J. W. Turner/2

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G. Wildenstein (volume 32p. 251-261).

J. W. TURNER

(deuxième et dernier article[1])


Bref, à la National Gallery, en obéissant à un premier mouvement, l’on penche à être injuste et l’on risque de ne pas apprécier à leur mérite les œuvres qui marquent une vraie personnalité, un affranchissement, une maîtrise et une nouveauté dans l’art. Nous ne parlons pas encore de l’Ulysse raillant Polyphème, qui est une belle peinture. Gustave Moreau l’eût aimée. Cette toile importante fut peinte en 1829 et exposée à la Royal Academy l’année même. Turner, en effet, rejoint là l’idéal d’artistes comme Moreau, en France, et comme Bôcklin, en Allemagne, qui, tout imbus des richesses de ton romantiques, revenaient aux inspirations classiques. L’Ulysse raillant Polyphème est, en marine, l’équivalent du paysage historique, mais peint dans une magnificence de couleur « rubénienne » dramatisée. Polyphème, au sommet de son rocher, apparaissant dans une éclaircie du ciel, porte bien la marque de Rubens. Ce n’est pas encore la grande originalité que nous découvrons dans ce tableau, mais, en voyant Turner effleurer le romantisme à travers l’éducation classique qu’il s’est donnée, nous le voyons du même coup passer par-dessus le romantisme et se dégager malgré lui d’une éducation pour laquelle il manquait de tranquillité native. En analysant l’idéal d’un Moreau et d’un Böcklin on y reconnaît assez vite une tendance réactionnaire. Le préromantisme de Turner semble au contraire transitoire et normal. L’instinct était si puissant chez celui-ci et dominait si bien la réflexion théorique, les principes et l’éducation, et sa mobilité d’esprit était telle, que des phénomènes psychologiques d’évolution d’art, qui, souvent, ne se produisent que par la réaction ou renchérissement d’une génération sur l’autre, s’opéraient naturellement en lui avec une logique succession ascendante. Ceci revient à dire que, sous des influences multiples où prévaut l’instinct, influence du dedans, sur les influences extérieures, les déformations s’engendrent chez ce déformateur inconscient et génial. Et c’est ainsi qu’il accomplit une carrière dont les points extrêmes sont, comme valeur, véritablement des points extrêmes.

Dans son activité sollicitée de toute part, les voyages ont une influence salutaire sur son développement : c’est par eux que ses théories s’évanouissent devant le spectacle de choses qui le transforment. Il semble qu’il découvre dans la nature des merveilles auxquelles il ne croyait pas. Il entre dans un monde de réalités splendides où des suggestions nouvelles stimulent ses facultés créatrices. Le domaine de l’artiste lui apparaît plus vaste. Ce qu’il cherchait en lui et chez les maîtres pour alimenter ses facultés, il le trouve en profusion hors de lui et hors des maîtres. Mais il procède avec ses visions de nature comme avec ses visions d’art ; il déforme tout ce qu’il voit, dans une exaltation qui le mène à donner un caractère de généralité à ses visions. Devant la nature il ne conçut que la grande impression, comme, dans la théorie, il ne concevait que le grand style. Mais il n’eut pas le grand style comme il eut celui de la grande impression. La première fois qu’il quitta Londres, il n’alla pas loin. Ce fut en 1793, et la tournée comprit Margate, Cantorbéry, Rochester, Douvres. En 1795, il parcourut le Derbyshire, s’arrêta à Nottingham, Worcester, Birmingham, Chester, Tunbridge, Bath, Bristol, Windsor et maintes autres villes. Sa première excursion dans le Yorkshire est de 1797. Il visite la Suisse et une partie de la France en 1802. Ses déplacements en Angleterre sont constants durant toute sa vie. Souvent il a passé le détroit. La France et la Suisse l’ont attiré cinq ou six fois, et de 1819 à 1840 il a fait trois fois le voyage d’Italie. Ces trois voyages ont une importance considérable.

L’Italie n’a pas eu sur Turner l’influence habituelle. Depuis certains Flamands et Hollandais du xvie siècle jusqu’à nous, combien de peintres en ont fait le pèlerinage et, libres au départ, en sont revenus avec les entraves du classique ? Où les autres se sont asservis, lui, il s’est libéré. N’ayant pas ressenti en Italie une impression qui correspondait à l’idéal qu’il avait élu, et sincère dans l’impression qu’il éprouve, cet idéal se décompose et, après le dernier voyage, en 1838, il n’en reste plus trace. Le premier voyage était de 1819 et le second de 1829.

L’exposition du Guildhall devait rendre plus profonde la


J.-W. Turner pinx.

PLUIE, VITESSE ET FUMÉE
(National Gallery, Londres)

connaissance de Turner. Entre le visiteur et l’artiste, il nous a semblé, quant à nous, que les rapports se détendaient. L’esprit critique, chez le premier, laissait place au bien-être d’un plaisir non contrarié. L’artiste, qui n’était pour rien dans la combinaison, vous permettait de l’admirer à l’aise, sans vous imposer telle ou telle vue ambitieuse mais moins séduisante de son œuvre. Les peintures d’histoire n’étaient pas nombreuses quatre seulement. Mercure et Hersé, qui fut exposé à l’Académie Royale en 1811, en même temps que l’Apollon tuant le serpent Python, de la National Gallery, rappelait plutôt


ulysse raillant polyphème, par Turner
(National Gallery, Londres.)

le Passage du pont, de 1815. C’était un paysage anglo-romain, avec ponts, ruines et grands arbres majestueux s’élevant dans un ciel clair d’été. Les trois autres tableaux étaient : L’Enlèvement d’Europe et Mercure et Argus, tous deux de 1836, et L’Enlèvement de Proserpine, de 1839, ou du moins exposé en 1839 Ces dernières œuvres se distinguent de celles de 1811 par une intervention moins théorique de la nature, mais peintes assez tard ; on pourrait croire que l’auteur n’a fait que réaliser là des projets anciens, esquissés peut-être depuis longtemps. Rien ne lui était plus facile que de concevoir de pareils sujets après s’être assoupli sans cesse, de 1807 à 1819, à ce genre d’étude. En cet espace de douze années, travaillant assidûment à son Liber Studiorum, il avait exécuté pour cette publication soixante et onze compositions. L’abondance des éléments que comporte cet ordre d’idées est surtout très remarquable dans Mercure et Argus. Dans ce genre néo-classique, il faudrait aussi citer Ehrenbreitstein, malgré les soldats que l’on voit à l’exercice devant la pyramide tombale où longtemps ont reposé les cendres de Marceau. Mais le paysage est composé, et ne saurait-on pas qu’il manque d’exactitude que l’on s’en douterait. L’on voit à gauche la forteresse fameuse et à droite la ville de Coblentz avec le pont sur la Moselle ; les premiers plans sont occupés par quelques personnages près d’une fontaine ; le tombeau est dans le plan moyen. Celui-ci se dresse lumineusement blanc dans l’atmosphère d’un jour plein de clarté.

Somer Hill est un exemplaire charmant d’une époque où Turner, au milieu de ses premières préoccupations de style, obéissait parallèlement à de belles impressions de nature, car il fut un temps, entre les environs de 1812 et jusqu’aux environs de 1820, où le style et l’histoire l’accaparèrent tout entier. L’œuvre que nous citons est de 1810. Somer Hill est une propriété à la campagne. Le site est délicieux : la maison s’élève au sommet d’une prairie taillée dans un parc et descendant à une pièce d’eau qui pourrait être un petit lac. C’est au déclin d’un beau jour de commencement d’automne ; le ciel bleu se dégrade en jaune rosé, la verdure du feuillage prend déjà des tons dorés et quelques arbres du bord se reflètent dans les eaux tranquilles d’un gris chaud ; un bateau de plaisance dort sur le lac et des canards y nagent comme endormis eux-mêmes ; dans la prairie paît un bétail éparpillé et peu nombreux. Tout cela est calme, l’impression est naturelle, simple, exquise.

Après 1820, c’est-à-dire au retour d’Italie, la recherche du style chez Turner, devenue moins exclusive que pendant les années précédentes, se vivifie dans un retour à la nature. Mortlake (1827) est un témoignage de cette transformation. Devant une terrasse de parc, bordée d’arbres espacés, coule la Tamise décrivant une grande courbe ; à droite, l’habitation. Il existe au Louvre, depuis quelques années, une vue des coteaux de Meudon prise du parc de Saint-Cloud, par Louis-Gabriel Moreau (1740-1806). À quelques mètres, ce paysage, d’ailleurs excellent, ne fait guère songer aux environs de Paris. Quand on s’approche, c’est un tableau de nature et l’on serait presque disposé à croire que le peintre n’a pas déplacé pour la circonstance les deux grands beaux arbres de la terrasse de Saint-Cloud entre lesquels apparaissent les coteaux de Meudon comme dans un cadre. Mortlake fait, de loin, la même impression. Ceux qui ne connaissent point l’Italie se croiraient à Rome au bord du Tibre,


DIDON CONSTRUISANT CARTHAGE, Par J. W. TURNER
(National Gallery, Londres)

ou à Venise, au Lido ; les bateaux ont des airs de gondole. De près, on oublie la présentation, qui est des plus agréables, pour entrer avec joie dans le détail des fonds, des eaux, du feuillage, des terrains et dans l’atmosphère chaude de ce beau soir d’été sur le fleuve.

Les œuvres qu’il nous semble encore utile de citer, tant pour leur valeur que pour la description du développement de Turner, datent des dix dernières années de sa vie. Entre Mortlake, de 1827, et le Mariage de l’Adriatique, de 1840, auquel nous nous sommes arrêtés plus haut, les peintures intermédiaires sont les tableaux d’inspiration classique déjà nommés. Nous entrons dans la période glorieuse qui suivit le dernier voyage d’Italie, nous arrivons aux œuvres contemporaines de l’Agrippine débarquant avec les cendres de Germanicus et du Téméraire (1839), qui, avec La Tempête de neige (1842) et Pluie, vitesse et fumée (1844), ne laissent aucun visiteur amoureux d’art quitter la National Gallery sans enfin admirer Turner. Il en fut tout autrement de son vivant. Ces œuvres et d’autres moins éclatantes lui coûtèrent le succès. Dès 1833 et ses premières peintures vénitiennes, le grand artiste ne fut plus compris. Devant des peintures où l’originalité s’installait maîtresse, le public anglais des expositions de la Royal Académy déclara de l’aversion.

Rosenau, le château du prince Albert à Cobourg, est tout à fait caractéristique de la dernière manière de Turner. Comme la maison dans Somer Hill, le château, rose, se dresse au dernier plan dans des valeurs de fond. Toute l’importance est donnée aux eaux du premier plan. Elles sont pures, calmes et fluides, et, dans des colorations toutes nouvelles et hardies, se reflètent des oppositions de soleil et de nue, d’azur et de feuillage. Et puis, à côté de cette toile vibrante, voici encore deux intenses impressions de Venise : La Giudecca (1841) et le Campo Santo (1842). Dans la Giudecca on aperçoit les dômes de Venise dans les gris perlés de l’horizon, sous un ciel bleu ensoleillé où planent de petits nuages rosés ; les eaux, sillonnées de gondoles, passent d’un bleu splendide à un vert pâle et des tons d’or. Le Campo Santo est dans des teintes roses sous un ciel azuré à nuées blanches ; dans les eaux se reflète la blancheur des grandes voiles d’une felouque. Dans ces vues de Venise, c’est l’abandon d’une Italie linéaire pour un rêve de couleur. La Bouée de naufrage (The wreck buoy) est de l’année 1849. Après les merveilleuses productions de 1839 à 1845, il y a, dans la carrière de Turner, comme dans la fin d’un beau jour après un brillant coucher de soleil, un instant crépusculaire qui précède la nuit de la mort. On sent une fatigue, une lassitude, une main qui ne se dirige plus, une impression qui ne se définit pas, — de la sénilité. Eh bien ! ce n’est pas cas de cette dernière œuvre qui a toutes les qualités des précédentes. Les premiers plans sont ponctués de deux bouées dont l’une est verte[2] et non loin desquelles louvoie un bateau aux voiles rouges et jaunes ; derrière celui-ci, un yacht dont les voiles blanches se mêlent aux rais d’un arc-en-ciel. L’effet est de ses meilleurs.

En somme, dans ses œuvres de composition Turner ne fait que


soleil levant dans la brume, par turner
(National Gallery, Londres.)

combiner le plus souvent des éléments empruntés. Il est surtout un artiste d’impressions, qui, pendant longtemps, n’en connaît d’autres que celles qu’il recevait des œuvres de maîtres. Sa compréhension du style composé fut ordinaire, il manqua d’aisance, et de Claude il ne comprit profondément que le côté lumineux de son génie. Le grand amour de la lumière et de la couleur, et de l’effet dans la lumière, voilà ce qui lui appartient et voilà ce qui se développe en lui graduellement. Les ambitions le poussent vers un art abstrait et son tempérament l’en écarte. Devant les vérités de la nature, ses facultés se déploient. On ne pourrait pourtant pas dire de lui qu’il est un observateur de la nature. Ce qui le frappe est d’essence assez fugitive au début, beaucoup plus à la fin, et ne se note pas. Cela passe, il le saisit, s’exalte, et il en rend la vérité d’intensité beaucoup plus que la vérité de forme. Les œuvres originales, il les crée dans la prolongation d’une rêverie qui a pour point de départ une réalité. Dans l’aquarelle, il trouve plus vite sa voie. On le comprend. Explorant, en France, les bords de la Seine ou de la Loire, voyageant en Italie, en Suisse, il cherchait des moyens rapides de fixer ses impressions de villes aperçues, de montagnes lointaines, de lacs, de châteaux, le tout noyé dans la lumière et lavé largement dans les tons qui l’avaient séduit. C’est par l’aquarelle, d’une façon générale, qu’il prit possession d’abord de tous les sujets qu’il voulait traiter, puis qu’il fit l’expérience de ses impressions. Il fut toujours et en tout un artiste intéressant, mais lorsqu’en peinture il puisa à cette source abondante d’impressions il fut un peintre incomparable, quelquefois réalisant des prodiges.

La Tempête de neige et Pluie, vitesse et fumée sont de ces prodiges. Ici, c’est le spectacle des choses qui l’a agité. Dans ces peintures, rien que de la lumière et des éléments. Devant ce train franchissant quelque pont sur la Tamise, laissant derrière lui une rive baignée par l’ondée et traversant une atmosphère mouillée et translucide, il nous vient à l’idée que la grande force de Turner fut d’être dépourvu de tout préjugé à une époque où les artistes, plus qu’aujourd’hui, en étaient pleins. N’est-ce pas en vertu d’un caractère naïf, simple et puissant qu’il sut, tout naturellement, aussi bien copier sans scrupules un tableau ancien et s’en approprier les principes que s’émouvoir sans arrière-pensée d’un spectacle aussi nouveau et tout de suite en faire une représentation magnifique et esthétique comme d’un phénomène séculaire qui n’eût point choqué l’esprit conservateur des hommes ?

Alors nous nous apercevons, en remontant chronologiquement le courant de son œuvre, qu’il fut toujours libre et indépendant malgré des apparences de servilité. Nous découvrons du mouvement et de la vie dans le grouillement de personnages qui nous semblaient maladroits, et il ne nous déplaît plus que le style large et aéré du Lorrain tourne à l’effet grossi ou se disloque sous sa main. Si Turner dédaigna ou négligea de parler un langage élégant et d’écrire d’une façon correcte, s’il ne fut ni un gentleman dont on


LA GROTTE DE LA REINE MAB, PAR J. W. TURNER
(National Gallery, Londres)

peut raconter les succès mondains, ni un amant dont il soit plaisant de narrer les aventures, l’intelligence de son art a été grande et ses connaissances spéciales ont été nombreuses. Et quand on admire la noble allure de Reynolds, la séduction et la distinction de Gainsborough, le sentiment profond de Constable, il faut aussi admirer l’éclat de Turner. L’école anglaise, sans lui, ne pourrait valablement se targuer d’avoir rien inventé et, après avoir beaucoup reçu, de n’avoir à son tour rien donné.
JULIEN LECLERCQ
  1. V. Gazette des Beaux-Arts, 1904, t.I, p. 483.
  2. Cette bouée indique, d’après les conventions maritimes, qu’à cet endroit un bateau à sombré.