Jacques (1853)/Chapitre 10

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Jacques (1853)
JacquesJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 5 (p. 13-14).
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X.

DE JACQUES À SYLVIA.

Eh bien ! oui, c’est de l’amour, c’est de la folie, c’est ce que tu voudras, un crime peut-être ! Peut-être que je m’en repentirai et qu’il sera trop tard ; peut-être aurai-je fait deux malheureux au lieu d’un ; mais il n’est déjà plus temps : le pente m’entraîne et me précipite ; j’aime, je suis aimé. Je suis incapable de penser et de sentir autre chose.

Tu ne sais pas ce que c’est qu’aimer pour moi ! Non, je ne te l’ai jamais dit, parce que dans ces moments-là j’éprouve un besoin égoïste de me replier sur moi-même et de cacher mon bonheur comme un secret. Tu es le seul être au monde avec lequel il m’ait été possible de m’épancher, et encore cela ne m’a été possible qu’en de rares instants. Il en est d’autres où Dieu seul a pu être le confident de ma douleur ou de ma joie. Aujourd’hui j’essaierai de te montrer mon âme tout entière et de te faire descendre au fond de cet abîme que tu dis inconnu à moi-même. Peut-être verras-tu que je ne suis pas ce lutteur terrible que tu crois ; peut-être m’aimeras-tu moins, fière Sylvia, en voyant que je suis plus homme que tu ne penses.

Mais pourquoi serait-ce une faiblesse que de s’abandonner à son propre cœur ? Oh ! la faiblesse, c’est l’épuisement ! C’est quand on ne peut plus aimer qu’on doit pleurer sur moi-même et rougir d’avoir laissé éteindre le feu sacré ; moi, je le sens avec orgueil qui se ravive de jour en jour. Ce matin je respirais avec volupté les premières brises du printemps, je voyais s’entr’ouvrir les premières fleurs. Le soleil de midi était déjà chaud, il y avait de vagues parfums de violettes et de mousses fraîches répandus dans les allées du parc de Cerisy. Les mésanges gazouillaient autour des premiers bourgeons et semblaient les inviter à s’entr’ouvrir. Tout me parlait d’amour et d’espérance ; j’eus un si vif sentiment de ces bienfaits du ciel, que j’avais envie de me prosterner sur les herbes naissantes et de remercier Dieu dans l’effusion de mon cœur. Je te jure que mon premier amour n’a pas connu ces joies pures et ces divins ravissements ; c’était un désir plus âpre que la fièvre. Aujourd’hui il me semble être jeune et ressentir l’amour dans une âme vierge de passions. Et pendant ce temps tu vois mon spectre épouvanté errer autour de toi, rêveuse ! Oh ! jamais je n’ai été si heureux ! jamais je n’ai tant aimé ! Ne me rappelle pas que j’en ai dit autant chaque fois que je me suis senti amoureux. Qu’importe ? on sent réellement ce qu’on s’imagine sentir. Et d’ailleurs je croirais assez à une gradation de force dans les affections successives d’une âme qui se livre ingénument comme la mienne. Je n’ai jamais travaillé mon imagination pour allumer ou ranimer en moi le sentiment qui n’y était pas encore ou celui qui n’y était plus ; je ne me suis jamais imposé l’amour comme un devoir, la constance comme un rôle. Quand j’ai senti l’amour s’éteindre, je l’ai dit sans honte et sans remords, et j’ai obéi à la Providence qui m’attirait ailleurs. L’expérience m’a bien vieilli ; j’ai vécu deux ou trois siècles, mais du moins elle m’a mûri sans me dessécher. Je sais l’avenir, mais pour rien au monde je n’aurais la froide lâcheté de lui sacrifier le présent. Qui, moi ! moi qui suis si bien habitué à la souffrance, je reculerais devant elle, je ne disputerais pas à cette avare destinée les biens que je peux lui arracher encore ! Ai-je donc été si heureux ? n’ai-je plus rien à connaître, rien à posséder de nouveau sous le soleil de ce monde-ci ? Je sens bien que je n’ai pas fini, que je ne suis pas rassasié ; je sens qu’il y a encore des joies pour mon cœur, puisque mon cœur a encore des désirs et des besoins. Je veux conquérir ces joies et les savourer, dussé-je les payer plus chèrement que toutes celles que Dieu m’a fait expier déjà. Si la destinée de l’homme, ou si la mienne du moins, est d’être heureux pour souffrir ensuite, et de tout posséder pour tout perdre, soit ! Si ma vie est un combat, une révolte continuelle de l’espérance contre l’impossible, j’accepte ! Je me sens encore la force de combattre et d’être heureux un jour au prix de tout le reste de mes jours futurs. Je défie le sort de m’épouvanter avant le combat ; qu’il me brise s’il est le plus fort.

Ne me dis pas que j’expose le bonheur d’un autre avec le mien. D’abord cet être, là où je le prends, ne serait qu’infortuné en d’autres mains que les miennes ; et puis ce qu’il est destiné à souffrir avec moi est peu de chose au prix de ce que je suis résigné à souffrir avec lui. Les tourments qui m’attendent, je les connais, et je sais ce que sont les douleurs des autres au prix des miennes. Comment veux-tu que j’aie de la compassion pour quelqu’un ? Songerais-tu à établir une comparaison entre moi et le reste des hommes ? En fait de souffrance, ne suis-je pas une exception ? Tout autre que toi rirait de cette prétention et la prendrait pour un imbécile orgueil ; mais tu sais bien que je ne m’en vante pas, et que je m’en plains dans l’amertume de mon cœur. Tu sais que j’ai souvent maudit le ciel pour m’avoir refusé la faculté qu’il accorde si généreusement à tous les hommes, l’oubli ! De quoi ne se consolent-ils pas et de quoi me suis-je jamais consolé ? La douleur les effleure ; je ne sais quel vent souffle sur leurs plaies et les sèche aussitôt. Pourquoi les miennes saignent-elles éternellement ? Pourquoi la première douleur de ma vie, au lieu de s’en aller dans la nuit de l’oubli, est-elle toujours devant mes yeux, terrible et vivante comme le sang prolifique de l’hydre ? Pour tous les humains, le malheur est une hymne funèbre qui passe, et dont les notes se perdent peu à peu dans l’éloignement ; quand la dernière s’envole, l’oreille n’en conserve pas le son. Pourquoi mugissent-elles toutes autour de moi ? Pourquoi cet éternel chant de mort qui s’élève à toute heure dans mon âme et qui me force à pleurer continuellement mes pertes ? Pourquoi mon front est-il ceint d’épines qui le déchirent à chaque souffle du vent dans les fleurs dont les autres se couronnent ?

Oh ! je vois bien que les autres ne souffrent pas la centième partie de mon mal. Ils se désolent cent fois plus haut, parce qu’ils ne savent vraiment pas ce que c’est que la douleur. Insolents sybarites, ils se plaignent du pli d’une rose ; je vois comme ils se guérissent, comme ils se consolent, comme ils sont aveuglément dupes d’une illusion nouvelle. Race stupide et lâche ! ils n’affronteraient pas ces illusions s’ils savaient comme moi ce qu’elles valent ! quand ils sont terrassés par le destin, ils avouent qu’ils se sont trompés. « Ah ! si j’avais su, disent-ils, que cela devait finir ainsi ! » Et moi je sais comment tout finit, et je commence un amour nouveau ! Tu vois bien que je suis cent fois plus courageux, cent fois plus infortuné que les autres.

Fernande souffrira donc avec moi, tu veux que je trace d’avance l’arrêt de mort de mon bonheur. Eh bien ! sois satisfaite, âme stoïque, vigueur impitoyable ! l’un de nous cessera d’aimer, elle ou moi, qu’importe ? celui qui se détachera le dernier ne sera pas le plus malheureux ! Fernande se consolera ; elle est sincère et bonne ; mais elle est faible, la pauvre enfant ; faible sera sa douleur.

Au milieu de mon amour et de ma joie, il y a une chose qui me déchire et qui m’indigne contre moi, et contre toi aussi, Sylvia : contre moi, parce que je n’ai pas songé dans ma dernière lettre à te questionner ; contre toi, parce que tu gardes un dédaigneux silence, comme si tu me croyais devenu indifférent à ton sort. Si tu avais cette idée-là, Sylvia, je serais capable de partir à l’heure même et d’aller te redemander à genoux ta confiance et ton estime. Oh ! dis-moi comment va ton cœur, infortunée ! parle-moi de toi ! Comment ! depuis trois semaines il n’est question que de moi, et nous n’avons pas dit un mot de ta nouvelle situation ! La dernière fois que tu m’en as parlé, tu semblais assez satisfaite ; mais je ne puis me tranquilliser absolument sur la solitude où je t’ai laissée. Cela est bien rude à ton âge, Sylvia, et avec ta force ! plus on a d’énergie pour résister à la douleur, plus on en a pour la ressentir. Dis-moi, dis-moi si tu as pris le dessus. Il ne me semble pas, à la manière dont tu envisages ma position, que tu aies trouvé le repos de l’esprit. Parle-moi de ce cœur qui me juge et me dissèque si sévèrement, et qui a toutes mes folies, toute mon audace. N’oublie pas du moins, Sylvia, qu’il y a entre nous un sentiment plus fort que l’amour, et que tu n’as qu’un mot à dire pour m’envoyer d’un bout du monde à l’autre.