Jacques (1853)/Chapitre 58

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Jacques (1853)
JacquesJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 5 (p. 61-62).
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LVIII.

D’OCTAVE À FERNANDE.

Ô mon ange, ô ma bien-aimée, nous sommes sauvés ! que Dieu te couvre de ses bénédictions, ô la plus pure et la plus sainte de ses créatures ! Oui, tu as raison, on a la force qu’on veut avoir, et le ciel n’abandonne point au danger ceux qui se recommandent à lui dans la sincérité de leur cœur. Que serais-je devenu loin de toi ? Mon âme se serait souillée de regrets, de fureurs, de projets, et peut-être d’entreprises insensées pour te retrouver et te ressaisir, au lieu que tu m’aideras à être vertueux et tranquille comme toi. Le continuel spectacle de ta sérénité angélique fera passer le même calme dans mon cœur et dans mes sens. J’étais perdu si tu me retirais ta main secourable ; laisse-moi la coller à mes lèvres, et qu’elle me conduise où elle voudra. Je suis résigné à tous les sacrifices ; je me tairai et je guérirai. Eh ! ne suis-je pas déjà guéri ? n’ai-je pas fait l’essai de mes forces durant ces heures de la nuit que tu m’as laissé passer dans ta chambre ? J’étais fou quand je me suis levé pour t’aller dire adieu. Et ce Jacques que le hasard fait partir précisément hier soir, au milieu du plus terrible accès de ma fièvre et de mon égarement ! Ah ! c’était la volonté de la Providence. Si tu avais refusé de me voir, j’enfonçais ta porte ; je ne savais plus ce que je faisais ; mais tu m’as ouvert, et tu as bien fait. Est-ce qu’il y a au monde un emportement, un délire, qui puisse résister à la sainte confiance d’un être aussi chaste, aussi divin que toi ? Tu ne dormais pas non plus, ô mon enfant chéri ! tu n’étais pas même déshabillée, et tu priais pour moi ! ange du ciel, Dieu t’a exaucée ! Quand je t’ai vue si belle, si candide avec ta robe blanche et tes cheveux blonds épars sur tes épaules, avec ton sourire affectueux sur les lèvres, et tes grands yeux encore humides des larmes que tu avais versées pour moi, il m’a semblé voir une vierge de l’Élysée, et je suis tombé à tes pieds comme devant un autel. Oh ! comme tu as écouté ma douleur, comme tu as essuyé mes larmes avec une ineffable tendresse ! et tu m’embrassais en pleurant toi-même, ô sublime imprudente ! Mais quel être immatériel es-tu donc ? et quelle puissance divine as-tu reçue d’en haut pour calmer les fureurs du désespoir avec les caresses qui devraient les allumer ? Tes lèvres étaient si fraîches sur mon front ! Il me semblait qu’un baume ineffable passait dans toutes mes artères, et que mon sang devenait aussi pur, aussi paisible que celui de tes enfants endormis auprès de nous. Oh ! qu’ils sont beaux, tes enfants, et combien je les aime ! Il y a déjà sur le visage de ta fille un reflet de ton âme virginale ! Je te l’aurais enlevée, si tu m’avais chassé ; je n’aurais pu abandonner ce berceau où je l’ai endormie si souvent ; car mon âme se brisait à l’idée de vivre seul et abandonné, moi qui, depuis huit mois, vis d’affections ineffables. Avec toi, mon plus précieux trésor, que de biens j’allais perdre : l’amitié de Sylvia, qui est si grande, si éclairée, si belle ! et celle de Jacques, que je paierais de mon sang ! Où aurais-je retrouvé des cœurs semblables ? Qui m’aurait fait une vie supportable loin de vous tous ?

Bénie sois-tu, ma Fernande ! tu n’as pas voulu mon désespoir, et quand je t’ai demandé si tu croyais qu’il nous fût possible de vivre l’un près de l’autre sans danger, c’est Dieu qui a dicté ta réponse. Ah ! ce oui ! comme tu l’as dit avec enthousiasme et avec confiance ! il m’a frappé d’une commotion électrique ; je m’attendais si peu à cette parole d’encouragement et de pardon ! Un instant, un mot a suffi pour faire de moi un autre homme. Puisque tu es sûre de moi, je le suis aussi ; c’était une lâcheté de fuir quand je pouvais me vaincre ; et d’ailleurs est-ce donc si difficile ? Je ne conçois plus pourquoi j’ai été en proie à ces agitations frénétiques ; c’est que le danger est toujours plus terrible de loin que de près ; c’est que, d’ailleurs, quand je croyais pouvoir succomber et t’entraîner avec moi, je ne te connaissais pas ; je te prenais pour une femme comme les autres, et tu es une divinité qu’aucune souillure humaine ne peut atteindre. Je ne pouvais m’imaginer qu’au lieu de la crainte ou de la colère, quand je t’aurais avoué mes tourments, je trouverais sur ton front cette impassible confiance, et sur tes lèvres ce miséricordieux sourire. Je croyais que tu t’arracherais de mes bras avec effroi, et quand j’approcherais mes lèvres de ton visage pour te donner, comme les autres jours, un fraternel baiser, que tu te détournerais avec indignation. Mais ton innocence brave tous les périls vulgaires et les surmonte tranquillement. Ah ! je saurai m’élever jusqu’à toi, et planer du même vol au-dessus des orages des passions terrestres, dans un ciel toujours radieux, toujours pur. Laisse-moi t’aimer, et laisse-moi donner encore le nom d’amour à ce sentiment étrange et sublime que j’éprouve ; amitié est un mot trop froid et trop vulgaire pour une si ardente affection ; la langue humaine n’a pas de nom pour la baptiser. Mais n’appelle-t-on pas amour aussi l’amitié des mères pour leurs enfants et l’enthousiasme de la foi religieuse ? Ce que tu m’inspires participe de tout cela, mais c’est quelque chose de plus encore. Ah ! sache qu’il faut bien t’aimer, Fernande, pour éprouver ce calme qui est descendu en moi depuis six heures. Chose étrange et délicieuse ! en rentrant dans ma chambre, purifié par mes résolutions, apaisé par ton chaste embrassement, je me suis endormi du plus profond et du plus bienfaisant sommeil que j’aie goûté depuis trois mois, et je viens de m’éveiller plus calme et plus joyeux que je ne l’ai été de ma vie. Oh ! quel bien m’ont fait tes paroles ! Écris-moi, répète-moi tout ce que tu m’as dit, afin que je le relise à genoux si quelque nuage de mélancolie vient encore à passer dans mon beau ciel, et que je retrouve la pure lumière, ô étoile radieuse qui me conduis ! Il me semble que je vois le soleil pour la première fois, tant la nature m’apparaît belle et jeune ce matin ! Je viens d’entendre le premier coup de la cloche qui t’appelle au déjeuner, et j’ai tressailli comme à la voix d’un ami. Quelle belle vie ! comme nous sommes heureux ! Comme je demeure près de toi, Fernande ! le vent d’ouest m’apporte les bruits de ta maison et les parfums de ton jardin. J’ai le temps de m’habiller et d’aller m’asseoir à la même table que toi, avant que Sylvia ait fini d’arranger méthodiquement ses livres et ses crayons dans le grand salon. Comment ! je vais revoir tout cela ! tout cela que j’ai cru quitter pour toujours, hier soir. Je vais encore rire et causer à cette table où il est permis de mettre les deux coudes, et d’où l’on peut se lever autant de fois qu’on veut pendant le repas ? Je vais chanter encore avec toi le duo que nous aimons ? Oh ! quel jour de fête ! Si tu savais comme la lune était belle à son coucher ce matin, quand j’ai traversé le vallon pour revenir chez moi ! Comme l’herbe humide était semée de pâles diamants, et comme les premières fleurs des amandiers exhalaient une odeur fraîche et suave ! Mais tu as joui de tout cela aussi, car tu étais à ta fenêtre, et je t’ai vue aussi longtemps que me l’a permis la distance. Tu me suivais des yeux, ô ma belle amie ! tu m’accompagnais de tes vœux, tu demandais à Dieu de conserver pure en moi l’œuvre de tes pieux efforts, cette nouvelle âme que tu m’as donnée, cette nouvelle vertu que tu m’as révélée ! Allons, allons, je plie ma lettre et je pars ; je viens de regarder dans la lunette d’approche qui est fixée sur ma fenêtre et braquée sur ta demeure ; j’ai vu Sylvia avec sa robe bleue dans le jardin. Tu dors encore, mon petit ange, ou tu habilles tes enfants ; je vais t’aider, et jouer du hautbois pour empêcher ta fille de crier quand tu lui mettras ses bas. Et notre Jacques ! il revient ce soir, n’est-ce pas ? je vais l’embrasser comme si je l’avais perdu pendant dix ans ! Toi, je ne t’embrasserai plus, mais tu me laisseras baiser tes pieds et le bas de ta robe tant que je voudrai.