Jacques (1853)/Chapitre 87

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Jacques (1853)
JacquesJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 5 (p. 85-86).
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LXXXVII.

DE JACQUES À SYLVIA.


Aoste.

Tu dois avoir reçu un billet que je t’ai envoyé de Clermont, par lequel je t’annonçais que j’étais sorti sans égratignure de mes trois duels, et que mon corps se portait aussi bien que mon âme se porte mal : ce sont les plus mauvaises nouvelles qu’un homme puisse donner de lui-même. Un corps qui s’obstine à vivre, et qui nourrit avec vigueur les peines de l’âme, est un triste présent du ciel. Ce que je ne t’ai pas dit, c’est que j’allais passer à deux pas de toi sans te voir ; j’ai refait cette route de Lyon pour la vingtième fois, et pour la première j’ai passé auprès de ma vallée chérie sans y entrer. Il était six heures du matin quand je me suis trouvé sur le haut de la côte Saint-Jean, et les postillons, qui me connaissent bien, avaient déjà tourné le chemin pour descendre, quand je leur ai dit de continuer vers le Midi. Penché à la portière, j’ai longtemps contemplé ce beau site que je ne reverrai peut-être plus, et tous ces sentiers que nous avons tant de fois parcourus ensemble ; mais j’ai longtemps hésité à regarder ma maison. Enfin, au moment où le bois Marion allait me la cacher, j’ai fait arrêter, et je suis monté au-dessus de la route pour la regarder à mon aise et m’abreuver de ma douleur. Le soleil levant étincelait dans tes vitres : étais-tu donc déjà levée ? Les volets de Fernande étaient fermés : elle dormait peut-être dans les bras de son amant. Cette maison, ces jardins et cette vallée m’inspirèrent une espèce de haine. Je viens de tuer un homme et d’en défigurer un autre sans aucun motif raisonnable que de satisfaire ma vanité blessée, et j’ai dû regarder tranquillement le toit qui abrite mon désespoir et ma honte !

Oui, ma honte ! Je sais bien que c’est un des mots de convention adoptés par une société stupide, et qui, devant la raison, ne présentent aucun sens : l’honneur d’un homme ne peut pas être attaché au flanc d’une femme, et il n’est au pouvoir de personne de compromettre ou d’entacher le mien ; mais je n’en suis pas moins obligé d’être en guerre avec tout le monde, parce que je suis dans une position ridicule, et que pour m’en laver je me couvre en vain de sang. Il n’y en a qu’un, je le sais bien, qui peut enlever ce sourire cruel que je trouve sur la figure de tous mes amis. Ô Fernande ! j’aime pourtant mieux faire rire de moi que de faire couler tes larmes ; j’aime mieux les railleries de l’univers entier que ta haine et ta douleur ! Il n’est pas besoin d’être un héros pour cela ; car je suis devenu une espèce de brute vindicative et cruelle, et j’ai encore assez de bon sens et de justice pour comprendre ce que la logique de mon affection me démontre.

J’ai eu de singulières discussions avec Borel ; quelques autres vieux amis de l’armée ont essayé de m’entamer adroitement, et de me faire parler, soit par intérêt, soit par curiosité ; j’ai fait à ceux-là des réponses évasives et même brutales : j’avais horreur de leur amitié comme de tout le reste. Je n’ai pourtant pas pu me dispenser de parler avec Borel, parce qu’au fond de ses systèmes imbéciles il y a un certain bon sens naturel qui entend parfois raison, et, dans le blâme qu’il me prodigue, un véritable dévouement. Il était si mal disposé contre Fernande, que j’éprouvais surtout le besoin de la justifier. Nous avons passé deux jours ensemble à Tours, lui à me faire des remontrances, moi à chercher, tout en l’écoutant d’une oreille, l’occasion de me battre avec Lorrain. Nous avons échangé bien des raisonnements inutiles, lui voulant me prouver que je ne pouvais plus aimer ma femme, et moi tâchant de lui faire comprendre qu’il m’était impossible de ne pas l’aimer encore. Il a terminé ses harangues en me demandant à quoi servirait ma conduite, et si j’espérais servir de modèle et de type aux maris généreux : à quoi j’ai répondu, en riant, que je n’avais même pas la prétention de faire suivre mon exemple par les amants. Sa lourde sollicitude ne m’a, du reste, épargné aucun des coups d’épingle qu’une âme brisée peut recevoir à la suite d’un désastre. De tous les hommes que j’ai connus, ami, ennemi ou indifférent, il n’en est pas un qui n’ait donné un coup de main pour me pousser dans la tombe.

J’ai eu bien de la peine à calmer mon sang irrité ; je me serais jeté devant la bouche d’un canon avec la certitude que je devais servir de boulet pour tuer les autres. Cette espèce de croyance à la fatalité aurait fait de moi un héros ou un tigre, suivant la différence d’un cheveu dans le poids des circonstances qui me portaient. J’ai été au moment de tuer un enfant de dix-neuf ans pour un mot ; et puis je lui avais fait grâce, quand m’est venu un billet mystérieux qu’une femme m’écrivait pour me supplier d’épargner sa vie et de renoncer à ma fureur. C’était un billet sublime d’expression et de sentiment. Je crus d’abord qu’il était d’une mère, et j’allais y céder avec attendrissement, lorsqu’en le relisant je m’aperçus qu’il était d’une maîtresse. Elle me suppliait de lui laisser le bonheur. Le bonheur ! ce mot-là me rendit furieux. Hélas ! ma pauvre Sylvia, j’avais perdu la tête ; j’aurais voulu tuer tous ceux qui étaient moins malheureux que moi ; je m’obstinais à faire battre ce jeune homme : il me semblait obéir à l’impulsion d’une main impitoyable et accomplir quelque rêve terrible. Le capitaine Jean, un de mes témoins, me parlait depuis longtemps sans que ses discours présentassent aucun sens à mon esprit ; enfin, il réussit à me faite entendre un seul mot : « Ah çà, Jacques, tu veux donc massacrer aujourd’hui ? » Ce mot de massacrer tomba sur ma poitrine brûlante comme une goutte d’eau froide ; il me sembla que je m’éveillais d’un rêve. Je fis tout ce qu’il désirait, sans même écouter dans quels termes on arrangeait la partie de mon honneur ; il ne m’importait plus de faire effet par ma bravoure. Il m’avait semblé d’abord que j’avais envie de me disculper du reproche d’être lâche, et qu’à ce sentiment d’orgueil blessé j’aurais sacrifié la vie de mon père ; mais ce n’était qu’un prétexte dont se servait mon désespoir pour me pousser : j’avais un accès de rage tout simplement ; et quand il fut apaisé, je retombai dans l’apathie, comme un fou furieux, dans l’accablement qui suit une de ses crises, se laisse tomber sur la paille et regarde autour de lui d’un air stupide. On fit approcher de moi mon adversaire, pour que, suivant l’usage, nous eussions à échanger une poignée de main ; mais entre chaque minute il s’écoulait de tels siècles dans ma tête, que j’obéis machinalement et avec surprise. Je ne me souvenais pas de l’avoir jamais vu : j’étais déjà à cent ans de ce qui venait de se passer en moi ; j’étais entré dans le néant de l’âme, qui est désormais mon refuge en cette vie.

Me voilà donc calmé ! que Dieu me pardonne à quel prix ! Mais il sait bien que cela n’a pas dépendu de moi, et que mon être a été transformé à l’insu de ma volonté. Ah ! cette colère, elle était affreuse ! mais elle me faisait du bien comme les convulsions et les rugissements à un épileptique. Je suis maintenant plus pesant qu’une montagne, plus froid qu’un glacier ; je contemple ma vie avec un affreux sang-froid ; je me fais l’effet de ces martyrs des temps fabuleux du christianisme qui, après le supplice, se relevaient par miracle, ramassaient tranquillement leur tête ou leur cœur pantelant sur l’arène, et se mettaient à marcher, emportant leur âme séparée de leur corps, aux yeux des hommes épouvantés.

Un autre que moi n’aurait pas pu certainement supporter mon destin : Il n’y a que moi sur la terre qui aie la force d’accomplir une pareille vie sans mourir de lassitude ou sans me tuer dans un accès de délire. J’ai pourtant traversé tout cela, et me voici encore ! Ce qu’il y avait de jeune, de généreux et de sensible en moi n’est plus ; mais mon corps est debout, et ma triste raison contemple sans nuage la ruine de toutes ses illusions. Maudite soit cette organisation régulière et solide que ne peuvent briser les événements ! Don funeste ! Avais-je commis quelque crime avant de naître, pour avoir la malédiction du premier homme, l’exil dans le désert, et l’injonction de vivre ?

Je suis passé ce matin près d’une maison de campagne que la beauté de la nature fit construite au pied des montagnes et que la rigueur des climats a fait abandonner. Je me suis arrêté pour entrer dans le clos, attiré par l’air de tristesse et de destruction qui régnait en ce lieu ; j’y suis resté deux heures, abîmé dans la pensée de mon désespoir et de mon isolement. Et toi aussi, vieux Jacques, tu fus un marbre solide et pur, et tu sortis de la main de Dieu fier et sans tache, comme une statue neuve sort de l’atelier et se dresse sur son piédestal dans une attitude orgueilleuse ; mais te voilà comme une de ces allégories usées et rongées par le temps, qui se tiennent encore debout dans les jardins abandonnés. Tu décores très-bien le désert : pourquoi sembles-tu t’ennuyer de la solitude ? Tu trouves le temps long et l’hiver bien rude ; il te tarde de tomber en poussière, et de ne plus lever vers le ciel ce front jadis superbe que le vent insulte aujourd’hui, et où l’air humide amasse une mousse noire comme un voile de deuil. Tant d’orages ont terni ton éclat que ceux qui passent ne savent plus si tu es d’albâtre ou d’argile sous ton crêpe funèbre. Reste, reste dans ton néant, et ne compte plus les jours : tu dureras peut-être longtemps encore, pierre misérable ! Tu te glorifiais d’être une matière inattaquable : à présent tu envies le sort du roseau desséché qui se brise les jours d’orage. Mais la gelée fend les marbres ; le froid te détruira : espère en lui !