choiseul, Tripolizza, et les autres voyageurs ont suivi cette orthographe. D’Anville observe que Tripolizza n’est point Mantinée : c’est une ville moderne, qui paraît s’être élevée entre Mantinée, Tégée et Orchomène.

Un Tartare m’apporta le soir mon firman de poste et l’ordre pour passer l’isthme. En s’établissant sur les débris de Constantinople, les Turcs ont manifestement retenu plusieurs usages des peuples conquis. L’établissement des postes en Turquie est, à peu de chose près, celui qu’avaient fixé les empereurs romains : on ne paye point les chevaux ; le poids de votre bagage est réglé ; on est obligé de vous fournir partout la nourriture, etc. Je ne voulus point user de ces magnifiques mais odieux privilèges, dont le fardeau pèse sur un peuple malheureux : je payai partout mes chevaux et ma nourriture comme un voyageur sans protection et sans firman.

Tripolizza étant une ville absolument moderne, j’en partis le 15 pour Sparte, où il me tardait d’arriver. Il me fallait, pour ainsi dire, revenir sur mes pas, ce qui n’aurait pas eu lieu si j’avais d’abord visité la Laconie en passant par Calamate. A une lieue vers le couchant, au sortir de Tripolizza, nous nous arrêtâmes pour voir des ruines : ce sont celles d’un couvent grec dévasté par les Albanais au temps de la guerre des Russes, mais dans les murs de ce couvent on aperçoit des fragments d’une belle architecture et des pierres chargées d’inscriptions engagées dans la maçonnerie. J’essayai longtemps d’en lire une à gauche de la porte principale de l’église. Les lettres étaient du bon temps, et l’inscription parut être en boustrophédon : ce qui n’annonce pas toujours une très haute antiquité. Les caractères étaient renversés par la position de la pierre ; la pierre elle-même était éclatée, placée fort haut et enduite en partie de ciment. Je ne pus rien déchiffrer hors le mot TEGEATES, qui me causa presque autant de joie que si j’eusse été membre de l’Académie des Inscriptions. Tégée a dû exister aux environs de ce couvent. On trouve dans les champs voisins beaucoup de médailles. J’en achetai trois d’un paysan, qui ne me donnèrent aucune lumière ; il me les vendit très cher. Les Grecs, à force de voir des voyageurs, commencent à connaître le prix de leurs antiquités.

Je ne dois pas oublier qu’en errant parmi ces décombres je découvris une inscription beaucoup plus moderne : c’était le nom de M. Fauvel écrit au crayon sur un mur. Il faut être voyageur pour savoir quel plaisir on éprouve à rencontrer tout à coup dans des lieux lointains et inconnus un nom qui vous rappelle la patrie.

Nous continuâmes notre route entre le nord et le couchant. Après avoir marché pendant trois heures par des terrains à demi cultivés, nous entrâmes dans un désert qui ne finit qu’à la vallée de la Laconie. Le lit desséché d’un torrent nous servait de chemin ; nous circulions avec lui dans un labyrinthe de montagnes peu élevées, toutes semblables entre elles, ne présentant partout que des sommets pelés et des flancs couverts d’une espèce de chêne-vert nain à feuilles de houx. Au bord de ce torrent desséché, et au centre à peu près de ces monticules, nous rencontrâmes un kan ombragé de deux platanes et rafraîchi par une petite fontaine. Nous laissâmes reposer nos montures : il y avait dix heures que nous étions à cheval. Nous ne trouvâmes pour toute nourriture que du lait de chèvre et quelques amandes. Nous repartîmes avant le coucher du soleil, et nous nous arrêtâmes à onze heures du soir dans une gorge de vallée, au bord d’un autre torrent qui conservait un peu d’eau.

Le chemin que nous suivions ne traversait aucun lieu célèbre : il avait servi tout au plus à la marche des troupes de Sparte, lorsqu’elles allaient combattre celles de Tégée dans les premières guerres de Lacédémone. On ne trouvait sur cette route qu’un temple de Jupiter Scotitas vers le passage des Hermès : toutes ces montagnes ensemble devaient former différentes branches du Parnon, du Cronius et de l’Olympe.

Le 16, à la pointe du jour, nous bridâmes nos chevaux : le janissaire fit sa prière, se lava les coudes, la barbe et les mains, se tourna vers l’orient comme pour appeler la lumière, et nous partîmes. En avançant vers la Laconie, les montagnes commençaient à s’élever et à se couvrir de quelques bouquets de bois ; les vallées étaient étroites et brisées ; quelques-unes me rappelèrent, mais sur une moindre échelle, le site de la grande Chartreuse et son magnifique revêtement de forêts. A midi nous découvrîmes un kan aussi pauvre que celui de la veille, quoiqu’il fût décoré du pavillon ottoman. Dans un espace de vingt-deux lieues c’étaient les deux seules habitations que nous eussions rencontrées : la fatigue et la faim nous obligèrent à rester dans ce sale gîte plus longtemps que je ne l’aurais voulu. Le maître du lieu, vieux Turc à la mine rébarbative, était assis dans un grenier qui régnait au-dessus des étables du kan ; les chèvres montaient jusqu’à lui et l’environnaient de leurs ordures. Il nous reçut dans ce lieu de plaisance, et ne daigna pas se lever de son fumier pour faire donner quelque chose à des chiens de chrétiens ; il cria d’une voix terrible, et un pauvre enfant grec tout nu, le corps enflé par la fièvre et par les coups de fouet, nous vint apporter du lait de brebis dans un vase dégoûtant par sa malpropreté ; encore fus-je obligé de sortir pour le boire à mon aise, car les chèvres et leurs chevreaux m’assiégeaient pour m’arracher un morceau de biscuit que je tenais à la main. J’avais mangé l’ours et le chien sacré avec les sauvages ; je partageai depuis le repas des Bedouins ; mais je n’ai jamais rien rencontré de comparable à ce premier kan de la Laconie. C’était pourtant à peu près dans les mêmes lieux que paissaient les troupeaux de Ménélas et qu’il offrit un festin à Télémaque : " On s’empressait dans le palais du roi, les serviteurs amenaient les victimes ; ils apportaient aussi un vin généreux, tandis que leurs femmes, le front orné de bandelettes pures, préparaient leurs repas 12. "

Nous quittâmes le kan vers trois heures après midi : à cinq heures nous parvînmes à une croupe de montagnes d’où nous découvrîmes en face de nous le Taygète, que j’avais déjà vu du côté opposé, Misitra, bâtie à ses pieds, et la vallée de la Laconie.

Nous y descendîmes par une espèce d’escalier taillé dans le roc comme celui du mont Borée. Nous aperçûmes un pont léger et d’une seule arche, élégamment jeté sur un petit fleuve, et réunissant deux hautes collines. Arrivés au bord du fleuve, nous passâmes à gué ses eaux limpides, au travers de grands roseaux, de beaux lauriers-roses en pleine fleur. Ce fleuve que je passais ainsi sans le connaître était l’Eurotas. Une vallée tortueuse s’ouvrit devant nous ; elle circulait autour de plusieurs monticules de figure à peu près semblable, et qui avaient l’air de monts artificiels ou de tumulus. Nous nous engageâmes dans ces détours, et nous arrivâmes à Misitra comme le jour tombait.

M. Vial m’avait donné une lettre pour un des principaux Turcs de Misitra, appelé Ibraïm-Bey. Nous mîmes pied à terre dans sa cour, et ses esclaves m’introduisirent dans la salle des étrangers ; elle était remplie de musulmans qui tous étaient comme moi des voyageurs et des hôtes d’Ibraïm. Je pris ma place sur le divan au milieu d’eux ; je suspendis comme eux mes armes au mur au-dessus de ma tête. Joseph et mon janissaire en firent autant. Personne ne me demanda qui j’étais, d’où je venais : chacun continua de fumer, de dormir ou de causer avec son voisin sans jeter les yeux sur moi.

Notre hôte arriva : on lui avait porté la lettre de M. Vial. Ibraïm, âgé d’environ soixante ans, avait la physionomie douce et ouverte. Il vint à moi, me prit affectueusement la main, me bénit, essaya de prononcer le mot bon, moitié en français, moitié en italien, et s’assit à mes côtés. Il parla en grec à Joseph ; il me fit prier de l’excuser s’il ne me recevait pas aussi bien qu’il aurait voulu : il avait un petit enfant malade : un figliuolo, répétait-il en italien ; et cela lui faisait tourner la tête, mi fa tornar la testa ; et il serrait son turban avec ses deux mains. Assurément ce n’était pas la tendresse paternelle dans toute sa naïveté que j’aurais été chercher à Sparte ; et c’était un vieux Tartare qui montrait ce bon naturel sur le tombeau de ces mères qui disaient à leurs fils, en leur donnant le bouclier : Htan, h epi tan, avec ou dessus.

Ibraïm me quitta après quelques instants pour aller veiller son fils : il ordonna de m’apporter la pipe et le café ; mais comme l’heure du repas était passée, on ne me servit point de pilau : il m’aurait cependant fait grand plaisir, car j’étais presque à jeun depuis vingt-quatre heures. Joseph tira de son sac un saucisson dont il avalait des morceaux à l’insu des Turcs ; il en offrait sous main au janissaire, qui détournait les yeux avec un mélange de regret et d’horreur.

Je pris mon parti : je me couchai sur le divan, dans l’angle de la salle. Une fenêtre avec une grille en roseaux s’ouvrait sur la vallée de la Laconie, où la lune répandait une clarté admirable. Appuyé sur le coude, je parcourais des yeux le ciel, la vallée, les sommets brillants et sombres du Taygète, selon qu’ils étaient dans l’ombre ou la lumière. Je pouvais à peine me persuader que je respirais dans la patrie d’Hélène et de Ménélas. Je me laissai entraîner à ces réflexions que chacun peut faire, et moi plus qu’un autre, sur les vicissitudes des destinées humaines. Que de lieux avaient déjà vu mon sommeil paisible ou troublé ! Que de fois, à la clarté des mêmes étoiles, dans les forêts de l’Amérique, sur les chemins de l’Allemagne, dans les bruyères de l’Angleterre, dans les champs de l’Italie, au milieu de la mer, je m’étais livré à ces mêmes pensées touchant les agitations de la vie !

Un vieux Turc, homme, à ce qu’il paraissait, de grande considération, me tira de ces réflexions pour me prouver d’une manière encore plus sensible que j’étais loin de mon pays. Il était couché à mes pieds sur le divan : il se tournait, il s’asseyait, il soupirait, il appelait ses esclaves, il les renvoyait ; il attendait le jour avec impatience. Le jour vint (17 août) : le Tartare, entouré de ses domestiques, les uns à genoux, les autres debout, ôta son turban ; il se mira dans un morceau de glace brisée, peigna sa barbe, frisa ses moustaches, se frotta les joues pour les animer. Après avoir fait ainsi sa toilette, il partit en traînant majestueusement ses babouches et en me jetant un regard dédaigneux.

Mon hôte entra quelque temps après portant son fils dans ses bras. Ce pauvre enfant, jaune et miné par la fièvre, était tout nu. Il avait des amulettes et des espèces de sorts suspendus au cou. Le père le mit sur mes genoux, et il fallut entendre l’histoire de la maladie : l’enfant avait pris tout le quinquina de la Morée ; on l’avait saigné (et c’était là le mal) ; sa mère lui avait mis des charmes, et elle avait attaché un turban à la tombe d’un santon : rien n’avait réussi. Ibraïm finit par me demander si je connaissais quelque remède : je me rappelai que dans mon enfance on m’avait guéri d’une fièvre avec de la petite centaurée ; je conseillai l’usage de cette plante comme l’aurait pu faire le plus grave médecin. Mais qu’était-ce que la centaurée ? Joseph pérora. Je prétendis que la centaurée avait été découverte par un certain médecin du voisinage appelé Chiron qui courait à cheval sur les montagnes. Un Grec déclara qu’il avait connu ce Chiron, qu’il était de Calamate, et qu’il montait ordinairement un cheval blanc. Comme nous tenions conseil, nous vîmes entrer un Turc, que je reconnus pour un chef de la loi à son turban vert. Il vint à nous, prit la tête de l’enfant entre ses deux mains, et prononça dévotement une prière ; tel est le caractère de la piété ; elle est touchante et respectable même dans les religions les plus funestes.

J’avais envoyé le janissaire me chercher des chevaux et un guide pour visiter d’abord Amyclée et ensuite les ruines de Sparte, où je croyais être : tandis que j’attendais son retour, Ibraïm me fit servir un repas à la turque. J’étais toujours couché sur le divan : on mit devant moi une table extrêmement basse ; un esclave me donna à laver ; on apporta sur un plateau de bois un poulet haché dans du riz ; je mangeai avec mes doigts. Après le poulet on servit une espèce de ragoût de mouton dans un bassin de cuivre ; ensuite des figues, des olives, du raisin et du fromage, auquel, selon Guillet 13, Misitra doit aujourd’hui son nom. Entre chaque plat un esclave me versait de l’eau sur les mains, et un autre me présentait une serviette de grosse toile, mais fort blanche. Je refusai de boire du vin par courtoisie ; après le café, on m’offrit du savon pour mes moustaches.

Pendant le repas le chef de la loi m’avait fait faire plusieurs questions par Joseph ; il voulait savoir pourquoi je voyageais, puisque je n’étais ni marchand ni médecin. Je répondis que je voyageais pour voir les peuples, et surtout les Grecs qui étaient morts. Cela le fit rire : il répliqua que puisque j’étais venu en Turquie, j’aurais dû apprendre le turc. Je trouvai pour lui une meilleure raison à mes voyages en disant que j’étais un pèlerin de Jérusalem. " Hadgi ! hadgi 14 ! " s’écria-t-il. Il fut pleinement satisfait. La religion est une espèce de langue universelle entendue de tous les hommes. Ce Turc ne pouvait comprendre que je quittasse ma patrie par un simple motif de curiosité, mais il trouva tout naturel que j’entreprisse un long voyage pour aller prier à un tombeau, pour demander à Dieu quelque prospérité ou la délivrance de quelque malheur. Ibraïm, qui en m’apportant son fils m’avait demandé si j’avais des enfants, était persuadé que j’allais à Jérusalem afin d’en obtenir. J’ai vu les sauvages du Nouveau-Monde indifférents à mes manières étrangères, mais seulement attentifs comme les Turcs à mes armes et à ma religion, c’est-à-dire aux deux choses qui protègent l’homme dans ses rapports de l’âme et du corps. Ce consentement unanime des peuples sur la religion et cette simplicité d’idées m’ont paru valoir la peine d’être remarqués.

Au reste, cette salle des étrangers où je prenais mon repas offrait une scène assez touchante, et qui rappelait les anciennes mœurs de l’Orient. Tous les hôtes d’Ibraïm n’étaient pas riches, il s’en fallait beaucoup ; plusieurs même étaient de véritables mendiants : pourtant ils étaient assis sur le même divan avec les Turcs qui avaient un grand train de chevaux et d’esclaves. Joseph et mon janissaire étaient traités comme moi, si ce n’est pourtant qu’on ne les avait point mis à ma table. Ibraïm saluait également ses hôtes, parlait à chacun, faisait donner à manger à tous. Il y avait des gueux en haillons, à qui des esclaves portaient respectueusement le café. On reconnaît là les préceptes charitables du Coran et la vertu de l’hospitalité que les Turcs ont empruntée des Arabes ; mais cette fraternité du turban ne passe pas le seuil de la porte, et tel esclave a bu le café avec son hôte, à qui ce même hôte fait couper le cou en sortant. J’ai lu pourtant, et l’on m’a dit qu’en Asie il y a encore des familles turques qui ont les mœurs, la simplicité et la candeur des premiers âges : je le crois, car Ibraïm est certainement un des hommes les plus vénérables que j’aie jamais rencontrés.

Le janissaire revint avec un guide qui me proposait des chevaux non seulement pour Amyclée, mais encore pour Argos. Il demanda un prix que j’acceptai. Le chef de la loi, témoin du marché, se leva tout en colère ; il me fit dire que puisque je voyageais pour connaître les peuples, j’eusse à savoir que j’avais affaire à des fripons ; que ces gens-là me volaient ; qu’ils me demandaient un prix extraordinaire ; que je ne leur devais rien, puisque j’avais un firman, et qu’enfin j’étais complètement leur dupe. Il sortit plein d’indignation, et je vis qu’il était moins animé par un esprit de justice que révolté de ma stupidité.

A huit heures du matin je partis pour Amyclée, aujourd’hui Sclabochôrion : j’étais accompagné du nouveau guide et d’un cicérone grec, très bon homme, mais très ignorant. Nous prîmes le chemin de la plaine au pied du Taygète, en suivant de petits sentiers ombragés et fort agréables qui passaient entre des jardins ; ces jardins, arrosés par des courants d’eau qui descendaient de la montagne, étaient plantés de mûriers, de figuiers et de sycomores. On y voyait aussi beaucoup de pastèques, de raisins, de concombres et d’herbes de différentes sortes : à la beauté du ciel et à l’espèce de culture près, on aurait pu se croire dans les environs de Chambéry. Nous traversâmes la Tiase, et nous arrivâmes à Amyclée, où je ne trouvai qu’une douzaine de chapelles grecques dévastées par les Albanais, et placées à quelque distance les unes des autres au milieu de champs cultivés. Le temple d’Apollon celui d’Eurotas à Onga, le tombeau d’Hyacinthe, tout a disparu. Je ne pus découvrir aucune inscription : je cherchai pourtant avec soin le fameux nécrologe des prêtresses d’Amyclée, que l’abbé Fourmont copia en 1731 ou 1732, et qui donne une série de près de mille années avant Jésus-Christ. Les destructions se multiplient avec une telle rapidité dans la Grèce, que souvent un voyageur n’aperçoit pas le moindre vestige des monuments qu’un autre voyageur a admirés quelques mois avant lui. Tandis que je cherchais des fragments de ruines antiques parmi des monceaux de ruines modernes, je vis arriver des paysans conduits par un papas ; ils dérangèrent une planche appliquée contre le mur d’une des chapelles, et entrèrent dans un sanctuaire que je n’avais pas encore visité. J’eus la curiosité de les y suivre, et je trouvai que ces pauvres gens priaient avec leurs prêtres dans ces débris : ils chantaient les litanies devant une image de la Panagia 15, barbouillée en rouge sur un mur peint en bleu. Il y avait bien loin de cette fête aux fêtes d’Hyacinthe ; mais la triple pompe des ruines, des malheurs et des prières au vrai Dieu effaçait à mes yeux toutes les pompes de la terre.

Mes guides me pressaient de partir, parce que nous étions sur la frontière des Maniottes, qui, malgré les relations modernes, n’en sont pas moins de grands voleurs. Nous repassâmes la Tiase, et nous retournâmes à Misitra par le chemin de la montagne. Je relèverai ici une erreur qui ne laisse pas de jeter de la confusion dans les cartes de la Laconie. Nous donnons indifféremment le nom moderne d’ Iris ou Vasilipotamos à l’Eurotas. La Guilletière, ou plutôt Guillet, ne sait où Niger a pris ce nom d’ Iris, et M. Pouqueville paraît également étonné de ce nom. Niger et Mélétius, qui écrivent Neris par corruption, n’ont pas cependant tout à fait tort. L’Eurotas est connu à Misitra sous le nom d’ Iri (et non pas d’ Iris) jusqu’à sa jonction avec la Tiase : il prend alors le nom de Vasilipotamos, et il le conserve le reste de son cours.

Nous arrivâmes dans la montagne au village de Parori, où nous vîmes une grande fontaine appelée Chieramo : elle sort avec abondance du flanc d’un rocher ; un saule pleureur l’ombrage au-dessus, et au-dessous s’élève un immense platane autour duquel on s’assied sur des nattes pour prendre le café. Je ne sais d’où ce saule pleureur a été apporté à Misitra ; c’est le seul que j’aie vu en Grèce 16. L’opinion commune fait, je crois, le salix babylonica originaire de l’Asie Mineure, tandis qu’il nous est peut-être venu de la Chine à travers l’Orient. Il en est de même du peuplier pyramidal, que la Lombardie a reçu de la Crimée et de la Géorgie, et dont la famille a été retrouvée sur les bords du Mississipi, au-dessus des Illinois.

Il y a beaucoup de marbres brisés et enterrés dans les environs de la fontaine de Parori : plusieurs portent des inscriptions dont on aperçoit des lettres et des mots ; avec du temps et de l’argent, peut-être pourrait-on faire dans cet endroit quelques découvertes : cependant il est probable que la plupart de ces inscriptions auront été copiées par l’abbé Fourmont, qui en recueillit trois cent cinquante dans la Laconie et dans la Messénie.

Suivant toujours à mi-côte le flanc du Taygète, nous rencontrâmes une seconde fontaine appelée Πανθάλμα, Panthalama, qui tire son nom de la pierre d’où l’eau s’échappe. On voit sur cette pierre une sculpture antique d’une mauvaise exécution, représentant trois nymphes dansant avec des guirlandes. Enfin nous trouvâmes une dernière fontaine nommée Τριζέλλα, Tritzella, au-dessus de laquelle s’ouvre une grotte qui n’a rien de remarquable 17. On reconnaîtra, si l’on veut, la Dorcia des anciens dans l’une de ces trois fontaines ; mais alors elle serait placée beaucoup trop loin de Sparte.

Là, c’est-à-dire à la fontaine Tritzella, nous nous trouvions derrière Misitra et presque au pied du château ruiné qui commande la ville. Il est placé au haut d’un rocher de forme quasi pyramidale. Nous avions employé huit heures à toutes nos courses, et il était quatre heures de l’après-midi. Nous quittâmes nos chevaux, et nous montâmes à pied au château par le faubourg des Juifs, qui tourne en limaçon autour du rocher jusqu’à la base du château. Ce faubourg a été entièrement détruit par les Albanais ; les murs seuls des maisons sont restés debout, et l’on voit à travers les ouvertures des portes et des fenêtres la trace des flammes qui ont dévoré ces anciennes retraites de la misère. Des enfants, aussi méchants que les Spartiates dont ils descendent, se cachent dans ces ruines, épient le voyageur, et au moment où il passe font crouler sur lui des pans de murs et des fragments de rocher. Je faillis être victime d’un de ces jeux lacédémoniens.

Le château gothique qui couronne ces débris tombe lui-même en ruine : les vides des créneaux, les crevasses formées dans les voûtes et les bouches des citernes font qu’on ne marche pas sans danger. Il n’y a ni portes, ni gardes, ni canons le tout est abandonné ; mais on est bien dédommagé de la peine qu’on a prise de monter à ce donjon par la vue dont on jouit.

Au-dessous de vous, à votre gauche, est la partie détruite de Misitra, c’est-à-dire le faubourg des Juifs, dont je viens de parler. A l’extrémité de ce faubourg vous apercevez l’archevêché et l’église de Saint-Dimitri, environnés d’un groupe de maisons grecques avec des jardins.

Perpendiculairement au-dessous de vous s’étend la partie de la ville appelée Κατωχώριον, Katôchôrion, c’est-à-dire le bourg au-dessous du château.

En avant de Katôchôrion se trouve le Μεσοχώριον, Mésochôrion, le bourg du milieu : celui-ci a de grands jardins, et renferme des maisons turques peintes de vert et de rouge ; on y remarque aussi des bazars, des kans et des mosquées.

A droite, au pied du Taygète, on voit successivement les trois villages ou faubourgs que j’avais traversés : Tritzella, Panthalama et Parori.

De la ville même sortent deux torrents : le premier est appelé Ὁβριοπόταμος, Hobriopotamos, rivière des Juifs ; il coule entre le Katôchôrion et le Mésochôrion.

Le second se nomme Panthalama, du nom de la fontaine des Nymphes dont il sort : il se réunit à l’Hobriopotamos assez loin dans la plaine, vers le village désert de Μαγοῦλα, Magoula. Ces deux torrents, sur lesquels il y a un petit pont, ont suffi à La Guilletière pour en former l’Eurotas et le pont Babyx, sous le nom générique de Γέφυρος, qu’il aurait dû, je pense, écrire Γέφυρα.

A Magoula, ces deux ruisseaux réunis se jettent dans la rivière de Magoula, l’ancien Cnacion, et celui-ci va se perdre dans l’Eurotas.

Vue du château de Misitra, la vallée de la Laconie est admirable : elle s’étend à peu près du nord au midi ; elle est bordée à l’ouest par le Taygète, et à l’est par les monts Tornax, Barosthènes, Olympe et Ménélaïon ; de petites collines obstruent la partie septentrionale de la vallée, descendent au midi en diminuant de hauteur, et viennent former de leurs dernières croupes les collines où Sparte était assise.

Depuis Sparte jusqu’à la mer se déroule une plaine unie et fertile arrosée par l’Eurotas 18.

Me voilà donc monté sur un créneau du château de Misitra, découvrant, contemplant et admirant toute la Laconie. Mais quand parlerez-vous de Sparte ? me dira le lecteur. Où sont les débris de cette ville ? Sont-ils renfermés dans Misitra ? N’en reste-t-il aucune trace ? Pourquoi courir à Amyclée avant d’avoir visité tous les coins de Lacédémone ? Vous contenterez-vous de nommer l’Eurotas sans en montrer le cours, sans en décrire les bords ? Quelle largeur a-t-il ? de quelle couleur sont ses eaux ? où sont ses cygnes, ses roseaux, ses lauriers ? Les moindres particularités doivent être racontées quand il s’agit de la patrie de Lycurgue, d’Agis, de Lysandre, de Léonidas. Tout le monde a vu Athènes, mais très peu de voyageurs ont pénétré jusqu’à Sparte : aucun n’en a complètement décrit les ruines.

Il y a déjà longtemps que j’aurais satisfait le lecteur si, dans le moment même où il m’aperçoit au haut du donjon de Misitra, je n’eusse fait pour mon propre compte toutes les questions que je l’entends me faire à présent.

Si on a lu l’introduction à cet Itinéraire on a pu voir que je n’avais rien négligé pour me procurer sur Sparte tous les renseignements possibles : j’ai suivi l’histoire de cette ville depuis les Romains jusqu’à nous ; j’ai parlé des voyageurs et des livres qui nous ont appris quelque chose de la moderne Lacédémone ; malheureusement ces notions sont assez vagues, puisqu’elles ont fait naître deux opinions contradictoires. D’après le père Pacifique, Cornelli, le romancier Guillet et ceux qui les ont suivis, Misitra est bâtie sur les ruines de Sparte ; et d’après Spon, Vernon, l’abbé Fourmont, Leroi et d’Anville, les ruines de Sparte sont assez éloignées de Misitra 19. Il était bien clair, d’après cela, que les meilleures autorités étaient pour cette dernière opinion. D’Anville surtout est formel, et il paraît choqué du sentiment contraire : " Le lieu, dit-il, qu’occupait cette ville (Sparte), est appelé Palaeochôri ou le vieux bourg ; la ville nouvelle sous le nom de Misitra, que l’on a tort de confondre avec Sparte, en est écartée vers le couchant 20. " Spon, combattant La Guilletière, s’exprime aussi fortement d’après le témoignage de Vernon et du consul Giraud. L’abbé Fourmont, qui a retrouvé à Sparte tant d’inscriptions, n’a pu être dans l’erreur sur l’emplacement de cette ville. Il est vrai que nous n’avons pas son voyage ; mais Leroi, qui a reconnu le théâtre et le dromos, n’a pu ignorer la vraie position de Sparte. Les meilleures géographies, se conformant à ces grandes autorités, ont pris soin d’avertir que Misitra n’est point du tout Lacédémone. Il y en a même qui fixent assez bien la distance de l’une à l’autre de ces villes, en la faisant d’environ deux lieues.

on voit ici, par un exemple frappant, combien il est difficile de rétablir la vérité quand une erreur est enracinée. Malgré Spon, Fourmont, Leroi, d’Anville, etc., on s’est généralement obstiné à voir Sparte dans Misitra, et moi-même tout le premier. Deux voyageurs modernes avaient achevé de m’aveugler, Scrofani et M. Pouqueville. Je n’avais pas fait attention que celui-ci, en décrivant Misitra comme représentant Lacédémone, ne faisait que répéter l’opinion des gens du pays, et qu’il ne donnait pas ce sentiment pour le sien : il semble même pencher au contraire vers l’opinion qui a pour elle les meilleures autorités : d’où je devais conclure que M. Pouqueville, exact sur tout ce qu’il a vu de ses propres yeux, avait été trompé dans ce qu’on lui avait dit de Sparte 21.

Persuadé donc, par une erreur de mes premières études, que Misitra était Sparte, j’avais commencé à parcourir Amyclée : mon projet était de me débarrasser d’abord de ce qui n’était point Lacédémone, afin de donner ensuite à cette ville toute mon attention. Qu’on juge de mon embarras, lorsque, du haut du château de Misitra, je m’obstinais à vouloir reconnaître la cité de Lycurgue dans une ville absolument moderne, et dont l’architecture ne m’offrait qu’un mélange confus du genre oriental et du style gothique, grec et italien : pas une pauvre petite ruine antique pour se consoler au milieu de tout cela. Encore si la vieille Sparte, comme la vieille Rome, avait levé sa tête défigurée du milieu de ces monuments nouveaux ! Mais non : Sparte était renversée dans la poudre, ensevelie dans le tombeau, foulée aux pieds des Turcs, morte, morte tout entière !

Je le croyais ainsi. Mon cicérone savait à peine quelques mots d’italien et d’anglais. Pour me faire mieux entendre de lui, j’essayais de méchantes phrases de grec moderne : je barbouillais au crayon quelques mots de grec ancien, je parlais italien et anglais, je mêlais du français à tout cela ; Joseph voulait nous mettre d’accord, et il ne faisait qu’accroître la confusion ; le janissaire et le guide (espèce de juif demi-nègre) donnaient leur avis en turc, et augmentaient le mal. Nous parlions tous à la fois, nous criions, nous gesticulions ; avec nos habits différents, nos langages et nos visages divers, nous avions l’air d’une assemblée de démons perchés au coucher du soleil sur la pointe de ces ruines. Les bois et les cascades du Taygète étaient derrière nous, la Laconie à nos pieds, et le plus beau ciel sur notre tête :

" Voilà Misitra, disais-je au cicérone : c’est Lacédémone, n’est-ce pas ? "

Il me répondait : " Signor, Lacédémone ? Comment ? "

" Je vous dis Lacédémone ou Sparte ? "

" Sparte ? Quoi ? "

" Je vous demande si Misitra est Sparte. "

" Je n’entends pas. "

" Comment ! vous, Grec, vous, Lacédémonien, vous ne connaissez pas le nom de Sparte ? "

" Sparte ? Oh ! oui, Grande république ! Fameux Lycurgue ! "

" Ainsi Misitra est Lacédémone ? "

Le Grec me fit un signe de tête affirmatif. Je fus ravi.

" Maintenant, repris-je, expliquez-moi ce que je vois : quelle est cette partie de la ville ? " Et je montrais la partie devant moi, un peu à droite.

" Mésochôrion, " répondit-il.

" J’entends bien : mais quelle partie était-ce de Lacédémone ? "

" Lacédémone ? Quoi ? "

J’étais hors de moi.

" Au moins, indiquez-moi le fleuve. " Et je répétais : " Potamos, Potamos. "

Mon Grec me fit remarquer le torrent appelé la rivière des Juifs.

" Comment, c’est là l’Eurotas ? impossible ! Dites-moi où est le Vasilipotamos. "

Le cicérone fit de grands gestes, et étendit le bras à droite, du côté d’Amyclée.

Me voilà replongé dans toutes mes perplexités. Je prononçai le nom d’ Iri, et, à ce nom, mon Spartiate me montra la gauche à l’opposé d’Amyclée.

Il fallait conclure qu’il y avait deux fleuves : l’un à droite, le Vasilipotamos ; l’autre à gauche, l’Iri, et que ni l’un ni l’autre de ces fleuves ne passait à Misitra. On a vu plus haut, par l’explication que j’ai donnée de ces deux noms, ce qui causait mon erreur.

Ainsi, disais-je en moi-même, je ne sais plus où est l’Eurotas ; mais il est clair qu’il ne passe point à Misitra. Donc Misitra n’est point Sparte, à moins que le cours du fleuve n’ait changé et ne se soit éloigné de la ville ; ce qui n’est pas du tout probable. Où est donc Sparte ? Je serai venu jusque ici sans avoir pu la trouver ! Je m’en retournerai sans l’avoir vue ! J’étais dans la consternation. Comme j’allais descendre du château, le Grec s’écria : " Votre Seigneurie demande peut-être Palaeochôri ? " A ce nom je me rappelai le passage de d’Anville ; je m’écrie à mon tour : " Oui, Palaeochôri ! la vieille ville ! Où est-elle, Palaeochôri ? "

" Là-bas, à Magoula, " dit le cicérone ; et il me montrait au loin dans la vallée une chaumière blanche environnée de quelques arbres.

Les larmes me vinrent aux yeux en fixant mes regards sur cette misérable cabane qui s’élevait dans l’enceinte abandonnée d’une des villes les plus célèbres de l’univers, et qui servait seule à faire reconnaître l’emplacement de Sparte, demeure unique d’un chevrier, dont toute la richesse consiste dans l’herbe qui croît sur les tombeaux d’Agis et de Léonidas.

Je ne voulus plus rien voir ni rien entendre : je descendis précipitamment du château, malgré les cris des guides qui voulaient me montrer des ruines modernes et me raconter des histoires d’agas, de pachas, de cadis, de vayvodes ; mais en passant devant l’archevêché je trouvai des papas qui attendaient le Français à la porte, et qui m’invitèrent à entrer de la part de l’archevêque.

Quoique j’eusse bien désiré refuser cette politesse, il n’y eut pas moyen de s’y soustraire. J’entrai donc : l’archevêque était assis au milieu de son clergé dans une salle très propre, garnie de nattes et de coussins à la manière des Turcs. Tous ces papas et leur chef étaient gens d’esprit et de bonne humeur ; plusieurs savaient l’italien et s’exprimaient avec facilité dans cette langue. Je leur contai ce qui venait de m’arriver au sujet des ruines de Sparte : ils en rirent, et se moquèrent du cicérone ; ils me parurent fort accoutumés aux étrangers.

La Morée est en effet remplie de Lévantins, de Francs, de Ragusains, d’Italiens, et surtout de jeunes médecins de Venise et des îles Ioniennes, qui viennent dépêcher les cadis et les agas. Les chemins sont assez sûrs : on trouve passablement de quoi se nourrir ; on jouit d’une grande liberté, pourvu qu’on ait un peu de fermeté et de prudence. C’est en général un voyage très facile, surtout pour un homme qui a vécu chez les sauvages de l’Amérique. Il y a toujours quelques Anglais sur les chemins du Péloponèse : les papas me dirent qu’ils avaient vu dans ces derniers temps des antiquaires et des officiers de cette nation. Il y a même à Misitra une maison grecque qu’on appelle l’ Auberge anglaise : on y mange du roast-beef et l’on y boit du vin de Porto. Le voyageur a sous ce rapport de grandes obligations aux Anglais : ce sont eux qui ont établi de bonnes auberges dans toute l’Europe, en Italie, en Suisse, en Allemagne, en Espagne, à Constantinople, à Athènes et jusqu’aux portes de Sparte, en dépit de Lycurgue.

L’archevêque connaissait le vice-consul d’Athènes, et je ne sais s’il ne me dit point lui avoir donné l’hospitalité dans les deux ou trois courses que M. Fauvel a faites à Misitra. Après qu’on m’eut servi le café, on me montra l’archevêché et l’église : celle-ci, fort célèbre dans nos géographies, n’a pourtant rien de remarquable. La mosaïque du pavé est commune ; les peintures, vantées par Guillet, rappellent absolument les ébauches de l’école avant le Pérugin. Quant à l’architecture, ce sont toujours des dômes plus ou moins écrasés, plus ou moins multipliés. Cette cathédrale, dédiée à saint Dimitri, et non pas à la Vierge, comme on l’a dit, a pour sa part sept de ces dômes. Depuis que cet ornement a été employé à Constantinople dans la dégénération de l’art, il a marqué tous les monuments de la Grèce. Il n’a ni la hardiesse du gothique ni la sage beauté de l’antique. Il est assez majestueux quand il est immense : mais alors il écrase l’édifice qui le porte : s’il est petit, ce n’est plus qu’une calotte ignoble, qui ne se lie à aucun membre de l’architecture, et qui s’élève au-dessus des entablements tout exprès pour rompre la ligne harmonieuse de la cymaise.

Je vis dans la bibliothèque de l’archevêché quelques traités des Pères grecs, des livres de controverse et deux ou trois historiens de la Byzantine, entre autres Pachymère. Il eût été intéressant de collationner le texte de ce manuscrit avec les textes que nous avons ; mais il aura sans doute passé sous les yeux de nos deux grands hellénistes, l’abbé Fourmont et d’Ansse de Villoison. Il est probable que les Vénitiens, longtemps maîtres de la Morée, en auront enlevé les manuscrits les plus précieux.

Mes hôtes me montrèrent avec empressement des traductions imprimées de quelques ouvrages français : c’est, comme on sait, le Télémaque, Rollin, etc., et des nouveautés publiées à Bucharest. Parmi ces traductions, je n’oserais dire que je trouvai Atala, si M. Stamati ne m’avait aussi fait l’honneur de prêter à ma sauvage la langue d’Homère. La traduction que je vis à Misitra n’était pas achevée ; le traducteur était un Grec, natif de Zante ; il s’était trouvé à Venise lorsque Atala y parut en italien, et c’était sur cette traduction qu’il avait commencé la sienne en grec vulgaire. Je ne sais si je cachai mon nom par orgueil ou par modestie ; mais ma petite gloriole d’auteur fut si satisfaite de se rencontrer auprès de la grande gloire de Lacédémone, que le portier de l’archevêché eut lieu de se louer de ma générosité : c’est une charité dont j’ai fait depuis pénitence.

Il était nuit quand je sortis de l’archevêché : nous traversâmes la partie la plus peuplée de Misitra ; nous passâmes dans le bazar indiqué dans plusieurs descriptions comme devant être l’agora des anciens, supposant toujours que Misitra est Lacédémone. Ce bazar est un mauvais marché pareil à ces halles que l’on voit dans nos petites villes de province. De chétives boutiques de schalls, de merceries, de comestibles, en occupent les rues. Ces boutiques étaient alors occupées par des lampes de fabrique italienne. On me fit remarquer, à la lueur de ces lampes, deux Maniottes qui vendaient des sèches et des polypes de mer appelés à Naples frutti di mare. Ces pêcheurs, d’une assez grande taille, ressemblaient à des paysans francs-comtois. Je ne leur trouvai rien d’extraordinaire. J’achetai d’eux un chien de Taygète : il était de moyenne taille, le poil fauve et rude, le nez très court, l’air sauvage :

Fulvus Lacon,
Amica vis pastoribus.

Je l’avais nommé Argus : " Ulysse en fit autant. " Malheureusement je le perdis quelques jours après sur la route entre Argos et Corinthe.

Nous vîmes passer plusieurs femmes enveloppées dans leurs longs habits. Nous nous détournions pour leur céder le chemin, selon une coutume de l’Orient, qui tient à la jalousie plus qu’à la politesse. Je ne pus découvrir leurs visages : je ne sais donc s’il faut dire encore Sparte aux belles femmes, d’après Homère, καλλιγύναικα.

Je rentrai chez Ibraïm après treize heures de courses, pendant lesquelles je ne m’étais reposé que quelques moments. Outre que je supporte la fatigue, le soleil et la faim, j’ai observé qu’une vive émotion me soutient contre la lassitude et me donne de nouvelles forces. Je suis convaincu d’ailleurs, et plus que personne, qu’une volonté inflexible surmonte tout et l’emporte même sur le temps. Je me décidai à ne me point coucher, à profiter de la nuit pour écrire des notes, à me rendre le lendemain aux ruines de Sparte et à continuer de là mon voyage sans revenir à Misitra.

Je dis adieu à Ibraïm ; j’ordonnai à Joseph et au guide de se rendre avec leurs chevaux sur la route d’Argos, et de m’attendre à ce pont de l’Eurotas que nous avions déjà passé en venant de Tripolizza. Je ne gardai que le janissaire pour m’accompagner aux ruines de Sparte : si j’avais même pu me passer de lui, je serais allé seul à Magoula, car j’avais éprouvé combien des subalternes qui s’impatientent et s’ennuient vous gênent dans les recherches que vous voulez faire.

Tout étant réglé de la sorte, le 18, une demi-heure avant le jour, je montai à cheval avec le janissaire ; je récompensai les esclaves du bon Ibraïm, et je partis au galop pour Lacédémone.

Il y avait déjà une heure que nous courions par un chemin uni qui se dirigeait droit au sud-est, lorsqu’au lever de l’aurore j’aperçus quelques débris et un long mur de construction antique : le cœur commence à me battre. Le janissaire se tourne vers moi et, me montrant sur la droite, avec son fouet, une cabane blanchâtre, il me crie d’un air de satisfaction : " Palaeochôri ! " Je me dirigeai vers la principale ruine que je découvrais sur une hauteur. En tournant cette hauteur par le nord-ouest afin d’y monter, je m’arrêtai tout à coup à la vue d’une vaste enceinte, ouverte en demi-cercle, et que je reconnus à l’instant pour un théâtre. Je ne puis peindre les sentiments confus qui vinrent m’assiéger. La colline au pied de laquelle je me trouvais était donc la colline de la citadelle de Sparte, puisque le théâtre était adossé à la citadelle ; la ruine que je voyais sur cette colline était donc le temple de Minerve-Chalcioecos, puisque celui-ci était dans la citadelle ; les débris et le long mur que j’avais passés plus bas faisaient donc partie de la tribu des Cynosures, puisque cette tribu était au nord de la ville ; Sparte était donc sous mes yeux ; et son théâtre, que j’avais eu le bonheur de découvrir en arrivant, me donnait sur-le-champ les positions des quartiers et des monuments. Je mis pied à terre, et je montai en courant sur la colline de la citadelle.

Comme j’arrivais à son sommet, le soleil se levait derrière les monts Ménélaïons. Quel beau spectacle ! mais qu’il était triste ! L’Eurotas coulant solitaire sous les débris du pont Babyx ; des ruines de toutes parts, et pas un homme parmi ces ruines ! Je restai immobile, dans une espèce de stupeur, à contempler cette scène. Un mélange d’admiration et de douleur arrêtait mes pas et ma pensée ; le silence était profond autour de moi : je voulus du moins faire parler l’écho dans des lieux où la voix humaine ne se faisait plus entendre, et je criai de toute ma force : Léonidas ! Aucune ruine ne répéta ce grand nom, et Sparte même sembla l’avoir oublié.

Si des ruines où s’attachent des souvenirs illustres font bien voir la vanité de tout ici-bas, il faut pourtant convenir que les noms qui survivent à des empires et qui immortalisent des temps et des lieux sont quelque chose. Après tout, ne dédaignons pas trop la gloire : rien n’est plus beau qu’elle, si ce n’est la vertu. Le comble du bonheur serait de réunir l’une à l’autre dans cette vie ; et c’était l’objet de l’unique prière que les Spartiates adressaient aux dieux : " Ut pulchra bonis adderent ! " Quand l’espèce de trouble où j’étais fut dissipé, je commençai à étudier les ruines autour de moi. Le sommet de la colline offrait un plateau environné, surtout au nord-ouest, d’épaisses murailles ; j’en fis deux fois le tour, et je comptai mille cinq cent soixante et mille cinq cent soixante-six pas communs, ou à peu près sept cent quatre-vingts pas géométriques ; mais il faut remarquer que j’embrasse dans ce circuit le sommet entier de la colline, y compris la courbe que forme l’excavation du théâtre dans cette colline : c’est ce théâtre que Leroi a examiné.

Des décombres, partie ensevelis sous terre, partie élevés au-dessus du sol, annoncent, vers le milieu de ce plateau, les fondements du temple de Minerve-Chalcioecos 22, où Pausanias se réfugia vainement et perdit la vie. Une espèce de rampe en terrasse, large de soixante-dix pieds, et d’une pente extrêmement douce, descend du midi de la colline dans la plaine. C’était peut-être le chemin par où l’on montait à la citadelle, qui ne devint très forte que sous les tyrans de Lacédémone.

A la naissance de cette rampe, et au-dessus du théâtre, je vis un petit édifice de forme ronde aux trois quarts détruit : les niches intérieures en paraissent également propres à recevoir des statues ou des urnes. Est-ce un tombeau ? Est-ce le temple de Vénus armée ? Ce dernier devait être à peu près dans cette position, et dépendant de la tribu des Egides. César, qui prétendait descendre Vénus, portait sur son anneau l’empreinte d’une Vénus armée : c’était en effet le double emblème des faiblesses et de la gloire de ce grand homme :

Vincere si possum nuda, quid arma gerens ?

Si l’on se place avec moi sur la colline de la citadelle, voici ce qu’on verra autour de soi :

Au levant, c’est-à-dire vers l’Eurotas, un monticule de forme allongée, et aplati à sa cime, comme pour servir de stade ou d’hippodrome. Des deux côtés de ce monticule, entre deux autres monticules qui font avec le premier deux espèces de vallées, on aperçoit les ruines du pont Babyx et le cours de l’Eurotas. De l’autre côté du fleuve, la vue est arrêtée par une chaîne de collines rougeâtres : ce sont les monts Ménélaïons. Derrière ces monts s’élève la barrière des hautes montagnes qui bordent au loin le golfe d’Argos.

Dans cette vue à l’est, entre la citadelle et l’Eurotas, en portant les yeux nord et sud par l’est, parallèlement au cours du fleuve, on placera la tribu des Limnates, le temple de Lycurgue, le palais du roi Démarate, la tribu des Egides et celle des Messoates, un des Lesché, le monument de Cadmus, les temples d’Hercule, d’Hélène, et le Plataniste. J’ai compté dans ce vaste espace sept ruines debout et hors de terre, mais tout à fait informes et dégradées. Comme je pouvais choisir, j’ai donné à l’un de ces débris le nom du temple d’Hélène ; à l’autre celui du tombeau d’Alcman : j’ai cru voir les monuments héroïques d’Egée et de Cadmus ; je me suis déterminé ainsi pour la fable, et n’ai reconnu pour l’histoire que le temple de Lycurgue. J’avoue que je préfère au brouet noir et à la Cryptie la mémoire du seul poète que Lacédémone ait produit, et la couronne de fleurs que les filles de Sparte cueillirent pour Hélène dans l’île du Plataniste :

O ubi campi,
Sperchiusque et virginibus bacchata Lacaenis,
Taygeta !

En regardant maintenant vers le nord, et toujours du sommet de la citadelle, on voit une assez haute colline qui domine même celle où la citadelle est bâtie, ce qui contredit le texte de Pausanias. C’est dans la vallée que forment ces deux collines que devaient se trouver la place publique et les monuments que cette dernière renfermait, tels que le Sénat des Gérontes, le Chœur, le Portique des Perses, etc. Il n’y a aucune ruine de ce côté. Au nord-ouest s’étendait la tribu des Cynosures, par où j’étais entré à Sparte, et où j’ai remarqué le long mur.

Tournons-nous à présent à l’ouest, et nous apercevrons, sur un terrain uni, derrière et au pied du théâtre, trois ruines, dont l’une est assez haute et arrondie comme une tour : dans cette direction se trouvaient la tribu des Pitanates, le Théomélide, les tombeaux de Pausanias et de Léonidas, le Lesché des Crotanes et le temple de Diane Isora.

Enfin, si l’on ramène ses regards au midi, on verra une terre inégale que soulèvent çà et là des racines de murs rasés au niveau du sol. Il faut que les pierres en aient été emportées, car on ne les aperçoit point à l’entour. La maison de Ménélas s’élevait dans cette perspective ; et plus loin, sur le chemin d’Amyclée, on rencontrait le temple des Dioscures et des Grâces. Cette description deviendra plus intelligible si le lecteur veut avoir recours à Pausanias ou simplement au Voyage d’Anacharsis.

Tout cet emplacement de Lacédémone est inculte : le soleil l’embrase en silence et dévore incessamment le marbre des tombeaux. Quand je vis ce désert, aucune plante n’en décorait les débris, aucun oiseau, aucun insecte ne les animait, hors des millions de lézards, qui montaient et descendaient sans bruit le long des murs brûlants. Une douzaine de chevaux à demi sauvages paissaient çà et là une herbe flétrie ; un pâtre cultivait dans un coin du théâtre quelques pastèques ; et à Magoula, qui donne son triste nom à Lacédémone, on remarquait un petit bois de cyprès. Mais ce Magoula même, qui fut autrefois un village turc assez considérable, a péri dans ce champ de mort : ses masures sont tombées, et ce n’est plus qu’une ruine qui annonce des ruines.

Je descendis de la citadelle et je marchai pendant un quart d’heure pour arriver à l’Eurotas. Je le vis à peu près tel que je l’avais passé deux lieues plus haut sans le connaître : il peut avoir devant Sparte la largeur de la Marne au-dessus de Charenton. Son lit, presque desséché en été, présente une grève semée de petits cailloux, plantée de roseaux et de lauriers-roses, et sur laquelle coulent quelques filets d’une eau fraîche et limpide. Cette eau me parut excellente ; j’en bus abondamment, car je mourais de soif. L’Eurotas mérite certainement l’épithète de Καλλιδόναξ, aux beaux roseaux, que lui a donnée Euripide ; mais je ne sais s’il doit garder celle d’ olorifer, car je n’ai point aperçu de cygnes dans ses eaux. Je suivis son cours, espérant rencontrer ces oiseaux qui, selon Platon, ont avant d’expirer une vue de l’Olympe, et c’est pourquoi leur dernier chant est si mélodieux : mes recherches furent inutiles. Apparemment que je n’ai pas, comme Horace, la faveur des Tyndarides, et qu’ils n’ont pas voulu me laisser pénétrer le secret de leur berceau.

Les fleuves fameux ont la même destinée que les peuples fameux : d’abord ignorés, puis célébrés sur toute la terre, ils retombent ensuite dans leur première obscurité. L’Eurotas, appelé d’abord Himère, coule maintenant oublié sous le nom d’ Iri, comme le Tibre, autrefois l’Albula, porte aujourd’hui à la mer les eaux inconnues du Tevère. J’examinai les ruines du pont Babyx, qui sont peu de chose. Je cherchai l’île du Plataniste, et je crois l’avoir trouvée au-dessous même de Magoula : c’est un terrain de forme triangulaire, dont un côté est baigné par l’Eurotas et dont les deux autres côtés sont fermés par des fossés pleins de jonc, où coule pendant l’hiver la rivière de Magoula, l’ancien Cnacion. Il y a dans cette île quelques mûriers et des sycomores, mais point de platanes. Je n’aperçus rien qui prouvât que les Turcs fissent encore de cette île un lieu de délices ; j’y vis cependant quelques fleurs, entre autres des lis bleus portés par une espèce de glaïeuls ; j’en cueillis plusieurs en mémoire d’Hélène : la fragile couronne de la beauté existe encore sur les bords de l’Eurotas, et la beauté même a disparu.

La vue dont on jouit en marchant le long de l’Eurotas est bien différente de celle que l’on découvre du sommet à la citadelle. Le fleuve suit un lit tortueux et se cache, comme je l’ai dit, parmi des roseaux et des lauriers-roses aussi grands que des arbres ; sur la rive gauche, les monts Ménélaïons, d’un aspect aride et rougeâtre, forment contraste avec la fraîcheur et la verdure du cours de l’Eurotas. Sur la rive droite, le Taygète déploie son magnifique rideau ; tout l’espace compris entre ce rideau et le fleuve est occupé par les collines et les ruines de Sparte ; ces collines et ces ruines ne paraissent point désolées comme lorsqu’on les voit de près : elles semblent au contraire teintes de pourpre, de violet, d’or pale. Ce ne sont point les prairies et les feuilles d’un vert cru et froid qui font les admirables paysages ; ce sont les effets de la lumière : voilà pourquoi les roches et les bruyères de la baie de Naples seront toujours plus belles que les vallées les plus fertiles de la France et de l’Angleterre.

Ainsi, après des siècles d’oubli, ce fleuve qui vit errer sur ses bords les Lacédémoniens illustrés par Plutarque, ce fleuve, dis-je, s’est peut-être réjoui dans son abandon d’entendre retentir autour de ses rives les pas d’un obscur étranger. C’était le 18 août 1806, à neuf heures du matin, que je fis seul, le long de l’Eurotas, cette promenade qui ne s’effacera jamais de ma mémoire. Si je hais les mœurs des Spartiates, je ne méconnais point la grandeur d’un peuple libre, et je n’ai point foulé sans émotion sa noble poussière. Un seul fait suffit à la gloire de ce peuple : quand Néron visita la Grèce, il n’osa entrer dans Lacédémone. Quel magnifique éloge de cette cité !

Je retournai à la citadelle en m’arrêtant à tous les débris que je rencontrais sur mon chemin. Comme Misitra a vraisemblablement été bâtie avec les ruines de Sparte, cela sans doute aura beaucoup contribué à la dégradation des monuments de cette dernière ville. Je trouvai mon compagnon exactement dans la même place où je l’avais laissé : il s’était assis, il avait dormi ; il venait de se réveiller ; il fumait ; il allait dormir encore. Les chevaux paissaient paisiblement dans les foyers du roi Ménélas : " Hélène n’avait point quitté sa belle quenouille chargée d’une laine teinte en pourpre, pour leur donner un pur froment dans une superbe crèche 23. " Aussi, tout voyageur que je suis, je ne suis point le fils d’Ulysse, quoique je préfère, comme Télémaque, mes rochers paternels aux plus beaux pays.

Il était midi ; le soleil dardait à plomb ses rayons sur nos têtes. Nous nous mîmes à l’ombre dans un coin du théâtre, et nous mangeâmes d’un grand appétit du pain et des figues sèches que nous avions apportés de Misitra : Joseph s’était emparé du reste des provisions. Le janissaire se réjouissait : il croyait en être quitte et se préparait à partir : mais il vit bientôt, à son grand déplaisir, qu’il s’était trompé. Je me mis à écrire des notes et à prendre la vue des lieux : tout cela dura deux grandes heures, après quoi je voulus examiner les monuments à l’ouest de la citadelle. C’était de ce côté que devait être le tombeau de Léonidas. Le janissaire m’accompagna tirant les chevaux par la bride ; nous allions errant de ruine en ruine. Nous étions les deux seuls hommes vivants au milieu de tant de morts illustres : tous deux barbares, étrangers l’un à l’autre ainsi qu’à la Grèce, sortis des forêts de la Gaule et des rochers du Caucase, nous nous étions rencontrés au fond du Péloponèse, moi pour passer, lui pour vivre sur les tombeaux qui n’étaient pas ceux de nos aïeux.

J’interrogeai vainement les moindres pierres pour leur demander les cendres de Léonidas. J’eus pourtant un moment d’espoir : près de cette espèce de tour que j’ai indiquée à l’ouest de la citadelle, je vis des débris de sculptures, qui me semblèrent être ceux d’un lion. Nous savons par Hérodote qu’il y avait un lion de pierre sur le tombeau de Léonidas ; circonstance qui n’est pas rapportée par Pausanias. Je redoublai d’ardeur ; tous mes soins furent inutiles 24. Je ne sais si c’est dans cet endroit que l’abbé Fourmont fit la découverte de trois monuments curieux. L’un était un cippe sur lequel était gravé le nom de Jérusalem : il s’agissait peut-être de cette alliance des Juifs et des Lacédémoniens dont il est parlé dans les Machabées ; les deux autres monuments étaient les inscriptions sépulcrales de Lysander et d’Agésilas : un Français devait naturellement retrouver le tombeau de deux grands capitaines. Je remarquerai que c’est à mes compatriotes que l’Europe doit les premières notions satisfaisantes qu’elle ait eues sur les ruines de Sparte et d’Athènes 25. Deshayes, envoyé par Louis XIII à Jérusalem, passa vers l’an 1629 à Athènes : nous avons son Voyage, que Chandler n’a pas connu. Le père Babin, jésuite, donna en 1672 sa relation de l’ État présent de la ville d’Athènes ; cette relation fut rédigée par Spon, avant que ce sincère et habile voyageur eût commencé ses courses avec Wheler. L’abbé Fourmont et Leroi ont répandu les premiers des lumières certaines sur la Laconie, quoique à la vérité Vernon eut passé à Sparte avant eux ; mais on n’a qu’une seule lettre de cet Anglais : il se contente de dire qu’il a vu Lacédémone, et il n’entre dans aucun détail 26. Pour moi, j’ignore si mes recherches passeront à l’avenir, mais du moins j’aurai mêlé mon nom au nom de Sparte, qui peut seule le sauver de l’oubli ; j’aurai, pour ainsi dire, retrouvé cette cité immortelle, en donnant sur ses ruines des détails jusqu’ici inconnus : un simple pêcheur, par naufrage ou par aventure, détermine souvent la position de quelques écueils qui avaient échappé aux soins des pilotes les plus habiles.

Il y avait à Sparte une foule d’autels et de statues consacrés au Sommeil, à la Mort, à la Beauté (Vénus-Morphô), divinités de tous les hommes ; à la Peur sous les armes, apparemment celle que les Lacédémoniens inspiraient aux ennemis : rien de tout cela n’est resté ; mais je lus sur une espèce de socle ces quatre lettres LASM. Faut-il rétablir GELASMA, Gelasma ? Serait-ce le piédestal de cette statue du Rire que Lycurgue plaça chez les graves descendants d’Hercule ? L’autel du Rire subsistant seul au milieu de Sparte ensevelie offrirait un beau sujet de triomphe à la philosophie de Démocrite !

Le jour finissait lorsque je m’arrachai à ces illustres débris, à l’ombre de Lycurgue, aux souvenirs des Thermopyles et à tous les mensonges de la fable et de l’histoire. Le soleil disparut derrière le Taygète, de sorte que je le vis commencer et finir son tour sur les ruines de Lacédémone. Il y avait trois mille cinq cent quarante-trois ans qu’il s’était levé et couché pour la première fois sur cette ville naissante. Je partis l’esprit rempli des objets que je venais de voir et livré à des réflexions intarissables : de pareilles journées font ensuite supporter patiemment beaucoup de malheurs, et rendent surtout indifférent à bien des spectacles.

Nous remontâmes le cours de l’Eurotas pendant une heure et demie, au travers des champs, et nous tombâmes dans le chemin de Tripolizza. Joseph et le guide étaient campés de l’autre côté de la rivière, auprès du pont : ils avaient allumé du feu avec des roseaux, en dépit d’Apollon, que le gémissement de ces roseaux consolait de la perte de Daphné. Joseph s’était abondamment pourvu du nécessaire : il avait du sel, de l’huile, des pastèques, du pain et de la viande. Il prépara un gigot de mouton, comme le compagnon d’Achille, et me le servit sur le coin d’une grande pierre, avec du vin de la vigne d’Ulysse et de l’eau de l’Eurotas. J’avais justement pour trouver ce souper excellent ce qui manquait à Denys pour sentir le mérite du brouet noir.

Après le souper Joseph apporta ma selle, qui me servait ordinairement d’oreiller ; je m’enveloppai dans mon manteau, et je me couchai au bord de l’Eurotas, sous un laurier. La nuit était si pure et si sereine, que la voie lactée formait comme une aube réfléchie par l’eau du fleuve, et à la clarté de laquelle on aurait pu lire. Je m’endormis les yeux attachés au ciel, ayant précisément au-dessus de ma tête la belle Constellation du Cygne de Léda. Je me rappelle encore le plaisir que j’éprouvais autrefois à me reposer ainsi dans les bois de l’Amérique, et surtout à me réveiller au milieu de la nuit. J’écoutais le bruit du vent dans la solitude, le bramement des daims et des cerfs, le mugissement d’une cataracte éloignée, tandis que mon bûcher, à demi éteint, rougissait en dessous le feuillage des arbres. J’aimais jusqu’à la voix de l’Iroquois, lorsqu’il élevait un cri du sein des forêts, et qu’à la clarté des étoiles, dans le silence de la nature, il semblait proclamer sa liberté sans bornes. Tout cela plaît à vingt ans, parce que la vie se suffit pour ainsi dire à elle-même, et qu’il y a dans la première jeunesse quelque chose d’inquiet et de vague qui nous porte incessamment aux chimères, ipsi sibi somnia fingunt ; mais dans un âge plus mûr l’esprit revient à des goûts plus solides : il veut surtout se nourrir des souvenirs et des exemples de l’histoire. Je dormirais encore volontiers au bord de l’Eurotas ou du Jourdain si les ombres héroïques des trois cents Spartiates ou les douze fils de Jacob devaient visiter mon sommeil ; mais je n’irais plus chercher une terre nouvelle qui n’a point été déchirée par le soc de la charrue : il me faut à présent de vieux déserts, qui me rendent à volonté les murs de Babylone ou les légions de Pharsale, grandia ossa  ! des champs dont les sillons m’instruisent et où je retrouve, homme que je suis, le sang, les larmes et les sueurs de l’homme.

Joseph me réveilla le 19, à trois heures du matin, comme je le lui avais ordonné : nous sellâmes nos chevaux et nous partîmes. Je tournai la tête vers Sparte, et je jetai un dernier regard sur l’Eurotas : je ne pouvais me défendre de ce sentiment de tristesse qu’on éprouve en présence d’une grande ruine et en quittant des lieux qu’on ne reverra jamais.

Le chemin qui conduit de la Laconie dans l’Argolide était dans l’antiquité ce qu’il est encore aujourd’hui, un des plus rudes et des plus sauvages de la Grèce. Nous suivîmes pendant quelque temps la route de Tripolizza ; puis, tournant au levant, nous nous enfonçâmes dans des gorges de montagnes. Nous marchions rapidement dans des ravines et sous des arbres qui nous obligeaient de nous coucher sur le cou de nos chevaux. Je frappai si rudement de la tête contre une branche de ces arbres, que je fus jeté à dix pas sans connaissance. Comme mon cheval continuait de galoper, mes compagnons de voyage, qui me devançaient, ne s’aperçurent pas de ma chute : leurs cris, quand ils revinrent à moi, me tirèrent de mon évanouissement.

A quatre heures du matin nous parvînmes au sommet d’une montagne où nous laissâmes reposer nos chevaux. Le froid devint si piquant, que nous fûmes obligés d’allumer un feu de bruyères. Je ne puis assigner de nom à ce lieu peu célèbre dans l’antiquité ; mais nous devions être vers les sources du Loenus, dans la chaîne du mont Eva, et peu éloignés de Prasiae, sur le golfe d’Argos.

Nous arrivâmes à midi à un gros village appelé Saint-Paul, assez voisin de la mer : on n’y parlait que d’un événement tragique qu’on s’empressa de nous raconter.

Une fille de ce village, ayant perdu son père et sa mère, et se trouvant maîtresse d’une petite fortune, fut envoyée par ses parents à Constantinople. A dix-huit ans elle revint dans son village : elle parlait le turc, l’italien et le français, et quand il passait des étrangers à Saint-Paul, elle les recevait avec une politesse qui fit soupçonner sa vertu. Les chefs des paysans s’assemblèrent. Après avoir examiné entre eux la conduite de l’orpheline, ils résolurent de se défaire d’une fille qui déshonorait le village. Ils se procurèrent d’abord la somme fixée en Turquie pour le meurtre d’une chrétienne ; ensuite ils entrèrent pendant la nuit chez la jeune fille, l’assommèrent, et un homme qui attendait la nouvelle de l’exécution alla porter au pacha le prix du sang. Ce qui mettait en mouvement tous ces Grecs de Saint-Paul, ce n’était pas l’atrocité de l’action, mais l’avidité du pacha ; car celui-ci, qui trouvait aussi l’action toute simple, et qui convenait avoir reçu la somme fixée pour un assassinat ordinaire, observait pourtant que la beauté, la jeunesse, la science, les voyages de l’orpheline, lui donnaient (à lui pacha de Morée) de justes droits à une indemnité : en conséquence Sa Seigneurie avait envoyé le jour même deux janissaires pour demander une nouvelle contribution.

Le village de Saint-Paul est agréable ; il est arrosé de fontaines ombragées de pins de l’espèce sauvage, pinus sylvestris. Nous y trouvâmes un de ces médecins italiens qui courent toute la Morée : je me fis tirer du sang. Je mangeai d’excellent lait dans une maison fort propre, ressemblant assez à une cabane suisse. Un jeune Moraïte vint s’asseoir devant moi : il avait l’air de Méléagre par la taille et le vêtement. Les paysans grecs ne sont point habillés comme les Grecs levantins que nous voyons en France : il portent une tunique qui leur descend jusqu’aux genoux et qu’ils rattachent avec une ceinture ; leurs larges culottes sont cachées par le bas de cette tunique ; ils croisent sur leurs jambes nues les bandes qui retiennent leurs sandales : à la coiffure près, ce sont absolument d’anciens Grecs sans manteau.

Mon nouveau compagnon, assis, comme je l’ai dit, devant moi, surveillait mes mouvements avec une extrême ingénuité. Il ne disait pas un mot et me dévorait des yeux : il avançait la tête pour regarder jusque dans le vase de terre où je mangeais mon lait. Je me levai, il se leva ; je me rassis, il s’assit de nouveau. Je lui présentai un cigare ; il fut ravi, et me fit signe de fumer avec lui. Quand je partis, il courut après moi pendant une demi-heure, toujours sans parler et sans qu’ou pût savoir ce qu’il voulait. Je lui donnai de l’argent, il le jeta : le janissaire voulut le chasser ; il voulut battre le janissaire. J’étais touché, je ne sais pourquoi, peut-être en me voyant, moi barbare civilisé, l’objet de la curiosité d’un Grec devenu barbare 27.

Nous étions partis de Saint-Paul à deux heures de l’après-midi, après avoir changé de chevaux, et nous suivions le chemin de l’ancienne Cynurie. Vers les quatre heures le guide nous cria que nous allions être attaqués : en effet, nous aperçûmes quelques hommes armés dans la montagne ; ils nous regardèrent longtemps, et nous laissèrent tranquillement passer. Nous entrâmes dans les monts Parthénius, et nous descendîmes au bord d’une rivière dont le cours nous conduisit jusqu’à la mer. On découvrait la citadelle d’Argos, Nauplie en face de nous, et les montagnes de la Corinthie vers Mycènes. Du point où nous étions parvenus, il y avait encore trois heures de marche jusqu’à Argos ; il fallait tourner le fond du golfe en traversant le marais de Lerne, qui s’étendait entre la ville et le lieu où nous nous trouvions. Nous passâmes auprès du jardin d’un aga, où je remarquai des peupliers de Lombardie mêlés à des cyprès, à des citronniers, à des orangers et à une foule d’arbres que je n’avais point vus jusque alors en Grèce. Peu après le guide se trompa de chemin, et nous nous trouvâmes engagés sur d’étroites chaussées qui séparaient de petits étangs et des rivières inondées. La nuit nous surprit au milieu de cet embarras : il fallait à chaque pas faire sauter de larges fossés à nos chevaux qu’effrayaient l’obscurité, le coassement d’une multitude de grenouilles et les flammes violettes qui couraient sur le marais. Le cheval du guide s’abattit ; et comme nous marchions à la file, nous trébuchâmes les uns sur les autres dans un fossé. Nous criions tous à la fois sans nous entendre ; l’eau était assez profonde pour que les chevaux pussent y nager et s’y noyer avec leurs maîtres ; ma saignée s’était rouverte, et je souffrais beaucoup de la tête. Nous sortîmes enfin miraculeusement de ce bourbier, mais nous étions dans l’impossibilité de gagner Argos. Nous aperçûmes à travers les roseaux une petite lumière : nous nous dirigeâmes de ce côté, mourant de froid, couverts de boue, tirant nos chevaux par la bride, et courant le risque à chaque pas de nous replonger dans quelque fondrière.

La lumière nous guida à une ferme située au milieu du marais, dans le voisinage du village de Lerne : on venait d’y faire la moisson ; les moissonneurs étaient couchés sur la terre ; ils se levaient sous nos pieds, et s’enfuyaient comme des bêtes fauves. Nous parvînmes à les rassurer, et nous passâmes le reste de la nuit avec eux sur un fumier de brebis, lieu le moins sale et le moins humide que nous pûmes trouver. Je serais en droit de faire une querelle à Hercule, qui n’a pas bien tué l’hydre de Lerne, car je gagnai dans ce lieu malsain une fièvre qui ne me quitta tout à fait qu’en Égypte.

Le 20, au lever de l’aurore, j’étais à Argos : le village qui remplace cette ville célèbre est plus propre et plus animé que la plupart des autres villages de la Morée. Sa position est fort belle, au fond du golfe de Nauplie ou d’Argos, à une lieue et demie de la mer ; il a d’un côté les montagnes de la Cynurie et de l’Arcadie, et de l’autre les hauteurs de Trézène et d’Epidaure.

Mais, soit que mon imagination fût attristée par le souvenir des malheurs et des fureurs des Pélopides, soit que je fusse réellement frappé par la vérité, les terres me parurent incultes et désertes, les montagnes sombres et nues, sorte de nature féconde en grands crimes et en grandes vertus. Je visitai ce qu’on appelle les restes du palais d’Agamemnon, les débris du théâtre et d’un aqueduc romain ; je montai à la citadelle, je voulais voir jusqu’à la moindre pierre qu’avait pu remuer la main du roi des rois. Qui se peut vanter de jouir de quelque gloire auprès de ces familles chantées par Homère, Eschyle, Sophocle, Euripide et Racine ? Et quand on voit pourtant sur les lieux combien peu de chose reste de ces familles, on est merveilleusement étonné !

Il y a déjà longtemps que les ruines d’Argos ne répondent plus à la grandeur de son nom. Chandler les trouva en 1756 absolument telles que je les ai vues ; l’abbé Fourmont en 1746, et Pellegrin en 1719, n’avaient pas été plus heureux. Les Vénitiens ont surtout contribué à la dégradation des monuments de cette ville, en employant ses débris à bâtir le château de Palamide. Il y avait à Argos du temps de Pausanias une statue de Jupiter remarquable, parce qu’elle avait trois yeux, et bien plus remarquable encore par une autre raison : Sthénélus l’avait apportée de Troie ; c’était, disait-on, la statue même aux pieds de laquelle Priam fut massacré dans son palais par le fils d’Achille :

Ingens hora fuit, juxtaque veterrima laurus,
Incumbens arae atque umbra complexa Penates.

Mais Argos, qui triomphait sans doute lorsqu’elle montrait dans ses murs les Pénates qui trahirent les foyers de Priam, Argos offrit bientôt elle-même un grand exemple des vicissitudes du sort. Dès le règne de Julien l’Apostat elle était tellement déchue de sa gloire, qu’elle ne put, à cause de sa pauvreté, contribuer au rétablissement et aux frais des jeux Isthmiques. Julien plaida sa cause contre les Corinthiens : nous avons encore ce plaidoyer dans les ouvrages de cet empereur ( Ep. XXV). C’est un des plus singuliers documents de l’histoire des choses et des hommes. Enfin Argos, patrie du roi des rois, devenue dans le moyen âge l’héritage d’une veuve vénitienne, fut vendue par cette veuve à la république de Venise pour deux cents ducats de rente viagère et cinq cents une fois payés. Coronelli rapporte le contrat : Omnia vanitas !

Je fus reçu à Argos par le médecin italien Avramiotti, que M. Pouqueville vit à Nauplie, et dont il opéra la petite fille attaquée d’une hydrocéphale. M. Avramiotti me montra une carte du Péloponèse où il avait commencé d’écrire, avec M. Fauvel, les noms anciens auprès des noms modernes : ce sera un travail précieux, et qui ne pouvait être exécuté que par des hommes résidant sur les lieux depuis un grand nombre d’années. M. Avramiotti avait fait sa fortune, et il commençait à soupirer après l’Italie. Il y a deux choses qui revivent dans le cœur de l’homme à mesure qu’il avance dans la vie, la patrie et la religion. On a beau avoir oublié l’une et l’autre dans sa jeunesse, elles se présentent tôt ou tard à nous avec tous leurs charmes, et réveillent au fond de nos cœurs un amour justement dû à leur beauté. Nous parlâmes donc de la France et de l’Italie à Argos, par la même raison que le soldat argien qui suivait Enée se souvint d’Argos en mourant en Italie. Il ne fut presque point question entre nous d’Agamemnon, quoique je dusse voir le lendemain son tombeau. Nous causions sur la terrasse de la maison, qui dominait le golfe d’Argos : c’était peut-être du haut de cette terrasse qu’une pauvre femme lança la tuile qui mit fin à la gloire et aux aventures de Pyrrhus. M. Avramiotti me montrait un promontoire de l’autre côté de la mer, et me disait : " C’était là que Clylemnestre avait placé l’esclave qui devait donner le signal du retour de la flotte des Grecs ; " et il ajoutait : " Vous venez de Venise à présent ? Je crois que je ferais bien de retourner à Venise. "

Je quittai cet exilé en Grèce le lendemain à la pointe du jour, et je pris avec de nouveaux chevaux et un nouveau guide le chemin de Corinthe. Je crois que M. Avramiotti ne fut pas fâché d’être débarrassé de moi : quoiqu’il m’eût reçu avec beaucoup de politesse, il était aisé de voir que ma visite n’était pas venue très à propos.

Après une demi-heure de marche, nous traversâmes l’Inachus, père d’Io, si célèbre par la jalousie de Junon : avant d’arriver au lit de ce torrent, on trouvait autrefois, en sortant d’Argos, la porte Lucine et l’autel du Soleil. Une demi-lieue plus loin, de l’autre côté de l’lnachus, nous aurions dû voir le temple de Cérès Mysienne, et plus loin encore le tombeau de Thyeste, et le monument héroïque de Persée. Nous nous arrêtâmes à peu près à la hauteur où ces derniers monuments existaient à l’époque du voyage de Pausanias. Nous allions quitter la plaine d’Argos, sur laquelle on a un très bon mémoire de M. Barbier du Bocage. Près d’entrer dans les montagnes de la Corinthie, nous voyions Nauplie dernière nous. L’endroit où nous étions parvenus se nomme Carvati, et c’est là qu’il faut se détourner de la route pour chercher un peu sur la droite les ruines de Mycènes. Chandler les avait manquées en revenant d’Argos. Elles sont trop connues aujourd’hui, à cause des fouilles que lord Elgin y a fait faire à son passage en Grèce. M. Fauvel les a décrites dans ses Mémoires, et M. de Choiseul-Gouffier en possède les dessins : l’abbé Fourmont en avait déjà parlé, et Dumonceaux les avait aperçues. Nous traversâmes une bruyère : un petit sentier nous conduisit à ces débris, qui sont à peu près tels qu’ils étaient du temps de Pausanias, car il y a plus de deux mille deux cent quatre-vingts années que Mycènes est détruite. Les Argiens la renversèrent de fond en comble, jaloux de la gloire qu’elle s’était acquise en envoyant quarante guerriers mourir avec les Spartiates aux Thermopyles. Nous commençâmes par examiner le tombeau auquel on a donné le nom de tombeau d’Agamemnon : c’est un monument souterrain, de forme ronde, qui reçoit la lumière par le dôme, et qui n’a rien de remarquable, hors la simplicité de l’architecture. On y entre par une tranchée qui aboutit à la porte du tombeau : cette porte était ornée de pilastres d’un martre bleuâtre assez commun, tiré des montagnes voisines. C’est lord Elgin qui a fait ouvrir ce monument et déblayer les terres qui encombraient l’intérieur. Une petite porte surbaissée conduit de la chambre principale à une chambre de moindre étendue. Après l’avoir attentivement examinée, je crois que cette dernière chambre est tout simplement une excavation faite par les ouvriers hors du tombeau : car je n’ai point remarqué de murailles. Resterait à expliquer l’usage de la petite porte, qui n’était peut-être qu’une autre ouverture du sépulcre. Ce sépulcre a-t-il toujours été caché sous la terre, comme la rotonde des catacombes à Alexandrie ? S’élevait-il, au contraire, au-dessus du sol, comme le tombeau de Cecilia Metella à Rome ? Avait-il une architecture extérieure, et de quelle ordre était-elle ? Toutes questions qui restent à éclaircir. On n’a rien trouvé dans le tombeau, et l’on n’est pas même assuré que ce soit celui d’Agamemnon dont Pausanias a fait mention 28.

En sortant de ce monument, je traversai une vallée stérile, et sur le flanc d’une colline opposée je vis les ruines de Mycènes : j’admirai surtout une des portes de la ville, formée de quartiers de rocher gigantesques posés sur les rochers mêmes de la montagne, avec lesquels elles ont l’air de ne faire qu’un tout. Deux lions de forme colossale, sculptés des deux côtés de cette porte, en sont le seul ornement : ils sont représentés en reliefs, debout et en regard, comme les lions qui soutenaient les armoiries de nos anciens chevaliers ; ils n’ont plus de têtes. Je n’ai point vu, même en Égypte, d’architecture plus imposante, et le désert où elle se trouve ajoute encore à sa gravité : elle est du genre de ces ouvrages que Strabon et Pausanias attribuent aux Cyclopes, et dont on retrouve des traces en Italie. M. Petit-Radel veut que cette architecture ait précédé l’invention des ordres. Au reste, c’était un enfant tout nu, un pâtre, qui me montrait dans cette solitude le tombeau d’Agamemnon et les ruines de Mycènes.

Au bas de la porte dont j’ai parlé est une fontaine, qui sera, si l’on veut, celle que Persée trouva sous un champignon, et qui donna son nom à Mycènes : car mycès veut dire en grec un champignon, ou le pommeau d’une épée : ce conte est de Pausanias. En voulant regagner le chemin de Corinthe, j’entendis le sol retentir sous les pas de mon cheval. Je mis pied à terre, et je découvris la voûte d’un autre tombeau.

Pausanias compte à Mycènes cinq tombeaux ; le tombeau d’Atrée, celui d’Agamemnon, celui d’Eurymédon, celui de Télédamus et de Pélops, et celui d’Electre. Il ajoute que Clytemnestre et Egisthe étaient enterrés hors des murs : ce serait donc le tombeau de Clylemnestre et d’Egisthe que j’aurais retrouvé ? Je l’ai indiqué à M. Fauvel, qui doit le chercher à son premier voyage à Argos singulière destinée qui me fait sortir tout exprès de Paris pour découvrir les cendres de Clytemnestre !

Nous laissâmes Némée à notre gauche, et nous poursuivîmes notre route : nous arrivâmes de bonne heure à Corinthe, par une espèce de plaine que traversent des courants d’eau et que divisent des monticules isolés, semblables à l’Acro-Corinthe, avec lequel ils se confondent. Nous aperçûmes celui-ci longtemps avant d’y arriver, comme une masse irrégulière de granit rougeâtre, couronnée d’une ligne de murs tortueux. Tous les voyageurs ont décrit Corinthe. Spon et Wheler visitèrent la citadelle, où ils retrouvèrent la fontaine Pyrène ; mais Chandler ne monta point à l’Acro-Corinthe, et M. Fauvel nous apprend que les Turcs n’y laissent plus entrer personne. En effet, je ne pus même obtenir la permission de me promener dans les environs, malgré les mouvements que se donna pour cela mon janissaire. Au reste, Pausanias dans sa Corinthie, et Plutarque dans la Vie d’Aratus, nous ont fait connaître parfaitement les monuments et les localités de l’Acro-Corinthe.

Nous étions venus descendre à un kan assez propre, placé au centre de la bourgade, et peu éloigné du bazar. Le janissaire partit pour la provision, Joseph prépara le dîner ; et pendant qu’ils étaient ainsi occupés j’allai rôder seul dans les environs.

Corinthe est situé au pied des montagnes, dans une plaine qui s’étend jusqu’à la mer de Crissa, aujourd’hui le golfe de Lépante, seul nom moderne qui dans la Grèce rivalise de beauté avec les noms antiques. Quand le temps est serein, on découvre par delà cette mer la cime de l’Hélicon et du Parnasse, mais on ne voit pas de la ville même la mer Saronique ; il faut pour cela monter à l’Acro-Corinthe : alors on aperçoit non seulement cette mer, mais les regards s’étendent jusqu’à la citadelle d’Athènes et jusqu’au cap Colonne : " C’est, dit Spon, une des plus belles vues de l’univers. " Je le crois aisément ; car même au pied de l’Acro-Corinthe la perspective est enchanteresse.

Les maisons du village, assez grandes et assez bien entretenues, sont répandues par groupes sur la plaine, au milieu des mûriers, des orangers et des cyprès ; les vignes, qui font la richesse du pays, donnent un air frais et fertile à la campagne. Elles ne sont ni élevées en guirlandes sur des arbres comme en Italie, ni tenues basses comme aux environs de Paris. Chaque cep forme un faisceau de verdure isolé autour duquel les grappes pendent en automne comme des cristaux. Les cimes du Parnasse et de l’Hélicon, le golfe de Lépante, qui ressemble à un magnifique canal, le mont Oneïus, couverts de myrtes, forment au nord et au levant l’horizon du tableau, tandis que l’Acro-Corinthe, les montagnes de l’Argolide et de la Sicyonie s’élèvent au midi et au couchant. Quant aux monuments de Corinthe, ils n’existent plus. M. Foucherot n’a découvert parmi les ruines que deux chapiteaux corinthiens, unique souvenir de l’ordre inventé dans cette ville.

Corinthe, renversée de fond en comble par Mummius, rebâtie par Jules César et par Adrien, une seconde fois détruite par Alaric, relevée encore par les Vénitiens, fut saccagée une troisième et dernière fois par Mahomet II. Strabon la vit peu de temps après son rétablissement, sous Auguste. Pausanias l’admira du temps d’Adrien ; et, d’après les monuments qu’ils nous a décrits, c’était à cette époque une ville superbe. Il eût été curieux de savoir ce qu’elle pouvait être en 1173 quand Benjamin de Tudèle y passa ; mais ce juif espagnol raconte gravement qu’il arriva à Patras, " ville d’Antipater, dit-il, un des quatre rois grecs qui partagèrent l’empire d’Alexandre ". De là il se rend à Lépante et à Corinthe : il trouve dans cette dernière ville trois cents juifs conduits par les vénérables rabbins Léon, Jacob et Ezéchias ; et c’était tout ce que Benjamin cherchait.

Des voyageurs modernes nous ont mieux fait connaître ce qui reste de Corinthe après tant de calamités : Spon et Wheler y découvrirent les débris d’un temple de la plus haute antiquité : ces débris étaient composés de onze colonnes cannelées sans base et d’ordre dorique. Spon affirme que ces colonnes n’avaient pas quatre diamètres de hauteur de plus que le diamètre du pied de la colonne, ce qui signifie apparemment qu’elles avaient cinq diamètres. Chandler dit qu’elles avaient la moitié de la hauteur qu’elles auraient dû avoir pour être dans la juste proportion de leur ordre. Il est évident que Spon se trompe, puisqu’il prend pour mesure de l’ordre le diamètre du pied de la colonne, et non le diamètre du tiers. Ce monument, dessiné par Leroi, valait la peine d’être rappelé, parce qu’il prouve ou que le premier dorique n’avait pas les proportions que Pline et Vitruve lui ont assignées depuis, ou que l’ordre toscan, dont ce temple paraît se rapprocher, n’a pas pris naissance en Italie. Spon a cru reconnaître dans ce monument le temple de Diane d’Ephèse, cité par Pausanias, et Chandler, le Sisyphéus de Strabon. Je ne puis dire si ces colonnes existent encore, je ne les ai point vues ; mais je crois savoir confusément qu’elles ont été renversées, et que les Anglais en ont emporté les derniers débris 29.

Un peuple maritime, un roi qui fut un philosophe et qui devint un tyran, un barbare de Rome, qui croyait qu’on remplace des statues de Praxitèle comme des cuirasses de soldats ; tous ces souvenirs ne rendent pas Corinthe fort intéressante : mais on a pour ressource Jason, Médée, la fontaine Pyrène, Pégase, les jeux Isthmiques institués par Thésée et chantés par Pindare, c’est-à-dire, comme à l’ordinaire, la fable et la poésie. Je ne parle point de Denys et de Timoléon : l’un qui fut assez lâche pour ne pas mourir, l’autre assez malheureux pour vivre. Si jamais je montais sur un trône, je n’en descendrais que mort ; et je ne serai jamais assez vertueux pour tuer mon frère : je ne me soucie donc point de ces deux hommes. J’aime mieux cet enfant qui pendant le siège de Corinthe fit fondre en larmes Mummius lui-même en lui récitant ces vers d’Homère :

Τρίς μάχαρες Δαναοὶ καὶ τετράκις οἴ τότ' ὂλοντο
Τροιῃ ἐν εὐρειῃ, χάριν Ἀτρεῖδῃσι φέροντες.
Ὡς δἡ ἒγωγ ὂφελον θανέειν καὶ πότμον ἐπισπεῖν,
Ἦματι τῷ ὂτε μοὶ πλεῖστοι χαλκήρεα δοὖρα
Τρῶες ἐπέῥῥιψαν περὶ Πηλείωνι θανόντι.
Τῷ κ' ἒλαχον κτερέων, καὶ μεν κλεος ἦγον Ἀχαιοὶ.
Νὖν δέ με λευγαλεῳ Θάνατῳ εἳμαρτο ἁλῶναι.
" Oh ! trois et quatre fois heureux les Grecs qui périrent devant les vastes murs d’Ilion en soutenant la cause des Atrides ! Plût aux dieux que j’eusse accompli ma destinée le jour où les Troyens lancèrent sur moi leurs javelots, tandis que je défendais le corps d’Achille ! Alors j’aurais obtenu les honneurs accoutumés du bûcher funèbre, et les Grecs auraient parlé de mon nom ! Aujourd’hui mon sort est de finir mes jours par une mort obscure et déplorable. "

Voilà qui est vrai, naturel, pathétique ; et l’on retrouve ici un grand coup de la fortune, la puissance du génie et les entrailles de l’homme.

On fait encore des vases à Corinthe, mais ce ne sont plus ceux que Cicéron demandait avec tant d’empressement à son cher Atticus. Il paraît, au reste, que les Corinthiens ont perdu le goût qu’ils avaient pour les étrangers : tandis que j’examinais un marbre dans une vigne, je fus assailli d’une grêle de pierres ; apparemment que les descendants de Laïs veulent maintenir l’honneur du proverbe.

Lorsque les césars relevaient les murs de Corinthe, et que les temples des dieux sortaient de leurs ruines plus éclatants que jamais, il y avait un ouvrier obscur qui bâtissait en silence un monument resté debout au milieu des débris de la Grèce. Cet ouvrier était un étranger qui disait de lui-même : " J’ai été battu de verges trois fois ; j’ai été lapidé une fois ; j’ai fait naufrage trois fois. J’ai fait quantité de voyages, et j’ai trouvé divers périls sur les fleuves : périls de la part des voleurs, périls de la part de ceux de ma nation, périls de la part des Gentils, périls au milieu des villes, périls au milieu des déserts, périls entre les faux frères ; j’ai souffert toutes sortes de travaux et de fatigues, de fréquentes veilles, la faim et la soif, beaucoup de peines le froid et la nudité. " Cet homme, ignoré des grands, méprisé de la foule, rejeté comme " les balayures du monde, " ne s’associa d’abord que deux compagnons, Crispus et Caïus, avec la famille de Stéphanas : tels furent les architectes inconnus d’un temple indestructible et les premiers fidèles de Corinthe. Le voyageur parcourt des yeux l’emplacement de cette ville célèbre : il ne voit pas un débris des autels du paganisme, mais il aperçoit quelques chapelles chrétiennes qui s’élèvent du milieu des cabanes des Grecs. L’apôtre peut encore donner, du haut du ciel, le salut de paix à ses enfants, et leur dire : " Paul à l’église de Dieu, qui est à Corinthe. "

Il était près de huit heures du matin quand nous partîmes de Corinthe le 21, après une assez bonne nuit. Deux chemins conduisent de Corinthe à Mégare : l’un traverse le mont Géranien, aujourd’hui Palaeo-Vouni (la Vieille-Montagne) ; l’autre côtoie la mer Saronique, le long des roches Scyroniennes. Ce dernier est le plus curieux : c’était le seul connu des anciens voyageurs, car ils ne parlent pas du premier : mais les Turcs ne permettent plus de le suivre, ils ont établi un poste militaire au pied du mont Oneïus, à peu près au milieu de l’isthme, pour être à portée des deux mers : le ressort de la Morée finit là, et l’on ne peut passer la grand’garde sans montrer un ordre exprès du pacha.

Obligé de prendre ainsi le seul chemin laissé libre, il me fallut renoncer aux ruines du temple de Neptune-Isthmien, que Chandler ne put trouver, que Pococke, Spon et Wheler ont vues, et qui subsistent encore, selon le témoignage de M. Fauvel. Par la même raison je n’examinai point la trace des tentatives faites à différentes époques pour couper l’isthme : le canal que l’on avait commencé à creuser du côté du port Schoenus est, selon M. Foucherot, profond de trente à quarante pieds, et large de soixante. On viendrait aujourd’hui facilement à bout de ce travail par le moyen de la poudre à canon : il n’y a guère que cinq milles d’une mer à l’autre, à mesurer la partie la plus étroite de la langue de terre qui sépare les deux mers.

Un mur de six milles de longueur, souvent relevé et abattu, fermait l’isthme dans un endroit qui prit le nom d’ Hexamillia : c’est là que nous commençâmes à gravir le mont Oneïus. J’arrêtais souvent mon cheval au milieu des pins, des lauriers et des myrtes, pour regarder en arrière. Je contemplais tristement les deux mers, surtout celle qui s’étendait au couchant, et qui semblait me tenter par les souvenirs de la France. Cette mer était si tranquille ! Le chemin était si court ! Dans quelques jours j’aurais pu revoir mes amis ! Je ramenais mes regards sur le Péloponèse, sur Corinthe, sur l’isthme, sur l’endroit où se célébraient les jeux : quel désert ! quel silence ! Infortuné pays ! Malheureux Grecs ! La France perdra-t-elle ainsi sa gloire ? Sera-t-elle ainsi dévastée, foulée aux pieds dans la suite des siècles ?

Cette image de ma patrie, qui vint tout à coup se mêler aux tableaux que j’avais sous les yeux, m’attendrit : je ne pensais plus qu’avec peine à l’espace qu’il fallait encore parcourir avant de revoir mes Pénates. J’étais comme l’ami de la fable, alarmé d’un songe ; et je serais volontiers retourné vers mon pays, pour lui dire :

Vous m’êtes, en dormant, un peu triste apparu,
J’ai craint qu’il ne fût vrai : je suis vite accouru.
Ce maudit songe en est la cause.

Nous nous enfonçâmes dans les défilés du mont Oneïus, perdant de vue et retrouvant tour à tour la mer Saronique et Corinthe. Du plus haut de ce mont, qui prend le nom de Macriplaysi, nous descendîmes au Dervène, autrement à la grand’garde. Je ne sais si c’est là qu’il faut placer Crommyon, mais, certes, je n’y trouvai pas des hommes plus humains que Pytiocamptès 30. Je montrai mon ordre du pacha. Le commandant m’invita à fumer la pipe et à boire le café dans sa baraque. C’était un gros homme d’une figure calme et apathique, ne pouvant faire un mouvement sur sa natte sans soupirer, comme s’il éprouvait une douleur : il examina mes armes, me fit remarquer les siennes, surtout une longue carabine qui portait, disait-il, fort loin. Les gardes aperçurent un paysan qui gravissait la montagne hors du chemin ; ils lui crièrent de descendre ; celui-ci n’entendit point la voix. Alors le commandant se leva avec effort, prit sa carabine, ajusta longtemps entre les sapins le paysan, et lui lâcha son coup de fusil. Le Turc revint après cette expédition, se rasseoir sur sa natte, aussi tranquille, aussi bonhomme qu’auparavant. Le paysan descendit à la garde, blessé en toute apparence, car il pleurait et montrait son sang. On lui donna cinquante coups de bâton pour le guérir.

Je me levai brusquement, et d’autant plus désolé, que l’envie de faire briller devant moi son adresse avait peut-être déterminé ce bourreau à tirer sur le paysan. Joseph ne voulut pas traduire ce que je disais, et peut-être la prudence était-elle nécessaire dans ce moment, mais je n’écoutais guère la prudence.

Je me fis amener mon cheval, et je partis sans attendre le janissaire, qui criait inutilement après moi. Il me rejoignit avec Joseph lorsque j’étais déjà assez avancé sur la croupe du mont Géranien. Mon indignation se calma peu à peu par l’effet des lieux que je parcourais. Il me semblait qu’en m’approchant d’Athènes je rentrais dans les pays civilisés, et que la nature même prenait quelque chose de moins triste. La Morée est presque entièrement dépourvue d’arbres, quoiqu’elle soit certainement plus fertile que l’Attique. Je me réjouissais de cheminer dans une forêt de pins, entre les troncs desquels j’apercevais la mer. Les plans inclinés qui s’étendent depuis le rivage jusqu’au pied de la montagne étaient couverts d’oliviers et de caroubiers ; de pareils sites sont rares en Grèce.

La première chose qui me frappa en arrivant à Mégare fut une troupe de femmes albanaises, qui, à la vérité, n’étaient pas aussi belles que Nausicaa et ses compagnes : elles lavaient gaiement du linge à une fontaine près de laquelle on voyait quelques restes informes d’un aqueduc. Si c’était là la fontaine des Nymphes Sithnides et l’aqueduc de Théagène, Pausanias les a trop vantés. Les aqueducs que j’ai vus en Grèce ne ressemblent point aux aqueducs romains ; ils ne s’élèvent presque point de terre, et ne présentent point cette suite de grandes arches qui font un si bel effet dans la perspective.

Nous descendîmes chez un Albanais, où nous fûmes assez proprement logés. Il n’était pas sis heures du soir ; j’allai, selon ma coutume, errer parmi les ruines. Mégare, qui conserve son nom, et le port de Nisée, qu’on appelle Dôdeca Ecclêsiais (les Douze Églises), sans être très célèbres dans l’histoire, avaient autrefois de beaux monuments. La Grèce, sous les empereurs romains, devait ressembler beaucoup à l’Italie dans le dernier siècle : c’était une terre classique où chaque ville était remplie de chefs-d’œuvre. On voyait à Mégare les douze grands dieux de la main de Praxitèle, un Jupiter-Olympien commencé par Théocosme et par Phidias, les tombeaux d’Alcmène, d’Iphigénie et de Térée. Ce fut sur ce dernier tombeau que la huppe parut pour la première fois : on en conclut que Térée avait été changée en cet oiseau, comme ses victimes l’avaient été en hirondelle et en rossignol. Puisque je faisais le voyage d’un poète, je devais profiter de tout et croire fermement, avec Pausanias, que l’aventure de la fille de Pandion commença et finit à Mégare. D’ailleurs, j’apercevais de Mégare les deux cimes du Parnasse : cela suffisait bien pour me remettre en mémoire les vers de Virgile et de La Fontaine :

Qualis populea moerens Philomela, etc.
" Autrefois Progné l’hirondelle, etc. ".

La Nuit ou l’Obscurité, et Jupiter-Conius 31, avaient leurs temples à Mégare : on peut bien dire que ces deux divinités y sont restées. On voit çà et là quelques murs d’enceinte : j’ignore si ce sont ceux qu’Apollon bâtit de concert avec Alcathoüs. Le dieu, en travaillant à cet ouvrage, avait posé sa lyre sur une pierre qui depuis ce temps rendait un son harmonieux quand on la touchait avec un caillou. L’abbé Fourmont recueillit trente inscriptions à Mégare. Pococke, Spon, Wheler et Chandler en trouvèrent quelques autres qui n’ont rien d’intéressant. Je ne cherchai point l’école d’Euclide ; j’aurais mieux aimé la maison de cette pieuse femme qui enterra les os de Phocion sous son foyer 32. Après une assez longue course, je retournai chez mon hôte, où l’on m’attendait pour aller voir une malade.

Les Grecs ainsi que les Turcs supposent que tous les Francs ont des connaissances en médecine et des secrets particuliers. La simplicité avec laquelle ils s’adressent à un étranger dans leurs maladies a quelque chose de touchant, et rappelle les anciennes mœurs : c’est une noble confiance de l’homme envers l’homme. Les sauvages en Amérique ont le même usage. Je crois que la religion et l’humanité ordonnent dans ce cas au voyageur de se prêter à ce qu’on attend de lui : un air d’assurance, des paroles de consolation peuvent quelquefois rendre la vie à un mourant et mettre une famille dans la joie.

Un Grec vint donc me chercher pour voir sa fille. Je trouvai une pauvre créature étendue à terre sur une natte et ensevelie sous les haillons dont on l’avait couverte. Elle dégagea son bras, avec beaucoup de répugnance et de pudeur, des lambeaux de la misère, et le laissa retomber mourant sur la couverture. Elle me parut attaquée d’une fièvre putride : je fis débarrasser sa tête des petites pièces d’argent dont les paysannes albanaises ornent leurs cheveux ; le poids des tresses et du métal concentrait la chaleur au cerveau. Je portais avec moi du camphre pour la peste ; je le partageai avec la malade : on l’avait nourrie de raisin, j’approuvai le régime. Enfin, nous priâmes Christos et la Panagia (la Vierge), et je promis prompte guérison. J’étais bien loin de l’espérer : j’ai tant vu mourir, que je n’ai là-dessus que trop d’expérience.

Je trouvai en sortant tout le village assemblé à la porte ; les femmes fondirent sur moi en criant : crasi ! crasi ! " du vin ! du vin ! " Elles voulaient me témoigner leur reconnaissance en me forçant à boire : ceci rendait mon rôle de médecin assez ridicule. Mais qu’importe, si j’ai ajouté à Mégare une personne de plus à celles qui peuvent me souhaiter un peu de bien dans les différentes parties du monde où j’ai erré ? C’est un privilège du voyageur de laisser après lui beaucoup de souvenirs et de vivre dans le cœur des étrangers quelquefois plus longtemps que dans la mémoire de ses amis.

Je regagnai le kan avec peine. J’eus toute la nuit sous les yeux l’image de l’Albanaise expirante : cela me fit souvenir que Virgile, visitant comme moi la Grèce, fut arrêté à Mégare par la maladie dont il mourut ; moi-même j’étais tourmenté de la fièvre. Mégare avait encore vu passer, il y a quelques années, d’autres Français bien plus malheureux que moi 33. Il me tardait de sortir d’un lieu qui me semblait avoir quelque chose de fatal.

Nous ne quittâmes pourtant notre gîte que le lendemain, 22 août, à onze heures du matin. L’Albanais qui nous avait reçus voulut me régaler avant mon départ d’une de ces poules sans croupion et sans queue que Chandler croyait particulières à Mégare, et qui ont été apportées de la Virginie ou peut-être d’un petit canton de l’Allemagne. Mon hôte attachait un grand prix à ces poules, sur lesquelles il savait mille contes. Je lui fis dire que j’avais voyagé dans la patrie de ces oiseaux, pays bien éloigné, situé au delà de la mer, et qu’il y avait dans ce pays des Grecs établis au milieu des bois parmi les sauvages. En effet, quelques Grecs fatigués du joug ont passé dans la Floride, où les fruits de la liberté leur ont fait perdre le souvenir de la terre natale. " Ceux qui avaient goûté de ce doux fruit n’y pouvaient plus

(image)


renoncer, mais ils voulaient demeurer parmi les Lotophages et ils oubliaient leur patrie 34. "

L’Albanais n’entendait rien à cela ; pour toute réponse, il m’invitait à manger sa poule et quelques frutti di mare. J’aurais préféré ce poisson, appelé glaucus, que l’on pêchait autrefois sur la côte de Mégare. Anaxandrides, cité par Athénée, déclare que Nérée seul a pu le premier imaginer de manger la hure de cet excellent poisson ; Antiphane veut qu’il soit bouilli, et Amphis le sert tout entier à ces sept chefs qui sur un bouclier noir

Epouvantaient les cieux de serments effroyables.

Le retard causé par le bon cœur de mon hôte, et plus encore par ma lassitude, nous empêcha d’arriver à Athènes dans la même journée. Sortis de Mégare à onze heures du matin, comme je l’ai déjà dit, nous traversâmes d’abord la plaine ; ensuite nous gravîmes le mont Kerato-Pyrgo, le Kerata de l’antiquité : deux roches isolées s’élèvent à son sommet, et sur l’une de ces roches on aperçoit les ruines d’une tour qui donne son nom à la montagne. C’est à la descente de Kerato-Pyrgo, du côté d’Eleusis, qu’il faut placer la palestre de Cercyon et le tombeau d’Alopé. Il n’en reste aucun vestige. Nous rencontrâmes bientôt le Puits-Fleuri au fond d’un vallon cultivé. J’étais presque aussi fatigué que Cérès quand elle s’assit au bord de ce puits, après avoir cherché Proserpine par toute la terre. Nous nous arrêtâmes quelques instants dans la vallée, et puis nous continuâmes notre chemin. En avançant vers Eleusis, je ne vis point les anémones de diverses couleurs que Wheler aperçut dans les champs ; mais aussi la saison en était passée.

Vers les cinq heures du soir nous arrivâmes à une plaine environnée de montagnes au nord, au couchant et au levant. Un bras de mer long et étroit baigne cette plaine au midi, et forme comme la corde de l’arc des montagnes. L’autre côté de ce bras de mer est bordé par les rivages d’une île élevée ; l’extrémité orientale de cette île s’approche d’un des promontoires du continent : on remarque entre ces deux pointes un étroit passage. Je résolus de m’arrêter à un village bâti sur une colline, qui terminait au couchant, près de la mer, le cercle des montagnes dont j’ai parlé.

On distinguait dans la plaine les restes d’un aqueduc et beaucoup de débris épars au milieu du chaume d’une moisson nouvellement coupée ; nous descendîmes de cheval au pied du monticule, et nous grimpâmes à la cabane la plus voisine : on nous y donna l’hospitalité.

Tandis que j’étais à la porte, recommandant je ne sais quoi à Joseph, je vis venir un Grec qui me salua en italien. Il me conta tout de suite son histoire ; il était d’Athènes ; il s’occupait à faire du goudron avec les pins des monts Géraniens ; il était l’ami de M. Fauvel, et certainement je verrais M. Fauvel. Je répondis que je portais des lettres à M. Fauvel. Je fus charmé de rencontrer cet homme, dans l’espoir de tirer de lui quelques renseignements sur les ruines dont j’étais environné et sur les lieux où je me trouvais. Je savais bien quels étaient ces lieux ; mais un Athénien qui connaissait M. Fauvel devait être un excellent cicérone. Je le priai donc de m’expliquer un peu ce que je voyais et de m’orienter dans le pays. Il mit la main sur son cœur à la façon des Turcs et s’inclina humblement : " J’ai entendu souvent, me répondit-il, M. Fauvel expliquer tout cela ; mais, moi, je ne suis qu’un ignorant, et je ne sais pas si tout cela est bien vrai. Vous voyez d’abord au levant, par-dessus le promontoire, la cime d’une montagne toute jaune : c’est le Telo-Vouni (le petit Hymette) ; l’île de l’autre côté de ce bras de mer, c’est Coulouri : M. Fauvel l’appelle Salamine. M. Fauvel dit que dans ce canal vis-à-vis de vous se donna un grand combat entre la flotte des Grecs et une flotte des Perses. Les Grecs occupaient ce canal ; les Perses étaient de l’autre côté, vers le port Lion (le Pirée) ; le roi de ces Perses, dont je ne sais plus le nom, était assis sur un trône à la pointe de ce cap. Quant au village où nous sommes, M. Fauvel l’appelle Eleusis, et nous autres Lepsina. M. Fauvel dit qu’il y avait un temple (le temple de Cérès) au-dessous de la maison où nous sommes : si vous voulez faire quelques pas, vous verrez l’endroit où était encore l’idole mutilée de ce temple (la statue de Cérès Eleusine) ; les Anglais l’ont emportée. "

Le Grec me quittant pour aller faire son goudron me laissa les yeux sur un rivage désert et sur une mer où pour tout vaisseau on voyait une barque de pêcheur attachée aux anneaux d’un môle en ruine.

Tous les voyageurs modernes ont visité Eleusis ; toutes les inscriptions en ont été relevées. L’abbé Fourmont lui seul en copia une vingtaine. Nous avons une très docte dissertation de M. de Sainte-Croix sur le temple d’Eleusis et un plan de ce temple par M. Foucherot. Warburton, Sainte-Croix, l’abbé Barthélemi, ont dit tout ce qu’il y avait de curieux à dire sur les mystères de Cérès, et le dernier nous en a décrit les pompes extérieures. Quant à la statue mutilée, emportée par deux voyageurs, Chandler la prend pour la statue de Proserpine et Spon pour la statue de Cérès. Ce buste colossal a, selon Pococke, cinq pieds et demi d’une épaule à l’autre, et la corbeille dont il est couronné s’élève à plus de deux pieds. Spon prétend que cette statue pourrait bien être de Praxitèle : je ne sais sur quoi cette opinion est fondée. Pausanias, par respect pour les mystères, ne décrit pas la statue de Cérès ; Strabon garde le même silence. A la vérité on lit dans Pline que Praxitèle était l’auteur d’une Cérès en marbre et de deux Proserpines en bronze : la première, dont parle aussi Pausanias, ayant été transportée à Rome, ne peut être celle qu’on voyait il y a quelques années à Eleusis ; les deux Proserpines en bronze sont hors de la question. A en juger par le trait que nous avons de cette statue, elle pourrait bien ne représenter qu’une Canéphore 35. Je ne sais si M. Fauvel ne m’a point dit que cette statue, malgré sa réputation, était d’un assez mauvais travail.

Je n’ai donc rien à raconter d’Eleusis après tant de voyageurs, sinon que je me promenai au milieu de ces ruines, que je descendis au port et que je m’arrêtai à contempler le détroit de Salamine. Les fêtes et la gloire étaient passées ; le silence était égal sur la terre et sur la mer : plus d’acclamations, plus de chants, plus de pompes sur le rivage ; plus de cris guerriers, plus de choc de galères, plus de tumulte sur les flots. Mon imagination ne pouvait suffire tantôt à se représenter la procession religieuse d’Eleusis, tantôt à couvrir le rivage de l’armée innombrable des Perses qui regardaient le combat de Salamine. Eleusis est, selon moi, le lieu le plus respectable de la Grèce, puisqu’on y enseignait l’unité de Dieu et que ce lieu fut témoin du plus grand effort que les hommes aient jamais tenté en faveur de la liberté.

Qui le croirait ! Salamine est aujourd’hui presque entièrement effacée du souvenir des Grecs. On a vu ce que m’en disait mon Athénien. " L’île de Salamine n’a point conservé son nom, dit M. Fauvel dans ses Mémoires ; il est oublié avec celui de Thémistocle. " Spon raconte qu’il logea à Salamine chez le papas Iaonnis, " homme, ajoute-t-il, moins ignorant que tous ses paroissiens, puisqu’il savait que l’île s’était autrefois nommée Salamine ; et il nous dit qu’il l’avait su de son père. " Cette indifférence des Grecs touchant leur patrie est aussi déplorable qu’elle est honteuse ; non seulement ils ne savent pas leur histoire, mais ils ignorent presque tous 36 la langue qui fait leur gloire : on a vu un Anglais, poussé d’un saint zèle, vouloir s’établir à Athènes pour y donner des leçons de grec ancien.

Il fallut que la nuit me chassât du rivage. Les vagues que la brise du soir avait soulevées battaient la grève et venaient mourir à mes pieds : je marchai quelque temps le long de la mer qui baignait le tombeau de Thémistocle ; selon toutes les probabilités, j’étais dans ce moment le seul homme en Grèce qui se souvint de ce grand homme.

Joseph avait acheté un mouton pour notre souper ; il savait que nous arriverions le lendemain chez un consul de France. Sparte, qu’il avait vue, et Athènes qu’il allait voir, ne lui importaient guère, mais, dans la joie où il était de toucher au terme de ses fatigues, il régalait la maison de notre hôte. La femme, les enfants, le mari, tout était en mouvement ; le janissaire seul restait tranquille au milieu de l’empressement général, fumant sa pipe et applaudissant du turban à tous ces soins dont il espérait bien profiter. Depuis l’extinction des mystères par Alaric, il n’y avait pas eu une pareille fête à Eleusis. Nous nous mîmes à table, c’est-à-dire que nous nous assîmes à terre autour du régal ; notre hôtesse avait fait cuire du pain qui n’était pas très bon, mais qui était tendre et sortant du four. J’aurais volontiers renouvelé le cri de Vive Cérès ! Χαῖρε, Δήμητερ ! Ce pain, qui provenait de la nouvelle récolte, faisait voir la fausseté d’une prédiction rapportée par Chandler. Du temps de ce voyageur on disait à Eleusis que si jamais on enlevait la statue mutilée de la déesse, la plaine cesserait d’être fertile. Cérès est allée en Angleterre, et les champs d’Eleusis n’en ont pas moins été fécondés par cette divinité réelle, qui appelle tous les hommes à la connaissance de ses mystères, qui ne craint point d’être détrônée,

Qui donne aux fleurs leur aimable peinture,
Qui fait naître et mûrir les fruits,
Et leur dispense avec mesure
Et la chaleur des jours et la fraîcheur des nuits.

Cette grande chère et la paix dont nous jouissions m’étaient d’autant plus agréables que nous les devions, pour ainsi dire, à la protection de la France. Il y a trente à quarante ans que toutes les côtes de la Grèce, et particulièrement les ports de Corinthe, de Mégare et d’Eleusis étaient infestés par des pirates. Le bon ordre établi dans nos stations du Levant avait peu à peu détruit ce brigandage ; nos frégates faisaient la police, et les sujets ottomans respiraient sous le pavillon français. Les dernières révolutions de l’Europe ont amené pour quelques moments d’autres combinaisons de puissances ; mais les corsaires n’ont pas reparu. Nous bûmes donc à la renommée de ces armes qui protégeaient notre fête à Eleusis, comme les Athéniens durent remercier Alcibiade quand il eut conduit en sûreté la procession d’Iacchus au temple de Cérès.

Enfin, le grand jour de notre entrée à Athènes se leva. Le 23, à trois heures du matin, nous étions tous à cheval ; nous commençâmes à défiler en silence par la voie Sacrée : je puis assurer que l’initié le plus dévot à Cérès n’a jamais éprouvé un transport aussi vif que le mien. Nous avions mis nos beaux habits pour la fête ; le janissaire avait retourné son turban, et, par extraordinaire, on avait frotté et pansé les chevaux. Nous traversâmes le lit d’un torrent appelé Saranta-Potamo ou les Quarante Fleuves, probablement le Céphise Eleusinien ; nous vîmes quelques débris d’églises chrétiennes : ils doivent occuper la place du tombeau de ce Zarex qu’Apollon lui-même avait instruit dans l’art des chants. D’autres ruines nous annoncèrent les monuments d’Eumolpe et d’Hippothoon ; nous trouvâmes les rhiti ou les courants d’eau salée : c’était là que pendant les fêtes d’Eleusis les gens du peuple insultaient les passants, en mémoire des injures qu’une vieille femme avait dites autrefois à Cérès. De là passant au fond, ou au point extrême du canal de Salamine, nous nous engageâmes dans le défilé que forment le mont Parnès et le mont Egalée : cette partie de la voie Sacrée s’appelait Le Mystique. Nous aperçûmes le monastère de Daphné, bâti sur les débris du temple d’Apollon, et dont l’église est une des plus anciennes de l’Attique. Un peu plus loin, nous remarquâmes quelques restes du temple de Vénus. Enfin le défilé commence à s’élargir ; nous tournons autour du mont Poecile, placé au milieu du chemin comme pour masquer le tableau, et tout à coup nous découvrons la plaine d’Athènes.

Les voyageurs qui visitent la ville de Cécrops arrivent ordinairement par le Pirée ou par la route de Négrepont. Ils perdent alors une partie du spectacle, car on n’aperçoit que la citadelle quand on vient de la mer, et l’Anchesme coupe la perspective quand on descend de l’Eubée. Mon étoile m’avait amené par le véritable chemin pour voir Athènes dans toute sa gloire.

La première chose qui frappa mes yeux, ce fut la citadelle éclairée du soleil levant : elle était juste en face de moi, de l’autre côté de la plaine, et semblait appuyée sur le mont Hymette, qui faisait le fond du tableau. Elle présentait, dans un assemblage confus, les chapiteaux des Propylées, les colonnes du Parthénon et du temple d’Erechthée, les embrasures d’une muraille chargée de canons, les débris gothiques des chrétiens et les masures des musulmans.

Deux petites collines, l’Anchesme et le Musée, s’élevaient au nord et au midi de l’Acropolis. Entre ces deux collines, et au pied de l’Acropolis, Athènes se montrait à moi : ses toits aplatis, entremêlés de minarets, de cyprès, de ruines, de colonnes isolées, les dômes de ses mosquées couronnés par de gros nids de cigognes, faisaient un effet agréable aux rayons du soleil. Mais si l’on reconnaissait encore Athènes à ses débris, on voyait aussi, à l’ensemble de son architecture et au caractère général des monuments, que la ville de Minerve n’était plus habitée par son peuple.

Une enceinte de montagnes, qui se termine à la mer, forme la plaine ou le bassin d’Athènes. Du point où je voyais cette plaine au mont Poecile, elle paraissait divisée en trois bandes ou régions, courant dans une direction parallèle du nord au midi. La première de ces régions, et la plus voisine de moi, était inculte et couverte de bruyères ; la seconde offrait un terrain labouré où l’on venait de faire la moisson ; la troisième présentait un long bois d’oliviers, qui s’étendait un peu circulairement depuis les sources de l’Ilissus, en passant au pied de l’Anchesme, jusque vers le port de Phalère. Le Céphise coule dans cette forêt, qui par sa vieillesse semble descendre de l’olivier que Minerve fit sortir de la terre. L’Ilissus a son lit desséché de l’autre côté d’Athènes, entre le mont Hymette et la ville. La plaine n’est pas parfaitement unie : une petite chaîne de collines détachée du mont Hymette en surmonte le niveau et forme les différentes hauteurs sur lesquelles Athènes plaça peu à peu ses monuments.

Ce n’est pas dans le premier moment d’une émotion très vive que l’on jouit le plus de ses sentiments. Je m’avançais vers Athènes avec une espèce de plaisir qui m’ôtait le pouvoir de la réflexion ; non que j’éprouvasse quelque chose de semblable à ce que j’avais senti à la vue de Lacédémone. Sparte et Athènes ont conservé jusque dans leurs ruines leurs différents caractères : celles de la première sont tristes, graves et solitaires ; celles de la seconde sont riantes, légères, habitées. A l’aspect de la patrie de Lycurgue, toutes les pensées deviennent sérieuses, mâles et profondes ; l’âme, fortifiée, semble s’élever et s’agrandir ; devant la ville de Solon, on est comme enchanté par les prestiges du génie ; on a l’idée de la perfection de l’homme considéré comme un être intelligent et immortel. Les hauts sentiments de la nature humaine prenaient à Athènes quelque chose d’élégant qu’ils n’avaient point à Sparte. L’amour de la patrie et de la liberté n’était point pour les Athéniens un instinct aveugle, mais un sentiment éclairé, fondé sur ce goût du beau dans tous les genres, que le ciel leur avait si libéralement départi ; enfin, en passant des ruines de Lacédémone aux ruines d’Athènes je sentis que j’aurais voulu mourir avec Léonidas et vivre avec Périclès.

Nous marchions vers cette petite ville, dont le territoire s’étendait à quinze ou vingt lieues, dont la population n’égalait pas celle d’un faubourg de Paris, et qui balance dans l’univers la renommée de l’empire romain. Les yeux constamment attachés sur ces ruines, je lui appliquais ces vers de Lucrèce :

Primae frugiferos foetus mortalibus aegris
Dididerunt quondam praeclaro nomine Athenae,
Et recreaverunt vitam legesque rogarunt ;
Et primae dederunt solatia dulcia vitae.

Je ne connais rien qui soit plus à la gloire des Grecs que ces paroles de Cicéron : " Souvenez-vous, Quintius, que vous commandez à des Grecs qui ont civilisé tous les peuples, en leur enseignant la douceur et l’humanité, et à qui Rome doit les lumières qu’elle possède. " Lorsqu’on songe à ce que Rome était au temps de Pompée et de César, à ce que Cicéron était lui-même, on trouve dans ce peu de mots un magnifique éloge 37.

Des trois bandes ou régions qui divisaient devant nous la plaine d’Athènes, nous traversâmes rapidement les deux premières, la région inculte et la région cultivée. On ne voit plus sur cette partie de la route le monument du Rhodien et le tombeau de la courtisane, mais on aperçoit des débris de quelques églises. Nous entrâmes dans le bois d’oliviers : avant d’arriver au Céphise, on trouvait deux tombeaux et un autel de Jupiter l’Indulgent. Nous distinguâmes bientôt le lit du Céphise entre les troncs des oliviers qui le bordaient comme de vieux saules : je mis pied à terre pour saluer le fleuve et pour boire de son eau ; j’en trouvai tout juste ce qu’il m’en fallait dans un creux sous la rive ; le reste avait été détourné plus haut pour arroser les plantations d’oliviers. Je me suis toujours fait un plaisir de boire de l’eau des rivières célèbres que j’ai passées dans ma vie : ainsi j’ai bu des eaux du Mississipi, de la Tamise, du Rhin, du Pô, du Tibre, de l’Eurotas, du Céphise, de l’Hermus, du Granique, du Jourdain, du Nil, du Tage et de l’Ebre. Que d’hommes au bord de ces fleuves peuvent dire comme les Israélites : Sedimus et flevimus !

J’aperçus à quelque distance sur ma gauche les débris du pont que Xénoclès de Linde avait fait bâtir sur le Céphise. Je remontai à cheval, et je ne cherchai point à voir le figuier sacré, l’autel de Zéphyre, la colonne d’Antémocrite ; car le chemin moderne ne suit plus dans cet endroit l’ancienne voie Sacrée. En sortant du bois d’oliviers, nous trouvâmes un jardin environné de murs, et qui occupe à peu près la place du Céramique extérieur. Nous mîmes une demi-heure pour nous rendre à Athènes, à travers un chaume de froment. Un mur moderne nouvellement réparé et ressemblant à un mur de jardin renferme la ville. Nous en franchîmes la porte, et nous pénétrâmes dans de petites rues champêtres, fraîches et assez propres : chaque maison a son jardin planté d’orangers et de figuiers. Le peuple me parut gai et curieux, et n’avait point l’air abattu des Moraïtes. On nous enseigna la maison du consul.

Je ne pouvais être mieux adressé qu’à M. Fauvel pour voir Athènes : on sait qu’il habite la ville de Minerve depuis longues années ; il en connaît les moindres détails, beaucoup mieux qu’un Parisien ne connaît Paris. On a de lui d’excellents mémoires ; on lui doit les plus intéressantes découvertes sur l’emplacement d’Olympie, sur la plaine de Marathon, sur le tombeau de Thémistocle au Pirée, sur le temple de la Vénus aux Jardins, etc. Chargé du consulat d’Athènes, qui n’est pour lui qu’un titre de protection, il a travaillé et travaille encore, comme peintre, au Voyage pittoresque de la Grèce. L’auteur de ce bel ouvrage, M. de Choiseul-Gouffier, avait bien voulu me donner une lettre pour l’homme de talent, et je portais de plus au consul une lettre du ministre 38.

On ne s’attend pas sans doute que je donne ici une description complète d’Athènes ; si l’on veut connaître l’histoire de cette ville, depuis les Romains jusqu’à nous, on peut recourir à l’Introduction de cet Itinéraire. Si ce sont les monuments d’Athènes ancienne qu’on désire connaître, la traduction de Pausanias, toute défectueuse qu’elle est, suffit parfaitement à la foule des lecteurs ; et le Voyage du jeune Anacharsis ne laisse presque rien à désirer. Quant aux ruines de cette fameuse cité, les lettres de la collection de Martin Crusius, le père Babin, La Guilletière même, malgré ses mensonges, Pococke, Spon, Wheler, Chandler surtout et M. Fauvel les font si parfaitement connaître que je ne pourrais que les répéter. Sont-ce les plans, les cartes, les vues d’Athènes et de ses monuments que l’on cherche ? On les trouvera partout : il suffit de rappeler les travaux du marquis de Nointel, de Leroi, de Stuart, de Pars ; M. de Choiseul, complétant l’ouvrage que tant de malheurs ont interrompu, achèvera de mettre sous nos yeux Athènes tout entière. La partie des mœurs et du gouvernement des Athéniens modernes est également bien traitée dans les auteurs que je viens de citer ; et comme les usages ne changent pas en Orient ainsi qu’en France, tout ce que Chandler et Guys 39 ont dit des Grecs modernes est encore aujourd’hui de la plus exacte vérité.

Sans faire de l’érudition aux dépens de mes prédécesseurs, je rendrai compte de mes courses et de mes sentiments à Athènes, jour par jour et heure par heure, selon le plan que j’ai suivi jusque ici. Encore une fois, cet Itinéraire doit être regardé beaucoup moins comme un voyage que comme les mémoires d’une année de ma vie 40.

Je descendis dans la cour de M. Fauvel, que j’eus le bonheur de trouver chez lui : je lui remis aussitôt les lettres de M. de Choiseul et de M. de Talleyrand. M. Fauvel connaissait mon nom ; je ne pouvais pas lui dire : " Son pittor anch’io ; " mais au moins j’étais un amateur plein de zèle, sinon de talent ; j’avais une si bonne volonté d’étudier l’antique et de bien faire, j’étais venu de si loin crayonner de méchants dessins, que le maître vit en moi un écolier docile.

Ce fut d’abord entre nous un fracas de questions sur Paris et sur Athènes, auxquelles nous nous empressions de répondre ; mais bientôt Paris fut oublié, et Athènes prit totalement le dessus. M. Fauvel, échauffé dans son amour pour les arts par un disciple, était aussi empressé de me montrer Athènes que j’étais empressé de la voir : il me conseilla cependant de laisser passer la grande chaleur du jour.

Rien ne sentait le consul chez mon hôte, mais tout y annonçait l’artiste et l’antiquaire. Quel plaisir pour moi d’être logé à Athènes dans une chambre pleine des plâtres moulés du Parthénon ! Tout autour des murs étaient suspendus des vues du temple de Thésée, des plans des Propylées, des cartes de l’Attique et de la plaine de Marathon. Il y avait des marbres sur une table, des médailles sur une autre, avec de petites têtes et des vases en terre cuite. On balaya, à mon grand regret, une vénérable poussière ; on tendit un lit de sangle au milieu de toutes ces merveilles ; et comme un conscrit arrivé à l’armée la veille d’une affaire, je campai sur le champ de bataille.

La maison de M. Fauvel a, comme la plupart des maisons d’Athènes, une cour sur le devant et un petit jardin sur le derrière. Je courais à toutes les fenêtres pour découvrir au moins quelque chose dans les rues ; mais c’était inutilement. On apercevait pourtant entre les toits des maisons voisines un petit coin de la citadelle ; je me tenais collé à la fenêtre qui donnait de ce côté, comme un écolier dont l’heure de recréation n’est pas encore arrivée. Le janissaire de M. Fauvel s’était emparé de mon janissaire et de Joseph, de sorte que je n’avais plus à m’occuper d’eux.

A deux heures on servit le dîner, qui consistait en des ragoûts de mouton et de poulets, moitié à la française, moitié à la turque. Le vin, rouge et fort comme nos vins du Rhône, était d’une bonne qualité. mais il me parut si amer qu’il me fut impossible de le boire. Dans presque tous les cantons de la Grèce on fait plus ou moins infuser des pommes de pin au fond des cuvées ; cela donne au vin cette saveur amère et aromatique à laquelle on a quelque peine à s’habituer 41. Si cette coutume remonte à l’antiquité, comme je le présume, elle expliquerait pourquoi la pomme de pin était consacrée à Bacchus. On apporta du miel du mont Hymette ; je lui trouvai un goût de drogue qui me déplut ; le miel de Chamouni me semble de beaucoup préférable. J’ai mangé depuis à Kircagach, près de Pergame, dans l’Anatolie, un miel plus agréable encore ; il est blanc comme le coton sur lequel les abeilles le recueillent, et il a la fermeté et la consistance de la pâte de guimauve. Mon hôte riait de la grimace que je faisais au vin et au miel de l’Attique ; il s’y était attendu. Comme il fallait bien que je fusse dédommagé par quelque chose, il me fit remarquer l’habillement de la femme qui nous servait : c’était absolument la draperie des anciennes Grecques, surtout dans les plis horizontaux et onduleux qui se formaient au-dessus du sein et venaient se joindre aux plis perpendiculaires qui marquaient le bord de la tunique. Le tissu grossier dont cette femme était vêtue contribuait encore à la ressemblance ; car, à en juger par la statuaire, les étoffes chez les anciens étaient plus épaisses que les nôtres. Il serait impossible, avec les mousselines et les soies des femmes modernes, de former les mouvements larges des draperies antiques : la gaze de Céos, et les autres voiles que les satiriques appelaient des nuages, n’étaient jamais imités par le ciseau.

Pendant notre dîner, nous reçûmes les compliments de ce qu’on appelle dans le Levant la nation : cette nation se compose des négociants français ou dépendant de la France qui habitent les différentes échelles. Il n’y a à Athènes qu’une ou deux maisons de cette espèce : elles font le commerce des huiles. M. Roque me fit l’honneur de me rendre visite : il avait une famille, et il m’invita à l’aller voir avec M. Fauvel ; puis il se mit à parler de la société d’Athènes : " Un étranger fixé depuis quelque temps à Athènes paraissait avoir senti ou inspiré une passion qui faisait parler la ville… Il y avait des commérages vers la maison de Socrate, et l’on tenait des propos du côté des jardins de Phocion… L’archevêque d’Athènes n’était pas encore revenu de Constantinople. On ne savait pas si on obtiendrait justice du pacha de Négrepont, qui menaçait de lever une contribution à Athènes. Pour se mettre à l’abri d’un coup de main, on avait réparé le mur de clôture ; cependant on pouvait tout espérer du chef des eunuques noirs, propriétaire d’Athènes, qui certainement avait auprès de Sa Hautesse plus de crédit que le pacha. " (O Solon ! O Thémistocle ! Le chef des eunuques noirs propriétaire d’Athènes, et toutes les autres villes de la Grèce enviant cet insigne bonheur aux Athéniens !) " (…) Au reste, M. Fauvel avait bien fait de renvoyer le religieux italien qui demeurait dans la lanterne de Démosthène (un des plus jolis monuments d’Athènes), et d’appeler à sa place un capucin français.

" Celui-ci avait de bonnes mœurs, était affable, intelligent, et recevait très bien les étrangers qui, selon la coutume, allaient descendre au couvent français… " Tels étaient les propos et l’objet des conversations à Athènes : on voit que le monde y allait son train, et qu’un voyageur qui s’est bien monté la tête doit être un peu confondu quand il trouve en arrivant dans la rue des Trépieds les tracasseries de son village.

Deux voyageurs anglais venaient de quitter Athènes lorsque j’y arrivai : il y restait encore un peintre russe, qui vivait fort solitaire. Athènes est très fréquentée des amateurs de l’antiquité, parce qu’elle est sur le chemin de Constantinople et qu’on y arrive facilement par mer.

Vers les quatre heures du soir, la grande chaleur étant passée, M. Fauvel fit appeler son janissaire et le mien, et nous sortîmes précédés de nos gardes : le cœur me battait de joie, et j’étais honteux de me trouver si jeune. Mon guide me fit remarquer, presque à sa porte, les restes d’un temple antique. De là nous tournâmes à droite, et nous marchâmes par de petites rues fort peuplées. Nous passâmes au bazar, frais et bien approvisionné en viande, en gibier, en herbes et en fruits. Tout le monde saluait M. Fauvel, et chacun voulait savoir qui j’étais ; mais personne ne pouvait prononcer mon nom. C’était comme dans l’ancienne Athènes : Athenienses autem omnes, dit saint Luc, ad nihil aliud vacabant nisi aut dicere, aut audire aliquid novi ; quant aux Turcs, ils disaient : Fransouse ! Effendi ! et ils fumaient leurs pipes : c’était ce qu’ils avaient de mieux à faire. Les Grecs en nous voyant passer levaient leurs bras par-dessus leurs têtes et criaient : Kâlos ilthete, archondes ! Bate kala eis palaeo Athinan ! " Bienvenus, messieurs ! Bon voyage aux ruines d’Athènes ! " Et ils avaient l’air aussi fiers que s’ils nous avaient dit : " Vous allez chez Phidias ou chez Ictinus. " Je n’avais pas assez de mes yeux pour regarder : je croyais voir des antiquités partout. M. Fauvel me faisait remarquer çà et là des morceaux de sculpture qui servaient de bornes, de murs ou de pavés : il me disait combien ces fragments avaient de pieds, de pouces et de lignes ; à quel genre d’édifices ils appartenaient ; ce qu’il en fallait présumer d’après Pausanias ; quelles opinions avaient eues à ce sujet l’abbé Barthélemi, Spon, Wheler, Chandler ; en quoi ces opinions lui semblaient (à lui M. Fauvel) justes ou mal fondées. Nous nous arrêtions à chaque pas ; les janissaires et des enfants du peuple, qui marchaient devant nous, s’arrêtaient partout où ils voyaient une moulure, une corniche, un chapiteau ; ils cherchaient à lire dans les yeux de M. Fauvel si cela était bon ; quand le consul secouait la tête, ils secouaient la tête et allaient se placer quatre pas plus loin devant un autre débris. Nous fûmes conduits ainsi hors du centre de la ville moderne, et nous arrivâmes à la partie de l’ouest que M. Fauvel voulait d’abord me faire visiter, afin de procéder par ordre dans nos recherches.

En sortant du milieu de l’Athènes moderne, et marchant droit au couchant, les maisons commencent à s’écarter les unes des autres ; ensuite viennent de grands espaces vides, les uns compris dans le mur de clôture, les autres en dehors de ce mur : c’est dans ces espaces abandonnés que l’on trouve le temple de Thésée, le Pnyx et l’Aréopage. Je ne décrirai point le premier, qui est décrit partout, et qui ressemble assez au Parthénon ; je le comprendrai dans les réflexions générales que je me permettrai de faire bientôt au sujet de l’architecture des Grecs. Ce temple est au reste le monument le mieux conservé à Athènes : après avoir longtemps été une église sous l’invocation de saint Georges, il sert aujourd’hui de magasin.

L’Aréopage était placé sur une éminence à l’occident de la citadelle. On comprend à peine comment on a pu construire sur le rocher où l’on voit des ruines un monument de quelque étendue. Une petite vallée appelée, dans l’ancienne Athènes, Coelé (le creux), sépare la colline de l’Aréopage de la colline de Pnyx et de la colline de la citadelle. On montrait dans le Coelé les tombeaux des deux Cimon, de Thucydide et d’Hérodote. Le Pnyx, où les Athéniens tenaient d’abord leurs assemblées publiques, est une esplanade pratiquée sur une roche escarpée, au revers du Lycabettus. Un mur composé de pierres énormes soutient cette esplanade du côté du nord ; au midi s’élève une tribune creusée dans le roc même, et l’on y monte par quatre degrés également taillés dans la pierre Je remarque ceci, parce que les anciens voyageurs n’ont pas bien connu la forme du Pnyx. Lord Elgin a fait depuis peu d’années désencombrer cette colline, et c’est à lui qu’on doit la découverte des degrés. Comme on n’est pas là tout à fait à la cime du rocher, on n’aperçoit la mer qu’en montant au-dessus de la tribune : on ôtait ainsi au peuple la vue du Pirée, afin que des orateurs factieux ne le jetassent pas dans des entreprises téméraires, à l’aspect de sa puissance et de ses vaisseaux 42.

Les Athéniens étaient rangés sur l’esplanade entre le mur circulaire que j’ai indiqué au nord et la tribune au midi.

C’était donc à cette tribune que Périclès, Alcibiade et Démosthène firent entendre leur voix ; que Socrate et Phocion parlèrent au peuple le plus léger et le plus spirituel de la terre ! C’était donc là que se sont commises tant d’injustices, que tant de décrets iniques ou cruels ont été prononcés ! Ce fut peut-être ce lieu qui vit bannir Aristide, triompher Mélitus, condamner à mort la population entière d’une ville, vouer un peuple entier à l’esclavage ? Mais aussi ce fut là que de grands citoyens firent éclater leurs généreux accents contre les tyrans de leur patrie, que la justice triompha, que la vérité fut écoutée. " Il y a un peuple, disaient les députés de Corinthe aux Spartiates, un peuple qui ne respire que les nouveautés ; prompt à concevoir, prompt à exécuter, son audace passe sa force. Dans les périls où souvent il se jette sans réflexion, il ne perd jamais l’espérance ; naturellement inquiet, il cherche à s’agrandir au dehors ; vainqueur, il s’avance et suit sa victoire ; vaincu, il n’est point découragé. Pour les Athéniens, la vie n’est pas une propriété qui leur appartienne, tant ils la sacrifient aisément à leur pays ! Ils croient qu’on les a privés d’un bien légitime toutes les fois qu’ils n’obtiennent pas l’objet de leurs désirs. Ils remplacent un dessein trompé par une nouvelle espérance, Leurs projets à peine conçus sont déjà exécutés. Sans cesse occupés de l’avenir, le présent leur échappe : peuple qui ne connaît point le repos, et ne peut le souffrir dans les autres 43. "

Et ce peuple, qu’est-il devenu ? Où le trouverai-je ? Moi qui traduisais ce passage au milieu des ruines d’Athènes, je voyais les minarets des musulmans et j’entendais parler des chrétiens. C’est à Jérusalem que j’allais chercher la réponse à cette question, et je connaissais déjà d’avance les paroles de l’oracle : Dominus mortificat et vivificat ; deducit ad inferos et reducit.

Le jour n’était pas encore à sa fin : nous passâmes du Pnyx à la colline du Musée. On sait que cette colline est couronnée par le monument de Philopappus, monument et un mauvais goût : mais c’est le mort et non le tombeau qui mérite ici l’attention du voyageur. Cet obscur Philopappus, dont le sépulcre se voit de si loin, vivait sous Trajan. Pausanias ne daigne pas le nommer, et l’appelle un Syrien. On voit dans l’inscription de sa statue qu’il était de Besâ, bourgade de l’Attique. Eh bien, ce Philopappus s’appelait Antiochus Philopappus ; c’était le légitime héritier de la couronne de Syrie ! Pompée avait transporté à Athènes les descendants du roi Antiochus, et ils y étaient devenus de simples citoyens. Je ne sais si les Athéniens, comblés des bienfaits d’Antiochus, compatirent aux maux de sa famille détrônée, mais il paraît que ce Philopappus fut au moins consul désigné. La fortune, en le faisant citoyen d’Athènes et consul de Rome à une époque où ces deux titres n’étaient plus rien, semblait vouloir se jouer encore de ce monarque déshérité, le consoler d’un songe par un songe, et montrer sur une seule tête qu’elle se rit également de la majesté des peuples et de celle des rois.

Le monument de Philopappus nous servit comme d’observatoire pour contempler d’autres vanités. M. Fauvel m’indiqua les divers endroits par où passaient les murs de l’ancienne ville ; il me fit voir les ruines du théâtre de Bacchus, au pied de la citadelle ; le lit desséché de l’Ilissus, la mer sans vaisseaux, et les ports déserts de Phalère, de Munychie et du Pirée.

Nous rentrâmes ensuite dans Athènes : il était nuit. Le consul envoya prévenir le commandant de la citadelle que nous y monterions le lendemain avant le lever du soleil. Je souhaitai le bonsoir à mon hôte, et je me retirai à mon appartement. Accablé de fatigue, il y avait déjà quelque temps que je dormais d’un profond sommeil, quand je fus réveillé tout à coup par le tambourin et la musette turque dont les sons discordants partaient des combles des Propylées. En même temps un prêtre turc se mit à chanter en arabe l’heure passée à des chrétiens de la ville de Minerve. Je ne saurais peindre ce que j’éprouvai : cet iman n’avait pas besoin de me marquer ainsi la fuite des années ; sa voix seule dans ces lieux annonçait assez que les siècles s’étaient écoulés.

Cette mobilité des choses humaines est d’autant plus frappante qu’elle contraste avec l’immobilité du reste de la nature. Comme pour insulter à l’instabilité des sociétés humaines, les animaux mêmes n’éprouvent ni bouleversements dans leurs empires ni altération dans leurs mœurs. J’avais vu, lorsque nous étions sur la colline du Musée, des cigognes se former en bataillon et prendre leur vol vers l’Afrique 44. Depuis deux mille ans elles font ainsi le même voyage ; elles sont restées libres et heureuses dans la ville de Solon comme dans la ville du chef des eunuques noirs. Du haut de leurs nids, que les révolutions ne peuvent atteindre, elles ont vu au-dessous d’elles changer la race des mortels : tandis que des générations impies se sont élevées sur les tombeaux des générations religieuses, la jeune cigogne a toujours nourri son vieux père 45. Si je m’arrête à ces réflexions, c’est que la cigogne est aimée des voyageurs ; comme eux " elle connaît les saisons dans le ciel 46. " Ces oiseaux furent souvent les compagnons de mes courses dans les solitudes de l’Amérique ; je les vis souvent perchés sur les wigwum du sauvage en les retrouvant dans une autre espèce de désert, sur les ruines du Parthénon, je n’ai pu m’empêcher de parler un peu de mes anciens amis.

Le lendemain 24, à quatre heures et demie du matin, nous montâmes à la citadelle ; son sommet est environné de murs, moitié antiques, moitié modernes ; d’autres murs circulaient autrefois autour de sa base. Dans l’espace que renferment ces murs se trouvent d’abord les restes des Propylées et les débris du temple de la Victoire 47. Derrière les Propylées, à gauche, vers la ville, on voit ensuite le Pandroséum et le double temple de Neptune Erechthée et de Minerve Polias ; enfin, sur le point le plus éminent de l’Acropolis s’élève le temple de Minerve ; le reste de l’espace est obstrué par les décombres des bâtiments anciens et nouveaux, et par les tentes, les armes et les baraques des Turcs.

Le rocher de la citadelle peut avoir à son sommet huit cents pieds de long sur quatre cents de large ; sa forme est à peu près celle d’un ovale dont l’ellipse irait en se rétrécissant du côté du mont Hymette : on dirait un piédestal taillé tout exprès pour porter les magnifiques édifices qui le couronnaient.

Je n’entrerai point dans la description particulière de chaque monument : je renvoie le lecteur aux ouvrages que j’ai si souvent cités ; et, sans répéter ici ce que chacun peut trouver ailleurs, je me contenterai de quelques réflexions générales.

La première chose qui vous frappe dans les monuments d’Athènes, c’est la belle couleur de ces monuments. Dans nos climats, sous une atmosphère chargée de fumée et de pluie, la pierre du blanc le plus pur devient bientôt noire ou verdâtre. Le ciel clair et le soleil brillant de la Grèce répandent seulement sur le marbre de Paros du Pentélique une teinte dorée semblable à celle des épis mûrs ou des feuilles en automne.

La justesse, l’harmonie et la simplicité des proportions attirent ensuite votre admiration. On ne voit point ordre sur ordre, colonne sur colonne, dôme sur dôme. Le temple de Minerve 48, par exemple, est ou plutôt était un simple parallélogramme allongé, orné d’un péristyle, d’un pronaos ou portique, et élevé sur trois marches ou degrés qui régnaient tout autour. Ce pronaos occupait à peu près le tiers de la longueur totale de l’édifice ; l’intérieur du temple se divisait en deux nefs séparées par un mur, et qui ne recevaient le jour que par la porte : dans l’une on voyait la statue de Minerve, ouvrage de Phidias ; dans l’autre, on gardait le trésor des Athéniens. Les colonnes du péristyle et du portique reposaient immédiatement sur les degrés du temple ; elles étaient sans base, cannelées et d’ordre dorique ; elles avaient quarante-deux pieds de hauteur et dix-sept et demi de tour près du sol ; l’entrecolonnement était de sept pieds quatre pouces, et le monument avait deux cent dix-huit pieds de long et quatre-vingt-dix-huit et demi de large.

Les triglyphes de l’ordre dorique marquaient la frise du péristyle : des métopes ou petits tableaux de marbre à coulisse séparaient entre eux les triglyphes. Phidias ou ses élèves avaient sculpté sur ces métopes le combat des Centaures et des Lapithes. Le haut du plein mur du temple, ou la frise de la cella, était décoré d’un autre bas-relief représentant peut-être la fête des Panathénées. Des morceaux de sculpture excellents, mais du siècle d’Adrien, époque du renouvellement de l’art, occupaient les deux frontons du temple 49. Les offrandes votives, ainsi que les boucliers enlevés à l’ennemi dans le cours de la guerre Médique, étaient suspendus en dehors de l’édifice : on voit encore la marque circulaire que les derniers ont imprimée sur l’architrave du fronton qui regarde le mont Hymette. C’est ce qui fait présumer à M. Fauvel que l’entrée du temple pouvait bien être tournée de ce côté, contre l’opinion générale, qui place cette entrée à l’extrémité opposée 50. Entre ces boucliers on avait mis des inscriptions : elles étaient vraisemblablement écrites en lettres de bronze, à en juger par les marques des clous qui attachaient ces lettres. M. Fauvel pensait que ces clous avaient servi peut-être à retenir des guirlandes ; mais je l’ai ramené à mon sentiment en lui faisant remarquer la disposition régulière des trous. De pareilles marques ont suffi pour rétablir et lire l’inscription de la Maison-Carrée à Nîmes. Je suis convaincu que, si les Turcs le permettaient, on pourrait aussi parvenir à déchiffrer les inscriptions du Parthénon.

Tel était ce temple qui a passé à juste titre pour le chef-d’œuvre de l’architecture chez les anciens et chez les modernes : l’harmonie et la force de toutes ses parties se font encore remarquer dans ses ruines, car on en aurait une très fausse idée si l’on se représentait seulement un édifice agréable, mais petit, et chargé de ciselures et de festons à notre manière. Il y a toujours quelque chose de grêle dans notre architecture, quand nous visons à l’élégance ; ou de pesant, quand nous prétendons à la majesté. Voyez comme tout est calculé au Parthénon ! L’ordre est dorique, et le peu de hauteur de la colonne dans cet ordre vous donne à l’instant l’idée de la durée et de la solidité ; mais cette colonne, qui de plus est sans base, deviendrait trop lourde : Ictinus a recours à son art ; il fait la colonne cannelée, et l’élève sur des degrés : par ce moyen il introduit presque la légèreté du corinthien dans la gravité dorique. Pour tout ornement vous avez deux frontons et deux frises sculptées. La frise du péristyle se compose de petits tableaux de marbre régulièrement divisés par un triglyphe : à la vérité, chacun de ces tableaux est un chef-d’œuvre ; la frise de la cella règne comme un bandeau au haut d’un mur plein et uni : voilà tout, absolument tout. Qu’il y a loin de cette sage économie d’ornements, de cet heureux mélange de simplicité, de force et de grâce, à notre profusion de découpures en carré, en long, en rond, en losange ; à nos colonnes fluettes, guindées sur d’énormes bases, ou à nos porches ignobles et écrasés que nous appelons des portiques !

Il ne faut pas se dissimuler que l’architecture considérée comme art est dans son principe éminemment religieuse : elle fut inventée pour le culte de la Divinité. Les Grecs, qui avaient une multitude de dieux, ont été conduits à différents genres d’édifices, selon les idées qu’ils attachaient aux différents pouvoirs de ces dieux. Vitruve même consacre deux chapitres à ce beau sujet, et enseigne comment on doit construire les temples et les autels de Minerve, d’Hercule, de Cérès, etc. Nous, qui n’adorons qu’un seul maître de la nature, nous n’avons aussi, à proprement parler, qu’une seule architecture naturelle, l’architecture gothique. On sent tout de suite que ce genre est à nous, qu’il est original et né pour ainsi dire avec nos autels. En fait d’architecture grecque, nous ne sommes que des imitateurs plus ou moins ingénieux 51 ; imitateurs d’un travail dont nous dénaturons le principe en transportant dans la demeure des hommes les ornements qui n’étaient que dans la maison des dieux.

Après leur harmonie générale, leur rapport avec les lieux et les sites, et surtout leurs convenances avec les usages auxquels ils étaient destinés, ce qu’il faut admirer dans les édifices de la Grèce, c’est le fini de toutes les parties. L’objet qui n’est pas fait pour être vu y est travaillé avec autant de soin que les compositions extérieures. La jointure des blocs qui forment les colonnes du temple de Minerve est telle qu’il faut la plus grande attention pour la découvrir, et qu’elle n’a pas l’épaisseur du fil le plus délié. Afin d’atteindre à cette rare perfection, on amenait d’abord le marbre à sa plus juste coupe avec le ciseau, ensuite on faisait rouler les deux pièces l’une sur l’autre, en jetant au centre du frottement du sable et de l’eau. Les assises au moyen de ce procédé, arrivaient à un aplomb incroyable : cet aplomb dans les tronçons des colonnes était déterminé par un pivot carré de bois d’olivier. J’ai vu un de ces pivots entre les mains de M. Fauvel.

Les rosaces, les plinthes, les moulures, les astragales, tous les détails de l’édifice offrent la même perfection ; les lignes du chapiteau et de la cannelure des colonnes du Parthénon sont si déliées qu’on serait tenté de croire que la colonne entière a passé au tour : des découpures en ivoire ne seraient pas plus délicates que les ornements ioniques du temple d’Erechthée : les cariatides du Pandroséum sont des modèles. Enfin, si après avoir vu les monuments de Rome ceux de la France m’ont paru grossiers, les monuments de Rome me semblent barbares à leur tour depuis que j’ai vu ceux de la Grèce : je n’en excepte point le Panthéon avec son fronton démesuré. La comparaison peut se faire aisément à Athènes, où l’architecture grecque est souvent placée tout auprès de l’architecture romaine.

J’étais au surplus tombé dans l’erreur commune touchant les monuments des Grecs : je les croyais parfaits dans leur ensemble, mais je pensais qu’ils manquaient de grandeur. J’ai fait voir que le génie des architectes a donné en grandeur proportionnelle à ces monuments ce qui peut leur manquer en étendue ; et d’ailleurs Athènes est remplie d’ouvrages prodigieux. Les Athéniens, peuple si peu riche, si peu nombreux, ont remué des masses gigantesques : les pierres du Pnyx sont de véritables quartiers de rocher, les Propylées formaient un travail immense, et les dalles de marbre qui les couvraient étaient d’une dimension telle qu’on n’en a jamais vu de semblables ; la hauteur des colonnes du temple de Jupiter Olympien passe peut-être soixante pieds, et le temple entier avait un demi-mille de tour : les murs d’Athènes, en y comprenant ceux des trois ports et les longues murailles, s’étendaient sur un espace de près de neuf lieues 52 ; les murailles qui réunissaient la ville au Pirée étaient assez larges pour que deux chars y pussent courir de front, et de cinquante en cinquante pas elles étaient flanquées de tours carrées. Les Romains n’ont jamais élevé de fortifications plus considérables.

Par quelle fatalité ces chefs-d’œuvre de l’antiquité, que les modernes vont admirer si loin et avec tant de fatigues, doivent-ils en partie leur destruction aux modernes 53 ? Le Parthénon subsista dans son entier jusqu’en 1687 : les chrétiens le convertirent d’abord en église, et les Turcs, par jalousie des chrétiens, le changèrent à leur tour en mosquée. Il faut que des Vénitiens viennent, au milieu des lumières du XVIIe siècle, canonner les monuments de Périclès ; ils tirent à boulets rouges sur les Propylées et le temple de Minerve ; une bombe tombe sur ce dernier édifice, enfonce la voûte, met le feu à des barils de poudre et fait sauter en partie un édifice qui honorait moins les faux dieux des Grecs que le génie de l’homme 54. La ville étant prise, Morosini, dans le dessein d’embellir Venise des débris d’Athènes, veut descendre les statues du fronton du Parthénon, et les brise. Un autre moderne vient d’achever, par amour des arts, la destruction que les Vénitiens avaient commencée 55.

J’ai souvent eu l’occasion de parler de lord Elgin dans cet Itinéraire : on lui doit, comme je l’ai dit, la connaissance plus parfaite du Pnyx et du tombeau d’Agamemnon ; il entretient encore en Grèce un Italien chargé de diriger des fouilles, et qui découvrit, comme j’étais à Athènes, des antiques que je n’ai point vues 56. Mais lord Elgin a perdu le mérite de ses louables entreprises en ravageant le Parthénon. Il a voulu faire enlever les bas-reliefs de la frise : pour y parvenir, des ouvriers turcs ont d’abord brisé l’architrave et jeté en bas des chapiteaux ; ensuite, au lieu de faire sortir les métopes par leurs coulisses, les barbares ont trouve plus court de rompre la corniche. Au temple d’Erechthée, on a pris la colonne angulaire ; de sorte qu’il faut soutenir aujourd’hui avec une pile de pierres l’entablement entier qui menace ruine.

Les Anglais qui ont visité Athènes depuis le passage de lord Elgin ont eux-mêmes déploré ces funestes effets d’un amour des arts peu réfléchi. On prétend que lord Elgin a dit pour excuse qu’il n’avait fait que nous imiter. Il est vrai que les Français ont enlevé à l’Italie ses statues et ses tableaux, mais ils n’ont point mutilé les temples pour en arracher les bas-reliefs ; ils ont seulement suivi l’exemple des Romains, qui dépouillèrent la Grèce des chefs-d’œuvre de la peinture et de la statuaire. Les monuments d’Athènes, arrachés aux lieux pour lesquels il étaient faits, perdront non seulement une partie de leur beauté relative, mais ils diminueront matériellement de beauté. Ce n’est que la lumière qui fait ressortir la délicatesse de certaines lignes et de certaines couleurs : or, cette lumière venant à manquer sous le ciel de l’Angleterre, ces lignes et ces couleurs disparaîtront ou resteront cachées. Au reste, j’avouerai que l’intérêt de la France, la gloire de notre patrie et mille autres raisons pouvaient demander la transplantation des monuments conquis par nos armes ; mais les beaux-arts eux-mêmes, comme étant du parti des vaincus et au nombre des captifs, ont peut-être le droit de s’en affliger.

Nous employâmes la matinée entière à visiter la citadelle. Les Turcs avaient autrefois accolé le minaret d’une mosquée au portique du Parthénon. Nous montâmes par l’escalier à moitié détruit de ce minaret ; nous nous assîmes sur une partie brisée de la frise du temple, et nous promenâmes nos regards autour de nous. Nous avions le mont Hymette à l’est, le Pentélique au nord, le Parnès au nord-ouest, les monts Icare, Cordyalus ou Oegalée à l’ouest, et par-dessus le premier on apercevait la cime du Cithéron ; au sud-ouest et au midi on voyait la mer, le Pirée, les côtes de Salamine, d’Egine, d’Epidaure, et la citadelle de Corinthe.

Au-dessous de nous, dans le bassin dont je viens de décrire la circonférence, on distinguait les collines et la plupart des monuments d’Athènes ; au sud-ouest, la colline du Musée avec le tombeau de Philopappus ; à l’ouest, les rochers de l’Aréopage, du Pnyx et du Lycabettus ; au nord, le petit mont Anchesme, et à l’est les hauteurs qui dominent le Stade. Au pied même de la citadelle, on voyait les débris du théâtre de Bacchus et d’Hérode Atticus. A la gauche de ces débris venaient les grandes colonnes isolées du temple de Jupiter Olympien ; plus loin encore, en tirant vers le nord-est, on apercevait l’enceinte du Lycée, le cours de l’Ilissus, le Stade et un temple de Diane ou de Cérès. Dans la partie de l’ouest et du nord-ouest, vers le grand bois d’oliviers, M. Fauvel me montrait la place du Céramique extérieur, de l’Académie et de son chemin bordé de tombeaux. Enfin, dans la vallée formée par l’Anchesme et la citadelle, on découvrait la ville moderne.

Il faut maintenant se figurer tout cet espace tantôt nu et couvert d’une bruyère jaune, tantôt coupé par des bouquets d’oliviers, par des carrés d’orge, par des sillons de vignes ; il faut se représenter des fûts de colonne et des bouts de ruines anciennes et modernes sortant du milieu de ces cultures ; des murs blanchis et des clôtures de jardins traversant les champs : il faut répandre dans la campagne des Albanaises qui tirent de l’eau ou qui lavent à des puits les robes des Turcs ; des paysans qui vont et viennent, conduisant des ânes ou portant sur leur dos des provisions à la ville ; il faut supposer toutes ces montagnes dont les noms sont si beaux, toutes ces ruines si célèbres, toutes ces îles, toutes ces mers non moins fameuses éclairées d’une lumière éclatante. J’ai vu, du haut de l’Acropolis, le soleil se lever entre les deux cimes du mont Hymette ; les corneilles qui nichent autour de la citadelle, mais qui ne franchissent jamais son sommet, planaient au-dessous de nous ; leurs ailes noires et lustrées étaient glacées de rose par les premiers reflets du jour ; des colonnes de fumée bleue et légère montaient dans l’ombre le long des flancs de l’Hymette et annonçaient les parcs ou les chalets des abeilles ; Athènes, l’Acropolis et les débris du Parthénon se coloraient de la plus belle teinte de la fleur du pêcher ; les sculptures de Phidias, frappées horizontalement d’un rayon d’or, s’animaient et semblaient se mouvoir sur le marbre par la mobilité des ombres du relief ; au loin, la mer et le Pirée étaient tout blancs de lumière ; et la citadelle de Corinthe, renvoyant l’éclat du jour nouveau, brillait sur l’horizon du couchant comme un rocher de pourpre et de feu.

Du lieu où nous étions placés, nous aurions pu voir, dans les beaux jours d’Athènes, les flottes sortir du Pirée pour combattre l’ennemi ou pour se rendre aux fêtes de Délos ; nous aurions pu entendre éclater au théâtre de Bacchus les douleurs d’Oedipe, de Philoctète et d’Hécabe ; nous aurions pu ouïr les applaudissements des citoyens aux discours de Démosthène. Mais, hélas ! aucun son ne frappait notre oreille. A peine quelques cris échappés à une populace esclave sortaient par intervalles de ces murs qui retentirent si longtemps de la voix d’un peuple libre. Je me disais, pour me consoler, ce qu’il faut se dire sans cesse : Tout passe, tout finit dans ce monde. Où sont allés les génies divins qui élevèrent le temple sur les débris duquel j’étais assis ? Ce soleil, qui peut-être éclairait les derniers soupirs de la pauvre fille de Mégare, avait vu mourir la brillante Aspasie. Ce tableau de l’Attique, ce spectacle que je contemplais, avait été contemplé par des yeux fermés depuis deux mille ans. Je passerai à mon tour : d’autres hommes aussi fugitifs que moi viendront faire les mêmes réflexions sur les mêmes ruines. Notre vie et notre cœur sont entre les mains de Dieu : laissons-le donc disposer de l’une comme de l’autre.

Je pris en descendant de la citadelle un morceau de marbre du Parthénon ; j’avais aussi recueilli un fragment de la pierre du tombeau d’Agamemnon ; et depuis j’ai toujours dérobé quelque chose aux monuments sur lesquels j’ai passé. Ce ne sont pas d’aussi beaux souvenirs de mes voyages que ceux qu’ont emportés M. de Choiseul et lord Elgin, mais ils me suffisent. Je conserve aussi soigneusement de petites marques d’amitié que j’ai reçues de mes hôtes, entre autres un étui d’os que me donna le père Munoz à Jaffa. Quand je revois ces bagatelles, je me retrace sur-le-champ mes courses et mes aventures. Je me dis : " J’étais là, telle chose m’advint. " Ulysse retourna chez lui avec de grands coffres pleins des riches dons que lui avaient faits les Phéaciens ; je suis rentré dans mes foyers avec une douzaine de pierres de Sparte, d’Athènes, d’Argos, de Corinthe, trois ou quatre petites têtes en terre cuite que je tiens de M. Fauvel, des chapelets, une bouteille d’eau du Jourdain, une autre de la mer Morte, quelques roseaux du Nil, un martre de Carthage et un plâtre moulé de l’Alhambra. J’ai dépensé cinquante mille francs sur ma route et laissé en présent mon linge et mes armes. Pour peu que mon voyage se fût prolongé, je serais revenu à pied, avec un bâton blanc. Malheureusement, je n’aurais pas trouvé en arrivant un bon frère qui m’eût dit comme le vieillard des Mille et une Nuits : " Mon frère, voilà mille sequins, achetez des chameaux, et ne voyagez plus. "

Nous allâmes dîner en sortant de la citadelle, et le soir du même jour nous nous transportâmes au Stade, de l’autre côté de l’Ilissus. Ce Stade conserve parfaitement sa forme on n’y voit plus les gradins de marbre dont l’avait décoré Hérode Atticus. Quant à l’Ilissus, il est sans eau. Chandler sort à cette occasion de sa modération naturelle, et se récrie contre les poètes qui donnent à l’Ilissus une onde limpide et bordent son cours de saules touffus. A travers son humeur, on voit qu’il a envie d’attaquer un dessin de Leroi, dessin qui représente un point de vue sur l’Ilissus. Je suis comme le docteur Chandler : je déteste les descriptions qui manquent de vérité, et quand un ruisseau est sans eau, je veux qu’on me le dise. On verra que je n’ai point embelli les rives du Jourdain, ni transformé cette rivière en un grand fleuve. J’étais là cependant bien à mon aise pour mentir. Tous les voyageurs, et l’Ecriture même, auraient justifié les descriptions les plus pompeuses. Mais Chandler a poussé l’humeur trop loin. Voici un fait curieux que je tiens de M. Fauvel : pour peu que l’on creuse dans le lit de l’Ilissus, on trouve l’eau à une très petite profondeur : cela est si bien connu des paysannes albanaises, qu’elles font un trou dans la grève du ravin quand elles veulent laver du linge, et sur-le-champ elles ont de l’eau. Il est donc très probable que le lit de l’Ilissus s’est peu à peu encombré des pierres et des graviers descendus des montagnes voisines, et que l’eau coule à présent entre deux sables. En voilà bien assez pour justifier ces pauvres poètes qui ont le sort de Cassandre : en vain ils chantent la vérité, personne ne les croit ; s’ils se contentaient de la dire, ils seraient peut-être plus heureux. Ils sont d’ailleurs appuyés ici par le témoignage de l’histoire, qui met de l’eau dans l’Ilissus : et pourquoi cet Ilissus aurait-il un pont s’il n’avait jamais d’eau, même en hiver ? L’Amérique m’a un peu gâté sur le compte des fleuves, mais je ne pouvais m’empêcher de venger l’honneur de cet Ilissus, qui a donné un surnom aux Muses 57, et au bord duquel Borée enleva Orithye.

En revenant de l’Ilissus, M. Fauvel me fit passer sur des terrains vagues, où l’on doit chercher l’emplacement du Lycée. Nous vînmes ensuite aux grandes colonnes isolées, placées dans le quartier de la ville qu’on appelait la Nouvelle-Athènes, ou l’ Athènes de l’empereur Adrien. Spon veut que ces colonnes soient les restes du portique des Cent-Vingt-Colonnes ; et Chandler présume qu’elles appartenaient au temple de Jupiter Olympien. M. Lechevalier et les autres voyageurs en ont parlé. Elles sont bien représentées dans les différentes vues d’Athènes et surtout dans l’ouvrage de Stuart, qui a rétabli l’édifice entier d’après les ruines. Sur une portion d’architrave qui unit encore deux de ces colonnes, on remarque une masure, jadis la demeure d’un ermite. Il est impossible de comprendre comment cette masure a pu être bâtie sur le chapiteau de ces prodigieuses colonnes, dont la hauteur est peut-être de plus de soixante pieds. Ainsi ce vaste temple, auquel les Athéniens travaillèrent pendant sept siècles, que tous les rois de l’Asie voulurent achever, qu’Adrien, maître du monde, eut seul la gloire de finir, ce temple a succombé sous l’effort du temps, et la cellule d’un solitaire est demeurée debout sur ses débris ! Une misérable loge de plâtre est portée dans les airs par deux colonnes de martre, comme si la fortune avait voulu exposer à tous les yeux, sur ce magnifique piédestal, un monument de ses triomphes et de ses caprices.

Ces colonnes, quoique beaucoup plus hautes que celles du Parthénon, sont bien loin d’en avoir la beauté : la dégénération de l’art s’y fait sentir ; mais comme elles sont isolées et dispersées sur un terrain nu, elles font un effet surprenant. Je me suis arrêté à leur pied pour entendre le vent siffler autour de leurs têtes : elles ressemblent à ces palmiers solitaires que l’on voit çà et là parmi les ruines d’Alexandrie. Lorsque les Turcs sont menacés de quelques calamités, ils amènent un agneau dans ce lieu et le contraignent à bêler, en lui dressant la tête vers le ciel : ne pouvant trouver la voix de l’innocence parmi les hommes, ils ont recours au nouveau né de la brebis pour fléchir la colère céleste.

Nous rentrâmes dans Athènes par le portique où se lit l’inscription si connue :

C’est ici la ville d’Adrien,
et non pas la ville de Thésée.

Nous allâmes rendre à M. Roque la visite qu’il m’avait faite, et nous passâmes la soirée chez lui : j’y vis quelques femmes. Les lecteurs qui seraient curieux de connaître l’habillement, les mœurs et les usages des femmes turques, grecques et albanaises à Athènes, peuvent lire le vingt-sixième chapitre du Voyage en Grèce de Chandler. S’il n’était pas si long, je l’aurais transcrit ici tout entier. Je dois dire seulement que les Athéniennes m’ont paru moins grandes et moins belles que les Moraïtes. L’usage où elles sont de se peindre le tour des yeux en bleu et le bout des doigts en rouge est désagréable pour un étranger ; mais comme j’avais vu des femmes avec des perles au nez, que les Iroquois trouvaient cela très galant, et que j’étais tenté moi-même d’aimer assez cette mode, il ne faut pas disputer des goûts. Les femmes d’Athènes ne furent, au reste, jamais très renommées pour leur beauté. On leur reprochait d’aimer le vin. La preuve que leur empire n’avait pas beaucoup de puissance, c’est que presque tous les hommes célèbres d’Athènes furent attachés à des étrangères : Périclès, Sophocle, Socrate, Aristote, et même le divin Platon.

Le 25 nous montâmes à cheval de grand matin ; nous sortîmes de la ville et prîmes la route de Phalère. En approchant de la mer, le terrain s’élève et se termine par des hauteurs dont les sinuosités forment au levant et au couchant les ports de Phalère, de Munychie et du Pirée. Nous découvrîmes sur les dunes de Phalère les racines des murs qui enfermaient le port, et d’autres ruines absolument dégradées : c’étaient peut-être celles des temples de Junon et de Cérès. Aristide avait son petit champ et son tombeau près de ce lieu. Nous descendîmes au port : c’est un bassin rond où la mer repose sur un sable fin ; il pourrait contenir une cinquantaine de bateaux : c’était tout juste le nombre que Ménesthée conduisit à Troie.

Τῳ δ'ἂμα πεντήχοντα μέλαιναι νῆες ἓποντω,
" Il était suivi de cinquante noirs vaisseaux. "

Thésée partit aussi de Phalère pour aller en Crète.

Pourquoi, trop jeune encor, ne pûtes-vous alors
Entrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords ?
Par vous aurait péri le monstre de la Crète, etc.

Ce ne sont pas toujours de grands vaisseaux et de grands ports qui donnent l’immortalité : Homère et Racine ne laisseront point mourir le nom d’une petite anse et d’une petite barque.

Du port de Phalère nous arrivâmes au port de Munychie. Celui-ci est de forme ovale et un peu plus grand que le premier. Enfin, nous tournâmes l’extrémité d’une colline rocailleuse, et, marchant de cap en cap, nous nous avançâmes vers le Pirée. M. Fauvel m’arrêta dans la courbure que fait une langue de terre, pour me montrer un sépulcre creusé dans le roc ; il n’a plus de voûte, et il est au niveau de la mer. Les flots, par leurs mouvements réguliers, le couvrent et le découvrent, et il se remplit et se vide tour à tour. A quelques pas de là, on voit sur le rivage les débris d’un monument.

M. Fauvel veut retrouver ici l’endroit où les os de Thémistocle avaient été déposés. On lui conteste cette intéressante découverte. On lui objecte que les débris dispersés dans le voisinage sont trop beaux pour être les restes du tombeau de Thémistocle. En effet, selon Diodore le géographe, cité par Plutarque, ce tombeau n’était qu’un autel.

L’objection est peu solide. Pourquoi veut-on faire entrer dans la question primitive une question étrangère à l’objet dont il s’agit ? Les ruines de marbre blanc dont on se plaît à faire une difficulté ne peuvent-elles pas avoir appartenu à un sépulcre tout différent de celui de Thémistocle ? Pourquoi, lorsque les haines furent apaisées, les descendants de Thémistocle n’auraient-ils pas décoré le tombeau de leur illustre aïeul, qu’ils avaient d’abord enterré modestement, ou même secrètement, comme le dit Thucydide ? Ne consacrèrent-ils pas un tableau qui représentait l’histoire de ce grand homme ? Et ce tableau, du temps de Pausanias, ne se voyait-il pas publiquement au Parthénon ? Thémistocle avait de plus une statue au Prytanée.

L’endroit où M. Fauvel a trouvé ce tombeau est précisément le cap Alcime, et j’en vais donner une preuve plus forte que celle de la tranquillité de l’eau dans cet endroit. Il y a faute dans Plutarque : il faut lire Alimus, au lieu d’Alcime, selon la remarque de Meursius, rappelée par Dacier. Alimus était un dêmos, ou bourg de l’Attique, de la tribu de Léontide, situé à l’orient du Pirée. Or, les ruines de ce bourg sont encore visibles dans le voisinage du tombeau dont nous parlons 58. Pausanias est assez confus dans ce qu’il dit de la position de ce tombeau. Mais Diodore Périégète est très clair, et les vers de Platon le comique, rapportés par ce Diodore, désignent absolument le lieu et le sépulcre trouvés par M. Fauvel.

" Placé dans un lieu découvert, ton sépulcre est salué par les mariniers qui entrent au port ou qui en sortent : et s’il se donne quelque combat naval, tu seras témoin du choc des vaisseaux 59. "

Si Chandler fut étonné de la solitude du Pirée, je puis assurer que je n’en ai pas moins été frappé que lui. Nous avions fait le tour d’une côte déserte ; trois ports s’étaient présentés à nous, et dans ces trois ports nous n’avions pas aperçu une seule barque. Pour tout spectacle, des ruines, des rochers et la mer ; pour tout bruit, les cris des alcyons et le murmure des vagues, qui, se brisant dans le tombeau de Thémistocle, faisaient sortir un éternel gémissement de la demeure de l’éternel silence. Emportées par les flots, les cendres du vainqueur de Xerxès reposaient au fond de ces mêmes flots, confondues avec les os des Perses. En vain je cherchais des yeux le temple de Vénus, la longue galerie et la statue symbolique qui représentait le peuple d’Athènes : l’image de ce peuple inexorable était à jamais tombée près du puits où les citoyens exilés venaient inutilement réclamer leur patrie. Au lieu de ces superbes arsenaux, de ces portiques où l’on retirait les galères, de ces Agorae retentissant de la voix des matelots ; au lieu de ces édifices qui représentaient dans leur ensemble l’aspect et la beauté de la ville de Rhodes, je n’apercevais qu’un couvent délabré et un magasin. Triste sentinelle au rivage, et modèle d’une patience stupide, c’est là qu’un douanier turc est assis toute l’année dans une méchante baraque de bois : des mois entiers s’écoulent sans qu’il voie arriver un bateau. Tel est le déplorable état où se trouvent aujourd’hui ces ports si fameux. Qui peut avoir détruit tant de monuments des dieux et des hommes ? Cette force cachée qui renverse tout, et qui est elle-même soumise au Dieu inconnu dont saint Paul avait vu l’autel à Phalère : Ἀγνώστῳ Θεῷ : Deo ignoto.

Le port du Pirée décrit un arc dont les deux pointes en se rapprochant ne laissent qu’un étroit passage ; il se nomme aujourd’hui le Port-Lion, à cause d’un lion de marbre qu’on y voyait autrefois, et que Morosini fit transporter à Venise en 1686. Trois bassins, le Canthare, l’Aphrodise et le Zéa, divisaient le port intérieurement. On voit encore une darse à moitié comblée, qui pourrait bien avoir été l’Aphrodise. Strabon affirme que le grand port des Athéniens était capable de contenir quatre cents vaisseaux, et Pline en porte le nombre jusqu’à mille. Une cinquantaine de nos barques le rempliraient tout entier ; et je ne sais si deux frégates y seraient à l’aise, surtout à présent que l’on mouille sur une grande longueur de câble. Mais l’eau est profonde, la tenue bonne, et le Pirée entre les mains d’une nation civilisée pourrait devenir un port considérable. Au reste, le seul magasin que l’on y voit aujourd’hui est français d’origine ; il a, je crois, été bâti par M. Gaspari, ancien consul de France à Athènes. Ainsi il n’y a pas bien longtemps que les Athéniens étaient représentés au Pirée par le peuple qui leur ressemble le plus.

Après nous être reposés un moment à la douane et au monastère Saint-Spiridion, nous retournâmes à Athènes en suivant le chemin du Pirée. Nous vîmes partout les restes de la longue muraille. Nous passâmes au tombeau de l’amazone Antiope, que M. Fauvel a fouillé : il a rendu compte de cette fouille dans ses Mémoires. Nous marchions au travers de vignes comme en Bourgogne, et dont le raisin commençait à rougir. Nous nous arrêtâmes aux citernes publiques, sous des oliviers : j’eus le chagrin de voir que le tombeau de Ménandre, le cénotaphe d’Euripide et le petit temple dédié à Socrate n’existaient plus ; du moins ils n’ont point encore été retrouvés. Nous continuâmes notre route, et en approchant du Musée M. Fauvel me fit remarquer un sentier qui montait en tournant sur le flanc de cette colline. Il me dit que ce sentier avait été tracé par le peintre russe qui tous les jours allait prendre au même endroit des vues d’Athènes. Si le génie n’est que la patience, comme l’a prétendu Buffon, ce peintre doit en avoir beaucoup.

Il y a à peu près quatre milles d’Athènes à Phalère, trois ou quatre milles de Phalère au Pirée, en suivant les sinuosités de la côte et cinq milles du Pirée à Athènes : ainsi, à notre retour dans cette ville, nous avions fait environ douze milles, ou quatre lieues.

Comme les chevaux étaient loués pour toute la journée, nous nous hâtâmes de dîner, et nous recommençâmes nos courses à quatre heures du soir.

Nous sortîmes d’Athènes par le côté du mont Hymette ; mon hôte me conduisit au village d’Angelo-Kipous, où il croit avoir retrouvé le temple de la Vénus aux Jardins, par les raisons qu’il en donne dans ses Mémoires. L’opinion de Chandler, qui place ce temple à Panagia-Spiliotissa, est également très probable ; et elle a pour elle l’autorité d’une inscription. Mais M. Fauvel produit en faveur de son sentiment deux vieux myrtes et de jolis débris d’ordre ionique : cela répond à bien des objections. Voilà comme nous sommes, nous autres amateurs de l’antique : nous faisons preuve de tout.

Après avoir vu les curiosités d’Angelo-Kipous, nous tournâmes droit au couchant, et, passant entre Athènes et le mont Anchesme, nous entrâmes dans le grand bois d’oliviers ; il n’y a point de ruines de ce côté, et nous ne faisions plus qu’une agréable promenade avec les souvenirs d’Athènes. Nous trouvâmes le Céphise, que j’avais déjà salué plus bas en arrivant d’Eleusis : à cette hauteur il avait de l’eau, mais cette eau, je suis fâché de le dire, était un peu bourbeuse : elle sert à arroser des vergers, et suffit pour entretenir sur ses bords une fraîcheur trop rare en Grèce. Nous revînmes ensuite sur nos pas, toujours à travers la foret d’oliviers. Nous laissâmes à droite un petit tertre couvert de rochers : c’était Colone, au bas duquel on voyait autrefois le village de la retraite de Sophocle, et le lieu où ce grand tragique fit répandre au père d’Antigone ses dernières larmes. Nous suivîmes quelque temps la voie d’Airain ; on y remarque les vestiges du temple des Furies : de là, en nous rapprochant d’Athènes, nous errâmes assez longtemps dans les environs de l’Académie. Rien ne fait plus reconnaître cette retraite des sages. Ses premiers platanes sont tombés sous la hache de Sylla, et ceux qu’Adrien y fit peut-être cultiver de nouveau n’ont point échappé à d’autres barbares. L’autel de l’Amour, celui de Prométhée et celui des Muses ont disparu : tout feu divin s’est éteint dans les bocages où Platon fut si souvent inspiré. Deux traits suffiront pour faire connaître quel charme et quelle grandeur l’antiquité trouvait aux leçons de ce philosophe : la veille du jour où Socrate reçut Platon au nombre de ses disciples, il rêva qu’un cygne venait se reposer dans son sein. La mort ayant empêché Platon de finir le Critias, Plutarque déplore ce malheur, et compare les écrits du chef de l’Académie aux temples d’Athènes, parmi lesquels celui de Jupiter Olympien était le seul qui ne fût pas achevé.

Il y avait déjà une heure qu’il faisait nuit quand nous songeâmes à retourner à Athènes : le ciel était brillant d’étoiles, et l’air d’une douceur, d’une transparence et d’une pureté incomparables ; nos chevaux allaient au petit pas, et nous étions tombés dans le silence. Le chemin que nous parcourions était vraisemblablement l’ancien chemin de l’Académie, que bordaient les tombeaux des citoyens morts pour la patrie et ceux des plus grands hommes de la Grèce : là reposaient Thrasybule, Périclès, Chabrias, Timothée, Harmodius et Aristogiton. Ce fut une noble idée de rassembler dans un même champ la cendre de ces personnages fameux qui vécurent dans différents siècles, et qui, comme les membres d’une famille illustre longtemps dispersée, étaient venus se reposer au giron de leur mère commune. Quelle variété de génie, de grandeur et de courage ! Quelle diversité de mœurs et de vertus on apercevait là d’un coup d’œil ! Et ces vertus tempérées par la mort, comme ces vins généreux que l’on mêle, dit Platon, avec une divinité sobre, n’offusquaient plus les regards des vivants. Le passant qui lisait sur une colonne funèbre ces simples mots :

Périclès de la tribu acamantide,
du bourg de Cholargue,

n’éprouvait plus que de l’admiration sans envie. Cicéron nous représente Atticus errant au milieu de ces tombeaux et saisi d’un saint respect à la vue de ces augustes cendres. Il ne pourrait plus aujourd’hui nous faire la même peinture : les tombeaux sont détruits. Les illustres morts que les Athéniens avaient placés hors de leur ville, comme aux avant-postes, ne se sont point levés pour la défendre ; ils ont souffert que des Tartares la foulassent aux pieds. " Le temps, la violence et la charrue, dit Chandler, ont tout nivelé. " La charrue est de trop ici ; et cette remarque que je fais peint mieux la désolation de la Grèce que les réflexions auxquelles je pourrais me livrer.

Il me restait encore à voir dans Athènes les théâtres et les monuments de l’intérieur de la ville : c’est à quoi je consacrai la journée du 26. J’ai déjà dit, et tout le monde sait, que le théâtre de Bacchus était au pied de la citadelle, du côté du mont Hymette. L’Odéum, commencé, par Périclès, achevé par Lycurgue, fils de Lycophron, brûlé par Aristion et par Sylla, rétabli par Ariobarzane, était auprès du théâtre de Bacchus ; ils se communiquaient peut-être par un portique. Il est probable qu’il existait au même lieu un troisième théâtre bâti par Hérode Atticus. Les gradins de ce théâtre étaient appuyés sur le talus de la montagne qui leur servait de fondement. Il y a quelques contestations au sujet de ces monuments, et Stuart trouve le théâtre de Bacchus où Chandler voit l’Odéum.

Les ruines de ce théâtre sont peu de chose : je n’en fus point frappé, parce que j’avais vu en Italie des monuments de cette espèce beaucoup plus vastes et mieux conservés ; mais je fis une réflexion bien triste : sous les empereurs romains, dans un temps où Athènes était encore l’école du monde, les gladiateurs représentaient leurs jeux sanglants sur le théâtre de Bacchus. Les chefs-d’œuvre d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide ne se jouaient plus ; on avait substitué des assassinats et des meurtres à ces spectacles, qui donnent une grande idée de l’esprit humain et qui sont le noble amusement des nations policées. Les Athéniens couraient à ces cruautés avec la même ardeur qu’ils avaient couru aux Dionysiaques. Un peuple qui s’était élevé si haut pouvait-il descendre si bas ? Qu’était donc devenu cet autel de la Pitié que l’on voyait au milieu de la place publique à Athènes, et auquel les suppliants venaient suspendre des bandelettes ? Si les Athéniens étaient les seuls Grecs qui, selon Pausanias, honorassent la Pitié et la regardassent comme la consolation de la vie, ils avaient donc bien changé ! Certes, ce n’était pas pour des combats de gladiateurs qu’Athènes avait été nommée le sacré domicile des dieux. Peut-être les peuples, ainsi que les hommes, sont-ils cruels dans leur décrépitude comme dans leur enfance ; peut-être le génie des nations s’épuise-t-il ; et quand il a tout produit, tout parcouru, tout goûté, rassasié de ses propres chefs-d’œuvre et incapable d’en produire de nouveaux, il s’abrutit, et retourne aux sensations purement physiques. Le christianisme empêchera les nations modernes de finir par une aussi déplorable vieillesse ; mais si toute religion venait à s’éteindre parmi nous, je ne serais point étonné qu’on entendît les cris du gladiateur mourant sur la scène où retentissent aujourd’hui les douleurs de Phèdre et d’Andromaque.

Après avoir visité les théâtres, nous rentrâmes dans la ville, où nous jetâmes un coup d’œil sur le Portique, qui formait peut-être l’entrée de l’Agora. Nous nous arrêtâmes à la tour des Vents, dont Pausanias n’a point parlé, mais que Vitruve et Varron ont fait connaître. Spon en donne tous les détails, avec l’explication des vents ; le monument entier a été décrit par Stuart dans ses Antiquités d’Athènes ; François Giambetti l’avait déjà dessiné en 1465, époque de la renaissance des arts en Italie. On croyait du temps du père Babin, en 1672, que cette tour des Vents était le tombeau de Socrate. Je passe sous silence quelques ruines d’ordre corinthien, que l’on prend pour le Poecile, pour les restes du temple de Jupiter Olympien, pour le Prytanée, et qui peut-être n’appartiennent à aucun de ces édifices. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elles ne sont pas du temps de Péridès. On y sent la grandeur, mais aussi l’infériorité romaine : tout ce que les empereurs ont touché à Athènes se reconnaît au premier coup d’œil, et forme une disparate sensible avec les chefs-d’œuvre du siècle de Périclès. Enfin, nous allâmes au couvent français rendre à l’unique religieux qui l’occupe la visite qu’il m’avait faite. J’ai déjà dit que le couvent de nos missionnaires comprend dans ses dépendances le monument choragique de Lysicrates ; ce fut à ce dernier monument que j’achevai de payer mon tribut d’admiration aux ruines d’Athènes.

Cette élégante production du génie des Grecs fut connue des premiers voyageurs sous le nom de Fanari tou Demosthenis. " Dans la maison qu’ont achetée depuis peu les pères capucins, dit le jésuite Babin, en 1672, il y a une antiquité bien remarquable, et qui depuis le temps de Démosthène est demeurée en son entier : on l’appelle ordinairement la Lanterne de Démosthène 60. "

On a reconnu depuis 61, et Spon le premier, que c’est un monument choragique élevé par Lysicrates dans la rue des Trépieds. M. Legrand en exposa le modèle en terre cuite dans la cour du Louvre il y a quelques années 62 ; ce modèle était fort ressemblant ; seulement l’architecte, pour donner sans doute plus d’élégance à son travail, avait supprimé le mur circulaire qui remplit les entre-colonnes dans le monument original.

Certainement ce n’est pas un des jeux les moins étonnants de la fortune que d’avoir logé un capucin dans le monument choragique de Lysicrates ; mais ce qui au premier coup d’œil peut paraître bizarre devient touchant et respectable quand on pense aux heureux effets de nos missions, quand on songe qu’un religieux français donnait à Athènes l’hospitalité à Chandler, tandis qu’un autre religieux français secourait d’autres voyageurs à la Chine, au Canada, dans les déserts de l’Afrique et de la Tartarie.

" Les Francs à Athènes, dit Spon, n’ont que la chapelle des capucins, qui est au Fanari tou Demosthenis. Il n’y avait lorsque nous étions à Athènes que le père Séraphin, très honnête homme, à qui un Turc de la garnison prit un jour ceinture de corde, soit par malice ou par un effet de débauche, l’ayant rencontré sur le chemin du Port-Lion, d’où il revenait seul de voir quelques Français d’une tartane qui y était à l’ancre.

" Les pères jésuites étaient à Athènes avant les capucins, et n’en ont jamais été chassés. Ils ne se sont retirés à Négrepont que parce qu’ils y ont trouvé plus d’occupation, et qu’il y a plus de Francs qu’à Athènes. Leur hospice était presque à l’extrémité de la ville, du côté de la maison de l’archevêque. Pour ce qui est des capucins, ils sont établis à Athènes depuis l’année 1658, et le père Simon acheta le Fanari et la maison joignante en 1669, y ayant eu d’autres religieux de son ordre avant lui dans la ville. "

C’est donc à ces missions si longtemps décriées que nous devons encore nos premières notions sur la Grèce antique 63. Aucun voyageur n’avait quitté ses foyers pour visiter le Parthénon, que déjà des religieux, exilés sur ces ruines fameuses, nouveaux dieux hospitaliers, attendaient l’antiquaire et l’artiste. Des savants demandaient ce qu’était devenue la ville de Cécrops ; il y avait à Paris, au noviciat de Saint-Jacques, un père Barnabé, et à Compiègne un père Simon, qui auraient pu leur en donner des nouvelles ; mais ils ne faisaient point parade de leur savoir : retirés aux pieds du crucifix, ils cachaient dans l’humilité du cloître ce qu’ils avaient appris, et surtout ce qu’ils avaient souffert pendant vingt ans au milieu des débris d’Athènes.

" Les capucins français, dit La Guilletière, qui ont été appelés à la mission de la Morée par la congrégation de Propapanda Fide ont leur principale résidence à Napoli, à cause que les galères des beys 64 y vont hiverner et qu’elles y sont ordinairement depuis le mois de novembre jusqu’à la fête de saint Georges, qui est le jour où elles se remettent en mer : elles sont remplies de forçats chrétiens, qui ont besoin d’être instruits et encouragés ; et c’est à quoi s’occupe avec autant de zèle que de fruit le père Barnabé de Paris, qui est présentement supérieur de la maison d’Athènes et de la Morée. "

Mais si ces religieux revenus de Sparte et d’Athènes étaient si modestes dans leurs cloîtres, peut-être était-ce faute d’avoir bien senti ce que la Grèce a de merveilleux dans ses souvenirs ; peut-être manquaient-ils aussi de l’instruction nécessaire. Ecoutons le père Babin, jésuite : nous lui devons la première relation que nous ayons d’Athènes.

" Vous pourriez, dit-il, trouver dans plusieurs livres la description de Rome, de Constantinople, de Jérusalem et des autres villes les plus considérables du monde, telles qu’elles sont présentement ; mais je ne sais pas quel livre décrit Athènes telle que je l’ai vue, et l’on ne pourrait trouver cette ville si on la cherchait comme elle est représentée dans Pausanias et quelques autres anciens auteurs ; mais vous la verrez ici au même état qu’elle est aujourd’hui, qui est tel que parmi ses ruines elle ne laisse pas pourtant d’inspirer un certain respect pour elle, tant aux personnes pieuses qui en voient les églises qu’aux savants qui la reconnaissent pour la mère des sciences et aux personnes guerrières et généreuses qui la considèrent comme le champ de Mars et le théâtre où les plus grands conquérants de l’antiquité ont signalé leur valeur et ont fait paraître avec éclat leur force, leur courage et leur industrie ; et ces ruines sont enfin précieuses pour marquer sa première noblesse et pour faire voir qu’elle a été autrefois l’objet de l’admiration de l’univers.
" Pour moi, je vous avoue que d’aussi loin que je la découvris de dessus la mer, avec des lunettes de longue vue, et que je vis quantité de grandes colonnes de marbre qui paraissent de loin et rendent témoignage de son ancienne magnificence, je me sentis touché de quelque respect pour elle. "

Le missionnaire passe ensuite à la description des monuments : plus heureux que nous, il avait vu le Parthénon dans son entier.

Enfin, cette pitié pour les Grecs, ces idées philanthropiques que nous nous vantons de porter dans nos voyages, étaient-elles donc inconnues des religieux ? Ecoutons encore le P. Babin :

" Que si Solon disait autrefois à un de ses amis, en regardant de dessus une montagne cette grande ville et ce grand nombre de magnifiques palais de marbre qu’il considérait, que ce n’était qu’un grand mais riche hôpital, rempli d’autant de misérables que cette ville contenait d’habitants, j’aurais bien plus sujet de parler de la sorte et de dire que cette ville, rebâtie des ruines de ses anciens palais, n’est plus qu’un grand et pauvre hôpital, qui contient autant de misérables que l’on y voit de chrétiens. "

On me pardonnera de m’être étendu sur ce sujet. Aucun voyageur avant moi, Spon excepté, n’a rendu justice à ces missions d’Athènes si intéressantes pour un Français ; moi-même je les ai oubliées dans le Génie du Christianisme. Chandler parle à peine du religieux qui lui donna l’hospitalité ; et je ne sais même s’il daigne le nommer une seule fois. Dieu merci ! je suis au-dessus de ces petits scrupules. Quand on m’a obligé, je le dis : ensuite je ne rougis point pour l’art et ne trouve point le monument de Lysicrates déshonoré parce qu’il fait partie du couvent d’un capucin. Le chrétien qui conserve ce monument en le consacrant aux œuvres de la charité me semble tout aussi respectable que le païen qui l’éleva en mémoire d’une victoire remportée dans un chœur de musique.

C’est ainsi que j’achevai ma revue des ruines d’Athènes : je les avais examinées par ordre et avec l’intelligence et l’habitude que dix années de résidence et de travail donnaient à M. Fauvel. Il m’avait épargné tout le temps que l’on perd à tâtonner, à douter, à chercher, quand on arrive seul dans un monde nouveau. J’avais obtenu des idées claires sur les monuments, le ciel, le soleil, les perspectives, la terre, la mer, les rivières, les bois, les montagnes de l’Attique ; je pouvais à présent corriger mes tableaux et donner à ma peinture de ces lieux célèbres les couleurs locales 65. Il ne me restait plus qu’à poursuivre ma route : mon principal but surtout était d’arriver à Jérusalem ; et quel chemin j’avais encore devant moi ! La saison s’avançait ; je pouvais manquer, en m’arrêtant davantage, le vaisseau qui porte tous les ans, de Constantinople à Jaffa, les pèlerins de Jérusalem. J’avais toute raison de craindre que mon navire autrichien ne m’attendît plus à la pointe de l’Attique ; que, ne m’ayant pas vu revenir, il eût fait voile pour Smyrne. Mon hôte entra dans mes raisons, et me traça le chemin que j’avais à suivre. Il me conseilla de me rendre à Kératia, village de l’Attique, situé au pied du Laurium, à quelque distance de la mer, en face de l’île de Zéa. " Quand vous serez arrivé me dit-il, dans ce village, on allumera un feu sur une montagne : les bateaux de Zéa, accoutumés à ce signal, passeront sur-le-champ à la côte de l’Attique.

" Vous vous embarquerez alors pour le port de Zéa, où vous trouverez peut-être le navire de Trieste. Dans tous les cas, il vous sera facile de noliser à Zéa une felouque pour Chio ou pour Smyrne. "

Je n’en étais pas à rejeter les partis aventureux : un homme qui, par la seule envie de rendre un ouvrage un peu moins défectueux, entreprend le voyage que j’avais entrepris, n’est pas difficile sur les chances et les accidents. Il fallait partir, et je ne pouvais sortir de l’Attique que par ce moyen, puisqu’il n’y avait pas un bateau au Pirée 66. Je pris donc la résolution d’exécuter sur-le-champ le plan qu’on me proposait. M. Fauvel me voulait retenir encore quelques jours, mais la crainte de manquer la saison du passage à Jérusalem l’emporta sur toute autre considération. Les vents du nord n’avaient plus que six semaines à souffler ; et si j’arrivais trop tard à Constantinople, je courais le risque d’y être enfermé par le vent d’ouest.

Je congédiai le janissaire de M. Vial après l’avoir payé et lui avoir donné une lettre de remerciement pour son maître. On ne se sépare pas sans peine, dans un voyage un peu hasardeux, des compagnons avec lesquels on a vécu quelque temps. Quand je vis le janissaire monter seul à cheval, me souhaiter un bon voyage, prendre le chemin d’Eleusis et s’éloigner par une route précisément opposée à celle que j’allais suivre, je me sentis involontairement ému. Je le suivais des yeux, en pensant qu’il allait revoir seul les déserts que nous avions vus ensemble. Je songeais aussi que, selon toutes les apparences, ce Turc et moi nous ne nous rencontrerions jamais ; que jamais nous n’entendrions parler l’un de l’autre. Je me représentais la destinée de cet homme si différente de ma destinée, ses chagrins et ses plaisirs si différents de mes plaisirs et de mes chagrins ; et tout cela pour arriver au même lieu : lui dans les beaux et grands cimetières de la Grèce, moi sur les chemins du monde ou dans les faubourgs de quelque cité.

Cette séparation eut lieu le soir même du jour où je visitai le couvent français ; car le janissaire avait été prévenu de se tenir prêt à retourner à Coron. Je partis dans la nuit pour Kératia, avec Joseph et un Athénien qui allait visiter ses parents à Zéa. Ce jeune Grec était notre guide. M. Fauvel me vint reconduire jusqu’à la porte de la ville : là nous nous embrassâmes et nous souhaitâmes de nous retrouver bientôt dans notre commune patrie. Je me chargeai de la lettre qu’il me remit pour M. de Choiseul : porter à M. de Choiseul des nouvelles d’Athènes, c’était lui porter des nouvelles de son pays.

J’étais bien aise de quitter Athènes de nuit : j’aurais eu trop de regret de m’éloigner de ces ruines à la lumière du soleil : au moins, comme Agar, je ne voyais point ce que je perdais pour toujours. Je mis la bride sur le cou de mon cheval, et, suivant le guide et Joseph qui marchaient en avant, je me laissai aller à mes réflexions ; je fus, tout le chemin, occupé d’un rêve assez singulier. Je me figurais qu’on m’avait donné l’Attique en souveraineté. Je faisais publier dans toute l’Europe que quiconque était fatigué des révolutions et désirait trouver la paix vint se consoler sur les ruines d’Athènes, où je promettais repos et sûreté ; j’ouvrais des chemins, je bâtissais des auberges, je préparais toutes sortes de commodités pour les voyageurs ; j’achetais un port sur le golfe de Lépante, afin de rendre la traversée d’Otrante à Athènes plus courte et plus facile. On sent bien que je ne négligeais pas les monuments : les chefs-d’œuvre de la citadelle étaient relevés sur leurs plans et d’après leurs ruines ; la ville, entourée de bons murs, était à l’abri du pillage des Turcs. Je fondais une université, où les enfants de toute l’Europe venaient apprendre le grec littéral et le grec vulgaire. J’invitais les Hydriotes à s’établir au Pirée, et j’avais une marine. Les montagnes nues se couvraient de pins pour redonner des eaux à mes fleuves ; j’encourageais l’agriculture ; une foule de Suisses et d’Allemands se mêlaient à mes Albanais ; chaque jour on faisait de nouvelles découvertes, et Athènes sortait du tombeau. En arrivant à Kératia, je sortis de mon songe, et je me retrouvai Gros-Jean comme devant.

Nous avions tourné le mont Hymette, en passant au midi du Pentélique ; puis nous rabattant vers la mer, nous étions entrés dans la chaîne du mont Laurium, où les Athéniens avaient autrefois leurs mines d’argent. Cette partie de l’Attique n’a jamais été bien célèbre : on trouvait entre Phalère et le cap Sunium plusieurs villes et bourgades, telles qu’Anaphlystus, Azénia, Lampra, Anagyrus, Alimus, Thorae, Aexone, etc. Wheler et Chandler firent des excursions peu fructueuses dans ces lieux abandonnés, et M. Lechevalier traversa le même désert quand il débarqua au cap Sunium pour se rendre à Athènes. L’intérieur de ce pays était encore moins connu et moins habité que les côtes, et je ne saurais assigner d’origine au village de Kératia 67. Il est situé dans un vallon assez fertile, entre des montagnes qui le dominent de tous côtés et dont les flancs sont couverts de sauges, de romarins et de myrtes. Le fond du vallon est cultivé, et les propriétés y sont divisées, comme elles l’étaient autrefois dans l’Attique, par des haies plantées d’arbres 68. Les oiseaux abondent dans le pays, et surtout les huppes, les pigeons ramiers, les perdrix rouges et les corneilles mantelées. Le village consiste dans une douzaine de maisons assez propres et écartées les unes des autres. On voit sur la montagne des troupeaux de chèvres et de moutons, et dans la vallée, des cochons, des ânes, des chevaux et quelques vaches.

Nous allâmes descendre le 27 chez un Albanais de la connaissance de M. Fauvel. Je me transportai tout de suite, en arrivant, sur une hauteur à l’orient du village, pour tâcher de reconnaître le navire autrichien ; mais je n’aperçus que la mer et l’île de Zéa. Le soir, au coucher du soleil, on alluma un feu de myrtes et de bruyères au sommet d’une montagne. Un chevrier posté sur la côte devait venir nous annoncer les bateaux de Zéa aussitôt qu’il les découvrirait. Cet usage des signaux par le feu remonte à une haute antiquité, et a fourni à Homère une des plus belles comparaisons de l’ Iliade :

Ὦς δ' ὅτε καπνὸς ἰὼν ἐξ ἂστεος αἰτέρ ἲχηται.
" Ainsi on voit s’élever une fumée du haut des tours d’une ville que l’ennemi tient assiégée, etc. "

En me rendant le matin à la montagne des signaux, j’avais pris mon fusil, et je m’étais amusé à chasser : c’était en plein midi ; j’attrapai un coup de soleil sur une main et sur une partie de la tête. Le thermomètre avait été constamment à 28 degrés pendant mon séjour à Athènes 69. La plus ancienne carte de la Grèce, celle de Sophian, mettait Athènes par les 37 o 10 à 12’ ; Vernon porta cette latitude à 38 o 5’, et M. de Chabert l’a enfin déterminée à 37 o 58’ 1 pour le temple de Minerve 70. On sent qu’à midi, au mois d’août, par cette latitude, le soleil doit être très ardent. Le soir, comme je venais de m’étendre sur une natte, enveloppé dans mon manteau, je m’aperçus que ma tête se perdait. Notre établissement n’était pas fort commode pour un malade : couché par terre dans l’unique chambre, ou plutôt dans le hangar de notre hôte, nous avions la tête rangée au mur ; j’étais placé entre Joseph et le jeune Athénien ; les ustensiles du ménage étaient suspendus de mon chevet ; de sorte que la fille de mon hôte, mon hôte lui-même et ses valets, nous foulaient aux pieds en venant prendre ou accrocher quelque chose aux parois de la muraille.

Si j’ai jamais eu un moment de désespoir dans ma vie, je crois que ce fut celui où, saisi d’une fièvre violente, je sentis que mes idées se brouillaient et que je tombais dans le délire : mon impatience redoubla mon mal. Me voir tout à coup arrêté dans mon voyage par cet accident ! la fièvre me retenir à Kératia, dans un endroit inconnu, dans la cabane d’un Albanais ! Encore si j’étais resté à Athènes ! si j’étais mort au lit d’honneur en voyant le Parthénon ! Mais quand cette fièvre ne serait rien, pour peu qu’elle dure quelques jours, mon voyage n’est-il pas manqué ? Les pèlerins de Jérusalem seront partis, la saison passée. Que deviendrai-je dans l’Orient ? Aller par terre à Jérusalem ? attendre une autre année ? La France, mes amis, mes projets, mon ouvrage que je laisserais sans être fini, me revenaient tour à tour dans la mémoire. Toute la nuit Joseph ne cessa de me donner à boire de grandes cruches d’eau, qui ne pouvaient éteindre ma soif. La terre sur laquelle j’étais étendu était, à la lettre, trempée de mes sueurs, et ce fut cela même qui me sauva. J’avais par moments un véritable délire : je chantais la chanson de Henri IV ; Joseph se désolait et disait : O Dio, che questo ? Il signor canta ! Poveretto !

La fièvre tomba le 28, vers neuf heures du matin, après m’avoir accablé pendant dix-sept heures. Si j’avais eu un second accès de cette violence, je ne crois pas que j’y eusse résisté. Le chevrier revint avec la triste nouvelle qu’aucun bateau de Zéa n’avait paru. Je fis un effort : j’écrivis un mot à M. Fauvel, et le priai d’envoyer un caïque me prendre à l’endroit de la côte le plus voisin du village où j’étais pour me passer à Zéa. Pendant que j’écrivais, mon hôte me contait une longue histoire et me demandait ma protection auprès de M. Fauvel : je tâchai de le satisfaire, mais ma tête était si faible, que je voyais à peine à tracer les mots. Le jeune Grec partit pour Athènes avec ma lettre, se chargeant d’amener lui-même un bateau, si l’on en pouvait trouver.

Je passai la journée couché sur ma natte. Tout le monde était allé aux champs ; Joseph même était sorti ; il ne restait que la fille de mon hôte. C’était une fille de dix-sept à dix-huit ans, assez jolie, marchant les pieds nus et les cheveux chargés de médailles et de petites pièces d’argent. Elle ne faisait aucune attention à moi ; elle travaillait comme si je n’eusse pas été là. La porte était ouverte, les rayons du soleil entraient par cette porte, et c’était le seul endroit de la chambre qui fût éclairé. De temps en temps je tombais dans le sommeil ; je me réveillais, et je voyais toujours l’Albanaise occupée à quelque chose de nouveau, chantant à demi-voix, arrangeant ses cheveux ou quelque partie de sa toilette. Je lui demandais quelquefois de l’eau : Nero ! Elle m’apportait un vase plein d’eau : croisant les bras, elle attendait patiemment que j’eusse achevé de boire, et quand j’avais bu, elle disait : Kalo ? est-ce bon ? Et elle retournait à ses travaux. On n’entendait dans le silence du midi que des insectes qui bourdonnaient dans la cabane et quelques coqs qui chantaient au dehors. Je sentais ma tête vide, comme cela arrive après un long accès de fièvre ; mes yeux, affaiblis, voyaient voltiger une multitude d’étincelles et de bulles de lumière autour de moi : je n’avais que des idées confuses, mais douces.

La journée se passa ainsi : le soir j’étais beaucoup mieux ; je me levai : je dormis bien la nuit suivante, et le 29 au matin le Grec revint avec une lettre de M. Fauvel, du quinquina, du vin de Malaga et de bonnes nouvelles. On avait trouvé un bateau par le plus grand hasard du monde : ce bateau était parti de Phalère avec un bon vent, et il m’attendait dans une petite anse à deux lieues de Kératia. J’ai oublié le nom du cap où nous trouvâmes en effet ce bateau. Voici la lettre de M. Fauvel :

A Monsieur
Monsieur de Chateaubriand,
au pied du Laurium, à Kératia.
Athènes, ce 28 août 1806.
" Mon très cher hôte,
" J’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. J’ai vu avec peine que les vents alisés de nos contrées vous retiennent sur le penchant du Laurium, que les signaux n’ont pu obtenir de réponses, et que la fièvre, jointe aux vents, augmentait les désagréments du séjour de Kératia, situé sur l’emplacement de quelques bourgades que je laisse à votre sagacité le loisir de trouver. Pour parer à une de vos incommodités, je vous envoie quelques prises du meilleur quinquina que l’on connaisse ; vous le mêlerez dans un bon verre de vin de Malaga, qui n’est pas le moins bon connu, et cela au moment où vous serez libre, avant de manger. Je répondrais presque de votre guérison, si la fièvre était une maladie : car la Faculté tient encore la chose non décidée. Au reste, maladie ou effervescence nécessaire, je vous conseille de n’en rien porter à Céos. Je vous ai frété, non pas une trirème du Pirée, mais bien une quatrirème, moyennant quarante piastres, en ayant reçu en arrhes cinq et demie. Vous compterez au capitaine quarante-cinq piastres vingt : le jeune compatriote de Simonides vous les remettra : il va partir après la musique dont vos oreilles se souviennent encore. Je songerai à votre protégé, qui cependant est un brutal : il ne faut jamais battre personne, et surtout les jeunes filles ; moi-même je n’ai pas eu à me louer de lui à mon dernier passage. Assurez-le toutefois, monsieur, que votre protection aura tout le succès qu’il doit attendre. Je vois avec peine qu’un excès de fatigue, une insomnie forcée, vous a donné la fièvre et n’a rien avancé. Tranquillement ici pendant que les vents alisés retiennent votre navire, Dieu sait où, nous eussions visité Athènes et ses environs sans voir Kératia, ses chèvres et ses mines ; vous eussiez surgi du Pirée à Céos en dépit du vent. Donnez-moi ; je vous prie, de vos nouvelles, et faites en sorte de reprendre le chemin de la France par Athènes. Venez porter quelques offrandes à Minerve pour votre heureux retour ; soyez persuadé que vous ne me ferez jamais plus de plaisir que de venir embellir notre solitude. Agréez, je vous prie, l’assurance, etc.
" Fauvel. "

J’avais pris Kératia dans une telle aversion, qu’il me tardait d’en sortir. J’éprouvais des frissons, et je prévoyais le retour de la fièvre. Je ne balançai pas à avaler une triple dose de quinquina. J’ai toujours été persuadé que les médecins français administrent ce remède avec trop de précaution et de timidité. On amena des chevaux, et nous partîmes avec un guide. En moins d’une demi-heure, je sentis les symptômes du nouvel accès se dissiper, et je repris toutes mes espérances. Nous faisions route à l’ouest par un étroit vallon qui passait entre des montagnes stériles. Après une heure de marche, nous descendîmes dans une belle plaine, qui paraissait très fertile. Changeant alors de direction, nous marchâmes droit au midi, à travers la plaine : nous arrivâmes à des terres hautes, qui formaient, sans que je le susse, les promontoires de la côte ; car, après avoir passé un défilé, nous aperçûmes tout à coup la mer et notre bateau amarré au pied d’un rocher. A la vue de ce bateau, je me crus délivré du mauvais génie qui avait voulu m’ensevelir dans les mines des Athéniens, peut-être à cause de mon mépris pour Plutus.

Nous rendîmes les chevaux au guide : nous descendîmes dans le bateau, que manœuvraient trois mariniers. Ils déployèrent notre voile, et, favorisés d’un vent du midi, nous cinglâmes vers le cap Sunium. Je ne sais si nous partions de la baie qui, selon M. Fauvel, porte le nom d’ Anaviso ; mais je ne vis point les ruines des neuf tours Enneapyrgie, où Wheler se reposa en venant du cap Sunium. L’Azinie des anciens devait être à peu près dans cet endroit. Vers les six heures du soir nous passâmes en dedans de l’île aux Anes, autrefois l’île de Patrocle, et au coucher du soleil nous entrâmes au port de Sunium : c’est une crique abritée par le rocher qui soutient les ruines du temple. Nous sautâmes à terre, et je montai sur le cap.

Les Grecs n’excellaient pas moins dans le choix des sites de leurs édifices que dans l’architecture de ces édifices mêmes. La plupart des promontoires du Péloponèse, de l’Attique, de l’Ionie et des îles de l’Archipel étaient marqués par des temples, des trophées ou des tombeaux. Ces monuments, environnés de bois et de rochers, vus dans tous les accidents de la lumière, tantôt au milieu des nuages et de la foudre, tantôt éclairés par la lune, par le soleil couchant, par l’aurore, devaient rendre les côtes de la Grèce d’une incomparable beauté : la terre ainsi décorée se présentait aux yeux du nautonier sous les traits de la vieille Cybèle, qui, couronnée de tours et assise au bord du rivage, commandait à Neptune son fils de répandre ses flots à ses pieds.

Le christianisme, à qui nous devons la seule architecture conforme à nos mœurs, nous avait aussi appris à placer nos vrais monuments : nos chapelles, nos abbayes, nos monastères étaient dispersés dans les bois et sur la cime des montagnes ; non que le choix des sites fût toujours un dessein prémédité de l’architecte, mais parce qu’un art, quand il est en rapport avec les coutumes d’un peuple, fait naturellement ce qu’il y a de mieux à faire. Remarquez au contraire combien nos édifices imités de l’antique sont pour la plupart mal placés ! Avons-nous jamais pensé, par exemple, à orner la seule hauteur dont Paris soit dominé ? La religion seule y avait songé pour nous. Les monuments grecs modernes ressemblent a la langue corrompue qu’on parle aujourd’hui à Sparte et à Athènes : on a beau soutenir que c’est la langue d’Homère et de Platon, un mélange de mots grossiers et de constructions étrangères trahit à tout moment les barbares.

Je faisais ces réflexions à la vue des débris du temple de Sunium : ce temple était d’ordre dorique et du bon temps de l’architecture. Je découvrais au loin la mer de l’Archipel avec toutes ses îles : le soleil couchant rougissait les côtes de Zéa et les quatorze belles colonnes de marbre blanc au pied desquelles je m’étais assis. Les sauges et les genévriers répandaient autour des ruines une odeur aromatique, et le bruit des vagues montait à peine jusqu’à moi.

Comme le vent était tombé, il nous fallait attendre pour partir une nouvelle brise. Nos matelots se jetèrent au fond de leur barque, et s’endormirent. Joseph et le jeune Grec demeurèrent avec moi. Après avoir mangé et parlé pendant quelque temps, ils s’étendirent à terre et s’endormirent à leur tour. Je m’enveloppai la tête dans mon manteau pour me garantir de la rosée, et, le dos appuyé contre une colonne, je restai seul éveillé à contempler le ciel et la mer.

Au plus beau coucher du soleil avait succédé la plus belle nuit. Le firmament répété dans les vagues avait l’air de reposer au fond de la mer. L’étoile du soir, ma compagne assidue pendant mon voyage, était prête à disparaître sous l’horizon ; on ne l’apercevait plus que par de longs rayons qu’elle laissait de temps en temps descendre sur les flots, comme une lumière qui s’éteint. Par intervalles, des brises passagères troublaient dans la mer l’image du ciel, agitaient les constellations, et venaient expirer parmi les colonnes du temple avec un faible murmure.

Toutefois, ce spectacle était triste lorsque je venais à songer que je le contemplais du milieu des ruines. Autour de moi étaient des tombeaux, le silence, la destruction, la mort, ou quelques matelots grecs qui dormaient sans soucis et sans songes sur les débris de la Grèce. J’allais quitter pour jamais cette terre sacrée : l’esprit rempli de sa grandeur passée et de son abaissement actuel, je me retraçais le tableau qui venait d’affliger mes yeux.

Je ne suis point un de ces intrépides admirateurs de l’antiquité qu’un vers d’Homère console de tout. Je n’ai jamais pu comprendre le sentiment exprimé par Lucrèce :

Suave mari magno, turbantibus aequora ventis,
E terra magnum alterius spectare laborem.

Loin d’aimer à contempler du rivage le naufrage des autres, je souffre quand je vois souffrir des hommes : les Muses n’ont alors sur moi aucun pouvoir, si ce n’est celle qui attire la pitié sur le malheur. A Dieu ne plaise que je tombe aujourd’hui dans ces déclamations qui ont fait tant de mal à notre patrie ! mais si j’avais jamais pensé, avec des hommes dont je respecte d’ailleurs le caractère et les talents, que le gouvernement absolu est le meilleur de tous les gouvernements, quelques mois de séjour en Turquie m’auraient bien guéri de cette opinion.

Les voyageurs qui se contentent de parcourir l’Europe civilisée sont bien heureux : ils ne s’enfoncent point dans ces pays jadis célèbres, où le cœur est flétri à chaque pas, où des ruines vivantes détournent à chaque instant votre attention des ruines de marbre et de pierre. En vain dans la Grèce on veut se livrer aux illusions : la triste vérité vous poursuit. Des loges de boue desséchée, plus propres à servir de retraite à des animaux qu’à des hommes ; des femmes et des enfants en haillons, fuyant à l’approche de l’étranger et du janissaire ; les chèvres mêmes effrayées, se dispersant dans la montagne, et les chiens restant seuls pour vous recevoir avec des hurlements : voilà le spectacle qui vous arrache au charme des souvenirs.

Le Péloponèse est désert depuis la guerre des Russes, le joug des Turcs s’est appesanti sur les Moraïtes ; les Albanais ont massacré une partie de la population. On ne voit que des villages détruits par le fer et par le feu : dans les villes, comme à Misitra, des faubourgs entiers sont abandonnés ; j’ai fait souvent quinze lieues dans les campagnes sans rencontrer une seule habitation. De criantes avanies, des outrages de toutes les espèces, achèvent de détruire de toutes parts l’agriculture et la vie ; chasser un paysan grec de sa cabane, s’emparer de sa femme et de ses enfants, le tuer sous le plus léger prétexte, est un jeu pour le moindre aga du plus petit village. Parvenu au dernier degré du malheur, le Moraïte s’arrache de son pays et va chercher en Asie un sort moins rigoureux. Vain espoir ! il ne peut fuir sa destinée : il retrouve des cadis et des pachas jusque dans les sables du Jourdain et dans les déserts de Palmyre !

L’Attique, avec un peu moins de misère, n’offre pas moins de servitude. Athènes est sous la protection immédiate du chef des eunuques noirs du sérail. Un disdar, ou commandant, représente le monstre protecteur auprès du peuple de Solon. Ce disdar habite la citadelle remplie des chefs-d’œuvre de Phidias et d’Ictinus, sans demander quel peuple a laissé ces débris, sans daigner sortir de la masure qu’il s’est bâtie sous les ruines des monuments de Périclès : quelquefois seulement le tyran automate se traîne à la porte de sa tanière ; assis les jambes croisées sur un sale tapis, tandis que la fumée de sa pipe monte à travers les colonnes du temple de Minerve, il promène stupidement ses regards sur les rives de Salamine et sur la mer d’Epidaure.

On dirait que la Grèce elle-même a voulu annoncer par son deuil le malheur de ses enfants. En général, le pays est inculte, le sol nu, monotone, sauvage, et d’une couleur jaune et flétrie. Il n’y a point de fleuves proprement dits, mais de petites rivières, et des torrents qui sont à sec pendant l’été. On n’aperçoit point ou presque point de fermes dans les champs, on ne voit point de laboureurs, on ne rencontre point de charrettes et d’attelages de bœufs. Rien n’est triste comme de ne pouvoir jamais découvrir la marque d’une roue moderne là où vous apercevez encore, dans le rocher, la trace des roues antiques. Quelques paysans en tunique, la tête couverte d’une calotte rouge, comme les galériens de Marseille, vous donnent en passant un triste kali spera (bonsoir). Ils chassent devant eux des ânes et de petits chevaux, les crins déchevelés, qui leur suffisent pour porter leur mince équipage champêtre, ou le produit de leur vigne. Bordez cette terre dévastée d’une mer presque aussi solitaire ; placez sur la pente d’un rocher une vedette délabrée, un couvent abandonné ; qu’un minaret s’élève du sein de la solitude pour annoncer l’esclavage, qu’un troupeau de chèvres ou de moutons paisse sur un cap parmi des colonnes en ruines, que le turban d’un voyageur turc mette en fuite les chevriers et rende le chemin plus désert, et vous aurez une idée assez juste du tableau que présente la Grèce.

On a recherché les causes de la décadence de l’empire romain : il y aurait un bel ouvrage à faire sur les causes qui ont précipité la chute des Grecs. Athènes et Sparte ne sont point tombées par les mêmes raisons qui ont amené la ruine de Rome ; elles n’ont point été entraînées par leur propre poids et par la grandeur de leur empire. On ne peut pas dire non plus qu’elles aient péri par leurs richesses : l’or des alliés et l’abondance que le commerce répandit à Athènes furent, en dernier résultat, très peu de chose ; jamais on ne vit parmi les citoyens ces fortunes colossales qui annoncent le changement des mœurs 71 ; et l’État fut toujours si pauvre, que les rois de l’Asie s’empressaient de le nourrir, ou de contribuer aux frais de ses monuments. Quant à Sparte, l’argent des Perses y corrompit quelques particuliers, mais la république ne sortit point de l’indigence.

J’assignerais donc pour la première cause de la chute des Grecs la guerre que se firent entre elles les deux républiques après qu’elles eurent vaincu les Perses. Athènes, comme État, n’exista plus du moment où elle eut été prise par les Lacédémoniens. Une conquête absolue met fin aux destinées d’un peuple, quelque nom que ce peuple puisse ensuite conserver dans l’histoire. Les vices du gouvernement athénien préparèrent la victoire de Lacédémone. Un État purement démocratique est le pire des États lorsqu’il faut combattre un ennemi puissant, et qu’une volonté unique est nécessaire au salut de la patrie. Rien n’était déplorable comme les fureurs du peuple athénien tandis que les Spartiates étaient à ses portes : exilant et rappelant tour à tour les citoyens qui auraient pu le sauver, obéissant à la voix des orateurs factieux, il subit le sort qu’il avait mérité par ses folies ; et si Athènes ne fut pas renversée de fond en comble, elle ne dut sa conservation qu’au respect des vainqueurs pour ses anciennes vertus.

Lacédémone triomphante trouva à son tour, comme Athènes, la première cause de sa ruine dans ses propres institutions. La pudeur, qu’une loi extraordinaire avait exprès foulée aux pieds pour conserver la pudeur, fut enfin renversée par cette loi même : les femmes de Sparte, qui se présentaient demi-nues aux yeux des hommes, devinrent les femmes les plus corrompues de là Grèce : il ne resta aux Lacédémoniens de toutes ces lois contre nature que la débauche et la cruauté. Cicéron, témoin des jeux des enfants de Sparte, nous représente ces enfants se déchirant entre eux avec les dents et les ongles. Et à quoi ces brutales institutions avaient-elles servi ? Avaient-elles maintenu l’indépendance à Sparte ? Ce n’était pas la peine d’élever des hommes comme des bêtes féroces pour obéir au tyran Nabis et pour devenir des esclaves romains.

Les meilleurs principes ont leurs excès et leur côté dangereux : Lycurgue, en extirpant l’ambition dans les murs de Lacédémone, crut sauver sa république, et il la perdit. Après l’abaissement d’Athènes, si les Spartiates eussent réduit la Grèce en provinces lacédémoniennes, ils seraient peut-être devenus les maîtres de la terre : cette conjecture est d’autant plus probable que, sans prétendre à ces hautes destinées, ils ébranlèrent en Asie, tout faibles qu’ils étaient, l’empire du grand roi. Leurs victoires successives auraient empêché une monarchies puissante de s’élever dans le voisinage de la Grèce, pour envahir les républiques. Lacédémone incorporant dans son sein les peuples vaincus par ses armes eût écrasé Philippe au berceau ; les grands hommes qui furent ses ennemis auraient été ses sujets, et Alexandre, au lieu de naître dans un royaume, serait, ainsi que César, sorti du sein d’une république.

Loin de montrer cet esprit de grandeur et cette ambition préservatrice, les Lacédémoniens, contents d’avoir placé trente tyrans à Athènes, rentrèrent aussitôt dans leur vallée, par ce penchant à l’obscurité que leur avaient inspiré leurs lois. Il n’en est pas d’une nation comme d’un homme : la modération dans la fortune et l’amour du repos, qui peuvent convenir à un citoyen, ne mèneront pas bien loin un État. Sans doute il ne faut jamais faire une guerre impie, il ne faut jamais acheter la gloire au prix d’une injustice ; mais ne savoir pas profiter de sa position pour honorer, agrandir, fortifier sa patrie ! c’est plutôt dans un peuple un défaut de génie que le sentiment d’une vertu.

Qu’arriva-t-il de cette conduite des Spartiates ? La Macédoine domina bientôt la Grèce ; Philippe dicta des lois à l’assemblée des amphictyons. D’une autre part, ce faible empire de la Laconie, qui ne tenait qu’à la renommée des armes, et que ne soutenait point une force réelle, s’évanouit ; Epaminondas parut : les Lacédémoniens battus à Leuctres furent obligés de venir se justifier longuement devant leur vainqueur ; ils entendirent ce mot cruel : " Nous avons mis fin à votre courte éloquence ! " Nos brevi eloquentiae vestrae finem imposuimus. Les Spartiates durent s’apercevoir alors combien il eût été avantageux pour eux de n’avoir fait qu’un État de toutes les villes grecques, d’avoir compté Epaminondas au nombre de leurs généraux et de leurs citoyens. Le secret de leur faiblesse une fois connu, tout fut perdu sans retour ; et Philopoemen acheva ce qu’Epaminondas avait commencé.

C’est ici qu’il faut remarquer un mémorable exemple de la supériorité que les lettres donnent à un peuple sur un autre, quand ce peuple a d’ailleurs montré les vertus guerrières. On peut dire que les batailles de Leuctres et de Mantinée effacèrent le nom de Sparte de la terre, tandis qu’Athènes, prise par les Lacédémoniens et ravagée par Sylla, n’en conserva pas moins l’empire. Elle vit accourir dans son sein ces Romains qui l’avaient vaincue, et qui se firent une gloire de passer pour ses fils : l’un prenait le surnom d’Atticus ; l’autre se disait le disciple de Platon et de Démosthène. Les muses latines, Lucrèce Horace et Virgile, chantent incessamment la reine de la Grèce. " J’accorde aux morts le salut des vivants, " s’écrie le plus grand des césars, pardonnant à Athènes coupable. Adrien veut joindre à son titre d’empereur le titre d’archonte d’Athènes, et multiplie les chefs-d’œuvre dans la patrie de Périclès. Constantin le Grand est si flatté que les Athéniens lui aient élevé une statue, qu’il comble la ville de largesses ; Julien verse des larmes en quittant l’Académie, et quand il triomphe, il croit devoir sa victoire à la Minerve de Phidias. Les Chrysostome, les Basile, les Cyrille, viennent, comme les Cicéron et les Atticus, étudier l’éloquence à sa source ; jusque dans le moyen âge, Athènes est appelée l’ école des sciences et du génie. Quand l’Europe se réveille de la barbarie, son premier cri est pour Athènes. " Qu’est-elle devenue ? " demande-t-on de toutes parts. Et quand on apprend que ses ruines existent encore, on y court comme si l’on avait retrouvé les cendres d’une mère.

Quelle différence de cette renommée à celle qui ne tient qu’aux armes ! Tandis que le nom d’Athènes est dans toutes les bouches, Sparte est entièrement oubliée ; on la voit à peine, sous Tibère, plaider et perdre une petite cause contre les Messéniens ; on relit deux fois le passage de Tacite, pour bien s’assurer qu’il parle de la célèbre Lacédémone. Quelques siècles après, on trouve une garde lacédémonienne auprès de Caracalla, triste honneur, qui semble annoncer que les enfants de Lycurgue avaient conservé leur férocité. Enfin Sparte se transforme, sous le Bas-Empire, en une principauté ridicule, dont les chefs prennent le nom de despotes, ce nom devenu le titre des tyrans. Quelques pirates, qui se disent les véritables descendants des Lacédémoniens, font aujourd’hui toute la gloire de Sparte.

Je n’ai point assez vu les Grecs modernes pour oser avoir une opinion sur leur caractère. Je sais qu’il est très facile de calomnier les malheureux ; rien n’est plus aisé que de dire, à l’abri de tout danger : " Que ne brisent-ils le joug sous lequel ils gémissent ? " Chacun peut avoir, au coin du feu, ces hauts sentiments et cette fière énergie. D’ailleurs, les opinions tranchantes abordent dans un siècle où l’on ne doute de rien, hors de l’existence de Dieu ; mais comme les jugements généraux que l’on porte sur les peuples sont assez souvent démentis par l’expérience, je n’aurai garde de prononcer. Je pense seulement qu’il y a encore beaucoup de génie dans la Grèce ; je crois même que nos maîtres en tous genres sont encore là, comme je crois aussi que la nature humaine conserve à Rome sa supériorité, ce qui ne veut pas dire que les hommes supérieurs soient maintenant à Rome.

Toutefois je crains bien que les Grecs ne soient pas si tôt disposés à rompre leurs chaînes. Quand ils seraient débarrassés de la tyrannie qui les opprime, ils ne perdront pas dans un instant la marque de leurs fers. Non seulement ils ont été broyés sous le poids du despotisme, mais il y a deux mille ans qu’ils existent comme un peuple vieilli et dégradé. Ils n’ont point été renouvelés, ainsi que le reste de l’Europe, par des nations barbares ; la nation même qui les a conquis a contribué à leur corruption. Cette nation n’a point apporté chez eux les mœurs rudes et sauvages des hommes du Nord, mais les coutumes voluptueuses des hommes du Midi. Sans parler du crime religieux que les Grecs auraient commis en abjurant leurs autels, ils n’auraient rien gagné à se soumettre au Coran. Il n’y a dans le livre de Mahomet ni principe de civilisation ni précepte qui puisse élever le caractère ; ce livre ne prêche ni la haine de la tyrannie ni l’amour de la liberté. En suivant le culte de leurs maîtres, les Grecs auraient renoncé aux lettres et aux arts, pour devenir les soldats de la destinée, et pour obéir aveuglément au caprice d’un chef absolu. Ils auraient passé leurs jours à ravager le monde, ou à dormir sur un tapis au milieu des femmes et des parfums.

La même impartialité qui m’oblige à parler des Grecs avec le respect que l’on doit au malheur m’aurait empêché de traiter les Turcs aussi sévèrement que je le fais, si je n’avais vu chez eux que les abus trop communs parmi les peuples vainqueurs : malheureusement, des soldats républicains ne sont pas des maîtres plus justes que les satellites d’un despote, et un proconsul n’était guère moins avide qu’un pacha 72. Mais les Turcs ne sont pas des oppresseurs ordinaires, quoiqu’ils aient trouvé des apologistes. Un proconsul pouvait être un monstre d’impudicité, d’avarice, de cruauté ; mais tous les proconsuls ne se plaisaient pas, par système et par esprit de religion, à renverser les monuments de la civilisation et des arts, à couper des arbres, à détruire les moissons mêmes et les générations entières : or, c’est ce que font les Turcs tous les jours de leur vie. Pourrait-on croire qu’il y ait au monde des tyrans assez absurdes pour s’opposer à toute amélioration dans les choses de première nécessité ? Un pont s’écroule, on ne le relève pas. Un homme répare sa maison, on lui fait une avanie. J’ai vu des capitaines grecs s’exposer au naufrage avec des voiles déchirées, plutôt que de raccommoder ces voiles, tant ils craignaient de montrer leur aisance et leur industrie ! Enfin, si j’avais reconnu dans les Turcs des citoyens libres et vertueux au sein de leur patrie, quoique peu généreux envers les nations conquises, j’aurais gardé le silence, et je me serais contenté de gémir intérieurement sur l’imperfection de la nature humaine ; mais retrouver à la fois dans le même homme le tyran des Grecs et l’esclave du grand seigneur, le bourreau d’un peuple sans défense et la servile créature qu’un pacha peut dépouiller de ses biens, enfermer dans un sac de cuir et jeter au fond de la mer, c’est trop aussi, et je ne connais point de bête brute que je ne préfère à un pareil homme.

On voit que je ne me livrais point sur le cap Sunium à des idées romanesques, idées que la beauté de la scène aurait pu cependant faire naître. Près de quitter la Grèce, je me retraçais naturellement l’histoire de ce pays ; je cherchais à découvrir dans l’ancienne prospérité de Sparte et d’Athènes la cause de leur malheur actuel et dans leur sort présent les germes de leur future destinée. Le brisement de la mer, qui augmentait par degrés, contre le rocher, m’avertit que le vent s’était levé et qu’il était temps de continuer mon voyage. Je réveillai Joseph et son compagnon. Nous descendîmes au bateau. Nos matelots avaient déjà fait les préparatifs du départ. Nous poussâmes au large, et la brise, qui était de terre, nous emporta rapidement vers Zéa. A mesure que nous nous éloignions, les colonnes de Sunium paraissaient plus belles au-dessus des flots on les apercevait parfaitement sur l’azur du ciel, à cause de leur extrême blancheur et de la sérénité de la nuit. Nous étions déjà assez loin du cap, que notre oreille était encore frappée du bouillonnement des vagues au pied du roc, du murmure des vents dans les genévriers, et du chant des grillons qui habitent seuls aujourd’hui les ruines du temple : ce furent les derniers bruits que j’entendis sur la terre de la Grèce.




Notes


1. Cette phrase se trouve dans mes notes originales exactement comme elle est ici ; je n’ai pas cru devoir la retrancher, quoiqu’elle ait l’air d’avoir été écrite après l’événement ; on sait ce qui m’est arrivée pour Les Martyrs. (N.d.A.)

2. Voyez, pour les nuits de la Grèce, Les Martyrs, liv. I et XI. (N.d.A.)

3. Thucydide Tacite. (N.d.A.)

4. Cette opinion est aussi celle de M. de Choiseul. (N.d.A.)

5. Voyez la description de la Messénie dans Les Martyrs, liv. I. (N.d.A.)

6. Il est remarquable que M. Pouqueville rencontra à peu près au même endroit un Turc qui parlait français. C’était peut-être le même. (N.d.A.)

7. Je ne sais si c’est le même Hermaeum que M. Pouqueville et ses compagnons d’infortune passèrent en venant de Navarin. Voyez, pour la description de cette partie de la Messénie, Les Martyrs, liv. XIV. (N.d.A.)

8. Ce Turc, moitié Grec, comme M. Fauvel me l’a dit depuis, est toujours par voie et par chemin : il ne jouit pas d’une réputation très sûre, pour s’être mêlé fort à son avantage des approvisionnements d’une armée. (N.d.A.)

9. La carte de Peutinger ne peut pas tromper, du moins quant à l’existence des routes, puisqu’elles sont tracées sur ce monument curieux qui n’est qu’un livre des postes des anciens. La difficulté n’existe que dans le calcul des distances, et surtout pour ce qui regarde les Gaules, où l’abréviation leg peut se prendre quelquefois pour lega ou legio. (N.d.A.)

10. Spon avait remarqué en Grèce un air parfaitement semblable à celui de Réveillez-vous, belle endormie ; et il s’amusa même à composer des paroles en grec moderne sur cet air. (N.d.A.)

11. Tout ce qui a rapport aux Grecs, et les Grecs eux-mêmes, sont nommés Romains par les Turcs. (N.d.A.)

12. Odyss., liv. IV. (N.d.A.)

13. M. Scrofani l’a suivi dans cette opinion. Si Sparte tirait son nom des genêts de son territoire, et non pas de Spartus, fils d’Amyclus, ou de Sparta, femme de Lacédémon, Misitra peut bien emprunter le sien d’un fromage. (N.d.A.)

14. Pèlerin ! pèlerin ! (N.d.A.)

15. La Toute-Sainte (la Vierge). (N.d.A.)

16. Je ne sais pourtant si je n’en ai point vu quelques autres dans le jardin de l’aga de Naupli de Romanie, au bord du golfe d’Argos. (N.d.A.)

17. M. Scrofani parle de ces fontaines. (N.d.A.)

18. Voyez, pour la description de la Laconie, Les Martyrs, liv. XIV. (N.d.A.)

19. Voyez l’Introduction. (N.d.A.)

20. Géogr. anc. abrég., t. I, p. 270. (N.d.A.)

21. Il dit même en toutes lettres que Misitra n’est pas sur l’emplacement de Sparte ; ensuite il revient aux idées des habitants du pays. On voit que l’auteur était sans cesse entre les grandes autorités qu’il connaissait et le bavardage de quelque Grec ignorant. (N.d.A.)

22. Chalcioecos, maison d’airain. Il ne faut pas prendre le texte de Pausanias et de Plutarque à la lettre, et s’imaginer que ce temple fût tout d’airain ; cela veut dire seulement que ce temple était revêtu d’airain en dedans et peut-être en dehors. J’espère que personne ne confondra les deux Pausanias que je cite ici, l’un dans le texte, l’autre dans la note. (N.d.A.)

23. Odyss. (N.d.A.)

24. Ma mémoire me trompait ici : le lion dont parle Hérodote était aux Thermopyles. Cet historien ne dit pas même que les os de Léonidas furent transportés dans sa patrie. Il prétend, au contraire, que Xerxès fit mettre en croix le corps de ce prince. Ainsi, les débris du lion que j’ai vus à Sparte ne peuvent point indiquer la tombe de Léonidas. On croit bien que je n’avais pas un Hérodote à la main sur les ruines de Lacédémone ; je n’avais porté dans mon voyage que Racine, Le Tasse, Virgile et Homère, celui-ci avec des feuillets blancs pour écrire des notes. Il n’est donc pas bien étonnant qu’obligé de tirer mes ressources de ma mémoire, j’aie pu me méprendre sur un lieu, sans néanmoins me tromper sur un fait. On peut voir deux jolies épigrammes de l’Anthologie sur ce lion de pierre des Thermopyles. (N.d.A.)

25. On a bien sur Athènes les deux lettres de la collection de Martin Crusius, en 1584 ; mais, outre qu’elles ne disent presque rien, elles sont écrites par les Grecs natifs de la Morée, et par conséquent elles ne sont point le fruit des recherches des voyageurs modernes. Spon cite encore le manuscrit de la Bibliothèque Barbérine, à Rome, qui remontait à deux cents ans avant son voyage, et où il trouva quelques dessins d’Athènes. Voyez l’Introduction. (N.d.A.)

26. Voyez sur tout cela l’Introduction. (N.d.A.)

27. Les Grecs de ces montagnes prétendent être les vrais descendants des Lacédémoniens ; ils disent que les Maniottes ne sont qu’un ramas de brigands étrangers, et ils ont raison. (N.d.A.)

28. Les Lacédémoniens se vantaient aussi de posséder les cendres d’Agamemnon. (N.d.A.)

29. Les colonnes étaient ou sont encore vers le port Schoenus, et je ne suis pas descendu à la mer. (N.d.A.)

30. Coupeurs de pins : brigand tué par Thésée. (N.d.A.)

31. N V 1 19

32. Voyez Les Martyrs, liv. III. (N.d.A.)

33. La garnison de Zante. (N.d.A.)

34. Odyss. (N.d.A.)

35. Guillet la prend pour une cariatide. (N.d.A.)

36. Il y a de glorieuses exceptions, et tout le monde a entendu parler de MM. Coraï, Kodrika, etc., etc. (N.d.A.)

37. Pline le jeune écrit à peu près la même chose à Maximus, proconsul d’Achaïe. (N.d.A.)

38. M. de Talleyrand. (N.d.A.)

39. Il faut lire celui-ci avec défiance et se mettre en garde contre son système. (N.d.A.)

40. Voyez l’Avertissement. (N.d.A.)

41. Les autres voyageurs attribuent ce goût à la poix qu’on mêle dans le vin : cela peut être vrai en partie, mais on y fait aussi infuser la pomme de pin. (N.d.A.)

42. L’histoire varie sur ce fait. D’après une autre version, ce furent les tyrans qui obligèrent les orateurs à tourner le dos au Pirée. (N.d.A.)

43. Thucyd., lib. I. (N.d.A.)

44. Voyez, pour la description d’Athènes en général, presque tout le XVe livre des Martyrs, et les notes. (N.d.A.)

45. C’est Solin qui le dit. (N.d.A.)

46. Jérémie. (N.d.A.)

47. Le temple de la Victoire formait l’aile droite des Propylées. (N.d.A.)

48. Voir la note I à la fin de l’Itinéraire.

49. Je ne puis me persuader que Phidias ait laissé complètement nus les deux frontons du temple, tandis qu’il avait orné avec tant de soin les deux frises. Si l’empereur Adrien et sa femme Sabine se trouvaient représentés dans l’un des frontons, ils peuvent y avoir été introduits à la place de deux autres figures, ou peut-être, ce qui arrivait souvent, n’avait-on fait que changer les têtes des personnages. Au reste, ceci n’était point une indigne flatterie de la part des Athéniens : Adrien méritait cet honneur, comme bienfaiteur d’Athènes et restaurateur des arts. (N.d.A.)

50. L’idée est ingénieuse, mais la preuve n’est pas bien solide : outre mille raisons qui pouvaient avoir déterminé les Athéniens à suspendre les boucliers du côté de l’Hymette, on n’avait peut-être pas voulu gâter l’admirable façade du temple en la chargeant d’ornements étrangers. (N.d.A.)

51. On fit sous les Valois un mélange charmant de l’architecture grecque et gothique ; mais cela n’a duré qu’un moment. (N.d.A.)

52. Deux cents stades, selon Dion Chrysostome. (N.d.A.)

53. On sait comment le Colisée a été détruit à Rome, et l’on connaît le jeu de mots latin sur les Barberini et les barbares. Quelques historiens soupçonnent les chevaliers de Rhodes d’avoir détruit le fameux tombeau de Mausole : c’était, il est vrai, pour la défense de Rhodes et pour fortifier l’île contre les Turcs ; mais si c’est une sorte d’excuse pour les chevaliers, la destruction de cette merveille n’en est pas moins fâcheuse pour nous. (N.d.A.)

54. L’invention des armes à feu est encore une chose fatale pour les arts. Si les barbares avaient connu la poudre, il ne serait pas resté un édifice grec ou romain sur la surface de la terre ; ils auraient fait sauter jusqu’aux Pyramides, quand ce n’eût été que pour y chercher des trésors. Une année de guerre parmi nous détruit plus de monuments qu’un siècle de combats chez les anciens. Il semble ainsi que tout s’oppose chez les modernes à la perfection de l’art : leurs pays, leurs mœurs, leurs coutumes, leurs vêtements et jusqu’à leurs découvertes. (N.d.A.)

55. Ils avaient établi leur batterie, composée de six pièces de canon et de quatre mortiers, sur le Pnyx. On ne conçoit pas qu’à une si petite portée ils n’aient pas rasé tous les monuments de la citadelle. V. Fanelli, Atene Attica, et l’Introduction à cet Itinéraire. (N.d.A.)

56. Elles furent découvertes dans un sépulcre : je crois que ce sépulcre était celui d’un enfant. Entre autres choses curieuses, on y trouva un jeu inconnu, dont la principale pièce consistait, autant qu’il m’en souvient, dans une boule ou un globe d’acier poli. Je ne sais s’il n’est point question de ce jeu dans Athénée. La guerre existant entre la France et l’Angleterre empêcha M. Fauvel de s’adresser pour moi à l’agent de lord Elgin ; de sorte que je ne vis point ces antiques jouets qui consolaient un enfant athénien dans son tombeau. (N.d.A.)

57. Ilissiades : elles avaient un autel au bord de l’Ilissus. (N.d.A.)

58. Je ne veux dissimuler aucune difficulté, et je sais qu’on place aussi Alimus à l’orient de Phalère. Thucydide était du bourg d’Alimus. (N.d.A.)

59. Plut., Vit. Them. (N.d.A.)

60. Il paraît qu’il existait à Athènes en 1669 un autre monument, appelé la Lanterne de Diogène. Guillet invoque au sujet de ce monument le témoignage des pères Barnabé et Simon et de MM. de Monceaux et Lainez. Voyez l’Introduction. (N.d.A.)

61. Riesdel, Chandler, etc. (N.d.A.)

62. Le monument a été depuis exécuté à Saint-Cloud. (N.d.A.)

63. On peut voir dans les Lettres édifiantes les travaux des missionnaires sur les îles de l’Archipel (N.d.A.)

64. Titres de souverains vassaux du sultan.

65. Voyez Les Martyrs. (N.d.A.)

66. Les troubles de la Romélie rendaient le voyage de Constantinople par terre impraticable. (N.d.A.)

67. N V 1 20

68. Comme elles le sont en Bretagne et en Angleterre. (N.d.A.)

69. M. Fauvel m’a dit que la chaleur montait assez souvent à 32 et 34 degrés. (N.d.A.)

70. On peut voir au sujet de cette latitude une savante dissertation insérée dans les Mémoires de l’Académie des Inscriptions. (N.d.A.)

71. Les grandes fortunes à Athènes, telles que celle d’Hérode Atticus, n’eurent lieu que sous l’empire romain. (N.d.A.)

72. Les Romains, comme les Turcs, réduisaient souvent les vaincus en esclavage. S’il faut dire tout ce que je pense, je crois que ce système est une des causes de la supériorité que les grands hommes d’Athènes et de Rome ont sur les grands hommes des temps modernes. Il est certain qu’on ne peut jouir de toutes les facultés de son esprit que lorsque l’on est débarrassé des soins matériels de la vie ; et l’on n’est totalement débarrassé de ces soins que dans les pays où les arts, les métiers et les occupations domestiques sont abandonnés à des esclaves. Le service de l’homme payé, qui vous quitte quand il lui plaît et dont vous êtes obligé de supporter les négligences ou les vices, ne peut être comparé au service de l’homme dont la vie et la mort sont entre vos mains. Il est encore certain que l’habitude du commandement donne à l’esprit une élévation, et aux manières une noblesse que l’on ne prend jamais dans l’égalité bourgeoise de nos villes. Mais ne regrettons point cette supériorité des anciens puisqu’il fallait l’acheter aux dépens de la liberté de l’espèce humaine, et bénissons à jamais le christianisme qui a brisé les fers de l’esclave. (N.d.A.)


Notes




Voici la description que le Père Babin fait du temple de Minerve :


« Ce temple, qui paroît de fort loin, et qui est l’édifice d’Athènes le plus élevé au milieu de la citadelle, est un chef-d’œuvre des plus excellents architectes de l’antiquité. Il est long d’environ cent vingt pieds et large de cinquante. On y voit trois rangs de voûtes soutenues de fort hautes colonnes de marbre, savoir, la nef et les deux, ailes : en quoi il surpasse Sainte-Sophie, bâtie à Constantinople par l’empereur Justinien, quoique d’ailleurs ce soit un miracle du monde. Mais j’ai pris garde que ses murailles par dedans sont seulement encroûtées et couvertes de grandes pièces de marbre, qui sont tombées en quelques endroits des galeries d’en haut, où l’on voit des briques et des pierres qui étoient couvertes de marbre.

« Mais quoique ce temple d’Athènes soit si magnifique pour sa matière, il est encore plus admirable pour sa façon et pour l’artifice qu’on y remarque : Materiam superabat opus. Entre toutes les voûtes, qui sont de marbre, il y en a une qui est la plus remarquable, à cause qu’elle est tout ornée d’autant de belles figures gravées sur le marbre qu’elle en peut contenir.

« Le vestibule est long de la largeur du temple, et large d’environ quatorze pieds, au-dessous duquel il y a une longue voûte plate, qui semble être un riche plancher ou un magnifique lambris, car on y voit de longues pièces de marbre, qui semblent de longues et grosses poutres, qui soutiennent d’autres grandes pièces de même matière, ornées de diverses figures et personnages avec un artifice merveilleux.

« Le frontispice du temple, qui est fort élevé au-dessus de ce vestibule, est tel que j’ai peine à croire qu’il y en ait un si magnifique et si bien travaillé dans toute la France. Les figures et statues du château de Richelieu, qui est le chef-d’œuvre des ouvriers de ce temps, n’ont rien qui approche de ces belles et grandes figures d’hommes, de femmes et de chevaux, qui paroissent environ au nombre de trente à ce frontispice, et autant a l’autre côte du temple, derrière le lieu où ctoit le grand autel du temps des chrétiens. « Le long du temple, il y a une allée ou galerie de chaque côlé, où l’on passe entre les murailles du temple, et dix-sept fort hautes et fort grosses colonnes cannelées qui ne sont pas d’une seule pièce, mais de diverses grosses pièces de beau marbre blanc, mises les unes sur les autres. Entre ces beaux piliers, il y a le long de cette galerie une petite muraille qui laisse entre chaque colonne un lieu qui seroit assez long et assez large pour y taire un autel et une chapelle, comme on en voit aux côtés et proche des murailles des grandes églises.

« Ces colonnes servent à soutenir en haut, avec des arcs-boutants, les murailles du temple, et empêchent par dehors qu’elles ne se démantellent par la pesanteur des voûtes. Les murailles de ce temple sont embellies en haut, par dehors, d’une belle ceinture de pierres de marbre, travaillées en perfection, sur lesquelles sont représentés quantité de triomphes ; de sorte qu’on y voit en demi-relief une infinité d’hommes, de femmes, d’enfants, de chevaux et de chariots, représentés sur ces pierres, qui sont si élevées, que les yeux ont peine à en découvrir toutes les beautés, et à remarquer toute l’industrie des architectes et des sculpteurs qui les ont faites. Une de ces grandes pierres a été portée dans la mosquée, derrière la porte, où l’on voit avec admiration quantité de personnages qui y sont représentés avec un artifice non pareil.

« Toutes les beautés de ce temple, que je viens de décrire, sont des ouvrages des anciens Grecs païens. Les xVthéniens, ayant embrassé le christianisme, changèrent ce temple de 3Iincrve en une église du vrai Dieu, et y ajoutèrent un trône épiscopal et une chaire de prédicateur, qui y restent encore, des autels qui ont été renversés par les Turcs, qui n’offrent point de sacrifices dans leurs mosquées. L’endroit du grand autel est encore plus blanc que le reste de la muraille ; les degrés pour y monter sont entiers et magnifiques. »

Cette description naïve du Parthénon, à peu près tel qu’il étoit du temps de Périclès, ne vaut-elle pas bien les descriptions, plus savantes, que l'on a faites des ruines de ce beau temple ?