Jacques (1853)/Chapitre 72

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Jacques (1853)
JacquesJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 5 (p. 70-71).
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LXXII.

D’OCTAVE À HERBERT.

Je suis à Tours depuis un grand mois, comptant les jours le plus patiemment que je peux, et attendant les rares instants où il m’est permis de la voir. Encore ai-je perdu quinze jours à demander et à obtenir cette faveur. L’imprudente ! elle ne sait pas combien sa résistance, ses scrupules et ses larmes m’attachent à elle et donnent de force à ma passion. Rien n’irrite mon désir, rien ne m’éveille de mon indolence naturelle comme les obstacles et les refus. J’ai eu assez à combattre sa terreur d’être découverte et compromise, j’ai été fort occupé. Tu dis que je n’ai pas d’emploi ; je t’assure qu’il n’y a pas de profession plus active et plus assujettissante que celle de pénétrer auprès des femmes que le monde et la vertu se chargent de garder. J’ai eu à lutter contre madame de Luxeuil (cette Clémence dont je t’ai parlé une fois), le philosophe le plus pédant et le plus insupportable de la terre, la femme la plus sèche, la plus froide, la plus jalouse du bonheur d’autrui. Je l’avais parfaitement jugée d’après ses lettres. J’ai eu occasion de faire parler d’elle un mien ami qui est à Tours, et qui la connaît fort bien, parce qu’elle y vient souvent. Je sais maintenant que c’est ce qu’un appelle une personne distinguée, un de ces êtres qui ne peuvent ni aimer ni se faire aimer, et qui donnent leur malédiction à tout ce qui aime sur la terre ; pédagogues femelles qui ont le triste avantage de voir clairement le malheur des autres, et de le prédire avec une joie malicieuse pour se consoler d’être étrangers aux biens et aux maux des vivants ; momies qui ont des sentences écrites sur parchemin à la place du cœur, et qui mettent leur gloire à étaler leur fatal bon sens et leur raison impitoyable à défaut d’affection et de bonté. Sachant que Fernande était à Cerisy, et qu’au dire des voisins tourangeaux elle se mourait d’une maladie de langueur, elle est venue la voir et se repaître de sa tristesse, comme un corbeau qui attend le dernier soupir d’un mourant sur le champ de bataille. Je ne sais même pas si elle n’a pas indisposé contre la pauvre Fernande madame Borel, leur compagne commune de couvent. Fernande trouve que tout le monde lui bat froid, et ne peut s’empêcher de regretter Saint-Léon. Elle y retournera, je l’y déciderai, et là je vaincrai ses scrupules et les miens : oui, les miens ; car je t’avoue, Herbert, que je suis le plus misérable séducteur qu’il y ait jamais eu. Je ne suis un héros ni dans la vertu ni dans le vice : c’est peut-être pour cela que je suis toujours ennuyé, agité et malheureux les trois quarts du temps. J’aime trop Fernande pour renoncer à elle ; je préfère commettre tous les crimes et supporter tous les malheurs ; mais cet amour est trop vrai pour que je veuille la persécuter et l’effrayer par des transports qu’elle ne partage pas encore. Elle les partagera, Dieu et la nature le veulent. Quelle digue peut s’opposer à l’amour de deux êtres qui s’entendent et dont les brûlantes aspirations s’appellent et se répondent à toute heure ? Je conçois les joies extatiques de l’amour intellectuel chez des amants jeunes et pleins de vie, qui retardent voluptueusement l’étreinte de leurs bras pour s’embrasser longtemps avec l’âme. Chez les captifs ou les impuissants, c’est une vaine parade d’abnégation qu’expient en secret le spleen et la misanthropie. Je divague donc avec Fernande, et je m’élève dans les régions du platonisme tant qu’elle veut. Je suis sûr de redescendre sur la terre et de l’y entraîner avec moi quand je voudrai.

Tu dois t’étonner de la vie que je mène : moi aussi ; mais, au bout du compte, cet abandon de moi-même au hasard ou au destin, cette soumission de mes actions à mes passions est la seule chose qui me convienne. Je suis un vrai jeune homme, je le sais, au moins je l’avoue, et seul peut-être parmi tous ceux que je vois, je ne joue point de rôle. Je me laisse aller au gré de ma nature, et je n’en rougis pas. Les uns se drapent, les autres se fardent ; il en est qui se plâtrent et veulent se changer en statues majestueuses. Il en est d’autres qui attachent des ailes de papillon à des organisations de tortue. En général, les vieux se font jeunes, et les jeunes affectent la sagesse et la gravité de l’âge mûr. Moi, je suis tout ce qui me passe par la tête et ne m’occupe en aucune façon des spectateurs. J’écoutais dernièrement deux hommes se dépeindre l’un à l’autre. L’un se disait bilieux et vindicatif, l’autre indolent et apathique. Quand nous nous séparâmes en quittant la diligence, tous deux s’étaient déjà révélés : le prétendu bilieux s’était laissé provoquer avec le plus grand sang-froid par l’apathique, lequel n’avait pu supporter une contradiction très-légère sur une question politique. Le besoin de l’affectation est si grand chez les hommes, qu’ils se vantent des défauts qu’ils n’ont pas, plus volontiers que des qualités qu’ils peuvent avoir.

Moi, je cours après l’aimant qui m’attire, et ne tourne les yeux ni à droite ni à gauche pour savoir ce qu’on dit de ma démarche. Quelquefois je me regarde au miroir, et je ris de moi-même ; mais je ne change rien à ma manière d’être, cela me donnerait trop de peine. Avec ce caractère-là, j’attends sans trop d’ennui ni de désespoir ce que le destin va faire de moi ; j’occupe mes instants le plus paisiblement du monde ; la pensée de mon amour suffit pour réchauffer ma tête et entretenir mon espérance. Enfermé dans une petite chambre d’auberge assez fraîche et sombre, j’emploie à dessiner ou à lire des romans (tu sais que j’ai la passion des romans) les heures les plus chaudes de la journée. Personne ici ne me connaît que deux ou trois jeunes gens de Paris qui n’ont aucun rapport avec les Borel. D’ailleurs, les Borel ne connaissent ni mon nom ni ma figure, et mon séjour ici ne peut compromettre Fernande auprès de personne. Jacques lui écrit toujours qu’il reviendra la chercher la semaine prochaine ; mais il est clair comme le jour qu’il n’y pense guère ou qu’il est plus occupé des soins de son exploitation que de sa femme. Il est vrai qu’il ne tient qu’à elle de demander des chevaux de poste, de monter dans sa voiture avec Rosette et d’aller le rejoindre. C’est à quoi je travaille à la décider, car je partirais aussitôt pour mon ermitage, et j’arriverais à quelques jours de distance, en disant à Jacques et à Sylvia que j’ai été faire un tour en Suisse. Ou ils ne se doutent de rien, ou ils veulent ne rien voir. Cette dernière opinion est celle à laquelle je m’abandonne le plus volontiers ; elle apaise beaucoup un reste de remords qui me revient à l’esprit lorsque Fernande, avec ses grands yeux humides d’amour, et ses grands mots de sacrifice et de vertu, me replonge dans les incertitudes du désir et de la timidité. Moi, timide ! c’est pourtant vrai. J’escaladerais les murailles de Babel, et je braverais tous les gardiens de la beauté, eunuques, chiens et gardes-chasse ; mais un mot de la femme que j’aime me fait tomber à genoux. Heureusement les prières d’un amant sont plus impérieuses que les menaces de toute la terre, et même que les terreurs de la conscience. Je verrai Fernande ce soir. Elle vient quelquefois au bal des officiers de la garnison avec madame Eugénie Borel ; je la fais danser sans avoir l’air de la connaître, si ce n’est comme une figure de bal, et je trouve le moyen de lui dire quelques mots. Madame Borel a ici une grande vieille maison déserte, une espèce de pied-à-terre dont on n’ouvre les volets et les portes qu’une fois par semaine. Il doit être facile d’y pénétrer et d’y donner rendez-vous à Fernande. Elle ne veut plus que j’aille rôder dans le parc de Cerisy. J’aime pourtant bien l’amour espagnol ; mais la poltronne n’est plus du même avis.