J’écris une belle lettre

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Conte IX
Imprimerie Bénard.

IX

J’écris une belle lettre


C’est dimanche, on ne fait rien, on a bon. Moi pas, parce que je m’embête quand il n’arrive rien. La maison est toute vide, il me semble. Au matin il a venu un orgue de Barbarie, pendant qu’on sonnait à messe. On m’avait donné trois cennes pour aller à messe, une pour la collecte du curé qui regarde toujours ce qu’on donne comme s’il n’avait pas du temps assez pour compter après, une pour le tronc de saint Roch et une pour la calbotte du vieux Nahaut qui dit si bien « Dieu vous rende ! », même quand on ne fait que semblant de mettre. Mais j’ai donné les trois cennes à l’orgue de Barbarie, une à la fois, pour qu’il joue tout le temps devant notre maison. Il était tout fâché parce qu’il croyait avoir tout d’un coup et ne jouer qu’une petite air. Quand il faisait tourner sa manivelle, elle attrapait toujours la burtelle de cuir, que je croyais à tout moment qu’elle allait casser et que l’orgue allait peter à terre parce qu’il n’y a qu’une canne en dessous, et pas des pieds, comme un blockai. Je regardais les images qui passent dans l’orgue entre les carrés de toile rouge, et je tenais mon poing serré bien fort où que j’avais mes cennes, mais l’homme regardait après mon poing après que je lui avais donné une cenne, pour savoir si j’en avais encore. Après la dernière cenne je l’ai encore laissé jouer, bien longtemps, et comme c’étaient les mêmes images qui revenaient, j’ai couru envoye tout d’un coup. Et l’homme a arrêté au milieu d’un air et est parti avec son orgue sur son ventre, en jurant aux noms… toute oute, pour un jour de dimanche !

Maintenant, c’est l’après-midi, et mon oncle et ma tante sont partis avec leurs plus beaux costumes et leurs meilleures affaires pour aller jouer aux cartes (à match) chez le vieux M. Lamburquin, un vieux riche homme qu’a pour faire, et reste dans le quartier de maître de la cinse Mayeur. Moi, on ne me prend plus avec, parce qu’une fois le vieux monsieur m’avait dit de lui dire ce que ma tante avait dans son jeu, pour frawtigner, et moi j’avais regardé les cartes, puis j’avais été lui dire dans son oreille : « elle a trois hasses », mais ma tante l’a entendu et m’a defoutriqué devant tout le monde, et donné des coups de parapluie sur la route en revenant. Alors on ne me prend plus avec. Et j’ai resté tout seul avec Trinette qui renettoie les sales assiettes du dîner.

Trinette, que je dis, je m’embête que pour assoti.

Taihiz-ve, vireux. — Rattindez n’gotte qui j’aye rinetti les hielles, et vos vinrez avou mi è m’chambe.

Pourquoi faire donc ?

So l’timps qui j’va m’apponti, vos s’crirez n’lette por mi, pasqui j’m’a justumint coihi è deugt.

Elle dit toujours ça qu’elle s’a coupé dans son doigt quand c’est qu’il lui faut écrire ou faire les comptes. Mais c’est parce qu’elle ne sait pas lire et pas écrire et elle ne veut pas qu’on l’voye.

Un peu après nous avons monté en haut, tous les escaliers, puis encore la petite hallette par où qu’on arrive à la chambre de Trinette.

D’un côté du mur, il y a son grand jaune coffre avec ses affaires. Il est jaune tout clair avec des dessins dans la couleur qu’il ressemble à une grande fricassée quand les œufs ne sont pas encore bien cuits et qu’on commence seulement à les chipoter. En dedans, son coffre est tapissé avec du papier gris à lignes, le même qu’il y a dans le colidor et le commodité. Trinette a encore une petite commôde qu’on ouvre les tiroirs en poussant son doigt dans le trou où qu’il y avait une serrure avant. Et puis, deux ou trois chaises pas pareilles et que la paille stiche dehors, un petit miroir au mur qu’un coin a tombé hors du cadre, et puis, pour se laver, une petite basse table avec un crameu, du savon vert dans un morceau de gazette et encore des autres affaires et son lit avec une courtepointe de toutes les couleurs.

Elle n’a plus qu’une toute courte cotte de moutonne et sa chemise qu’on voit tous ses gros bras et tout autour de son hatrau.

Avec ses mains et du savon, elle frotte de toutes ses forces qu’elle ne peut presque pas respirer, elle fait voler l’eau hors du crameu, tellement qu’elle remue ses mains pour hurer sa figure et ses bras avec la samneure. Mais il lui plaît encore de chanter pendant ce temps-là, et elle doit s’arrêter à tout moment à cause de l’eau qu’elle pousse sur son grognon, et moi je m’ai assis sur le jaune coffre et avec mes talons je maque dessus en mesure pour chanter avec :

Vous ignorez, je le vois bien, mon nong,
Mais rattendez, vous allez me r’connaître,
Regardez-moi, je suis Napoléong,
Et vous allez me fusillez peut-être.

Maintenant Trinette commence à rispâmer, elle a sa figure dans l’eau du crameu, il m’faut attendre un peu.

Quante j’ai voulu déposer ra vot’pied
Cette n’épée que vous voyez, cher Guillôme,
Vous avez dit que vous préfériez l’hômme
À cette n’épée ici que vous voyez. (Bis.)

Trinette rattend un peu, parce qu’elle a poussé l’essuie-main roulé au fond de son oreille, puis quand elle l’a retiré elle a regardé quoi est-ce qu’il avait.

À cette n’épée ici que vous voyez ([1])

Puis elle veut recommencer avec les mêmes mots.

Halte, Trinette, pas celle-là. C’est une air trop trisse.

Bin justumint, j’ainme mi les trisses airs. On z’a si bon dè chanter ine pasqueye annoyeuse.

Djan ! une autre, Trinette, pas deux fois la même, c’est trop bête.

Elle se peigne maintenant, c’est si drolle, parce qu’elle a des cheveux pas beaucoup plus grands que ceux d’une petite fille. Et elle penche fort sa tête de côté en avant et pendant qu’elle peigne vite, vite, cela lui pend tout plat et reluisant comme une grande emplâtre de Bavière.

Manjor, superbe tambour,
De grâce ap . . . .

(Mais il y a un nouk dans ses cheveux et elle pousse le peigne fort, en faisant une grimace qu’on voit toutes ses dents.)

. . . . prenez-moi comme
Vous avez fait poû...

Elle s’arrête longtemps parce qu’elle doit faire sa ligne, et elle va tout doucement avec la pointe du peigne qui fait une petite rigole dans les cheveux bruns comme un couteau dans une doreye au côrin.

Devenir un si bel homme

Et ensemble nous crions le refrain :

Hââ !
Trou la la, trou la la, trou la trou la trou la laine.

pendant que mes talons attrapent le coffre en mesure.

Djan, don, vos allez d’foncer m’coffe torate ; qu’av’mesahe dè bouhi comme on foersôlé ?

Oh ! vous grognez toujours vous, Trinette ! on n’ose jamais rien faire.

Taihiz-ve, bourdeux. Houtez à c’t’heure, allez-se mi kwire li scriptôre po fer ine belle lette po m’galant.

J’y vais et quand je reviens avec l’encrier et le porte-plume, elle est déjà habillée et elle fait semblant de lire une lettre où qu’il a dessus une décalcomanie.

Djan ! Léhez-me on pau çoulà, qui j’veusse si j’a bin saisi tot, pasqui ji n’veu nin foert clér houye.

Alors je prends la lettre et je lis en faisant une voix fort haute comme quand le maître me fait réciter l’histoire sainte.

« Chère Trinette, c’est pour vous dire que depuis que je suis au régiment, je n’ai pas encore bu pour deux cennes de pèquet. »

Et voilà Trinette qui commence à pleurer, elle met ses deux poings ensemble, et avec une toute petite mince voix :

Loukiz on pau à c’t’heure, li pauve valet qui n’a nin co avou deux cens di pèquet. Est-ce t’il possipe, binamé bon Diu donc ! Djan, on les fait mori à les maltraiti, les pauves sôdards !

Quand je veux lire plus loin, Trinette n’écoute plus parce qu’elle reparle toujours des deux cennes de pèquet.

Et après que c’est fini, je n’ai presque rien compris non plus parce qu’il n’arrête jamais avec un point ou une virgule, excepté quand il dit qu’il voudrait bien de l’argent pour boire une goutte.

Respondez, à c’t’heure, que Trinette me dit en ressuyant ses yeux avec le drap.

— Mais quoi est-ce qu’il faut répondre, je ne sais pas quoi.

Kimint donc, vos, qui v’s’estez instruit, vos n’savez quoè responde. Mains qu’iv z’apprint-on donc è voss sicole ?

— Nous ne sommes pas encore arrivés si loin dans ma classe. Nous faisons seulement dictée, calcul, problème.

Tcha, tcha, tcha, vola on bai orimiel èdon qui vous esse prumîre è s’ sicole, et n’sé tant seulmint nin mette treus mots sol’ papi po m’galant.

— Je sais bien écrire, mais je ne sais pas quoi qu’il faut dire à cet homme-là que je ne connais pas, moi, je ne l’ai jamais vu.

C’est on bai gros crolé valet avou des rogès chiffes, on neur mustach et l’air tot plein de fougue. Tournez voss lette à c’t’heure

— Faut-il peut-être lui parler de pèquet aussi ?

Nôna, il n’tusereut pu qu’à çoulà. Ji n’voux nin n’saulaye. Ine homme a dreu dè heure quéquès gottes po s’rèjowchon. Mains î n’fâreut nin todi et todi. Adon on pièdreut l’gosse et on n’aureut pu nou plaisir po on huffion.

— Mais alors, de quoi faut-il parler ? Si je savais comme vous avez fait la dernière lettre ?

C’est m’belle sour Nènette qu’a recopié n’lette fou d’on live qui j’as t’ach’té avou m’galant l’anneye passeye à l’fôre di Hève. Mi galant a s’ ach’té l’mainme.

Et elle prend dans son coffre un petit livre vert que les pages sont plus courtes et plus longues et qui collent ensemble qu’il faut mouiller son doigt pour tourner la page.

— Bien, je vais copier aussi alors, montrez-moi où il faut commencer.

L’aute feye, Nènette a fait in’ tèche d’intche wiss qu’elle a recopié. Voll’ là. Mains ji n’voreux nin qui vos prindahize les mainmes mots comme è live, il fâreut on pau cangi.

— Oui, mais s’il me faut changer, alors, moi je ferai des fautes.

I n’el sâreut veyi. Adon, prindan on pau è live et mettant co aut’choè avou.

Alors, en serrant fort ma plume, et poussant ma langue un peu hors de ma bouche, j’ai recopié au net hors du livre vert :

« Monsieur,

» La sincérité des sentiments que vous
» m’exprimez dans votre dernière missive,
» me fait une douce obligation d’y réciproquer.
» Ayant dû, jusqu’à présent, par un
» sentiment de réserve, que votre noble
» nature comprendra sans aucun doute, contenir
» au plus profond de mon être le flot
» tumultueux de sentiments sympathiques
» dont déborde mon cœur, il m’est doux, en
» cet instant charmant, de donner enfin libre
» cours aux sentiments qui m’agitent, et de
» vous faire part, en retour à la tendre missive,
» dans laquelle vous me communiquez
» les transports dont votre âme est émue à
» l’aspect de mes appas, qu’à mon tour mon
» cœur n’a pu rester insensible à la vue de
» tant de générosité, de grandeur d’âme, en
» un mot de tous les nobles sentiments que
» le cœur féminin se plaît à évoquer chez le
» héros préféré et dont il aime à le parer.

» Nonobstant le doux émoi que ce sentiment
» fait naître en mon âme troublée… »

Halte ! à c’t’heure, crie-t-elle Trinette, quand elle voit que j’attaque la troisième page de la lettre ; j’ai écrit un peu gros parce qu’il paraît que son galant n’entend pas fort clair.

Halte ! layans-le à rése, po poleur mette co ine aute affaire.

Alors j’écris en ouvrant une parenthèse, comme le maître l’a dit : (Lisez le reste page 27 dans le vert livre).

Trinette referme le livre et l’essuie, malgré qu’il n’est pas sale.

Il est mis dessus Le petit Secrétaire amoureux ; elle le renveloppe dans son papier de gazette et le remet dans le coffre.

Qu’allans-gne dire à c’t’heure ? I fâreut n’saquoè rapport à s’mestix, à çou qui k’nohe et qu’ainme li mix.

— C’est un soldat, est-ce pas ? Alors, la guerre ?

Taisse-tu, malheureux, ti m’fais sogne. On n’jasse nin d’ine pareille affaire.

— Est-ce un piotte ?

Nona dai. Ji n’voreux nin hanter avou on laid p’tit accropou piotte. Lanci qu’il est ; et so on bai blanc ch’vâ èco !

Et hors du tiroir de la petite table, elle prend un portrait avec un verre dessus qu’elle ressuie bien avec son beau tabilier de dimanche et l’montre. C’est un soldat avec un grand long bois pointu avec un petit drapeau. Et lui, il a son ventre et sa poitrine tout traversés de blancs galons, on dirait un esquelette. Trinette donne une grosse baise au verre, le ressuie encore, dit « Binamé trésôr », et le r’met dans l’tiroir.

— Trinette, puisque c’est un cavayïr, alors, je sais bien quoi, je parle du cheval.

Volà n’bonne ideye, çoula, et çoula fait todi plaisir et on comprind dès mons.

J’ai dit ça parce que je m’rappelle justement qu’avant-hier à l’école, nous avons fait dictée sur le cheval et j’étais deuxième, je n’avais que dix-sept fautes.

Allai valet, tcherriz ! qu’elle dit Trinette, et elle veut regarder ce que j’écris, comme si elle pouvait lire.

Et comme je me rappelle bien tout par cœur, j’écris vite pour ne pas me tromper.

« Le cheval. — Le cheval est un quadrupède.
» Il est généralement herbivore et n’a
» pas le sabot fendu. Il est fier, sobre et laborieux.
» De bon matin il commence avec joie
» sa tâche quotidienne. Il porte sur son dos
» des personnes qu’on nomme cavaliers, ou
» des paquets appelés fardeaux. On l’emploie
» aussi dans le charroi, ainsi qu’à faire tourner
» des manèges. Son œil est plein de feu,
» sa robe est de couleur nuancée, mais parfois
» aussi de teinte uniforme. Traitons les animaux
» avec douceur, mes amis, car ils sont
» pour nous des auxiliaires utiles. »

Après que j’ai eu fini, j’ai lu tout haut et vite, alors Trinette a frappé fort sur ses cuisses en criant :

Volà appreume ine saquoè d’bai. Çoula l’frêt surmint bin binâhe, allez, et mi ossu. Tot l’minme, çou qu’c’est qui d’aveur di l’instrukchon et d’savu quoè et comme. Habeye vite, à c’t’heure, sicriez co : « À vous pour la vie et l’éternité », et ji fret n’creux d’zo, à don puis vos frez l’adresse qui vochal li modelle, louquiz so on papi.

J’ai recopié l’adresse sur une petite enveloppe, mais comme j’ai commencé trop bas, il n’y a plus de place assez parce que c’est long tous ces mots en flamand ; et quand il m’faut encore rajouter « Province de la Flandre orientale », je dois faire une crolle qui remonte tout près de la place du timbre.

Po çoula qui v’savez fait ine si belle lette, vos allez v’ni avou mi m’veye hanter avou l’bai joweu d’armonica di R’tenne qui deut v’ni torate a mon m’belle sour. I jowe si bin dai, ça tronle tot doux et il a s’tavou l’prix à concours di Disong. I jowe totes les airs dè monde tot clignant ses ouyes.

Mains i n’faret nin djâser delle lette savez, d’vant lu. Pasqui li sôdard, veyez-ve, c’est po m’marier avou lu après qu’aurait fait s’timps et r’pris l’botique et l’cabaret di s’mame à l’vîle voye. Et avou l’jouweu d’armonica, c’est po m’amuser on p’tit pau et fer assoti les autes bâcelles qu’assotihet après !

— Bon alors ; faudra-t-il que je lui écrive peut-être aussi une belle lettre ?


  1. Une des nombreuses « complaintes » inspirées (!) par la capitulation de Sedan et venue jusqu’en Wallonie, où l’accent local achève de les défigurer grotesquement.