Jésus (Renan)/13
Conséquent à ces principes, il dédaignait tout ce qui n’était pas la religion du cœur. Les vaines pratiques des dévots, le rigorisme extérieur, qui se fie pour le salut à des simagrées, l’avaient pour mortel ennemi. Il se souciait peu du jeûne. Il préférait l’oubli d’une injure au sacrifice. L’amour de Dieu, la charité, le pardon réciproque, voilà toute sa loi. Rien de moins sacerdotal. Le prêtre, par état, pousse toujours au sacrifice public, dont il est le ministre obligé ; il détourne de la prière privée, qui est un moyen de se passer de lui. On chercherait vainement dans l’Évangile une pratique religieuse recommandée par Jésus. Le baptême n’a pour lui qu’une importance secondaire ; et, quant à la prière, il ne règle rien, sinon qu’elle se fasse du cœur. Plusieurs, comme il arrive toujours, croyaient remplacer par la bonne volonté des âmes faibles le vrai amour du bien, et s’imaginaient conquérir le royaume du ciel en lui disant : Rabbi, rabbi ; il les repoussait, et proclamait que sa religion, c’est de bien faire. Souvent il citait le passage d’Isaïe : « Ce peuple m’honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi. »
Le sabbat était le point capital sur lequel s’élevait l’édifice des scrupules et des subtilités pharisaïques. Cette institution antique et excellente était devenue un prétexte pour de misérables disputes de casuistes et une source de croyances superstitieuses. On croyait que la nature l’observait ; toutes les sources intermittentes passaient pour « sabbatiques. » C’était aussi le point sur lequel Jésus se plaisait le plus à défier ses adversaires. Il violait ouvertement le sabbat, et ne répondait aux reproches qu’on lui en faisait que par de fines railleries. À plus forte raison dédaignait-il une foule d’observances modernes, que la tradition avait ajoutées à la Loi, et qui, par cela même, étaient les plus chères aux dévots. Les ablutions, les distinctions trop subtiles des choses pures et impures le trouvaient sans pitié. « Pouvez-vous aussi, leur disait-il, laver votre âme ? Ce n’est pas ce que l’homme mange qui le souille, mais ce qui sort de son cœur. » Le pharisiens, propagateurs de ces momeries, étaient le point de mire de tous ses coups. Il les accusait d’enchérir sur la Loi, d’inventer des préceptes impossibles pour créer aux hommes des occasions de péché. « Aveugles, conducteurs d’aveugles, disait-il, prenez garde de tomber dans la fosse. » — « Race de vipères, ajoutait-il en secret, ils ne parlent que du bien, mais au dedans ils sont mauvais ; ils font mentir le proverbe : « La bouche ne verse que le trop-plein du cœur. »
Il ne connaissait pas assez les gentils pour songer à établir sur leur conversion quelque chose de solide. La Galilée contenait un grand nombre de païens, mais non, à ce qu’il semble, un culte des faux dieux public et organisé. Jésus put voir ce culte se déployer avec toute sa splendeur dans le pays de Tyr et de Sidon, à Césarée de Philippe, et dans la Décapole. Il y fit peu d’attention. Jamais on ne trouve chez lui ce pédantisme fatigant des Juifs de son temps, ces déclamations contre l’idolâtrie, si familières à ses coreligionnaires depuis Alexandre, et qui remplissent par exemple le livre de la Sagesse. Ce qui le frappe dans les païens, ce n’est pas leur idolâtrie, c’est leur servilité. Le jeune démocrate juif, frère en ceci de Judas le Gaulonite, n’admettant de maître que Dieu, était très-blessé des honneurs dont on entourait la personne des souverains et des titres souvent mensongers qu’on leur donnait. A cela près, dans la plupart des cas où il rencontre des païens, il montre pour eux une grande indulgence ; parfois il affecte de fonder sur eux plus d’espoir que sur les Juifs. Le royaume de Dieu leur sera transféré. « Quand un propriétaire est mécontent de ceux à qui il a loué sa vigne, que fait-il ? Il la loue à d’autres, qui lui rapportent de bons fruits. » Jésus devait tenir d’autant plus à cette idée que la conversion des gentils était, selon les idées juives, un des signes les plus certains de la venue du Messie. Dans son royaume de Dieu, il fait asseoir au festin, à côté d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, des hommes venus des quatre vents du ciel, tandis que les héritiers légitimes du royaume sont repoussés. Souvent, il est vrai, on croit trouver dans les ordres qu’il donne à ses disciples une tendance toute contraire : il semble leur recommander de ne prêcher le salut qu’aux seuls Juifs orthodoxes ; il parle des païens d’une manière conforme aux préjugés des Juifs. Mais il faut se rappeler que les disciples, dont l’esprit étroit ne se prêtait pas à cette haute indifférence pour la qualité de fils d’Abraham, ont bien pu faire fléchir dans le sens de leurs propres idées les instructions de leur maître. En outre, il est fort possible que Jésus ait varié sur ce point, de même que Mahomet parle des Juifs, dans le Coran, tantôt de la façon la plus honorable, tantôt avec une extrême dureté, selon qu’il espère ou non les attirer à lui. La tradition, en effet, prête à Jésus deux règles de prosélytisme tout à fait opposées et qu’il a pu pratiquer tour à tour : « Celui qui n’est pas contre vous est pour vous. » — « Celui qui n’est pas avec moi est contre moi. » Une lutte passionnée entraîne presque nécessairement ces sortes de contradictions.
Ce qui est certain, c’est qu’il compta parmi ses disciples plusieurs des gens que les Juifs appelaient « Hellènes. » Ce mot avait, en Palestine, des sens fort divers. Il désignait tantôt des païens, tantôt des Juifs parlant grec et habitant parmi les païens, tantôt des gens d’origine païenne convertis au judaïsme. C’est probablement dans cette dernière catégorie d’Hellènes que Jésus trouva de la sympathie. L’affiliation au judaïsme avait beaucoup de degrés ; mais les prosélytes restaient toujours dans un état d’infériorité à l’égard du Juif de naissance. Ceux dont il s’agit ici étaient appelés « prosélytes de la porte » ou « gens craignant Dieu, » et assujettis aux préceptes de Noé, non aux préceptes mosaïques. Cette infériorité même était sans doute la cause qui les rapprochait de Jésus et leur valait sa faveur.
Il en usait de même avec les Samaritains. Serrée comme un îlot entre les deux grandes provinces du judaïsme (la Judée et la Galilée), la Samarie formait en Palestine une espèce d’enclave, où se conservait le vieux culte du Garizim, frère et rival de celui de Jérusalem. Cette pauvre secte, qui n’avait ni le génie ni la savante organisation du judaïsme proprement dit, était traitée par les Hiérosolymites avec une extrême dureté. On la mettait sur la même ligne que les païens, avec un degré de haine de plus. Jésus, par une sorte d’opposition, était bien disposé pour elle. Souvent il préfère les Samaritains aux Juifs orthodoxes. Si, dans d’autres cas, il semble défendre à ses disciples d’aller les prêcher, réservant son Évangile pour les Israélites purs, c’est là encore, sans doute, un précepte de circonstance, auquel les apôtres auront donné un sens trop absolu. Quelquefois, en effet, les Samaritains le recevaient mal, parce qu’ils le supposaient imbu des préjugés de ses coreligionnaires ; de la même façon que, de nos jours, l’Européen libre penseur est envisagé comme un ennemi par le musulman, qui le croit toujours un chrétien fanatique. Jésus savait se mettre au-dessus de ces malentendus. Il eut plusieurs disciples à Sichem, et il y passa au moins deux jours. Dans une circonstance, il ne rencontre de gratitude et de vraie piété que chez un Samaritain. Une de ses plus belles paraboles est celle de l’homme blessé sur la route de Jéricho. Un prêtre passe, le voit et continue son chemin. Un lévite passe et ne s’arrête pas. Un Samaritain a pitié de lui, s’approche, verse de l’huile dans ses plaies et les bande. Jésus conclut de là que la vraie fraternité s’établit entre les hommes par la charité, non par la foi religieuse. Le « prochain, » qui dans le judaïsme était surtout le coreligionnaire, est pour lui l’homme qui a pitié de son semblable sans distinction de secte. La fraternité humaine dans le sens le plus large sortait à pleins bords de tous ses enseignements.
Ces pensées, qui assiégeaient Jésus à sa sortie de Jérusalem, trouvèrent leur vive expression dans une anecdote qui a été conservée sur son retour. La route de Jérusalem en Galilée passe à une demi-heure de Sichem[1], devant l’ouverture de la vallée dominée par les monts Ebal et Garizim. Cette route était en général évitée par les pèlerins juifs, qui aimaient mieux dans leurs voyages faire le long détour de la Pérée que de s’exposer aux avanies des Samaritains ou de leur demander quelque chose. Il était défendu de manger et de boire avec eux ; c’était un axiome de certains casuistes qu’ « un morceau de pain des Samaritains est de la chair de porc. » Quand on suivait cette route, on faisait donc ses provisions d’avance ; encore évitait-on rarement les rixes et les mauvais traitements. Jésus ne partageait ni ces scrupules ni ces craintes. Arrivé, dans la route, au point où s’ouvre sur la gauche la vallée de Sichem, il se trouva fatigué, et s’arrêta près d’un puits. Les Samaritains avaient, alors comme aujourd’hui, l’habitude de donner à tous les endroits de leur vallée des noms tirés des souvenirs patriarcaux ; ils regardaient ce puits comme ayant été donné par Jacob à Joseph ; c’était probablement celui-là même qui s’appelle encore maintenant Bir-Iakoub. Les disciples entrèrent dans la vallée et allèrent à la ville acheter des provisions ; Jésus s’assit sur le bord du puits, ayant en face de lui le Garizim.
Il était environ midi. Une femme de Sichem vint puiser de l’eau. Jésus lui demanda à boire, ce qui excita chez cette femme un grand étonnement, les Juifs s’interdisant d’ordinaire tout commerce avec les Samaritains. Gagnée par l’entretien de Jésus, la femme reconnut en lui un prophète, et, s’attendant à des reproches sur son culte, elle prit les devants. « Seigneur, dit-elle, nos pères ont adoré sur cette montagne, tandis que, vous autres, vous dites que c’est à Jérusalem qu’il faut adorer. — Femme, crois-moi, lui répondit Jésus, l’heure est venue où l’on n’adorera plus ni sur cette montagne ni à Jérusalem, mais où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité. »
Le jour où il prononça cette parole, il fut vraiment fils de Dieu. Il dit pour la première fois le mot sur lequel reposera l’édifice de la religion éternelle. Il fonda le culte pur, sans date, sans patrie, celui que pratiqueront toutes les âmes élevées jusqu’à la fin des temps. Non-seulement sa religion, ce jour-là, fut la bonne religion de l’humanité, ce fut la religion absolue ; et, si d’autres planètes ont des habitants doués de raison et de moralité, leur religion ne peut être différente de celle que Jésus a proclamée près du puits de Jacob. L’homme n’a pu s’y tenir ; car on n’atteint l’idéal qu’un moment. Le mot de Jésus a été un éclair dans une nuit obscure ; il a fallu dix-huit cents ans pour que les yeux de l’humanité (que dis-je ! d’une portion infiniment petite de l’humanité) s’y soient habitués. Mais l’éclair deviendra le plein jour, et, après avoir parcouru tous les cercles d’erreurs, l’humanité reviendra à ce mot-là, comme à l’expression immortelle de sa foi et de ses espérances.
- ↑ Aujourd’hui Naplouse.