Jacques (1853)/Chapitre 51

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Jacques (1853)
JacquesJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 5 (p. 55-57).
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LI.

DE JACQUES À SYLVIA.

Je serai demain auprès de toi ; aujourd’hui je suis malade. Je me suis senti comme foudroyé par la fièvre en lisant ta lettre ; jusque-là j’étais si agité que je ne sentais pas mon mal ; aussitôt que mon être moral a été guéri, mon être physique s’est aperçu du choc terrible qu’il avait reçu, et il a semblé vouloir se dissoudre. Pendant quelques heures j’ai cru que j’allais mourir, et je songeais à te faire appeler, quand une saignée, que le médecin du village voisin m’a faite à propos, est venue me soulager ; je serai tout à fait bien demain. Ne prends point d’inquiétude et ne dis rien à Fernande.

Je l’ai accusée injustement, j’ai été coupable envers elle ; je ne lui en demanderai point pardon, ces sortes d’aveux aggravent le mal ; mais je réparerai ma faute. Je sens que mon affection pour elle n’a rien perdu de sa ferveur, et que la souffrance n’a point affaibli les facultés aimantes de mon cœur. J’ignore si je puis encore appeler amour le sentiment que Fernande a pour moi ; j’en doute, car elle a bien souffert de cet amour, et je ne crois pas qu’elle puisse, comme moi, souffrir sans se dégoûter. Pour moi, il me semble que je suis le même qu’au jour où je l’ai pressée dans mes bras pour la première fois ; la même chaleur sainte et bienfaisante entretient la jeunesse de mon cœur ; je suis aussi dévoué, aussi sûr de moi, aussi calme pour supporter les douleurs journalières qu’engendre l’intimité. Je ne sens pas la moindre amertume contre le passé, pas le moindre ennui du présent, pas le moindre découragement devant l’avenir ; oui, je l’aime encore comme je l’aimais ; seulement je suis un peu moins heureux.



Mais il s’agenouilla au milieu de la chambre. (Page 47.)

Octave me paraît fort extravagant en tout ceci ; mais c’est peut-être son caractère, et alors il n’y a pas de reproche à lui faire. Tu as raison de penser qu’il faut couper court promptement à ce manège puéril, et réparer, aux yeux de nos gens, le mauvais effet qu’il a dû produire. Il n’y a pas d’explication possible à leur donner ; il y en aurait qu’il ne faudrait pas en prendre la peine. Mais une prompte bonne intelligence entre nous quatre, et Octave assis à notre table pendant une ou plusieurs semaines, répondront victorieusement à tous les mauvais commentaires.

Tu t’excuses de m’avoir caché ton sacrifice ; car c’en était un, Sylvia. Je connais ton cœur ; je sais ce que ton noble orgueil et ta paisible fermeté cachent de tendresse et de compassion ; je sais que tu as dû pleurer les larmes d’Octave, et que tu ne l’as pas affligé sans déchirer ton âme. Tu dis que ce que tu as de plus cher au monde, c’est moi. Bonne Sylvia ! ce que tu as de plus cher au monde, tu ne l’as pas encore rencontré. Le rencontreras-tu jamais, et, si cela arrive, sera-ce pour ton bonheur ou pour ton malheur ?

Quant à Octave, je te supplie d’avoir beaucoup de douceur et de bonté avec lui ; il est bien assez à plaindre de ne pouvoir être aimé de toi ; épargne-lui les reproches. Pour moi, quelque étrange qu’ait été son procédé en s’adressant à ma femme plutôt qu’à moi, je lui témoignerai l’amitié et l’estime qu’il mérite. À demain donc ! tu m’as sauvé, Sylvia ; sans toi je partais, j’abandonnais Fernande ; j’étais à jamais criminel et malheureux. Pauvre Fernande ! brave Sylvia ! oh ! je vais être encore bien heureux, je le sens. Et mes enfants que je croyais ne plus revoir que dans cinq ou six ans, mes chers enfants que je vais couvrir de douces larmes !


Elle était jolie comme un ange avec ce costume. (Page 47.)