Jack/XXIV

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Dentu (IIp. 199-224).

IV

LE CAMARADE

— Dis donc, la Balafre, tu ne connais rien dans le fer, toi ?… Voilà un garçon qui vient des paquebots qui voudrait s’embaucher.

Celui qu’on appelait la Balafre, grand diable en vareuse et en casquette, le visage traversé d’une longue cicatrice témoignant d’un ancien accident, s’approcha du comptoir, car c’est presque toujours chez un marchand de vin du faubourg que ces scènes d’embauchage se passent, toisa des pieds à la tête le compagnon qu’on lui présentait, lui tâta les biceps :

— Ça manque un peu d’abattis, dit-il d’un air doctoral, mais du moment qu’il a été dans la chauffe…

— Trois ans, dit Jack.

— Eh bien ! ça prouve que tu es plus fort que tu n’en as la mine… Va-t-en chez Eyssendeck, la grande maison de la rue Oberkampf. On demande des journaliers au découpoir et au balancier. Tu diras au contre-coup que c’est la Balafre qui t’envoie… À présent, si tu veux payer un canon de la bouteille[1].

Jack paya le canon demandé, s’en alla à l’adresse qu’on venait de lui donner, et une heure après, engagé chez Eyssendeck à six francs la journée, il suivait la rue du Faubourg-du-Temple, l’œil brillant, la tête haute, en cherchant un logement pas trop loin de la fabrique. Le soir venait, la rue était très animée par le lundi, jour férié maintenant dans tous les quartiers excentriques, et sur cette longue voie en pente, c’était une circulation ininterrompue de gens descendant vers la ville ou remontant vers l’ancienne barrière. Les cabarets ouverts débordaient jusque sur les trottoirs. Sous les larges portes cochères, les charrettes, les haquets, dételés, les brancards en l’air, annonçaient la journée finie. Quel tumulte, surtout au delà du canal, quel fourmillement sur ce pavé rocailleux, escarpé, disjoint d’avance pour les révolutions par toutes les petites charrettes à bras qui le sillonnent sans cesse, longeant les ruisseaux, chargées de victuailles, de légumes à bas prix, de poisson étalé, tout un marché ambulant où les ouvrières — pauvres femmes que le labeur quotidien éloigne du logis — achètent le souper de la famille juste au moment de le préparer ! Et des cris de halles, des cris de Paris, les uns gais, montant aux notes aiguës, les autres si ralentis, si monotones, qu’ils paraissent traîner à leur suite tout le poids de la marchandise annoncée :

J’ai des petits pigeonneaux !…

Limande à frire, à frire !

Cresson de fontaine, à six liards la botte !…

Jack au milieu de cette animation s’en allait, le nez en l’air, guettant dans le peu de jour qui restait, les écriteaux jaunes des garnis. Il était heureux, plein de vaillance, d’espérance, impatient de commencer la double vie d’ouvrier et d’étudiant qu’il allait entreprendre. On le poussait, on le bousculait, il ne s’en apercevait pas. Il ne sentait pas le froid de cette soirée de décembre, n’entendait pas les petites ouvrières ébouriffées se dire l’une à l’autre en passant près de lui : « Voilà un bel homme. » Seulement tout le grand faubourg lui semblait à l’unisson de sa gaîté, de sa confiance, l’encourageait avec cette bonne humeur persistante qui est le fond du caractère parisien, insouciant et facile. En ce moment, la retraite sonnant sur la chaussée, mettait au milieu de la foule un groupe serré, à peine distinct, des pas réguliers, un peu d’harmonie, un alerte Angelus au clairon, que les gamins suivaient en sifflant. Et tous les visages rayonnaient rien que pour cette note vivace jetée à la fatigue environnante.

— Quel bonheur de vivre ! Comme je vais bien travailler ! se disait Jack en marchant. Tout à coup, il se heurta contre un grand panier, carré comme un orgue, rempli de chapeaux de feutre et de casquettes. La vue de cette hotte accotée au mur lui remit dans l’esprit la physionomie de Bélisaire. Rien que ce panier lui ressemblait ; mais ce qui complétait la ressemblance, c’est que la hotte aux chapeaux était posée à la porte d’une échoppe sentant la poix et le cuir, et présentant à sa vitre étroite plusieurs rangées de fortes semelles ornées de clous solides et étincelants.

Jack se rappela l’éternelle souffrance de son ami le camelot, son rêve inassouvi d’une chaussure faite à sa mesure ; et regardant dans la boutique, il aperçut en effet la silhouette balourde et grotesque du marchand de casquettes, toujours aussi laid, mais visiblement plus propre, mieux vêtu. Jack éprouva une vraie joie de le retrouver, et après avoir cogné vainement au carreau deux ou trois fois, il entra sans être aperçu du forain, absorbé dans la contemplation d’une chaussure que le marchand lui montrait. Ce n’était pas pour lui qu’il achetait des souliers ; c’était pour un tout petit enfant de quatre à cinq ans, pâle, bouffi, dont la tête énorme se balançait sur des épaules maigriottes. Pendant que le cordonnier lui essayait des bottines, Bélisaire parlait au petit avec son bon sourire :

— On est bien, n’est-ce pas, m’ami, là dedans ?… Qu’est-ce qui va avoir bien chaud à ses petits petons ?… C’est mon ami Weber.

L’apparition de Jack ne sembla pas le surprendre.

— Tiens, vous voilà ! lui dit-il aussi tranquillement que s’il l’avait vu la veille.

— Eh ! bonjour, Bélisaire, qu’est-ce que vous faites là ? C’est à vous, ce petit garçon ?

— Oh ! non ! C’est le petit de madame Weber, dit le camelot avec un soupir qui signifiait évidemment : « Je voudrais bien qu’il fût à moi. »

Il ajouta, en s’adressant au marchand :

— Vous les lui avez tenus bien larges, au moins ?… Qu’il puisse bien allonger les doigts… On est si malheureux d’avoir des bottes qui vous font mal !

Et le pauvre diable regardait ses pieds avec un désespoir qui prouvait bien que s’il était assez riche pour faire faire des bottines sur mesure au petit de madame Weber, il n’avait pas encore le moyen de s’en commander pour lui-même.

Enfin, quand il eut demandé vingt fois à l’enfant s’il se trouvait bien, qu’il l’eut fait marcher devant lui, taper du pied par terre, le camelot tira péniblement de sa poche une longue bourse en laine rouge avec des coulants, y choisit quelques pièces blanches qu’il mit dans la main du marchand de cet air réfléchi, important, que prennent les gens du peuple quand il s’agit de donner de l’argent.

Lorsqu’ils furent dehors :

— Par où allez-vous, camarade ?… demanda-t-il à Jack d’un ton significatif, comme s’il eût sous-entendu : « Si vous allez de ce côté, j’aurai justement affaire de l’autre. »

Jack, qui sentait cette froideur sans se l’expliquer, répondit :

— Ma foi, je n’en sais rien par où je vais… Je suis journalier chez Eyssendeck, et je cherche un logement pas trop loin de ma boîte.

— Chez Eyssendeck !… dit le camelot, qui connaissait toutes les fabriques du faubourg ; ce n’est pas facile d’entrer là. Il faut avoir un bon livret.

Il clignait de l’œil en regardant Jack, pour qui ce mot de « bon livret » fut tout un éclaircissement. Il lui arrivait avec Bélisaire ce qui lui était arrivé avec M. Rivals. Celui-là aussi le croyait coupable du vol des six mille francs. Tant il est vrai que ces accusations, même reconnues injustes, laissent des taches indélébiles. Par exemple, quand Bélisaire sut ce qui s’était passé à Indret, qu’il eût vu l’attestation du directeur, sa physionomie changea tout à coup, et son adorable grimace souriante illumina sa face terreuse, comme au bon temps :

— Écoutez, Jack, il est bien tard pour chercher un marchand de sommeil[2]. Vous allez venir chez moi, car je suis à mon compte, maintenant, et j’ai un grand logement où vous coucherez ce soir… Mais si… mais si… J’ai même quelque chose de fameux à vous proposer… Mais nous causerons de cela en dînant… Allons, en route.

Et les voilà tous les trois, Jack, le camelot et le petit de madame Weber, dont les souliers neufs menaient grand train sur le trottoir, remontant le faubourg du côté de Ménilmontant, où Bélisaire habitait rue des Panoyaux. Dans le trajet, il racontait à Jack que sa sœur de Nantes étant devenue veuve, il était rentré à Paris avec elle, qu’il ne faisait plus la province, que d’ailleurs le commerce n’allait pas mal… Et de temps en temps, au milieu de son histoire, il s’interrompait pour jeter son cri de Chapeaux, chapeaux, chapeaux sur ce parcours habituel où il était connu de toutes les fabriques. Avant la fin de la route, il fut obligé de prendre dans ses bras le petit de madame Weber qui se plaignait doucement.

— Pauvre petit ! disait Bélisaire, il n’a pas l’habitude de marcher. Il ne sort jamais, et c’est pour pouvoir l’emmener quelquefois avec moi que je viens de lui faire faire cette belle paire de souliers sur mesure… La mère est dehors toute la journée. Elle est porteuse de pain de son métier. Un métier bien fatigant, allez ! et une brave femme bien courageuse… Elle part le matin à cinq heures, porte son pain jusqu’à midi, revient manger un morceau, puis repart jusqu’au soir à sa boulangerie. L’enfant reste à la maison tout ce temps-là. Une voisine le surveille, et quand personne ne peut s’occuper de lui, on le met devant la table attaché sur sa chaise, à cause des allumettes… Là, nous sommes arrivés.

Ils entrèrent dans une de ces grandes maisons ouvrières percées de mille fenêtres étroites, traversées de longs couloirs où les pauvres gens établissent leur fourneau, leur porte-manteau, déversent le trop plein de leurs logements restreints. Les portes s’ouvrent sur cette annexe, laissant voir des chambres pleines de fumée, de cris d’enfants. À cette heure, on dînait. Jack en passant regardait des gens attablés, éclairés d’une chandelle, ou bien il entendait le bruit de la vaisselle grossière sur le bois de la table.

— Bon appétit, les amis…, disait le camelot.

— Bonsoir, Bélisaire, répondaient des bouches pleines, des voix joyeuses, amicales. Dans certains endroits, c’était plus triste. Pas de feu, pas de lumière ; une femme, des enfants guettant le père, attendant qu’il rapportât ce soir lundi ce qui lui restait de sa paye du samedi.

La chambre du camelot étant au sixième, au fond du corridor, Jack vit tous ces misérables intérieurs ouvriers, serrés comme les alvéoles d’une ruche dont son ami eût occupé le faîte. Il paraissait pourtant très fier de son logement, le pauvre Bélisaire.

— Vous allez voir comme je suis bien installé, Jack, comme j’ai de la place… Seulement, attendez… Avant d’entrer chez nous, il faut que je remette le petit chez madame Weber.

Il chercha devant la porte contiguë à la sienne une clef sous le paillasson, ouvrit en homme au courant des habitudes de la maison, alla droit au poële où mijotait depuis midi la soupe du soir, alluma la chandelle, puis quand il eut attaché l’enfant sur la haute chaise devant la table, qu’il lui eut mis dans les mains deux couvercles de casseroles pour se divertir…

— Maintenant, dit-il, allons-nous-en vite. Madame Weber va rentrer, et je suis curieux de voir ce qu’elle va dire quand elle verra les chaussures neuves du petit… Ça va être bien drôle… C’est qu’elle ne peut pas se douter d’où ça lui vient, il n’y a pas moyen qu’elle s’en doute. Il y a tant de monde dans la maison et tout le monde l’aime tant !… Ah ! nous allons nous amuser.

Il en riait d’avance en ouvrant la porte de sa chambre, une longue pièce mansardée, divisée en deux par une sorte d’alcôve vitrée. Des casquettes et des chapeaux empilés disaient la profession du locataire, et la nudité des murs racontait sa pauvreté.

— Ah çà, Bélisaire, demanda Jack, vous ne logez donc plus avec vos parents ?

— Non, dit le camelot un peu gêné et se grattant la tête selon son habitude en pareil cas ; vous savez, dans les familles nombreuses on ne s’accorde pas toujours… Madame Weber a trouvé qu’il n’était pas juste que je travaille pour tous sans jamais rien gagner pour moi. Elle m’a conseillé de vivre à mon à part… En effet, depuis ce temps-là je gagne le double, je puis soutenir mes parents et mettre quelque argent de côté. C’est à madame Weber que je dois ça. C’est une femme de tête, allez !

Tout en parlant, Bélisaire préparait sa lampe, rangeait sa marchandise, s’occupait du dîner, une superbe salade de pommes de terre assaisonnée de harengs saurs, dans laquelle il piochait depuis trois jours, ce qui était arrivé à faire une marinade d’une fière saveur. Il tira d’une armoire en bois blanc deux assiettes à images, un couvert en étain, un autre en bois, du pain, du vin, une botte de radis, et disposa le tout sur un buffet boiteux, fabriqué comme l’armoire par un menuisier du faubourg. Ce qui n’empêchait pas le camelot d’être aussi fier de son mobilier que de sa chambre, et de dire le buffet, l’armoire, d’une façon absolue, comme s’il eût possédé des meubles-types.

— À présent, nous pouvons nous mettre à table, dit-il en montrant son couvert d’un air triomphant ; un vrai couvert auquel un journal étendu servait de nappe, mettant ses faits divers sous l’assiette de Jack et son bulletin politique entre le pain et les radis. « Ah ! dam, ça ne vaut pas le fameux jambon que vous m’avez offert, là-bas, à la campagne… Dieu de Dieu, quel jambon !… Jamais je n’ai rien mangé de pareil. »

Sans flatterie, les pommes de terre étaient excellentes aussi, et Jack leur rendit justice. Bélisaire, ravi de voir l’appétit de son hôte, lui tenait tête vaillamment, tout en remplissant ses devoirs de maître de maison, se levant à chaque instant pour surveiller l’eau bouillant sur les cendres, ou pour moudre le café entre ses genoux cagneux.

— Dites donc, Bélisaire, fit Jack, savez-vous que vous êtes monté de tout ? C’est un vrai ménage que vous avez.

— Oh ! il y a beaucoup de choses là-dedans qui ne sont pas à moi… C’est madame Weber qui me les prête, en attendant…

— En attendant quoi, Bélisaire ?

— En attendant que nous soyons mariés, dit le camelot bravement, mais avec deux plaques de rouge sur les joues. Puis, voyant que Jack ne se moquait pas de lui, il continua : « Ce mariage est une affaire convenue entre nous depuis un bout de temps ; et c’est un grand bonheur, bien inespéré pour moi, que madame Weber ait consenti à se remarier. Elle avait été si malheureuse avec son premier, un brigand qui buvait, qui la battait quand il avait bu… Si ce n’est pas un péché de lever la main sur une si belle femme !… Vous la verrez tout à l’heure quand elle rentrera… Et si courageuse et si bonne !… Ah ! je vous réponds que je ne la battrai pas, moi, et que si elle veut me battre, je la laisserai bien faire.

— Et quand comptez-vous vous établir ? demanda Jack.

— Ah ! voilà ! je voudrais bien que ce fût tout de suite. Mais madame Weber, qui est la raison même, trouve qu’au prix où sont les denrées, nous ne sommes pas assez riches pour nous mettre tout seuls en ménage, et elle voudrait que nous ayons un camarade.

— Un camarade ?

— Dam ! oui… On fait souvent cela dans le faubourg, quand on est pauvre. On cherche un camarade, garçon ou veuf, qui partage le fricot, la dépense. On le loge, on le nourrit, on le blanchit, tout cela à frais communs. Vous pensez quelle économie pour tout le monde ! Quand il y a pour deux, il y en a pour trois… Le difficile, c’est de trouver un bon camarade, quelqu’un de sérieux, d’actif, qui ne mette pas le désordre dans la maison.

— Eh bien, et moi, Bélisaire ? me trouveriez-vous assez sérieux ? Est-ce que je ne ferais pas votre affaire ?

— Vraiment, Jack, vous consentiriez ? Il y a une heure que j’y pense, mais je n’osais pas vous en parler.

— Et pourquoi ?

— Dam ? écoutez donc… C’est si misérable chez nous… Nous allons faire un si petit ménage… peut-être que notre ordinaire sera bien simple pour un mécanicien qui va gagner des six et des sept francs par jour.

— Non, non, Bélisaire. L’ordinaire ne sera jamais trop simple pour moi. Il faut que je fasse de grandes économies, que je sois bien raisonnable, car je songe aussi à me marier.

— Vraiment ?… mais alors vous ne pouvez pas faire l’affaire… dit le camelot consterné.

Jack se mit à rire et lui expliqua que son mariage à lui ne pourrait avoir lieu que dans quatre ans, et encore à la condition qu’il travaillerait bien jusque-là.

— Alors, c’est dit. C’est vous qui serez le camarade, et un solide, et un vrai… Quelle chance tout de même de s’être rencontrés !… Quand je pense que si je n’avais pas eu l’idée d’acheter de la chaussure au petit… Chut !… Attention… Voilà madame Weber qui rentre. Nous allons rire.

Un terrible pas d’homme, vigoureux et pressé, ébranlait l’escalier et la rampe. L’enfant l’entendit sans doute, car il poussa un beuglement de jeune veau, en tapant ses couvercles de casseroles sur la table.

— Voilà, voilà, m’ami… Pleure pas mon mignon, criait la porteuse de pain consolant son enfant du fond du couloir.

— Écoutez… dit tout bas Bélisaire. On entendit une porte s’ouvrir, puis une exclamation suivie d’un éclat de rire jeune et sonore. La figure de Bélisaire, pendant ce temps-là, se plissait, se ridait de contentement.

Cette gaîté bruyante, que la minceur des cloisons répandait par tout l’étage, se rapprocha des deux amis et fit enfin son entrée dans la mansarde sous la figure d’une grande et vigoureuse femme du peuple de trente à trente-cinq ans, serrée dans un de ces longs sarreaux bleus à bavette avec lesquels les porteuses de pain se préservent de la farine. Celui de madame Weber faisait valoir une taille robuste et bien prise.

— Ah ! farceur, farceur, dit-elle en rentrant, son enfant sur le bras… c’est vous qui avez fait ce coup-là… Mais voyez donc comme il est bien chaussé, mon garçon !

Et elle riait, elle riait, avec une petite larme dans le coin de l’œil.

— Elle est malicieuse, hein ?… disait Bélisaire, riant à se tordre, lui aussi… Comment a-t-elle pu deviner que c’était moi ?

Cette grande joie apaisée, madame Weber s’assit à la table, prit une tasse de café dans quelque chose qui pouvait bien être un ancien pot à moutarde ; puis on lui présenta Jack comme le futur camarade. Je dois dire qu’elle accueillit d’abord cette idée avec une certaine réserve ; mais quand elle eut bien examiné le postulant à cette distinction suprême, quand elle eut appris que Jack et Bélisaire se connaissaient depuis dix ans, et qu’elle avait en face d’elle le héros de la fameuse histoire du jambon, qu’on lui avait racontée tant de fois, sa figure perdit son expression de méfiance, elle tendit la main à Jack.

— Allons, je vois que cette fois Bélisaire ne s’est pas trompé… C’est que vous le connaissez, vous savez quelle bête à bon Dieu ça fait. Il m’a déjà amené une demi-douzaine de camarades dont le meilleur ne valait pas la corde pour le pendre. À force d’être bon, il en devient innocent. Si je vous racontais ce qu’ils lui ont fait souffrir dans sa famille ! C’était la victime, la bête de somme ; il nourrissait tout le monde et n’avait en retour que des avanies.

— Oh ! madame Weber…, dit le brave camelot, qui n’aimait pas à entendre mal parler des siens.

— Eh bien ! quoi, madame Weber ?… Il faut bien que j’explique au camarade pourquoi je vous ai séparé de toute cette race-là ; sans quoi j’aurais l’air d’avoir agi par intérêt, comme tant de femmes. Voyons, est-ce que vous n’êtes pas plus heureux maintenant que vous vivez à part et que votre travail vous profite un peu ?…

Elle continua en s’adressant à Jack :

— J’ai beau faire, on l’exploite encore, allez ! On lui envoie les plus petits, car ils sont là-dedans une ribambelle d’enfants tout frisés, qui ont déjà les doigts crochus comme ce vieux juif de papa Bélisaire. Ils viennent ici quand je n’y suis pas, et ils trouvent toujours moyen d’emporter quelque chose. Je vous dis tout cela, Jack, pour que vous m’aidiez à le défendre contre les autres et contre lui-même, ce scélérat de trop bon cœur.

— Vous pouvez compter sur moi, madame Weber.

Alors on s’occupa d’installer le camarade. Il fut convenu que jusqu’au moment du mariage, il vivrait avec Bélisaire, coucherait dans la première pièce, sur un lit de sangle. Les repas se feraient en commun, et Jack payerait sa part de logement et de nourriture tous les samedis. Après la noce, on verrait à s’installer plus grandement, et aussi un peu plus près de chez Eyssendeck.

Pendant que ces graves questions se discutaient, madame Weber, son enfant endormi sur le bras, préparait le lit du camarade, enlevait le couvert, rinçait la vaisselle, Bélisaire se mettait à coudre ses chapeaux, et Jack, sans perdre une minute, empilait les livres du docteur Rivals dans un coin du buffet en bois blanc, comme pour bien prendre possession de ce logis de travailleurs et se mettre à l’unisson des braves gens qui l’entouraient.

Quelques jours auparavant, quand il était encore à Étiolles, on l’eût bien étonné en lui disant qu’il recommencerait avec ardeur sa vie d’ouvrier sans en sentir l’humiliation ni la fatigue, qu’il rentrerait dans son enfer le cœur joyeux. Ce fut pourtant ce qui arriva. Oui, certainement, c’était l’enfer à traverser une seconde fois, mais Eurydice l’attendait au bout, patiente et drapée dans ses voiles d’épouse ; il le savait, et ce but à ses efforts, à ses peines lui rendait le chemin facile.

Son nouvel atelier de la rue Oberkampf lui rappela Indret avec moins de grandeur. Ici, comme la place manquait, on avait superposé dans la même salle trois étages d’établis et de machines. Jack fut placé tout en haut sous un vitrage où tous les bruits de l’atelier, sa buée, sa poussière montaient en se confondant. Quand il s’appuyait à la rampe bordant une espèce de galerie où il travaillait, il apercevait un terrible outillage humain toujours en mouvement, les forgerons à leurs feux, les mécaniciens à leurs pièces, et en bas, vêtues de blouses qui leur donnaient l’aspect de jeunes apprentis, un certain nombre d’ouvrières occupées à des travaux de détail.

La chaleur était suffocante, d’autant plus qu’on ne sentait pas comme à Indret l’espace et le vent de mer autour des halles surchauffées, mais qu’on savait au contraire l’immense bâtiment resserré entre d’autres fabriques, aligné sur la rue, fenêtre à fenêtre, avec d’autres métiers fatigants. N’importe, désormais Jack était assez aguerri à la peine pour tout supporter ; il se sentait élevé au-dessus des difficultés et des chagrins de sa condition, autant qu’à l’atelier il dominait la foule des travailleurs dont l’effort arrivait à ses oreilles dans une sonorité de cathédrale. Il se considérait là comme de passage, faisant sa besogne en conscience, mais la pensée toujours ailleurs.

Les autres compagnons s’en apercevaient bien. Ils le voyaient vivant à part d’eux, indifférent à leurs querelles ou à leurs rivalités. Les conspirations contre le singe ou le contre-coup, les batailles à la sortie, les nouveaux venus payant leur « quand est-ce[3] », les stations dans les assommoirs, les consolations, les mines à poivre, Jack ne se mêlait à rien, ne partageait avec les autres ni leurs plaisirs, ni leurs haines. Il n’entendait pas les plaintes sourdes, les grondements de révolte de ce grand faubourg, perdu comme un Ghetto dans la ville somptueuse, et faisant reluire de ses haillons tout le luxe qui l’environne. Il n’entendait pas les théories socialistes que la misère souffle à ces malheureux trop dépossédés et vivant trop près de ceux qui possèdent pour ne pas désirer un bouleversement général qui change tout à coup leur destinée infime. L’histoire et la politique professées sur le zinc du comptoir par la Balafre, le grand Louis, ou François la Bouteille, le laissaient également froid, histoire mêlée de livraisons à un sou, des drames ou des romans de Dumas, et dont tous les héros sortent de l’Ambigu. Je ne dirai pas que ses camarades eussent de l’amitié pour lui, mais on le respectait. Aux premières plaisanteries un peu trop fortes, il avait répondu par un regard si clair, un regard de blond, aigu et déterminé, qui fit taire les railleurs ; puis, on savait qu’il arrivait des chambres de chauffe, dont les batailles à coups de ringard sont célèbres chez les mécaniciens.

Aux yeux des hommes, cela suffisait pour le rendre presque sympathique ; aux yeux des femmes, il possédait un autre prestige, cette lumière où marchent ceux qui aiment et qui sont aimés. Avec sa longue taille élégante, redressée maintenant par l’élan d’une volonté, sa tenue soignée, il faisait aux ouvrières, qui toutes avaient lu les Mystères de Paris, l’effet d’un prince Rodolphe à la recherche d’une Fleur-de-Marie. Mais les pauvres filles perdaient les sourires fanés qu’elles lui jetaient, lorsqu’il traversait leur coin d’atelier plein de bavardages, toujours animé de quelque drame, presque toutes ayant un amant dans la fabrique, et ces liaisons amenant des jalousies, des ruptures, des scènes perpétuelles. À l’heure du déjeuner, quand sur le bord de l’établi elles prenaient leur maigre repas, les discussions s’allumaient entre ces créatures qui ne renonçaient pas à être des femmes, se coiffaient pour l’atelier comme pour le bal, et, en dépit des limailles de fer, des éclaboussures du travail, gardaient dans leurs cheveux un ruban, une épingle brillante, un reste de coquetterie.

En sortant de l’usine, Jack s’en allait toujours seul. Il avait hâte d’arriver dans son logement, de quitter sa blouse d’atelier et de changer d’occupation. Entouré de ses livres, petits livres scolaires aux marges desquels son enfance avait laissé bien des souvenirs, il commençait le labeur du soir et s’étonnait chaque fois des facilités qui lui venaient, de ce que le moindre mot classique ressuscitait en lui d’anciennes leçons apprises. Il était plus savant qu’il ne croyait. Parfois cependant des difficultés inattendues surgissaient entre les lignes, et c’était touchant de voir ce grand garçon, dont les mains se déformaient tout le jour aux lourdeurs du balancier, s’énerver à tenir une plume, la brandir, la jeter quelquefois dans un mouvement de colère impuissante. À côté de lui, Bélisaire cousait les visières de ses casquettes ou la paille de ses chapeaux d’été avec un silence religieux, la stupéfaction d’un sauvage assistant à des incantations de magicien. Il suait des efforts que faisait Jack, tirait la langue, s’impatientait, et quand le camarade était venu à bout de quelque passage difficile, lui-même hochait la tête d’un air vainqueur. Le bruit de la grosse aiguille du camelot traversant la paille épaisse, la plume de l’étudiant grinçant sur le papier, ses gros dictionnaires lourdement remués emplissaient la mansarde d’une atmosphère de travail tranquille et saine, et quand Jack levait les yeux, il apercevait en face de lui, derrière les vitres, des lueurs de lampes laborieuses, des ombres actives prolongeant courageusement leur veillée, l’envers d’une nuit de Paris, tout ce qui rayonne au fond de ses cours pendant que ses boulevards s’allument.

Vers le milieu de la soirée, son enfant couché et endormi, madame Weber, pour économiser le charbon et l’huile, venait travailler auprès de ses amis. Elle raccommodait les effets du petit, ceux de Bélisaire et du camarade. Il avait été convenu que le mariage ne se ferait qu’au printemps, l’hiver étant pour les pauvres plein de surcharges et d’inquiétudes. En attendant, les deux amoureux travaillaient courageusement l’un à côté de l’autre, ce qui est encore une façon de se faire la cour. C’était déjà le ménage à trois qu’ils projetaient ; mais il paraît que pour Bélisaire il y manquait encore quelque chose, car assis à côté de la porteuse de pains, il avait des attitudes mélancoliques, des soupirs sourds et rauques, comme les naturalistes ont remarqué que les grandes tortues d’Afrique en poussent sous leur lourde carapace pendant la saison des amours. De temps en temps, il essayait bien de prendre la main de madame Weber, de la garder un peu dans les siennes, mais elle trouvait que l’ouvrage en était retardé, et ils se contentaient de tirer leurs deux aiguilles en mesure, se parlant tout bas entre eux avec ce sifflement des grosses voix qui veulent se contenir.

Jack ne se retournait pas de peur de les gêner, et, tout en écrivant, il pensait : « Qu’ils sont heureux ! »

Lui n’était heureux que le dimanche, le jour d’Étiolles.

Jamais petite-maîtresse n’eut autant de soin d’elle que Jack n’en prenait lui-même le matin de ce grand jour, à la lueur de la lampe allumée dès cinq heures. Madame Weber lui préparait d’avance du linge blanc, son vêtement de monsieur bien étalé au dos d’une chaise. Et en avant le citron, la pierre ponce pour effacer les stigmates du travail. Il voulait que rien en lui ne rappelât le mercenaire qu’il était toute la semaine. C’est pour le coup que les ouvrières de chez Eysendeck l’auraient pris pour le prince Rodolphe, si elles l’avaient vu partir là-bas.

Journée délicieuse, sans heures, sans minutes, d’une félicité ininterrompue ! Toute la maison l’attendait, lui faisait accueil, le bon feu allumé dans la salle, les bouquets de verdure sur la cheminée, et la gaieté du docteur, et l’émotion de Cécile à qui la seule présence de son ami mettait sur tout le visage la rougeur d’un baiser épandu. Comme autrefois, quand ils étaient enfants, il prenait sa leçon devant elle, et le regard intelligent de la jeune fille l’encourageait, l’aidait à comprendre. M. Rivals corrigeait les devoirs de la semaine, les expliquait, en donnait d’autres, et le maître était en cela aussi courageux que l’élève, cette après-midi du dimanche, qu’à moins de visites imprévues le vieux médecin se gardait libre d’ordinaire, se trouvant presque exclusivement consacré à reprendre les livres de sa jeunesse pour les marquer, les annoter à l’usage d’un commençant. La leçon finie, quand le temps le permettait, on allait faire un tour dans la forêt, dépouillée, rouillée par les gelées, frissonnante et craquante, où couraient les lapins traqués et les chevreuils au découvert.

C’était là le meilleur moment du jour.

Le bon docteur, ralentissant le pas exprès, laissait passer devant lui les jeunes gens, au bras l’un de l’autre, alertes et vifs, tourmentés de confidences que sa bonhomie naïve gênait un peu. Il les eût mis trop vite à l’aise, et ils en étaient encore à ces heureuses minutes où l’amour est fait bien plus de divinations que de paroles. Pourtant ils se racontaient la semaine écoulée, mais avec de longs silences qui étaient comme la musique, l’accompagnement discret et passionné de cet opéra à deux voix.

Pour entrer dans cette partie de la forêt qu’on appelle le grand Sénard, on passait devant le chalet des Aulnettes, où le docteur Hirsch continuait à venir faire de temps en temps des expériences sur la thérapeutique des parfums. On eût dit qu’on brûlait là tous les baumes de la forêt et des champs, tellement la fumée montant du toit était épaisse et vous saisissait à la gorge par son âcreté aromatique.

— Ah ! ah !… L’empoisonneur est arrivé, disait M. Rivals aux enfants… La sentez-vous, sa cuisine du diable ?

Cécile voulait le faire taire :

— Prends garde, grand-père, il pourrait t’entendre.

— Eh ! qu’il m’entende… Est-ce que tu crois que j’ai peur de lui ?… Pas de danger qu’il bouge, va ! Depuis le jour où il voulait m’empêcher d’arriver jusqu’à notre ami Jack, il sait que le vieux Rivals a le poignet encore solide.

Mais il avait beau dire, les enfants parlaient plus bas, marchaient plus vite en passant devant « Parva domus. » Ils sentaient qu’il n’y avait rien de bon pour eux là dedans et semblaient deviner le regard venimeux que leur lançaient les lunettes du docteur Hirsch embusqué derrière ses persiennes closes. En somme, qu’avaient-ils à craindre de l’espionnage de ce fantoche ? Tout n’était-il pas fini entre d’Argenton et le fils de Charlotte ? Depuis trois mois ils ne se voyaient plus, vivaient séparés par une constante pensée de haine qui les éloignait chaque jour davantage comme deux rivages que le flot creuse en allant sans cesse de l’un à l’autre. Jack aimait trop sa mère pour lui en vouloir d’avoir un amant, mais depuis que son amour pour Cécile lui avait appris la dignité, il haïssait l’amant de sa mère, le faisait responsable de la faute de cette femme faible, rivée à sa chaîne par la violence, la tyrannie, tout ce qui éloigne les âmes fières et indépendantes. Charlotte, qui craignait les scènes, les explications, avait renoncé à réconcilier ces deux hommes. Elle ne parlait plus à d’Argenton de son fils ; seulement, en cachette, elle donnait à celui-ci des rendez-vous.

Deux ou trois fois même, elle était venue en fiacre et voilée à l’atelier de la rue Oberkampf, demander Jack, que ses compagnons purent voir à la portière, causant avec une femme encore jeune, d’une élégance un peu voyante. Le bruit se répandit qu’il avait une maîtresse crânement « gironde. » On le complimenta, on crut voir là une de ces liaisons étranges, mais assez fréquentes, par lesquelles certaines rouleuses, sorties du faubourg, une fois riches et lancées, reviennent au ruisseau natal. C’est une rencontre dans un bal de barrière, où madame est allée par chic, ou bien sur ce chemin de courses qui traverse les quartiers pauvres. Ces ouvriers-là sont mieux mis que les autres ; ils ont l’air faraud, le regard dédaigneux et distrait des hommes que les reines ont choisis.

Pour Jack, ces soupçons étaient doublement outrageants, et sans les communiquer à Charlotte, il allégua, pour l’empêcher de revenir, le règlement de l’atelier, interdisant toute sortie pendant les heures de travail. Dès lors ils ne se virent plus que de loin en loin dans des jardins publics, dans des églises surtout, car ainsi que toutes ses pareilles, elle devenait dévote en vieillissant, par un débordement de sentimentalité inactive, et aussi par un goût des honneurs, des cérémonies, le besoin de satisfaire ses dernières vanités de jolie femme, en s’agenouillant sur un prie Dieu, à l’entrée du chœur, les jours de sermon. Dans ces rares et courts rendez-vous, Charlotte parlait tout le temps selon son habitude, quoique d’un air triste, un peu fatigué. Elle se disait pourtant très tranquille, très heureuse, pleine de confiance dans l’avenir littéraire de M. d’Argenton. Mais un jour, à la fin d’une de ces causeries et comme ils sortaient de l’église du Panthéon :

— Jack, lui dit-elle avec un peu d’embarras, est-ce que tu pourrais… Figure-toi, je ne sais pas comment j’ai fait mon compte, je n’ai plus assez d’argent pour aller jusqu’à la fin du mois. Je n’ose pas lui en demander, ses affaires vont si mal. Il est malade avec cela, ce pauvre ami. Pourrais-tu m’avancer seulement pour quelques jours…

Il ne la laissa pas achever. Il venait de toucher sa paye et la mit dans la main de sa mère en rougissant. Puis au grand jour de la rue, il remarqua ce qu’il n’avait pu voir dans l’ombre de l’église, des traces de désespoir sur ce visage souriant, ces pâleurs marbrées de rouge où l’on dirait que la fraîcheur s’en va, délayée dans des ruisseaux de larmes. Une immense pitié le prit.

— Tu sais, ma mère, si tu étais malheureuse… Je suis là… Viens me trouver… Je serais si fier, si content de t’avoir !

Elle tressaillit :

— Non, non, c’est impossible, dit-elle à voix basse. Il est trop éprouvé en ce moment. Ce ne serait pas digne.

Elle s’éloigna précipitamment, comme si elle eût craint de céder à quelque tentation.


  1. Il y a le canon du litre et le canon de la bouteille. Celui-ci est bien plus distingué.
  2. Un logeur.
  3. C’est le nom qu’on donne à la bienvenue.