Jésus (Renan)/01

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Michel Lévy (p. 1-7).


CHAPITRE PREMIER


ENFANCE ET JEUNESSE DE JÉSUS, SES PREMIÈRES IMPRESSIONS


L’événement capital de l’histoire du monde est la révolution par laquelle les plus nobles portions de l’humanité ont passé des anciennes religions, comprises sous le nom vague de paganisme, à une religion fondée sur l’unité divine, la trinité, l’incarnation du Fils de Dieu. Cette conversion a eu besoin de près de mille ans pour se faire. La religion nouvelle avait mis elle-même au moins trois cents ans à se former. Mais l’origine de la révolution dont il s’agit est un fait qui eut lieu sous les règnes d’Auguste et de Tibère. Alors vécut une personne supérieure qui, par son initiative hardie et par l’amour qu’elle sut inspirer, créa l’objet et posa le point de départ de la foi future de l’humanité.

Jésus naquit à Nazareth, petite ville de Galilée, qui n’eut avant lui aucune célébrité. Toute sa vie il fut désigné du nom de « Nazaréen, » et ce n’est que par un détour assez embarrassé qu’on réussit, dans sa légende, à le faire naître à Bethléhem. Nous verrons plus tard le motif de cette supposition, et comment elle était la conséquence obligée du rôle prêté à Jésus. On ignore la date précise de sa naissance. Elle eut lieu sous le règne d’Auguste, vers l’an 750 de Rome, probablement quelques années avant l’an 1er de l’ère que tous les peuples civilisés font dater du jour où il naquit.

La population de Galilée était fort mêlée. Cette province comptait parmi ses habitants, au temps de Jésus, beaucoup de non-Juifs (Phéniciens, Syriens, Arabes et même Grecs). Les conversions au judaïsme n’étaient pas rares dans ces sortes de pays mixtes. Il est donc impossible de soulever ici aucune question de race et de rechercher quel sang coulait dans les veines de celui qui a le plus contribué à effacer dans l’humanité les distinctions de sang.

Il sortit des rangs du peuple. Son père Joseph et sa mère Marie étaient des gens de médiocre condition, des artisans vivant de leur travail, dans cet état si commun en Orient, qui n’est ni l’aisance ni la misère. L’extrême simplicité de la vie dans de telles contrées, en écartant le besoin de confortable, rend le privilège du riche presque inutile, et fait de tout le monde des pauvres volontaires. D’un autre côté, le manque total de goût pour les arts et pour ce qui contribue à l’élégance de la vie matérielle, donne à la maison de celui qui ne manque de rien un aspect de dénûment. La ville de Nazareth, au temps de Jésus, ne différait peut-être pas beaucoup de ce qu’elle est aujourd’hui. Les rues où il joua enfant, nous les voyons dans ces sentiers pierreux ou ces petits carrefours qui séparent les cases. La maison de Joseph ressembla beaucoup sans doute à ces pauvres boutiques, éclairées par la porte, servant à la fois d’établi, de cuisine, de chambre à coucher, ayant pour ameublement une natte, quelques coussins à terre, un ou deux vases d’argile et un coffre peint.

La famille, qu’elle provînt d’un ou de plusieurs mariages, était assez nombreuse. Jésus avait des frères et des sœurs, dont il semble avoir été l’aîné. Tous sont restés obscurs ; car il paraît que les quatre personnages qui sont donnés comme ses frères, et parmi lesquels un au moins, Jacques, est arrivé à une grande importance dans les premières années du développement du christianisme, étaient ses cousins germains. Marie, en effet, avait une sœur nommée aussi Marie, qui épousa un certain Alphée ou Cléophas (ces deux noms paraissent désigner une même personne), et fut mère de plusieurs fils qui jouèrent un rôle considérable parmi les premiers disciples de Jésus. Ces cousins germains, qui adhérèrent au jeune maître, pendant que ses vrais frères lui faisaient de l’opposition, prirent le titre de « frères du Seigneur. » Les vrais frères de Jésus n’eurent d’importance, ainsi que leur mère, qu’après sa mort. Même alors ils ne paraissent pas avoir égalé en considération leurs cousins, dont la conversion avait été plus spontanée et dont le caractère semble avoir eu plus d’originalité.

Ses sœurs se marièrent à Nazareth, et il y passa les années de sa première jeunesse. Nazareth était une petite ville, située dans un pli de terrain largement ouvert au sommet du groupe de montagnes qui ferme au nord la plaine d’Esdrelon. La population est maintenant de trois à quatre mille âmes, et elle peut n’avoir pas beaucoup varié. Le froid y est vif en hiver et le climat fort salubre. La ville, comme à cette époque toutes les bourgades juives, était un amas de cases bâties sans style, et devait présenter cet aspect sec et pauvre qu’offrent les villages dans les pays orientaux. Les maisons, à ce qu’il semble, ne différaient pas beaucoup de ces cubes de pierre, sans élégance extérieure ni intérieure, qui couvrent aujourd’hui les parties les plus riches du Liban, et qui, mêlés aux vignes et aux figuiers, ne laissent pas d’être fort agréables. Les environs, d’ailleurs, sont charmants, et nul endroit du monde ne fut si bien fait pour les rêves de l’absolu bonheur. Même de nos jours, Nazareth est encore un délicieux séjour, le seul endroit peut-être de la Palestine où l’âme se sente un peu soulagée du fardeau qui l’oppresse au milieu de cette désolation sans égale. La population est aimable et souriante ; les jardins sont frais et verts. Antonin Martyr, à la fin du sixième siècle, fait un tableau enchanteur de la fertilité des environs, qu’il compare au paradis. Quelques vallées du côté de l’ouest justifient pleinement sa description. La fontaine, où se concentraient autrefois la vie et la gaieté de la petite ville, est détruite ; ses canaux crevassés ne donnent plus qu’une eau trouble. Mais la beauté des femmes qui s’y rassemblent le soir, cette beauté qui était déjà remarquée au sixième siècle et où l’on voyait un don de la Vierge Marie, s’est conservée d’une manière frappante. C’est le type syrien dans toute sa grâce pleine de langueur. Nul doute que Marie n’ait été là presque tous les jours, et n’ait pris rang, l’urne sur l’épaule, dans la file de ses compatriotes restées obscures. Antonin Martyr remarque que les femmes juives, ailleurs dédaigneuses pour les chrétiens, sont ici pleines d’affabilité. Aujourd’hui encore, les haines religieuses sont à Nazareth moins vives qu’ailleurs.

L’horizon de la ville est étroit ; mais, si l’on monte quelque peu et que l’on atteigne le plateau fouetté d’une brise perpétuelle qui domine les plus hautes maisons, la perspective est splendide. A l’ouest, se déploient les belles lignes du Carmel, terminées par une pointe abrupte qui semble se plonger dans la mer. Puis se déroulent le double sommet qui domine Mageddo, les montagnes du pays de Sichem avec leurs lieux saints de l’âge patriarcal, les monts Gelboé, le petit groupe pittoresque auquel se rattachent les souvenirs gracieux ou terribles de Sulem et d’Endor, le Thabor avec sa belle forme arrondie, que l’antiquité comparait à un sein. Par une dépression entre la montagne de Sulem et le Thabor, s’entrevoient la vallée du Jourdain et les hautes plaines de la Pérée, qui forment du côté de l’est une ligne continue. Au nord, les montagnes de Safed, en s’inclinant vers la mer, dissimulent Saint-Jean-d’Acre, mais laissent se dessiner aux yeux le golfe de Khaïfa. Tel fut l’horizon de Jésus. Ce cercle enchanté, berceau du royaume de Dieu, lui représenta le monde durant des années. Sa vie même sortit peu des limites familières à son enfance. Car au delà, du côté du nord, l’on entrevoit presque, sur les flancs de l’Hermon, Césarée de Philippe, sa pointe la plus avancée dans le monde des gentils, et, du côté du sud, on pressent, derrière ces montagnes déjà moins riantes de la Samarie, la triste Judée, desséchée comme par un vent brûlant d’abstraction et de mort. Si jamais le monde resté chrétien, mais arrivé à une notion meilleure de ce qui constitue le respect des origines, veut remplacer par d’authentiques lieux saints les sanctuaires apocryphes et mesquins où s’attachait la piété des âges grossiers, c’est sur cette hauteur de Nazareth qu’il bâtira son temple. Là, au point d’apparition du christianisme et au centre d’action de son fondateur, devrait s’élever la grande église où tous les chrétiens pourraient prier. Là aussi, sur cette terre où dorment le charpentier Joseph et des milliers de Nazaréens oubliés, qui n’ont pas franchi l’horizon de leur vallée, le philosophe serait mieux placé qu’en aucun lieu du monde pour contempler le cours des choses humaines, se consoler de leur contingence, se rassurer sur le but divin que le monde poursuit à travers d’innombrables défaillances et nonobstant l’universelle vanité.