Les Décorés/Paul Verlaine

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Les Décorés : Ceux qui ne le sont pasH. Simonis Empis, éditeur (p. 33-37).

PAUL VERLAINE


Suis-je né trop tôt ou trop tard ?
Qu’est-ce que je fais en ce monde ?
Ô vous tous, ma peine est profonde :
Priez pour le pauvre Gaspard !


Pauvre Gaspard !… la dernière fois que je l’ai vu c’est à la vitrine d’un marchand de photographies — en effigie : flanqué d’un ministre quelconque et d’une danseuse du Moulin Rouge, son portrait se carrait dans la Galerie de nos Contemporains chez eux. Les hommes de lettres avaient tous répondu à l’appel, les grands, et surtout les petits. Chacun avait été pris par l’objectif dans l’intimité d’une existence ouatée de bonheur, dans la douce atmosphère du chez-soi, dans le décor d’un riche intérieur d’artiste, dans le recueillement du travail et la respectabilité d’une fortune glorieusement acquise.

Parmi ces heureux, un intrus détonnait lamentablement et suggérait la crainte d’une choquante erreur. Cet individu au front énorme et dénudé, aux traits sabrés, à l’air pensif et triste, ce marque-mal d’une laideur brutale rappelant le masque de Socrate, c’était Verlaine, Verlaine assis sur une banquette crasseuse, le regard perdu dans une rêverie douloureuse. Devant lui — sur une table de marbre — une carafe, un verre d’absinthe, un encrier de deux sous, des allumettes, des feuillets épars. Une salle de café bête à pleurer, une salle de café qu’éclaboussent de ridicule un aquarium en zinc et un rocher en carton, voilà le chez-lui — quand ce n’est pas l’hôpital — du plus, admirable poète contemporain.

Comment ! Verlaine décoré ! Vous n’y pensez pas ou vous débarquez du Congo ! — Mais si, mais si, je sais… parbleu, je n’ignore rien.

Évidemment l’artiste impeccable qui a posé un jour sa candidature à l’Académie n’a aucune prétention au prix Montyon, mais il a écrit Sagesse ; son existence irrégulière révolte nos convictions de bourgeois repus, mais il a chanté la Bonne chanson ; son accoutrement de commissionnaire dans La dèche manque d’élégance, mais il a composé les Fêtes galantes ; ; comme Villon, il est plus riche de rimes que de billets de banque, mais sans compter, il a jeté à tous les vents l’or de son génie et le sang de son cœur.

Plus tard, quand ses vers d’une humanité si vibrante, d’un art si élevé, d’une forme si puissante, ses vers où sanglotent d’infinies tristesses et où se magnifient de sublimes beautés, auront paré d’une immortelle et lumineuse blancheur l’ange déchu, plus tard nos petits-fils nous reprocheront notre rigorisme imbécile et notre lâche indifférence qui auront laissé pourrir en pleine misère le plus pur de nos poètes, dans ce Paris où l’on saoûle de millions un Eiffel et une Liane de Pougy.

Peu importe qu’on triche au jeu, ce qu’il exige, le monde bien élevé, c’est qu’on gagne. Or Verlaine a toujours perdu, et pas une fois la déveine ne s’est lassée. Alors l’artiste blessé s’est aigri ; ses coups de boutoir, parfois injustes, ont éloigné ses admirateurs et découragé ses amis ; la maladie s’est abattue sur ses maigres épaules, le vide s’est aggravé, la désespérance s’est infiltrée dans cette âme éternellement inquiète, et le vaincu regarde avec effarement la cohue des vainqueurs qui passe sans le comprendre, sans le connaître, hurlant de joie aux triomphes abjects, traînant le talent dans la boue, et n’écoutant même pas l’amer et suprême sanglot de l’homme qui se grandit par l’aveu même de sa faiblesse :

Qu’as-tu fait, ô toi que voilà,
Pleurant sans cesse,
Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà,
De ta jeunesse ?


Hélas !… pauvre Gaspard !