Jacques (1853)/Chapitre 69

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Jacques (1853)
JacquesJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 5 (p. 69-70).
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LXIX.

DE JACQUES À SYLVIA.

Ce que tu me mandes de ma fille m’effraie extrêmement ; c’est la première fois qu’elle est malade, et, dans l’ordre des choses, elle aurait dû et devra l’être souvent ; mais je ne puis commander à mon inquiétude quand il s’agit de mes enfants, parce qu’ils sont jumeaux, et que leur existence est plus précaire que celle des autres. La petite est bien plus délicate que son frère, et cela justifie la croyance générale qu’un des deux vit toujours aux dépens de l’autre dans le sein de la mère. Si elle va plus mal, écris-le-moi sans hésiter. J’irai te rejoindre, non pour aider à tes soins, qui ne peuvent être que parfaits, mais pour te soulager de la terrible responsabilité qui pèse sur toi. J’ai caché et je cacherai cette nouvelle à Fernande aussi longtemps que je pourrai ; sa santé est réellement très-altérée, le chagrin et l’inquiétude aggraveraient son mal. Elle est entourée ici de soins, d’amitiés et de distractions ; mais rien n’y fait. Elle est d’une tristesse qui me consterne, et ses nerfs sont dans un état d’irritation qui change entièrement son caractère. Tu as raison, Sylvia, cette séparation n’a produit rien de bon. Il y a peu d’âmes qui soient organisées assez vigoureusement pour se maintenir dans le calme d’une forte résolution ; toutes les consciences honnêtes sont capables de la générosité d’un jour, mais presque toutes succombent le lendemain à l’effort du sacrifice. J’ai cru qu’il était de mon devoir de consentir à celui de Fernande et même de le seconder ; ce n’est pas que j’en aie espéré un résultat heureux pour moi. Quand l’amour est éteint, rien ne le rallume ; et en m’arrachant à notre Dauphiné, je n’avais pas certainement sur le visage l’imbécile joie d’un mari dont la vanité triomphe. Je n’avais pas non plus dans le cœur l’imprudent espoir d’un amant qui se flatte de retrouver son bonheur dans l’immolation du bonheur d’autrui. Je savais bien que Fernande aimerait Octave absent d’un amour plus acharné, et que je la dérobais seulement au danger dont sa pudeur eût peut-être suffi pour la préserver. Je savais que le trait s’enfoncerait dans son cœur à mesure qu’elle s’efforcerait de le retirer. Tous les hommes oublient ce qu’ils ont éprouvé, et feignent de ne plus savoir ce que c’est que l’amour quand on leur retire celui qu’ils croyaient posséder. Il faut voir alors par quels stupides arguments ils essaient de prouver que la femme qui les quitte est coupable envers eux. Pour moi, je n’accuserais Fernande que dans le cas où elle recevrait mes caresses d’un front serein, avec un sourire trompeur sur les lèvres. Mais sa conduite est noble ; sa tristesse protesterait contre ma tyrannie, si j’étais assez grossier pour l’exercer. Dans l’espèce d’aversion qu’elle me témoigne malgré elle de temps en temps, il y a une violence de sincérité que je préfère à une hypocrite douceur. Pauvre enfant ! pauvre chère enfant ! comme tu dis, elle fait ce qu’elle peut. Dans de certains moments elle se jette à mon cou en sanglotant, dans d’autres elle me repousse avec horreur. Ah ! que peut-elle craindre de moi ? Je lui proposerai bientôt de revenir si son état ne s’améliore pas ; car je ne veux pas qu’elle soit malheureuse et qu’elle me haïsse. Tous les chagrins, tous les affronts sur moi plutôt que celui-là ! J’attends encore quelques jours ; l’excitation où elle est s’apaisera peut-être comme le redoublement d’une maladie. J’ai dû consentir à l’amener ici, même avec la conviction que cela ne servirait à rien ; j’ai dû lui laisser la faculté de faire un noble effort, et de mettre dans sa vie le souvenir d’un jour de vertu ; ce sera un remords de moins pour l’avenir, un droit de plus à mon respect. Quand elle sera lasse de combattre, je ne lèverai point le bras pour l’achever, mais je le lui offrirai pour s’y reposer. Hélas ! si elle savait combien je l’aime ! Mais je me tais désormais ; mon amour serait un reproche, et je respecte sa souffrance. Insensé que je suis ! il y a des instants où je me flatte qu’elle va revenir à moi, et qu’un miracle va s’accomplir pour me récompenser de tout ce que j’ai dévoré de douleurs dans le cours de ma triste vie !