Les Décorés/J.-H. Rosny

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Les Décorés : Ceux qui ne le sont pasH. Simonis Empis, éditeur (p. 25-30).

J.-H ROSNY


Si le passé de Rosny paraît léger d’années, il est par contre lourdement chargé de labeur et de talent. La situation prépondérante, quasi unique, occupée par lui dans la littérature contemporaine — situation d’un chef d’école — il l’a conquise d’un coup et sans discussions. La remarque a son importance, car Dieu sait si la caste Gens-de-lettres se montre, pour les nouveaux venus, jalouse, malveillante, dédaigneuse et hostile ! Mais le premier roman paru — Nell’ Horn — dépassait d’une telle hauteur la production courante qu’il fallut, tout en grognant, s’incliner devant le jeune maître.

Pourtant, la presse et le public passèrent indifférents devant cet admirable livre. Le Bilatéral, qui vint ensuite, n’excita guère plus d’enthousiasme, et l’artiste avait déjà été largement pillé par quelques écrivains pratiques, quand il restait encore ignoré de la foule.

Pas tout le monde le débutant, un peu déconcertant même, et par sa tournure d’esprit, et par ses jugements, et par son extérieur, et par le besoin de combativité qui devait, plus tard, le pousser à signer le puéril et maladroit manifeste contre Émile Zola. D’où venait-il, l’orgueilleux conquérant ? Que faisait-il ? Comment vivait-il ?

Très digne, très fermé, supportant la gêne avec une fierté silencieuse, n’ouvrant à personne son intimité, n’acceptant ni pitié, ni protection, ni service, Rosny tenait à creuser seul son sillon. Et les légendes bêtasses grandissaient autour de lui : un ancien ouvrier mécanicien ne sachant pas lire à seize ans et s’instruisant lui-même ; un exilé politique dissimulé sous un faux nom ; un révolutionnaire socialiste réfugié dans la littérature ; et patati et patata. L’auteur de Marc-Fane — indifférence ou mépris ? — ne démentait rien et semblait se complaire dans ce mystère.

En réalité, tout se résumait à l’histoire assez vulgaire d’un jeune homme, presqu’un enfant, qui, à la mort de son père, avait dû énergiquement lutter contre les âpretés de la vie ; d’interminables jours gris passés à aligner des chiffres chez un commerçant ; puis, grâce à un petit héritage, la délivrance et l’envolée vers le travail, un travail incessant et enragé, activé par une facilité d’assimilation prodigieuse et la soif de tout connaître, de tout apprendre, de tout approfondir ; un long séjour en Angleterre ; le modeste pécule épuisé, le retour à Paris, avec une malle bourrée de manuscrits ; de nouveau, la lutte pour la conquête du pain, et, cette fois, du pain de la femme et des enfants, lutte atroce quand on ne sait se plier à aucune vilenie, quand on n’accepte pas de besogne malpropre, quand on fuit les compromissions louches, quand on se refuse à la moindre concession pour lever l’acheteur, quand on est affligé de la conscience puritaine et droite de ce naïf.

Enfin — presque malgré lui — le succès, les salamalecs des gros bonnets, les félicitations aigres-douces des camarades, les commandes de romans dans le Figaro, le Gil-Blas, l’Écho de Paris, les cauteleuses rosseries des confrères, les articles respectueusement sollicités et grassement payés, les premiers bruissements de la gloire et, tout dernièrement, un chef-d’œuvre : l’Indomptée.

Avec son teint mat, sa barbe et ses cheveux d’encre, ses yeux profonds, ses gestes secs, sa diction monocorde, la correction sévère de sa mise, Rosny ressemble à un Persan qui se serait fait clergyman. Il ne discute pas, il conférencie ; il ne cause pas, il monologue, suivant son raisonnement sans se préoccuper des arguments de son interlocuteur qui ne le convainc jamais, car il se montre autoritaire et passionné aussi bien dans ses inimitiés que dans ses admirations, admirations dont le nombre est restreint. Mais quel encyclopédique et puissant cerveau ! Il a embrassé toutes les manifestations de l’intelligence humaine, et son bagage scientifique est aussi considérable que son acquêt littéraire. Il voit d’ailleurs la rénovation des lettres par l’alliance de la Science et de l’Art ; dans le fond comme dans la forme, ses livres, auxquels a collaboré son frère — lui aussi un esprit de premier ordre — sont imprégnés de cette conviction, et des œuvres telles que Les Xipéhuz, les Tornades, Daniel Valgrève, Vamireh, non seulement proclament la valeur d’un penseur profond et d’un styliste exceptionnel, mais ils prouvent des études philosophiques, géologiques, physiologiques, astronomiques, physiques et chimiques, dont se contenteraient bien des professeurs de faculté.

Comme Huysmans, faudra-t-il donc que Rosny devienne sous-chef de bureau pour recevoir un bout de ruban rouge ?