Ivanhoé (Scott - Montémont)/Chapitre 26

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Ivanhoé ou le Croisé Britannique
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 12p. 254-260).


CHAPITRE XXVI.


Le cheval le plus ardent sera parfois tout de glace, et le plus lourd tout de feu ; parfois le moine jouera le rôle de fou, et le fou le rôle de moine.
Vieille ballade.


Lorsque Wamba, couvert du froc de l’ermite, son capuchon sur la tête et une corde pour ceinture, se présenta à la grande porte du château de Front-de-Bœuf, la sentinelle lui demanda quel était son nom et ce qu’il voulait.

« Pax vobiscum ! répondit le fou. Je suis un pauvre frère de l’ordre de Saint-François qui vient ici remplir son ministère auprès des malheureux prisonniers détenus dans ce château.

— Tu es un moine bien hardi, riposta la sentinelle, de venir dans un lieu où, sauf notre ivrogne de chapelain, un coq de ton plumage n’a pas chanté depuis vingt ans.

— Néanmoins, je te prie de m’annoncer à ton maître : je t’assure que ma visite lui sera agréable, et que le coq chantera de manière à ce que tout le château l’entende.

— Fort bien ; mais si je suis réprimandé d’avoir quitté mon poste pour t’annoncer, compte bien que j’essaierai si la robe grise d’un moine est à l’épreuve d’une flèche à plume d’oie grise. »

En achevant cette menace, la sentinelle quitta la porte du donjon et se rendit dans la grande salle pour annoncer à Front-de-Bœuf l’extraordinaire nouvelle qu’un moine était dehors, et demandait à être admis dans le château. À sa grande surprise, il reçut l’ordre d’introduire sur-le-champ le saint homme ; et ayant pris avec lui quelques autres gardes, de crainte de surprise, il obéit avec empressement.

L’audace inconsidérée qui avait poussé Wamba dans cette dangereuse entreprise ne put tenir devant un homme si redoutable et si redouté que Reginald Front-de-Bœuf ; il prononça son Pax vobiscum ! sur lequel il comptait tant pour bien jouer son rôle, avec une certaine hésitation et avec moins d’assurance qu’il ne l’avait fait jusqu’alors. Mais Front-de-Bœuf était accoutumé à voir les hommes de tous rangs trembler en sa présence, de telle sorte que le trouble du moine supposé ne lui donna aucun soupçon.

« Qui es-tu et d’où viens-tu, père ? dit-il.

Pax vohiscum ! répéta le fou ; je suis un pauvre serviteur de saint François, qui, voyageant à travers ces lieux sauvages, suis tombé entre les mains des brigands ; quidam viator incidit in latrones, comme dit l’Écriture ; lesquels brigands m’ont envoyé dans ce château pour y remplir mon ministère spirituel auprès de deux personnes condamnées par votre honorable justice.

— Fort bien, saint père. Mais, dis-moi, quel est le nombre de ces bandits ?

— Loyal seigneur, nomen illis Legio, leur nom est Légion.

— Dis-moi clairement quel est leur nombre, ou, tout prêtre que tu es, ton froc et ton cordon ne te sauveraient pas de ma colère.

— Hélas ! eructavit cor meum, ce qui veut dire que j’étais presque mort de peur ; mais je présume qu’ils peuvent être cinq cents, tant archers que paysans.

— Quoi ! » dit le templier qui entrait au même instant, « les guêpes se montrent-elles en aussi grand nombre ? il est temps d’étouffer cette maligne engeance. » Prenant alors Front-de-Bœuf à part : « Connais-tu ce prêtre ? lui demanda-t-il.

— Il est d’un couvent éloigné, répondit-il, je ne l’ai jamais vu.

— Alors ne lui confie pas ton message de vive voix ; qu’il porte à la compagnie franche de de Bracy un ordre par écrit de venir sur-le-champ au secours de son capitaine. En attendant, et pour que ce tondu n’ait aucun soupçon, donne-lui toute liberté d’exercer les fonctions de son ministère auprès de ces pourceaux de Saxons avant que nous les mettions à mort.

— C’est ce que je vais faire, répondit Front-de-Bœuf ; et il ordonna à un domestique de conduire Wamba à l’appartement où Cedric et Athelstane étaient enfermés.

— Cette détention, loin de modérer l’impatience de Cedric, l’avait portée à son comble. Il marchait à grands pas, semblable à un homme qui charge l’ennemi ou qui s’apprête à monter sur la brèche, tantôt se parlant à lui-même, tantôt s’adressant à Athelstane, qui, avec une fermeté vraiment stoïque, attendait l’issue de cette aventure, digérant tranquillement le copieux repas qu’il avait fait à midi, et s’inquiétant fort peu de la durée de sa captivité, qui, concluait-il, devait finir, comme tous les maux d’ici-bas, quand il plairait à Dieu,

« Pax vobiscum ! » dit le fou en entrant et en déguisant sa voix ; « que la bénédiction de saint Dunstan, de saint Denis, de saint Duthuc et de tous les saints, soit sur vous et avec vous !

Salvete et vos, » répondit Cedric au moine supposé. « Dans quel dessein es-tu venu ici, bon moine ?

— Pour vous exhorter à vous préparer à la mort.

— À la mort ! » s’écria Cedric en tressaillant. « Quelque scélérats qu’ils soient, ils n’oseraient commettre une atrocité si notoire et si gratuite.

— Hélas ! vouloir les retenir par des sentiments d’humanité, autant vaudrait essayer d’arrêter un cheval fougueux avec un fil de soie. Pensez donc, noble Cedric, et vous, brave Athelstane, aux péchés que vous avez commis ; car aujourd’hui même vous allez comparaître devant le tribunal d’en haut.

— L’entends-tu, Athelstane ? dit Cedric ; tirons notre âme de son assoupissement, et préparons-nous au dernier acte de notre vie. Il vaut mieux mourir en hommes que de vivre en esclaves.

— Je suis prêt à subir tout ce qu’est capable d’inventer leur scélératesse, répondit Athelstane, et je marcherai à la mort avec la même tranquillité d’âme que s’il s’agissait d’aller dîner.

— Eh bien, mon père, préparez-nous à ce voyage, dit Cedric.

— Ne soyez pas si pressé, bon oncle, » répliqua le fou en reprenant son ton de voix naturel ; « il est bon d’y regarder à deux fois avant de sauter le pas.

— Sur ma foi ! dit Cedric, je connais cette voix.

— C’est celle de votre fidèle esclave, de votre fou, » répliqua Wamba en rejetant son capuchon en arrière. « Si dernièrement vous eussiez pris conseil d’un fou, certes vous ne seriez point ici : suivez aujourd’hui son avis, et vous n’y resterez pas longtemps.

— Que veux-tu dire, drôle ? répliqua le Saxon.

— Ce que je veux dire ? le voici : prenez ce froc et ce cordon, qui sont tout ce que j’eus jamais des ordres sacrés, et vous sortirez aisément du château, après m’avoir laissé toutefois votre manteau et votre ceinture pour que je franchisse le pas à votre place.

— Te laisser à ma place ! s’écria Cedric ; mon pauvre ami, ils te pendront !

— Qu’ils fassent de moi ce qu’ils voudront ! Je garantis qu’il n’y aura point de déshonneur pour votre nom si le fils de Witless se laisse pendre au bout d’une chaîne avec la même gravité que son ancêtre l’alderman lorsqu’il attachait la sienne à son cou[1].

— Eh bien, Wamba, j’acquiesce à ta demande, à cette condition que ce ne sera pas avec moi que tu échangeras tes habits, mais avec le noble Athelstane.

— Non, de par saint Dunstan ! il n’y aurait point de raison à cela. Il n’est que trop juste que le fils de Witless s’expose pour sauver le fils de Hereward ; mais il serait peu sage à lui de mourir pour un homme dont les ancêtres sont étrangers aux siens.

— Coquin ! s’écria Cedric ; les ancêtres d’Athelstane ont régné sur l’Angleterre.

— Cela peut être ; mais mon cou est trop droit sur mes épaules pour que je me le laisse tordre pour l’amour d’eux. Ainsi donc, mon bon maître, ou acceptez vous-même mon offre, ou permettez que je quitte ce donjon aussi libre que quand j’y suis entré.

— Laisse périr le vieil arbre, reprit Cedric ; mais sauve le brillant espoir de la forêt, sauve le noble Athelstane, mon fidèle Wamba ! c’est le devoir de quiconque a du sang saxon dons les veines. Toi et moi, nous souffrirons de compagnie la rage effrénée de nos indignes oppresseurs, tandis que lui, libre et en sûreté, excitera nos concitoyens à la vengeance.

— Non, Cedric, non, mon père, » s’écria Athelstane en lui saisissant la main ; car lorsque, sortant de son indolence habituelle, il s’agissait pour lui de penser ou d’agir, ses actions et ses sentiments étaient d’accord avec sa noble origine. « Non ; j’aimerais mieux rester dans cette salle, n’ayant pour toute nourriture que la ration de pain et la mesure d’eau accordées aux prisonniers, que de devoir ma liberté à ce serf qui ne veut se dévouer que pour son maître.

— On vous qualifie d’hommes sages, seigneurs, dit Wamba, et moi je passe pour un fou : en bien ! mon oncle Cedric, et vous, mon cousin Athelstane, le fou prononcera dans cette affaire, et vous épargnera la peine de pousser plus loin vos politesses. Je suis comme la jument de John Duck, qui ne veut se laisser monter que par John Duck. Je viens pour sauver mon maître ; et s’il n’y veut pas consentir, en bien ! je m’en retournerai comme je suis venu. Un service ne se renvoie pas de l’un à l’autre comme une balle ou un volant, et je ne veux être pendu pour qui que ce soit, si ce n’est pour mon maître.

— Allons, noble Cedric, dit Athelstane, ne perdez pas cette occasion, croyez-moi. Votre présence encouragera nos amis à travailler à notre délivrance ; au lieu que si vous restez ici, notre perte est certaine.

— Y a-t-il au dehors quelque apparence de salut ? » demanda Cedric en regardant le fou.

« Apparence ! répéta Wamba ; ah bien oui ! Permettez-moi de vous représenter que ce froc vaut en ce moment un habit de général. Cinq cents hommes sont là tout près, et ce matin même j’étais un de leurs principaux chefs ; mon bonnet de fou était un casque, et ma marotte un gourdin. Bien, bien ! nous verrons ce qu’ils gagneront au change, un fou pour un homme sage. À vous parler franchement, je crains fort qu’ils ne perdent en valeur ce qu’ils pourront gagner en prudence. Adieu donc, mon maître ; de grâce, soyez humain pour le pauvre Gurth et pour son chien Fangs, et faites suspendre mon bonnet dans la salle de Rotherwood, en mémoire de ce que je donne ma vie pour sauver celle de mon maître, en fou fidèle et dévoué. » Wamba prononça ces derniers mots d’un ton moitié sérieux, moitié comique, et les yeux de Cedric se remplirent de larmes.

« Ta mémoire sera conservée, » lui répondit-il avec émotion, « tant que l’attachement et la fidélité seront honorés sur la terre. Mais j’ai l’espoir que je trouverai les moyens de sauver Rowena, Athelstane, et toi aussi, mon pauvre fou : ton dévoûment ne peut manquer de trouver sa récompense. »

L’échange des vêtements fut promptement terminé ; mais tout-à-coup Cedric parut frappé d’une idée. « Je ne sais d’autre langue que la mienne, dit-il, et quelques mots de ce normand si ridicule et si affecté. Comment pourrai-je me faire passer pour un frère ?

— Le succès dépend de deux mots magiques, répondit Wamba : Pax vobiscum ! répond à tout, souvenez-vous-en bien. Allez ou venez, mangez ou buvez, bénissez ou excommuniez, Pax vobiscum ! s’applique à tout. Ces mots sont aussi utiles à un moine qu’une baguette à un enchanteur, et un manche à balai à une sorcière. Mais prononcez-les surtout d’un ton grave et solennel : Pax vobiscum ! Gardes, sentinelles, chevaliers, écuyers, cavaliers, fantassins, tous éprouveront l’effet de ce charme puissant. Je pense que s’ils me conduisent demain à la potence, ce qui pourrait bien m’arriver, j’essaierai l’efficacité de ces deux mots sur l’exécuteur de la sentence.

— Puisque c’est ainsi, j’aurai bientôt pris les ordres religieux, dit Cedric : Pax vobiscum ! je ne l’oublierai pas. Noble Athelstane, recevez mes adieux, adieu aussi à toi, mon pauvre garçon, toi dont le cœur peut te faire pardonner la faiblesse de ta tête ; je te sauverai ou je reviendrai mourir avec toi. Le sang royal des Saxons ne sera pas versé, tant que le mien coulera dans mes veines, comptez-y, Athelstane ; et pas un cheveu ne tombera de la tête de cet esclave fidèle, qui risque sa vie pour son maître, tant que Cedric pourra le défendre. Adieu.

— Adieu, noble Cedric, répondit Athelstane ; souvenez-vous que pour bien remplir le rôle d’un moine, vous devrez accepter à boire partout où on vous l’offrira.

— Adieu, notre oncle, ajouta Wamba ; n’oubliez pas : Pax vobiscum ! »

Ainsi endoctriné, Cedric se mit en route, et il ne fut pas longtemps sans rencontrer l’occasion d’éprouver la vertu du charme que son bouffon lui avait recommandé comme tout-puissant. Dans un passage sombre et voûté par lequel il espérait arriver à la grande salle du château, il rencontra une femme. « Pax vobiscum ! » dit le faux frère, et il pressait le pas pour s’éloigner, lorsqu’une voix douce lui répondit :

Et vobis quœso, domine reverendissime, pro misericordia vestra.

— Je suis un peu sourd, » répliqua Cedric en bon saxon ; puis s’arrêtant subitement : « Malédiction sur le fou et son Pax vobiscum ! j’ai brisé ma lance dès le premier choc. »

Il était assez commun à cette époque de trouver un prêtre qui fût sourd de son oreille latine, et la personne qui s’adressait à Cedric le savait fort bien. « Oh ! par charité, révérend père, » reprit-elle en saxon, « daignez consentir à visiter un prisonnier blessé qui est dans ce château ; veuillez lui apporter les consolations de votre saint ministère, et prendre pitié de lui et de nous, ainsi que vous l’ordonne votre caractère sacré ; jamais bonne œuvre n’aura été plus glorieuse pour votre couvent.

— Ma fille, » répondit Cedric fort embarrassé, « le peu de temps que j’ai à passer dans ce château ne me permet pas d’exercer les saints devoirs de ma profession ; il faut que je m’éloigne sur-le-champ, il y va de la vie ou de la mort.

— Ô mon père ! je vous supplie par les vœux que vous avez faits de ne pas laisser sans secours spirituels un homme opprimé, un homme en danger de mort !

— Que le diable m’enlève et me laisse dans Ifrin[2] avec les âmes d’Odin et de Thor ! » s’écria Cedric hors de lui ; et probablement il allait continuer sur ce ton peu analogue au saint caractère dont il se couvrait, quand tout-à-coup il fut interrompu par la voix aigre d’Urfried, la vieille habitante de la tourelle.

« Comment, mignonne, disait-elle, est-ce ainsi que vous êtes reconnaissante de la bonté avec laquelle je vous ai permis de quitter votre prison ? Osez-vous forcer cet homme respectable à se mettre en colère pour se débarrasser des importunités d’une juive ?

— Une juive ! » s’écria Cedric profitant de la circonstance pour s’éloigner, « femme ! laisse-moi passer ; ne m’arrête pas davantage si tu ne veux t’exposer à ma colère : ne me touche pas, tu souillerais mes vêtements sacrés.

— Venez par ici, mon père, reprit la vieille sorcière ; vous êtes étranger dans ce château, et vous ne pourriez en sortir sans un guide. Venez, suivez-moi, car j’ai besoin de vous parler. Quant à vous, fille d’une race maudite, retournez dans la chambre du malade, veillez sur lui jusqu’à mon retour, et malheur à vous si vous vous éloignez encore sans ma permission ! »

Rébecca obéit. À force d’importunités elle était parvenue à obtenir d’Urfried la permission de descendre un moment de la tour ; et la vieille lui avait confié la garde du blessé, emploi qu’elle avait accepté avec joie. Tout occupée de leur danger commun, et prompte à saisir la moindre chance de salut qui pouvait s’offrir, Rébecca avait fondé quelque espoir sur la présence de l’homme pieux dont Urfried lui avait annoncé l’arrivée dans ce château infernal. Elle avait donc épié attentivement l’instant de son retour, dans le dessein de s’adresser à lui et de l’intéresser en faveur des prisonniers ; mais ses tentatives, comme on le voit, n’avaient été couronnées d’aucun succès.



  1. Alderman, officier de police qui porte au cou une chaîne dans l’exercice de ses fonctions. a. m.
  2. L’enfer des Scandinaves. Thor était leur dieu de la guerre. a. m.