Jésus (Renan)/17

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Michel Lévy (p. 180-187).


CHAPITRE XVII


OPPOSITION CONTRE JÉSUS


Durant la première période de sa carrière, il ne semble pas que Jésus eût rencontré d’opposition sérieuse. Sa prédication, grâce à l’extrême liberté dont on jouissait en Galilée et au nombre des maîtres qui s’élevaient de toutes parts, n’eut d’éclat que dans un cercle de personnes assez restreint. Mais, depuis que Jésus était entré dans une voie brillante de succès publics, l’orage commença à gronder. Plus d’une fois il dut se cacher et fuir. Antipas cependant ne le gêna jamais, quoique Jésus s’exprimât quelquefois fort sévèrement sur son compte. A Tibériade, sa résidence ordinaire, le tétrarque n’était qu’à une ou deux lieues du canton choisi par Jésus pour le centre de son activité ; il entendit parler de ses miracles, qu’il prenait sans doute pour des tours habiles, et il désira en voir. Les incrédules étaient alors fort curieux de ces sortes de prestiges. Avec son tact ordinaire, Jésus refusa. Il se garda bien de s’égarer en un monde irréligieux, qui voulait tirer de lui un vain amusement ; il n’aspirait à gagner que le peuple ; il garda pour les simples des moyens bons pour eux seuls.

Un moment, le bruit se répandit que Jésus n’était autre que Jean-Baptiste ressuscité d’entre les morts. Antipas fut soucieux et inquiet ; il employa la ruse pour écarter le nouveau prophète de ses domaines. Des pharisiens, sous apparence d’intérêt pour Jésus, vinrent lui dire qu’Antipas voulait le faire tuer. Jésus, malgré sa grande simplicité, vit le piége et ne partit pas. Ses allures toutes pacifiques, son éloignement pour l’agitation populaire, finirent par rassurer le tétrarque et dissiper le danger.

Il s’en faut que dans toutes les villes de la Galilée l’accueil fait à la nouvelle doctrine fût également bienveillant. Non-seulement l’incrédule Nazareth continuait à repousser celui qui devait faire sa gloire ; non-seulement ses frères persistaient à ne pas croire en lui ; les villes du lac elles-mêmes, en général bienveillantes, n’étaient pas toutes converties. Jésus se plaint souvent de l’incrédulité et de la dureté de cœur qu’il rencontre, et, quoiqu’il soit naturel de faire en de tels reproches la part d’une certaine exagération que Jésus affectionnait à l’imitation de Jean-Baptiste, il est clair que le pays était loin de convoler tout entier au royaume de Dieu. « Malheur à toi, Chorazin ! malheur à toi, Bethsaïde ! s’écriait-il ; car, si Tyr et Sidon eussent vu les miracles dont vous avez été témoins, il y a longtemps qu’elles feraient pénitence sous le cilice et sous la cendre. Aussi vous dis-je qu’au jour du jugement, Tyr et Sidon auront un sort plus supportable que le vôtre. Et toi, Capharnahum, qui crois t’élever jusqu’au ciel, tu seras abaissée jusqu’aux enfers ; car, si les miracles qui ont été faits en ton sein eussent été faits à Sodome, Sodome existerait encore aujourd’hui. C’est pourquoi je te dis qu’au jour du jugement la terre de Sodome sera traitée moins rigoureusement que toi. » — « La reine de Saba, ajoutait-il, se lèvera au jour du jugement contre les hommes de cette génération, et les condamnera, parce qu’elle est venue des extrémités du monde pour entendre la sagesse de Salomon ; or, il y a ici plus que Salomon. Les Ninivites s’élèveront au jour du jugement contre cette génération et la condamneront, parce qu’ils firent pénitence à la prédication de Jonas ; or, il y a ici plus que Jonas. » Sa vie vagabonde, d’abord pour lui pleine de charme, commençait aussi à lui peser. « Les renards, disait-il, ont leurs tanières et les oiseaux du ciel leurs nids ; mais le fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête. » Il accusait les incrédules de se refuser à l’évidence, et disait que, même à l’instant où le fils de l’homme apparaîtrait dans sa pompe céleste, il y aurait encore des gens pour douter de lui.

L’obstacle invincible aux idées de Jésus venait surtout du judaïsme orthodoxe, représenté par les pharisiens. Jésus s’éloignait de plus en plus de l’ancienne Loi. Or, les pharisiens étaient les vrais Juifs, le nerf et la force du judaïsme. Quoique ce parti eût son centre à Jérusalem, il avait cependant des adeptes établis en Galilée, ou qui y venaient souvent. C’étaient en général des hommes d’un esprit étroit, donnant beaucoup à l’extérieur, d’une dévotion dédaigneuse, officielle, satisfaite et assurée d’elle-même. Leurs manières étaient ridicules et faisaient sourire même ceux qui les respectaient. Les sobriquets que leur donnait le peuple, et qui sentent la caricature, en sont la preuve. Il y avait le « pharisien bancroche » (nikfi), qui marchait dans les rues en traînant les pieds et les heurtant contre le» cailloux ; le « pharisien front sanglant » (kizaï), qui allait les yeux fermés pour ne pas voir les femmes, et se choquait le front contre les murs, si bien qu’il l’avait toujours ensanglanté ; le « pharisien pilon » (medou kia), qui se tenait plié en deux comme le manche d’un pilon ; le « pharisien fort d’épaules » (schikmi), qui marchait le dos voûté comme s’il portait sur ses épaules le fardeau entier de la Loi ; le « pharisien Qu’y a-t-il à faire ? Je le fais, » toujours à la piste d’un précepte à accomplir, et enfin le « pharisien teint, » pour lequel tout l’extérieur de la dévotion n’était qu’un vernis d’hypocrisie. Ce rigorisme, en effet, n’était souvent qu’apparent et cachait en réalité un grand relâchement moral. Le peuple néanmoins en était dupe. Le peuple, dont l’instinct est toujours droit, même quand il s’égare le plus fortement sur les questions de personnes, est très-facilement trompé par les faux dévots. Ce qu’il aime en eux. est bon et digne d’être aimé ; mais il n’a pas assez de pénétration pour discerner l’apparence de la réalité.

L’antipathie qui, dans un monde aussi passionné, dut éclater tout d’abord entre Jésus et des personnes de ce caractère, est facile à comprendre. Jésus ne voulait que la religion du cœur ; celle des pharisiens consistait presque uniquement en observances. Jésus recherchait les humbles et les rebutés de toute sorte ; les pharisiens voyaient en cela une insulte à leur religion d’hommes comme il faut. Un pharisien était un homme infaillible et impeccable, un pédant certain d’avoir raison, prenant la première place à la synagogue, priant dans les rues, faisant l’aumône à son de trompe, regardant si on le salue. Jésus soutenait que chacun doit attendre le jugement de Dieu avec crainte et tremblement. Il s’en faut que la mauvaise direction religieuse représentée par le pharisaïsme régnât sans contrôle. Bien des hommes avant Jésus, ou de son temps, tels que Jésus, fils de Sirach, l’un des vrais ancêtres de Jésus de Nazareth, Gamaliel, Antigone de Soco, le doux et noble Hillel surtout, avaient enseigné des doctrines religieuses fort élevées et déjà presque évangéliques. Mais ces bonnes semences avaient été étouffées. Les belles maximes de Hillel résumant toute la Loi en l’équité, celles de Jésus, fils de Sirach, faisant consister le culte dans la pratique du bien, étaient oubliées ou anathématisées. Schammaï, avec son esprit étroit et exclusif, l’avait emporté. Une masse énorme de « traditions » avait étouffé la Loi, sous prétexte de la protéger et de l’interpréter.

Les luttes de Jésus avec l’hypocrisie officielle étaient continues. Le réformateur puritain est d’ordinaire essentiellement « biblique, » partant du texte immuable pour critiquer la théologie courante, qui a marché de génération en génération. Ainsi firent plus tard, chez les Juifs, les karaïtes ; chez les chrétiens, les protestants. Jésus porta bien plus énergiquement la hache à la racine. On le voit parfois, il est vrai, invoquer le texte contre les fausses traditions des pharisiens. Mais, en général, c’est à la conscience qu’il en appelle. Du même coup il tranche le texte et les commentaires. Il montre bien aux pharisiens qu’avec leurs traditions ils altèrent gravement le mosaïsme ; mais il ne prétend nullement lui-même revenir à Moïse. Son but était en avant, non en arrière. Jésus était plus que le réformateur d’une religion vieillie ; c’était le créateur de la religion éternelle de l’humanité.

Les disputes éclataient surtout à propos d’une foule de pratiques extérieures introduites par la tradition, et que ni Jésus ni ses disciples n’observaient. Les pharisiens lui en faisaient de vifs reproches. Quand il dînait chez eux, il les scandalisait fort en ne s’astreignant pas aux ablutions d’usage. « Donnez l’aumône, disait-il, et tout pour vous deviendra pur. » Ce qui blessait au plus haut degré son tact délicat, c’était l’air d’assurance que les pharisiens portaient dans les choses religieuses, leur dévotion mesquine, qui aboutissait à une vaine recherche de préséances et de titres, nullement à l’amélioration des cœurs. Une admirable parabole rendait cette pensée avec infiniment de charme et de justesse. « Un jour, disait-il, deux hommes montèrent au temple pour prier. L’un était pharisien, et l’autre publicain. Le pharisien debout disait en lui-même : « O Dieu, je te rends grâces » de ce que je ne suis pas comme les autres hommes (par exemple, comme ce publicain), voleur, injuste, adultère. Je jeûne deux fois la semaine, je donne la dîme de tout ce que je possède. » Le publicain, au contraire, se tenant éloigné, n’osait lever les yeux au ciel ; mais il se frappait la poitrine en disant : « O Dieu, sois indulgent pour moi, pauvre pécheur. » Je vous le déclare, celui-ci s’en retourna justifié dans sa maison, mais non l’autre. »

Une haine qui ne pouvait s’assouvir que par la mort fut la conséquence de ces luttes. Jean-Baptiste avait déjà provoqué des inimitiés du même genre. Mais les aristocrates de Jérusalem, qui le dédaignaient, avaient laissé les simples gens le tenir pour un prophète. Cette fois, la guerre était à mort. C’était un esprit nouveau qui apparaissait dans le monde et qui frappait de déchéance tout ce qui l’avait précédé. Jean-Baptiste était profondément juif ; Jésus l’était à peine. Jésus s’adresse toujours à la finesse du sentiment moral. Dès la Galilée, les pharisiens cherchèrent à le perdre et employèrent contre lui la manœuvre qui devait leur réussir plus tard à Jérusalem. Ils essayèrent d’intéresser à leur querelle les partisans du nouvel ordre politique qui s’était établi. Les facilités que Jésus trouvait en Galilée pour s’échapper et la faiblesse du gouvernement d’Antipas déjouèrent ces tentatives. Il alla lui-même s’offrir au danger. Il voyait bien que son action, s’il restait confiné en Galilée, était nécessairement bornée. La Judée l’attirait comme par un charme ; il voulut tenter un dernier effort pour gagner la ville rebelle, et sembla prendre à tâche de justifier le proverbe qu’un prophète ne doit point mourir hors de Jérusalem.