Jacques (1853)/Chapitre 33

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Jacques (1853)
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XXXIII.

DE JACQUES À SYLVIA.

Ma femme est mère de deux jumeaux, un fils et une fille, tous deux forts et bien constitués ; j’espère qu’ils vivront l’un et l’autre. Fernande les nourrit alternativement avec une nourrice, afin, dit-elle, de ne pas faire de jaloux ; elle est tellement occupée d’eux que désormais j’espère qu’elle aura peu de temps pour s’affliger de tout ce qui leur sera étranger. Maintenant elle reporte sur eux toute sa sollicitude, et je suis obligé d’interposer mon autorité pour qu’elle ne les fasse pas mourir par l’excès de sa tendresse : elles les réveille quand ils sont endormis pour les allaiter, et les sèvre quand ils ont faim ; elle joue avec eux comme un enfant avec un nid d’oiseaux ; elle est vraiment bien jeune pour être mère ! Je passe mes journées auprès de ce berceau ; je vois que déjà, moi homme, je suis nécessaire à ces créatures à peine écloses. La nourrice, comme toutes les femmes de sa classe, est remplie d’imbéciles préjugés auxquels Fernande ajoute foi plus volontiers qu’aux simples conseils du bon sens ; heureusement elle est si bonne et si douce, qu’elle accorde à une prière affectueuse ce que ne lui inspire pas son jugement.

J’éprouve, depuis que j’ai ces deux pauvres enfants, une mélancolie plus douce ; penché sur eux durant des heures entières, je contemple leur sommeil si calme et ces faibles contractions des traits qui trahissent, à ce que je m’imagine, l’existence de la pensée chez eux. Il y a, j’en suis sûr, de vagues rêves des mondes inconnus dans ces âmes encore engourdies ; peut-être qu’ils se souviennent confusément d’une autre existence et d’un étrange voyage à travers les nuées de l’oubli. Pauvres êtres, condamnés à vivre dans ce monde-ci, d’où viennent-ils ? seront-ils mieux ou plus mal dans la vie qu’ils recommencent ? Puissé-je leur en alléger le poids pendant quelque temps ! mais je suis vieux, et ils seront encore jeunes quand je mourrai…

J’ai eu une légère contestation avec Fernande pour leurs noms ; je la laissais absolument libre de leur donner ceux qui lui plairaient, à condition que ni l’un ni l’autre ne recevraient celui de sa mère, et précisément elle désirait que sa fille s’appelât Robertine ; elle m’objectait l’usage, le devoir. J’ai été presque obligé de lui dire que son devoir était de m’obéir ; j’ai horreur de ces mots et de cette idée ; mais je haïrais ma fille si elle portait le nom d’une pareille femme. Fernande a beaucoup pleuré en disant que je voulais la brouiller avec sa mère, et elle s’est rendue malade pour cette contrariété. En vérité, je suis malheureux. Tu devrais venir près de nous, mon amie ; tu devrais essayer de combattre l’influence que l’on exerce sur elle à mon préjudice. Je ne sais pas si ma prière est indiscrète ; tu ne m’as rien dit d’Octave depuis bien longtemps, et comme il me semble que tu affectes de ne m’en point parler, je n’ose pas t’interroger. S’il est auprès de toi, si tu es heureuse, ne me sacrifie pas un seul des beaux jours de ta vie ; ces jours-là sont si rares ! Si tu es seule, si tu n’as pas de répugnance à venir, consulte-toi.