Itinéraire raisonné de Marguerite de Valois en Gascogne/Préface

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Philippe LAUZUN

ITINÉRAIRE RAISONNÉ
DE
MARGUERITE DE VALOIS
EN GASCOGNE
D’APRÈS SES LIVRES DE COMPTES
(1578-1586)



PARIS
ALPHONSE PICARD ET FILS, ÉDITEURS
82, Rue Bonaparte
1902


PRÉFACE



Les Archives Nationales, à Paris, renferment un document inappréciable pour l’histoire de la seconde moitié du xvie siècle : ce sont les Comptes de la Reine de Navarre, Marguerite de Valois, première femme d’Henri IV.

Sous ce titre, Trésorerie et Recepte générale des finances et maison de la Reine de Navarre, ils comprennent, sous la cote KK, vingt-huit volumes grand in-4o, du no 158 au no 186 inclusivement, s’étendant de l’année 1572, date du mariage de Marguerite, à l’année 1611, qui ne précède que de quatre ans celle de sa mort.

Tenus avec la plus scrupuleuse exactitude par les controleurs généraux, nommés à cet effet par la Reine, ces comptes établissent année par année, mois par mois, jour par jour, d’abord les recettes advenues, puis, beaucoup plus nombreuses et aussi détaillées que possible, les dépenses, dépenses générales, avec « l’estat des gaiges des dames, damoiselles, gentilhommes et aultres officiers de la Royne de Navarre, seur unique du Roy », dépenses privées, relatives à l’entretien journalier de ladite dame et de sa suite, à ses toilettes, à ses menus plaisirs, etc., principalement à ses déplacements et à ses voyages.

C’est cette dernière partie qui, incontestablement, offre le plus grand intérêt, d’autant que, à peine indiquée par un très petit nombre d’écrivains qui se sont occupés de cette princesse, elle n’a encore jamais été publiée in-extenso. Et pourtant on y trouve l’énumération, sûre et précise, de chacune de ses étapes, avec le nom du lieu où elle dîne, où elle soupe, où elle couche.

On comprend quelle utilité s’attache à la publication d’un semblable document, qui, s’il avait été plus souvent consulté, aurait évité à bien des auteurs, passés et présents, des erreurs souvent grossières, qui se sont glissées dans leurs ouvrages. Aussi que de contradictions n’aurons-nous pas à relever ! Quel jour nouveau ces pièces ne vont-elles pas jeter sur les faits et gestes de Marguerite, sur ceux de sa mère, alors qu’elle séjourne auprès d’elle, sur ceux de son mari surtout, dont l’itinéraire, depuis longtemps publié, va se trouver quelquefois modifié, très souvent complété.

« Pour fixer l’itinéraire d’Henri IV, écrit Berger de Xivrey dans sa préface, j’ai trouvé des secours, que rien n’aurait remplacés, dans le journal de sa dépense, conservé à Pau et embrassant les années écoulées de 1576 à 1589[1] ». Dignes pendants des comptes du Roi de Navarre, ceux de sa femme constituent les plus solides jalons d’une histoire au jour le jour de cette aimable princesse, que puisse rencontrer celui qui tenterait encore de l’écrire et que ne rebuteraient pas les nombreuses pages qui déjà lui ont été consacrées.

Cette tâche, un instant, nous avons songé à l’entreprendre, ayant pendant plus de dix ans amassé à cet effet tous les matériaux nécessaires. Des circonstances, indépendantes de notre volonté, nous ont empêché de la mener à bonne fin.

Néanmoins, comme il serait regrettable que les historiens futurs de la Reine Marguerite ne profitassent pas des ments que nous possédons, nous croyons utile de livrer aujourd’hui, une fois de plus, à la publicité la plupart de ceux qui concernent plus spécialement son séjour en Gascogne. C’est l’époque qui pour nous offre un attrait tout particulier et que ses panégyristes, comme elle-même d’ailleurs dans ses charmants Mémoires, ont le plus négligée.

L’itinéraire de la Reine Marguerite durant cette période, que nous allons publier in-extenso d’après ses livres de comptes, formera donc une suite aux Lettres inédites d’elle que nous avons déjà fait connaître[2], en attendant peut-être qu’un jour nous publions toute sa correspondance.

Nous allons la prendre au mois d’août 1578, alors qu’elle quitte la Cour de France et que Catherine de Médicis la ramène officiellement à son époux. Mais durant ces dix mois qu’elle demeure avec elle, elle s’efface totalement devant la Reine-Mère, dont la curieuse correspondance, que vient de publier M. le comte Baguenault de Puchesse dans le tome vi des Lettres de Catherine de Médicis[3], nous sera pour cette période d’un précieux secours.

La Reine de Navarre n’entrera véritablement en scène qu’après sa séparation d’avec sa mère, en mai 1579. Nous la suivrons, accompagnant son mari à Pau, le soignant malade à Eauze, et venant prendre possession, dans l’été de cette année, de son château de Nérac.

Mais, comme le long séjour qu’elle y fera durant deux ans, pourrait paraître par trop monotone, nous aurons pour l’égayer la chronique scandaleuse de cette époque et les Mémoires des principaux personnages, chefs des deux partis rivaux, relatant les plus petits détails de la vie du couple royal, ses brouilles, ses réconciliations, les intrigues amoureuses de chacun, leurs visées politiques, les causes si diversement appréciées de la guerre des Amoureux, les exploits d’Henri de Navarre, les négociations de la paix de Fleix auxquelles Marguerite prit une si importante part, le séjour à Coutras et à Cadillac, le retour à Nérac, la passion d’Henri pour Fosseuse, le voyage à Bagnères, la rupture entre les deux époux et finalement le retour de Marguerite à Paris.

Ce sera, jusqu’en ce milieu de l’an 1582, ce que nous appellerons l’époque heureuse de son existence, celle où encore respectée de tous les partis la Reine de Navarre en impose à son entourage et joint à sa réputation de politique habile, qui a su rendre à son mari plus d’un signalé service, celle de protectrice des Lettres et des Arts, où elle excellait elle-même. Sa correspondance, du reste, en grande partie inédite, viendra à l’appui de ces multiples révélations.

Si son éloignement de la Cour de Nérac nous fait passer rapidement sur les derniers mois de l’année 1582 et les sept premiers de l’année suivante, en revanche, une abondante moisson de documents nouveaux viendra éclairer les causes de son départ subit en août 1583, sa querelle avec le Roi son frère, l’insulte qu’elle reçut de lui, et les longues et délicates négociations qui s’engageront entre la Cour de Navarre et la Cour de France au sujet de sa réconciliation avec son mari. Chacune de ces pénibles étapes sera marquée soit par quelqu’une de ses lettres, soit par les relations diplomatiques des ambassadeurs étrangers, notamment celles des envoyés Toscans et Vénitiens, qui remettront plus d’une fois au point les dires souvent erronés et jusqu’ici seuls accrédités des chroniqueurs du temps.

L’année 1585 ne sera point la moins intéressante. Aux nombreux documents déjà publiés sur Marguerite durant cette année néfaste, nous en ajouterons quelques autres que nous fourniront, soit ses missives de plus en plus douloureuses, soit les Archives municipales des villes qu’elle traversera. À Agen notamment, qu’elle habitera plus de six mois, la série est loin d’être épuisée. Et nous verrons, pièces en mains, ce qu’il faut accepter des versions plus ou moins fantaisistes qui jusqu’à ce jour ont raconté le siège de Villeneuve, l’émeute de septembre dans les rues d’Agen, la fuite précipitée et misérable de la malheureuse Reine vers les montagnes d’Auvergne. Nous la suivrons avec tout son train d’Agen à Carlat, de Carlat à Ibois, et d’Ibois au château d’Usson, ne la laissant qu’au moment où les portes de cette sombre forteresse se refermeront sur elle pour plus de vingt années.

De même que dans les comptes d’Henri IV à Pau, quelques lacunes se rencontrent dans ceux de la Reine de Navarre, qui s’arrêtent brusquement souvent à une date des plus intéressantes de son existence. D’autres documents heureusement nous permettront de les compléter. Ainsi, le volume 163, comprenant l’année 1578, finit au 23 novembre. Les lettres de Catherine de Médicis, que sa fille accompagnait à cette date, se substitueront facilement aux pages envolées. Une autre fois, les Comptes de la Reine et avec eux son itinéraire s’arrêtent au 9 juillet 1579 pour ne reprendre qu’au 12 août. La correspondance des deux époux nous viendra à ce moment en aide. Enfin la partie relative aux différents séjours de Marguerite durant toute l’année 1581 fait totalement défaut au volume 168 des Archives nationales. En revanche, nous avons été assez heureux pour retrouver une bonne partie de ce registre, égarée aux manuscrits de la Bibliothèque Nationale, dans le volume 11 494 du fonds français.

Ainsi, malgré ces quelque vides faciles à combler, vivrons-nous, durant huit années, dans l’intimité de la Reine Marguerite. Ainsi la suivrons-nous jour par jour et pour ainsi dire pas à pas dans ses longues pérégrinations à travers notre pays, tantôt heureuse et fière, insouciante, amoureuse, tantôt remuante, capricieuse, aspirant à jouer un rôle politique, désabusée, tombant de chute en chute, délaissée par sa mère, par son frère et par son mari, et à ce point abandonnée de tous « que sa vie, écrit-elle, est réduite à la condition de celle des esclaves » et qu’elle préfère la mort aux malheurs qui l’accablent ; mais avec cela, toujours captivante, toujours charmeuse, et, malgré tout, jetant sur la Cour de Nérac, en ces heures où l’histoire de la Gascogne devient une vraie page de l’histoire de France et où tous les regards sont tournés vers ce petit coin de terre, un éclat impérissable.

Mais auparavant, pour l’intelligence même des textes qui vont suivre, jetons un rapide coup d’œil sur l’état de cette province, au moment où, par sa présence et celle de son escadron volant, la Reine-Mère entreprend de la pacifier ; cherchons à démêler le fil de ses intrigues ; transportons-nous au Louvre et voyons la situation respective de chaque parti ; démasquons les visées ambitieuses de leurs chefs ; pénétrons-nous du mouvement général des esprits ; et, nous attardant un peu sur leurs jeunes années, dévoilons, en soulevant indiscrètement le rideau de leur alcôve, les relations plus ou moins intimes qu’ont pu avoir ensemble le Roi et la Reine de Navarre.



  1. Recueil des Lettres missives d’Henri IV, par Berger de Xivrey, t. 1, préface, p. xxvii.
  2. Lettres inédites de Marguerite de Valois, tirées des Archives de Condom (Auch, 1881). — Lettres tirées de la Bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg et publiées par la Société historique de Gascogne (Auch, 1886).
  3. On sait que M. le comte Baguenault de Puchesse a été chargé de continuer pour la Collection des Documents inédits de l’Histoire de France la magistrale publication des Lettres de Catherine de Médicis, commencée par M. le comte Hector de La Ferrière dans les cinq premiers volumes (1559-1577).