Jacques (1853)/Chapitre 07

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Jacques (1853)
JacquesJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 5 (p. 11-12).
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VII.

DE FERNANDE À CLÉMENCE.
Tilly, le…

Tu es une moqueuse ; tu dis que j’imite le jargon des grognards, comme si j’avais composé dix vaudevilles ; cependant tu dis que j’ai bien fait de te raconter tout cela ; et moi aussi, je le pense, car te voilà à demi réconciliée avec Jacques ; ce caractère froidement brave te plaît, et à moi donc !

J’ai suivi ton conseil, et je ne sais trop quelle conclusion je dois tirer de la conversation que j’ai eue avec les Borel. Je te la transmets, au risque d’être encore traitée de petite perruche : tu me diras ce que tu en penses.

L’occasion s’est offerte à moi on ne peut meilleure. Maman avait été faire une visite à notre voisine, madame de Bailleul, quand Eugénie et son mari sont arrivés. Jacques avait été appelé à Tours pour une affaire. « Je suis enchantée de me trouver seule avec vous, leur ai-je dit ; j’ai beaucoup de questions à vous faire à tous deux. D’abord êtes-vous bien mes amis ? suis-je indiscrète de compter sur vous comme sur moi-même ? » Eugénie m’a embrassée, et son mari m’a tendu la main d’une grosse façon militaire que ma mère eût trouvée de bien mauvais ton, mais qui m’a inspiré plus de confiance que tous les compliments du monde. « Il faut que vous me parliez de Jacques, leur ai-je dit ; vous ne m’en avez jamais dit que du bien ; il est impossible que vous n’ayez pas un peu de mal à m’en dire. — Qu’est-ce que cela signifie ? s’est écriée Eugénie. — Ma bonne amie, lui ai-je répondu, je vais m’engager sans retour et bien précipitamment avec un homme que je connais très-peu ; ce serait une grande folie, si vous n’étiez garants du noble caractère de cet homme-là. Maintenant je ne songe pas à m’en dédire, car il sait et vous savez tous que je l’aime ; mais, malgré cela, et même à cause de cela, je voudrais le connaître mieux et pouvoir me tenir en garde contre les défauts grands ou petits qu’il peut avoir. Vous m’avez dit, dans un temps où aucun de nous ne songeait qu’il pouvait devenir mon mari, qu’il avait beaucoup de singularités, maintenant il m’intéresse extrêmement de savoir quelles sont ces singularités, afin de n’en pas blesser quelqu’une involontairement et d’éviter tout ce qui peut les éveiller. Je n’en ai encore aperçu que l’ombre, et je me demande souvent s’il est possible qu’un homme soit aussi parfait que Jacques me semble l’être. Je veux me défendre de l’aveuglement et de l’enthousiasme ; je vous en prie, mes amis, parlez-moi, éclairez-moi.

— Cela est embarrassant en diable, a répondu M. Borel, et je ne sais que vous dire. Vous êtes si franche et si bonne enfant, Mademoiselle, que, si vous étiez ma propre sœur, je ne pourrais pas avoir plus d’estime et d’amitié pour vous que je n’en ai. D’un autre côté, Jacques est mon plus ancien, mon meilleur ami : il m’a porté sur ses épaules en Russie pendant plus de trois lieues. Oui, Mademoiselle, le petit Jacques a porté le gros animal que voilà, qui sans lui serait crevé de froid à côté de son cheval ; et il a manqué de mourir lui-même par suite de ce léger fardeau. Je vous ai raconté cela, peut-être ; je pourrais vous raconter tant d’autres choses ! des dettes payées, des duels accommodés, des coups parés tant à la bataille qu’au cabaret, des services à n’en pas finir ; et moi, qu’est-ce que j’ai fait pour lui ? rien du tout. Ai-je le droit à présent de parler de lui comme je le ferais d’un autre ? — À tout autre qu’à moi, non certainement, ai-je répondu ; mais à moi, je crois que vous le devez. — Je ne sais pas ! je ne sais pas ! Je vous aime bien, ma chère mademoiselle Fernande ; mais, voyez-vous, j’aime Jacques encore plus que vous. — Je le crois bien, mais ce n’est pas dans mon intérêt seulement, mais dans celui de Jacques, que je vous interroge. — Fernande a raison, a dit Eugénie ; il faut qu’elle connaisse son mari pour lui épargner de petits chagrins, et peut-être de grandes contrariétés. Elle dit qu’elle aime Jacques, et que ce ne seront pas de petites raisons qui pourront la dégoûter de lui : il faut croire ce que dit Fernande ; elle ne ment pas ; moi, je tiens sa parole pour sacrée. Comme, d’un autre côté, je sais qu’il est impossible de trouver un reproche un peu grave à faire à Jacques, je ne vois pas le moindre inconvénient à lui dire tout ce que tu sais. Pour moi, j’ai souvent entendu raconter les originalités de Jacques ; mais je déclare que je n’en ai vu aucune, et que, depuis trois mois qu’il demeure chez nous, je n’ai jamais eu sujet de m’étonner de rien, si ce n’est de sa douceur, de son égalité de caractère et du calme de son esprit. — Voilà que tu fais ce que je ne voudrais pas faire, interrompit son mari ; tu parles contre la vérité. Il est vrai que tu mens sans le savoir. Toutes les femmes voient Jacques avec prévention, jusqu’à la mienne, qui certainement est une femme sensée. — Eh bien ! moi, je veux l’être encore plus, ai-je dit ; je veux le voir tel qu’il est. Parlez, mon cher colonel ; Jacques est-il d’un caractère fantasque ? a-t-il des caprices, des emportements ? — Des emportements ? non ; ou, s’il en a, je ne les ai jamais aperçus : il est doux comme un agneau. — Mais des caprices ? — Je vous répondrai à une condition : c’est que vous me permettrez de raconter à Jacques notre conversation mot pour mot, et dès ce soir. » Cette demande m’a un peu embarrassée. « Comment ! me suis-je dit, Jacques saura que je l’ai soupçonné de n’être pas toujours dans son bon sens ? que j’ai demandé à ses amis les petits secrets de son caractère, au lieu de l’interroger franchement et de m’en rapporter à lui ? — Vous ne vous en souciez pas, a dit le colonel : eh bien ! laissons là ce sujet ; dispensez-moi de vous répondre : je vous promets sur l’honneur de ne pas dire à Jacques que vous m’avez interrogé. — J’ai peut-être eu tort de le faire, ai-je répondu ; mais, puisque je l’ai fait, j’en veux subir toutes les conséquences ; il me paraîtrait plus déloyal de m’en cacher que de persister. Parlez donc, j’accepte les conditions. » Il s’est enfin décidé, et il m’a parlé de Jacques à peu près dans ces termes :

« Je ne sais pas comment Jacques est avec les femmes ; ainsi je ne vois pas trop à quoi vous servira ce que je vais vous dire. Toutes les femmes que j’ai vues raffolent de lui, et je ne sache pas qu’aucune de celles qui l’ont aimé ait eu un seul reproche à lui faire. Mais moi, qui l’aime de tout mon cœur, je lui en veux souvent ; pourquoi ? je n’en sais trop rien. Je le trouve sec, fier, méfiant ; je suis en colère de ce qu’il sait si bien se faire aimer en de certains moments. Il y en a d’autres où il semble qu’il ne vous connaît plus. « Mais qu’as-tu donc, Jacques ? — Rien. — Souffres-tu ? — Non. — As-tu quelque chose qui te contrarie ? — Bah ! — Mais enfin tu n’es pas dans ton humeur ordinaire ? — Si fait. — Tu veux que je te laisse tranquille ? — Oui. — À la bonne heure. » Cela n’est rien, nous avons tous de mauvais moments ; mais quand nous sommes sûrs d’un ami, nous lui demandons tous les services dont nous avons besoin. Il n’y a pas de danger que Jacques en demande jamais un seul, fût-ce un verre d’eau in articulo mortis, et cela non pas tant peut-être par orgueil que par méfiance. Il ne dit jamais la raison de son silence, mais on s’en aperçoit tout de suite à la manière dont il vous conseille en pareille occasion. « Ne faites pas cela, dit-il, mettez l’amitié à l’épreuve le moins que vous pourrez. » Vous m’avouerez que pour un homme dont l’amitié est capable de tous les sacrifices, il y a une espèce de folie superbe à nier l’amitié des autres. C’est injuste, et cet orgueil-là m’a souvent mis en colère contre lui. Cette singularité en entraîne d’autres. Quand il a rendu un service, il ne peut pas souffrir qu’on l’en remercie, et il est capable de fuir et d’éviter longtemps, de quitter même tout à fait celui qu’il a obligé ; il semble qu’il prenne en aversion la figure des gens qui ont reçu de lui quelque chose. Il y a là-dedans excès de délicatesse, mais il y a quelque chose de plus encore : il y a la conviction cruelle que tous ceux à qui il fait du bien doivent devenir ses ennemis. Il a d’autres manies inexplicables : il n’aime pas qu’on le regarde en de certains moments, et l’on ne sait jamais pourquoi. Il ne veut pas qu’on le questionne ni qu’on le soigne dans ses souffrances. Ce qu’il y a de plus déplaisant, c’est qu’il ne peut pas souffrir qu’on parle de guerre et qu’on raconte les campagnes qu’on a faites ; il s’en va quand on commence à bavarder au dessert. Il ne s’enivre jamais, eût-il avalé de l’eau-forte. Il ne sort jamais de son sang-froid ; cela le met dans une sorte de désaccord avec nous autres, et fait qu’il a toujours été estimé plutôt qu’aimé au régiment. Sans les services qu’il a rendus d’une manière toujours magnifique, on l’aurait détesté comme un mauvais camarade ; car les militaires n’aiment pas ceux qui se taisent à table et qui ont l’air d’en penser plus long qu’eux.

— D’après cela, dis-je à M. Borel, je crois voir qu’il a le fond du cœur chagrin et l’esprit mélancolique. — Le fond du cœur de Jacques n’est pas facile à voir, reprit-il, mais son caractère n’est pas plus mélancolique qu’un autre. Il a, comme nous tous, ses bons et ses mauvais jours ; il s’égaie volontiers, mais il ne s’abandonne jamais. Il a une petite joie tranquille qui fait mourir de rire quand on a encore un demi-sens pour aimer la gaieté douce ; mais quand on casse les pots, Jacques n’en est plus ; il disparaît comme la fumée des pipes et s’éclipse tout doucement, sans qu’on sache s’il est sorti par la porte ou par la fenêtre. — Cela ne me semble pas un grand défaut, repris-je. — Ni à moi non plus, dit Eugénie. — Ni à moi non plus maintenant, dit Borel ; je me suis rangé, et le tapage ne me paraît plus nécessaire. Mais j’ai été un grand mauvais sujet autrefois, et j’avoue que dans ce temps-là je faisais un crime à Jacques de l’être moins que moi. Il y en avait parmi nous qui ne lui pardonnaient pas de conserver toujours sa raison, et qui disaient qu’il faut se méfier de l’homme à qui le vin ne desserre jamais les dents. Voilà le reproche le plus grave qu’on ait eu à lui faire ; c’est à vous de juger si vous devez le corriger de cela. — Non pas ! répondis-je en riant. Est-ce là tout ? — Tout, ma parole d’honneur ! À présent que je vois avec quelle philosophie vous prenez ces choses-là, je suis enchanté de vous les avoir dites ; car je parie que vous vous imaginiez des choses bien plus terribles. — Je ne sais pas, répondis-je en riant, s’il est un plus terrible défaut que celui de boire avec prudence et modération. Eugénie est bien heureuse de n’avoir pas cela à vous reprocher. — Vous êtes une méchante, dit-il en me piquant la main avec ses grosses moustaches. À présent vous ne me questionnerez plus ? »

La manière dont il s’était plaint de Jacques m’avait paru si singulière que je ne songeai qu’à en rire avec eux ; mais quand ils furent partis, je me mis à penser à certaines parties de ce discours qui ne m’avaient pas assez frappée d’abord, à ces paroles surtout : « Il semble qu’il prenne en aversion la figure des gens qui ont reçu de lui quelque chose. » Je ne sais pourquoi je me sentis tellement effrayée à cette idée que j’eus presque envie d’écrire à Jacques pour rompre avec lui ; car enfin je suis pauvre, et je vais recevoir la fortune de Jacques. Il ne m’épouse peut-être que pour me la donner ; et quand je serai son obligée à ce point, le plus léger tort de ma part lui semblera une ingratitude ; il s’imaginera peut-être que je lui dois plus qu’une autre femme ne doit à son mari, et il aura peut-être raison. Pour la première fois je me sens alarmée sérieusement de ma position ; mon orgueil souffre, et mon amour encore davantage.